Le refus de l’école est un concept bien connu au
Tchad. Il renvoie à une époque pas si lointaine où de grands
groupes de population du nord du pays, musulmans, refu-
saient que leurs enfants fréquentent les écoles tenues par les
colons français et, surtout, chrétiens. Si l’administration
française a aujourd’hui quitté le Tchad, le système éducatif
est resté le même. Il fonctionne relativement bien dans le
sud du pays, même si la langue d’enseignement demeure le
français. Cependant, à l’échelle nationale, moins de 50 %
des enfants tchadiens fréquentent l’école, selon une étude
menée récemment par une ONG. Le taux de fréquentation
des enfants musulmans est encore très inférieur à cette
moyenne nationale. Leurs parents craignent que l’école
française ne leur fasse oublier le Coran.
Les décideurs s’inquiètent de la fracture croissante entre les
citoyens scolarisés et les autres, qui s’ajoute aux autres clivages
qui divisent le pays : entre le Nord et le Sud, entre les musul-
mans et les chrétiens, entre les pasteurs et les cultivateurs,
entre le pouvoir des armes à feu et celui de la connaissance.
Le plan pour l’éducation en arabe standard (dit aussi arabe
véhiculaire) devrait contribuer à rendre confiance aux parents
musulmans. L’expérience, en tout cas, semble porter ses
fruits : depuis qu’elle a été portée à la connaissance du public,
le ministère de l’Education est assailli de demandes d’ustas,
c’est-à-dire d’enseignants arabophones. L’enseignement en
arabe concrétise également l’un des deux articles de la
Constitution de 1996 les plus fréquemment cités : « Le Tchad
est un pays bilingue », qui introduit l’arabe standard comme
deuxième langue officielle à côté du français.
Il y a quelque chose d’étrange à ces deux langues offi-
cielles… C’est qu’elles ne sont, ni l’une ni l’autre, parlées par
beaucoup de Tchadiens, et encore moins lues ou écrites. A
peine un quart de la population parle le français, et ils ne
sont que 8 % à le lire. Pourtant, c’est la langue de l’admi-
nistration. Dans la vie de tous les jours, plus d’une centaine
de langues sont en usage, dont l’arabe du Tchad, pour envi-
ron la moitié des habitants. Cet arabe vernaculaire ressemble
à celui parlé au Maroc, mais il est inintelligible pour les locu-
teurs d’arabe standard ou classique, qui est la langue adop-
tée par le monde arabe dans les relations internationales et
dans la presse, et qui est aussi la langue officielle de certains
pays, comme l’Egypte. Or, c’est ce même arabe standard qui
a été élevé au rang de langue officielle au Tchad, alors que
seulement 2 % de la population savent le lire et l’écrire.
Pourquoi le législateur n’a pas choisi de donner le statut
de langue officielle à l’arabe vernaculaire. « Parce qu’il n’est
pas linguistiquement pur, qu’il ne peut pas s’écrire en
alphabet arabe et qu’il ne serait pas acceptable de le
Un nouvel
engouement
pour l’école
au Tchad
Au Tchad, l’introduction de
l’arabe standard dans les
classes encourage les parents
musulmans à offrir un enseignement moderne à leurs enfants. Le gouvernement
veille cependant à ce que l’enseignement en arabe n’implique pas un enseignement
de l’islam et tente d’éviter une montée en puissance du fondamentalisme.
Dorrit van Dalen
Ecole primaire (catholique) à N’Djamena Ecole coranique
Il est extrêmement rare que les filles fréquentent l’école primaire plus de deux ans
(les garçons sont un peu plus nombreux)
_éducation
transcrire en caractères latins », affirment les conservateurs
proches de la hiérarchie religieuse. « Car l’arabe vernaculai-
re ne sait pas désigner de nombreux concepts. Il n’a pas de
mot pour dire “fleur” ou “décentralisation”, par exemple »,
explique Mahamat Kodi, éminent historien devenu direc-
teur général au ministère de l’Education.
Malgré tout, les rues des grandes villes
se transforment…
Les panneaux et les plaques qui annoncent les institutions
et les entreprises commencent à arborer des caractères arabes.
Ce n’est pas la politique gouvernementale qui fait évoluer les
mœurs… c’est l’argent. Il y a peu, Mahamat Kodi a reçu un
fonctionnaire qui souhaitait comprendre ce qui était écrit sur
la lettre à en-tête d’une banque saoudienne qu’il venait de
recevoir. Il ne savait pas la lire… Il s’agissait d’une invitation
à une conférence consacrée à un nouveau fonds d’aide au
développement… Cet exemple est on ne peut plus clair : les
gouvernements des pays arabes et les organisations humani-
taires islamiques subventionnent à grands frais la construc-
tion de routes, de systèmes d’approvisionnement en eau,
d’écoles islamiques et d’agences caritatives au Tchad et
ouvrent de nouveaux débouchés commerciaux. Cela vaut
donc bien la peine d’apprendre l’arabe standard !
Le Tchad s’est plus ou moins débarrassé de la France, et
la région du Golfe n’est que trop heureuse de prendre sa
place… car elle sait qu’il y aura bientôt du pétrole à vendre.
La Banque de développement islamique consacre actuelle-
ment des millions de dollars à l’achat de matériel pédago-
gique en arabe classique, à la formation d’enseignants ara-
bophones et à la construction de classes dans deux préfec-
tures du nord du pays.
L’éducation moderne doit devenir acceptable aux yeux des
citoyens musulmans et la qualité de l’enseignement dispensé
en arabe doit être améliorée. A l’heure actuelle, des milliers de
petites écoles coraniques apprennent à une multitude d’en-
fants à recopier les textes sacrés, mais pas à lire ni à écrire en
arabe. Il y a également les madrassas (mot arabe signifiant
« école »), qui dispensent des rudiments de langue arabe, de
grammaire, de religion islamique et d’arithmétique. Et, enfin,
les écoles de quartier franco-arabes menant au baccalauréat.
Les enseignants des
madrassas et des écoles
franco-arabes sont pour
la plupart des jeunes gens
qui sont « partis à l’aven-
ture » quelques années au
Soudan et qui sont reve-
nus au Tchad au moment
où le bilinguisme a été
mis à l’honneur. Ils par-
lent couramment l’arabe
standard et suivent les
préceptes de l’islam, mais
ils manquent de qualités
pédagogiques et ne sont
généralement compétents
qu’en arabe, en histoire et
en éducation religieuse.
Les examens de fins
d’études sont normale-
ment les mêmes que ceux
qui sanctionnent les
études effectuées en fran-
çais mais, dans la pra-
tique, les questions sont
souvent trafiquées, sur-
tout en sciences.
Nous avons rencontré
Yakoura, quinze ans, qui a
choisi de fréquenter l’école
privée Ibnou Cina (sub-
ventionnée par une ONG
proche-orientale, Dadawa
Islamiya). L’établissement accueille des enfants des deux sexes,
mais dans des classes distinctes. Les filles portent pantalon et che-
mise à longues manches. Elles ne peuvent sortir de l’école, en fin
le Courrier ACP-UE 197 mars-avril 2003
18
Le Tchad a une population de 7,7 millions d’habitants, dont
environ 3 millions en âge de fréquentation scolaire. Environ
1,2 million d’élèves sont allés à l’école en 1999-2000*, dont
un tiers de filles. Les établissements privés (généralement
catholiques ou musulmans) attirent davantage de filles que
les autres. La plupart se situent dans les grandes villes telles
que N’Djamena, Moundou et Abeche.
L’école connaît actuellement un engouement tel que de
nombreux établissements ont du mal à s’adapter. Les
écoles publiques n’ont actuellement des bancs et des
sièges que pour 23 % de leurs élèves, une proportion qui
passe à 48 % dans le secteur privé. La majorité des enfants
vont à l’école entre sept et onze ans, après quoi la plupart
d’entre eux interrompent leur scolarité. En l’an 2000, seuls
4,7 % des élèves qui ont quitté l’école avaient un diplôme
de fin d’études. 94,5 % des écoles du Tchad dispensent un
enseignement en français, 3 % en arabe et 2,5 % dans les
deux langues. Le Tchad compte deux universités :
l’université de N’Djamena, qui a une bonne faculté de
lettres et un département de sciences et qui est fréquentée
par environ 2 000 étudiants, et l’université Roi Fayçal, qui
accueille environ 150 étudiants, et qui est réputée pour
son enseignement des sciences naturelles.
* Statistiques de l’association allemande de coopération GTZ.
Le ministère de l’Education occupe un bâtiment de neuf étages, sans ascenseur.
Durant les mois les plus chauds (50°C), on sert du thé dans les escaliers.
Mahamat Kodi, directeur général au ministère
de l’Education.
Ci-dessus : Yakoura et ses amies à l’école
privée Ibnou Cina
_éducation
d’après-midi, que si un membre de leur famille vient les cher-
cher. « Certaines se plaignent et disent que nous sommes enfer-
mées. Moi, je suis contente de bénéficier d’une bonne éducation
et d’être en sécurité », dit Yakoura. « On nous apprend à ne pas
trop parler, à ne pas trop discuter et à ne pas faire de dessins au
henné sur nos mains avant de nous marier. Et, dans notre école,
les garçons nous laissent tranquilles. Ils ne sont pas autorisés à
porter un couteau sur eux. » Cela est en effet digne d’être men-
tionné car, dans les écoles publiques des villes, les rixes à l’arme
blanche ou à l’arme à feu ne sont pas rares. Les élèves se battent
en classe pour obtenir un siège – ils sont parfois cent vingt à
devoir s’entasser dans des classes de trente. Et les jeunes filles
subissent des intimidations en permanence. La situation est dif-
férente dans les madrassas et dans les écoles franco-arabes, car
toutes sont supervisées par un imam. Ce sont les seuls établisse-
ments qui attirent davantage de filles que de garçons, ce qui en
soi est déjà un argument en faveur de ce type d’enseignement.
Mais les non-musulmans ne se sentent pas à l’aise. Il est un
fait que la politique d’encouragement de l’emploi de l’arabe
coïncide avec la prise d’influence de toutes les variétés de
l’islam, y compris l’islam fondamentaliste, depuis quatre ou
cinq ans. Paradoxalement, cette situation est en partie due au
fait que des traductions françaises d’extraits du Coran et
d’autres textes religieux, réalisées dans des pays comme le
Sénégal et le Maroc, sont désormais disponibles au Tchad.
« Grâce à ces brochures et à ces cassettes, je comprends les
prières et les rituels et je pratique ma religion avec plus de
sérieux qu’auparavant », témoigne une fonctionnaire. Pour la
première fois depuis des dizaines d’années, les mosquées se
remplissent de jeunes, de plus en plus d’hommes refusent de
serrer la main aux femmes et l’une des principales artères de
la capitale, N’Djamena, ferme chaque vendredi pour per-
mettre à des centaines de fidèles de s’y rassembler pour la
prière commune.
Rares sont les chrétiens du Tchad qui pensent que l’arabe
véhiculaire est introduit dans un objectif pédagogique. Ils ont
en réalité très peur de la polarisation de la population, dans ce
pays qui a connu trente ans de guerre civile depuis son indé-
pendance (en général, depuis vingt ans, au détriment du Sud
chrétien). Pour eux, l’arabe standard est la langue de l’islam,
c’est l’arabe du Coran (une langue morte). Lorsqu’ils entendent
parler cette langue à la radio, ils ont le réflexe de l’éteindre : « Ils
vont se mettre à prier… » Et puis, ils se répètent le deuxième
passage le plus cité de la Constitution : « Le Tchad est un pays
laïque » – au cas où d’aucuns l’oublieraient.
Mais cette crainte de la progression de l’arabe standard n’est-
elle pas légèrement exagérée ? Tout comme le parallélisme qui
est fait avec la montée en puissance de l’islam ? Mahamat
Abbas, de l’Isesco (l’Organisation islamique pour l’éducation,
les sciences et la culture), nous a donné son sentiment : « Cela
me fait sourire. Il y a cinquante ans, nous craignions l’endoc-
trinement chrétien dans les écoles françaises. Aujourd’hui, c’est
l’inverse qui se produit. Bien sûr, la langue et la culture sont
liées. Mais l’objectif n’est pas d’enseigner l’islam. »
Cela étant, le musulman moyen identifie totalement l’arabe
standard à sa foi. Pour lui, il serait inconcevable que radio Vatican
émette des émissions en arabe, par exemple ! Et puis, la pénurie
de matériel pédagogique est telle que les textes utilisés aux cours
d’arabe sont souvent des passages du Coran ou du hadith.
L’islam qui s’impose au Tchad est malgré tout beaucoup
plus réaliste que les interprétations strictes qui ont cours en
Libye et au Soudan, les pays voisins. Malgré cela, Mahamat
Kodi, qui est lui-même musulman, prend très au sérieux la
possibilité que l’arabe standard devienne le véhicule de cet
islam plus dur : « Le problème avec l’éducation en arabe, c’est
que, même sans toujours le vouloir, elle fait gagner du terrain
à l’intégrisme. Toutes ces femmes que vous voyez aujourd’hui
dans les rues habillées en noir, elles sont d’ici ! Mais nous
sommes impuissants. Pendant des années, le gouvernement a
été incapable d’assurer l’enseignement de nos enfants.
Aujourd’hui l’argent afflue. Et il vient d’organisations isla-
miques comme Dadawa ou de pays comme la Libye… »
197 mars-avril 2003 le Courrier ACP-UE 19
Le centre de N’Djamena
Au Tchad, le 9
e
FED, qui sera mis en œuvre en 2003, couvrira deux
grands domaines : les infrastructures (routes et approvisionnement
en eau) et l’aide financière aux secteurs sociaux, avec un budget de
50 millions d’euros. La majeure partie de cette enveloppe sera affec-
tée à la santé et à l’éducation.
En l’an 2000, le ministère de l’Education avait un budget de 19 mil-
liards de francs CFA (environ 29 millions d’euros), soit 2,28 % du pro-
duit national brut et 19,1 % du budget de l’Etat. Les fonds affectés
à l’éducation ont considérablement augmenté au cours de ces cinq
dernières années. « Mais cela ne signifie pas pour autant », estime
Bernard François, un fonctionnaire de l’Union européenne, « que cet
argent parvient sans encombres aux structures éducatives. » Bernard
François prépare un programme de soutien au développement des
capacités institutionnelles pour le ministère de l’Education.
« L’éducation est une priorité de tout premier plan au Tchad. La
demande est très forte. Maintenant que la première phase d’exploi-
tation du pétrole tchadien est lancée, il est plus clair que jamais que
ce pays a besoin d’une main-d’œuvre qualifiée. Les entreprises qui
construisent des routes et d’autres types d’infrastructures ont les
pires difficultés à trouver du personnel tchadien compétent. Il est
urgent de renforcer les capacités de l’ensemble du secteur éducatif. »
L’Union européenne, avec plusieurs instances nationales tcha-
diennes, a choisi d’apporter un soutien général au ministère de
l’Education en créant une unité d’experts tchadiens et expatriés, spé-
cialisés dans le domaine de la gestion financière et de la planification.
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