Article de synthèse Rev Neuropsychol 2012 ; 4 (2) : 131-7 Pratique musicale et plasticité cérébrale : l’expertise musicale permet-elle de se préserver du vieillissement neurocognitif ? Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Musical practice and cerebral plasticity: Can musical expertise prevent from cognitive aging? Baptiste Fauvel1,2,3,4 , Mathilde Groussard1,2,3,4 , Béatrice Desgranges1,2,3,4 , Hervé Platel1,2,3,4 1 INSERM, U1077, Caen, France 2 Université de Caen Basse-Normandie, UMR-S1077, Caen, France 3 Ecole Pratique des Hautes Etudes, UMR-S1077, Caen, France 4 CHU de Caen, U1077, Caen, France <[email protected]> Pour citer cet article : Fauvel B, Groussard M, Desgranges B, Platel H. Pratique musicale et plasticité cérébrale : l’expertise musicale permet-elle de se préserver du vieillissement neurocognitif ? Rev Neuropsychol 2012 ; 4 (2) : 131-7 doi:10.1684/nrp.2012.0211 L’intelligence d’un organisme s’exprime notamment par sa faculté à comprendre son environnement et à s’adapter à ses demandes. Afin de remplir ces fonctions, notre cerveau possède de grandes possibilités en termes de plasticité, qui permettent aux aires responsables de nos comportements réguliers de modifier leur anatomie pour être plus efficaces. Au cours du développement et du vieillissement, la qualité des opérations mentales dépend ainsi de l’interaction entre la maturation physiologique de cet organe et les expériences de l’individu. Dans cette revue, nous recensons les travaux s’intéressant aux modulations cérébrales anatomiques et fonctionnelles liées à l’acquisition de l’expertise musicale, et leurs impacts sur les processus sensorimoteurs et la cognition. Nous étudions ensuite en quoi certains de ces remaniements pourraient faire de la pratique musicale une activité particulièrement appropriée pour limiter l’atrophie corticale et le déclin cognitif lié à l’âge. Résumé Mots clés : Plasticité cérébrale · vieillissement · réserve cognitive · pratique musicale Abstract The intelligence of an organism expresses itself, in particular, by its ability to understand the environment and cope with its requests. This function is subserved by the high plastic properties of the brain where the anatomy of areas responsible for our regular behaviour is shaped to become more efficient. During development and aging, the quality of our mental processes also depends on the interaction between physiological maturation and our own experience. In this review, studies about musical expertise related to anatomical and functional brain changes and their impact on cognitive processes are reported. We discuss the possibility that regular musical practice could be an appropriate activity to reduce age-related cortical atrophy and cognitive decline. doi: 10.1684/nrp.2012.0211 Key words: cerebral plasticity · aging · cognitive reserve · musical practice A vec l’augmentation de l’espérance de vie des populations des pays industrialisés, l’étude du vieillissement cérébral et cognitif est devenue un thème central de la neuropsychologie cognitive. Parmi d’autres facteurs, l’engagement dans un style de vie actif au cours de l’avancée en âge semble contribuer au maintien du fonctionnement cognitif, et donc de l’autonomie des personnes âgées. En effet, la plasticité cérébrale semble toujours à l’œuvre en fin de vie, et la sollicitation régulière des fonctions intellectuelles pourrait donc préserver de l’atrophie liée à l’âge les aires cérébrales qui les sous-tendent. Depuis la théorie de Donald Hebb (1942) sur la manière dont un apprentissage ou une expérience s’inscrit dans le REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 131 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Article de synthèse cerveau d’un organisme, des études chez l’animal et en imagerie cérébrale ont permis de montrer que la plasticité cérébrale s’exprime à plusieurs niveaux du fonctionnement du système nerveux et de manières très diverses. La morphologie corticale peut être modifiée par une augmentation de la taille du corps et du noyau cellulaire des neurones et des cellules gliales, ou par un accroissement de la densité des dendrites et des astrocytes. Une augmentation de la concentration des facteurs neurotrophiques1 et de la vascularisation a également pu être relevée [1]. C’est également Donald Hebb qui a remarqué que cette perméabilité du cerveau à l’environnement a de larges répercussions comportementales. En rapportant des rats du laboratoire à ses enfants, il s’est rendu compte que ces animaux réussissaient ensuite mieux les tests comportementaux que ceux restés dans leur cage. En 1958, Cooper et Zubeck [2] ont confirmé ce constat de manière plus rigoureuse en montrant que même si on sélectionne des lignées de rongeurs en fonction de leurs performances cognitives sur plusieurs générations, les caractéristiques d’enrichissement environnemental restent plus pertinentes que le bagage génétique pour prédire leur réussite aux tests cognitifs. Des travaux sur ce thème ont aussi pu être réalisés chez l’humain, notamment avec l’étude de jumeaux monozygotes adoptés de Plomin et al. [3], censée déterminer les parts relatives de l’inné et de l’acquis dans le développement de l’intelligence. Dans ce travail, qui porte sur un très grand nombre de paires de jumeaux, élevés ensemble ou non, le partage de l’environnement exerce une forte action sur les tests de réussite scolaire (60 %), alors que l’influence héréditaire est beaucoup plus modeste, surtout lorsque les évaluations ont trait au domaine mnésique. Ces résultats nuanceront le rôle déterminant que les scientifiques accordaient au génotype dans le développement des fonctions mentales d’un organisme : aujourd’hui, même les grands défenseurs de la génétique comportementale affirment que « la transmission des aptitudes cognitives générales ne semble pas suivre les règles mendéliennes simples » [3]. Parce qu’elle nécessite un entraînement ininterrompu, qui débute le plus souvent durant l’enfance, et qu’elle concerne uniquement une partie de la population générale, l’expertise musicale se prête particulièrement bien à l’étude expérimentale de la plasticité cérébrale et des transferts cognitifs que la pratique régulière d’une activité peut engendrer. Des travaux comportementaux et des études de neuro-imagerie ont ainsi pu révéler que les bénéfices tirés de cette activité ne se limitent pas au domaine sensorimoteur, mais concernent également des régions cérébrales et des opérations mentales plus élaborées et moins exclusives. Nous pensons que cette dernière qualité pourrait faire de l’entraînement musical une activité de loisir particulièrement appropriée pour se prémunir d’un déclin cognitif handicapant au cours du vieillissement. 1 Famille de protéines responsables de la croissance et de la survie des neurones en développement et de l’entretien des neurones matures. 132 Effets cognitifs et neuronaux de la pratique musicale Jouer d’un instrument de musique implique les aptitudes auditives et motrices. Quand ces dernières sont améliorées par la pratique, on parle de transferts étroits. Mais l’apprentissage musical est aussi une activité cognitive complexe qui peut faire progresser des sphères de la cognition qui ne lui semblent pas directement reliées, on parle alors de transferts lointains [4]. Transferts étroits Cortex somesthésique et moteur Apprendre la musique demande souvent d’améliorer la dextérité de la main non dominante. Au niveau neuronal, cela mène à des modifications structurales et fonctionnelles des aires somesthésiques et motrices primaires de l’hémisphère controlatéral [4]. Ces particularités des joueurs de musique semblent bien être la conséquence de la pratique régulière de l’instrument, plutôt que de prédispositions génétiques, car des phénomènes de plasticité cérébrale apparaissent au niveau du gyrus précentral droit d’enfants non-musiciens après seulement quinze mois d’entraînement musical, et leur ampleur est corrélée avec les progrès réalisés dans des tâches de tapping. Le volume du cervelet semble également plus important chez les musiciens en raison de l’entraînement des fonctions motrices bimanuelles et de la coordination des mouvements, mais peut-être aussi plus largement des processus cognitifs soustendus par cette structure cérébrale. L’imagerie par tenseur de diffusion (DTI) a permis de révéler des phénomènes de plasticité cérébrale induite par l’entraînement musical au niveau des fibres de substance blanche nécessaires à la motricité [4]. Ainsi, chez des adultes musiciens depuis l’âge de 12 ans, la taille du faisceau pyramidal de la voie corticospinale est augmentée, comparée à des non-musiciens, et une modification du corps calleux peut être mesurée chez des enfants après quinze mois d’entraînement musical, traduisant un taux de fibres plus important, lié encore une fois à la demande régulière d’indépendance et de coordination des deux mains. Le cortex auditif Apprendre la musique nécessite d’acquérir une expertise dans le traitement et la discrimination des fréquences auditives, d’où des modifications anatomiques du gyrus de Heschl, qui contient l’aire auditive primaire, et du planum temporale, qui correspond au cortex auditif associatif [4]. Fonctionnellement, on a enregistré une plus grande amplitude des réponses électrophysiologiques précoces chez des musiciens que chez des non-musiciens, suite à l’écoute de sons sinusoïdaux, d’une note de piano plutôt qu’un son pur, ou à l’introduction d’un changement de stimulus musical au sein d’une séquence identique, comme un accord impur parmi des accords parfaits, ou un nouveau REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Article de synthèse contour mélodique. Ces constats sont intéressants car ils mettent en lumière des réorganisations du fonctionnement cérébral à un niveau préattentif. En effet, ils concernent des composantes dont les latences d’apparition sont faibles (entre 19 et 100 ms après le stimulus), et que l’on observe également quand l’attention du sujet est détournée. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Le couplage auditivomoteur La fonction d’un instrument de musique est de transformer une séquence motrice en un événement acoustique précis ; en jouer implique donc d’intégrer des informations auditives et motrices invariablement associées. Des enregistrements en magnétoencéphalographie (MEG) [5] et en IRM fonctionnelle [6] ont montré des activations de l’aire motrice primaire de musiciens absolument immobiles, pendant l’écoute d’un morceau de musique qu’ils savent jouer. Inversement, quand ils pianotent sur un clavier muet, les aires temporales dédiées à l’audition s’activent. Dans ces études, aucune consigne particulière n’est donnée, mais si l’attention du musicien est orientée vers la modalité absente, des réponses additionnelles sont enregistrées dans le cortex prémoteur, le noyau lentiforme et le gyrus frontal inférieur. Ce couplage auditivomoteur est bien le fruit de la pratique régulière d’un instrument de musique, car Bangert et Altenmüller [7] ont montré que les coactivations n’apparaissent pas chez des sujets que l’on entraîne à la pratique du piano sur un clavier dont l’association touche-note est hasardeuse et change à chaque session. En revanche, avec un clavier classique et invariable, le couplage s’accentue au fil des leçons et une activité additionnelle se développe dans la partie ventrolatérale et supraorbitale du lobe frontal antérieur droit. Les auteurs suggèrent que cette région pourrait fournir une interface auditivomotrice de la représentation mentale du clavier. Pour déterminer si cette collaboration des aires motrices et auditives est préattentive ou basée sur une stratégie consciente, une méthodologie particulière a été utilisée par Bangert et al. [8]. Après avoir associé une note auditive à un jet d’air sur la rétine pour conditionner une réponse de fermeture des yeux, ils observent que chez les musiciens, la réponse conditionnée se transpose au domaine moteur – c’est-à-dire qu’elle est également provoquée par l’action de presser la touche associée à la note sur un clavier muet. Jouer d’un instrument de musique se traduit donc par un renforcement des connexions entre les aires motrices et auditives, qui permet à un simple stimulus auditif de coactiver une représentation motrice (et inversement). Deux réseaux cérébraux, principalement latéralisés à gauche, semblent participer à ce couplage fonctionnel. L’un s’étend du cortex temporal vers le cortex frontal, et comprend l’aire de Broca ; l’autre va du cortex pariétal jusqu’au cortex temporal, et inclut l’aire de Wernicke. Ces constats ont été appuyés par des études utilisant l’IRM par tenseur de diffusion (DTI), qui ont révélé des différences entre musiciens et non-musiciens au niveau du faisceau arqué [9], des fibres d’association qui relient notamment l’aire de Broca à l’aire de Wernicke. Selon les auteurs, les régions du cortex classiquement associées au langage parlé semblent donc en fait impliquées dans des processus sensorimoteurs beaucoup plus généraux, comme la pratique musicale. Couplage visuoauditif et visuomoteur La musique est dotée d’une notation visuelle qui lui permet d’être lue ou écrite. Schön et Besson [10] ont étudié la relation entre cette musique écrite et sa représentation mentale auditive. En contrastant des conditions où la fin d’une mélodie correspond, ou non, à la partition écrite, et en se basant sur des indices électrophysiologiques et comportementaux, ces auteurs ont pu observer que le cerveau des musiciens lecteurs est capable d’anticiper un événement atonal (une fausse note) à partir des notes écrites. Donc, pour un musicien, le fait de lire une partition de musique renvoie clairement à la représentation d’un événement auditif que le cerveau anticipe. Un couplage visuomoteur semble également à l’œuvre, puisqu’il a été montré que des pianistes qui s’imaginent jouer un morceau à partir d’une partition vont présenter quasiment le même pattern d’activité au sein des aires motrices secondaires et associatives que s’ils jouaient réellement. Le niveau de l’activation cérébrale est tout de même moins important qu’au cours d’une performance réelle, et ne concerne pas le cortex moteur primaire [4]. Les transferts lointains Les habiletés langagières Il existe un ancien débat quant à l’indépendance ou au partage des substrats cérébraux du langage et de la musique. Beaucoup de travaux se sont donc intéressés à un impact éventuel de la pratique musicale sur les fonctions langagières. Des études comportementales ont montré des différences dans le sous-test « vocabulaire » du WISC-III et dans les capacités de lecture, en faveur d’enfants qui bénéficient de leçons de musique. Fonctionnellement, Koelsch et al. [11] ont montré des composantes électrophysiologiques similaires, en latence et en polarité, chez des adultes nonmusiciens soumis à une violation de syntaxe verbale ou musicale. Le générateur de ces ondes se retrouve dans la même région cérébrale, le gyrus frontal inférieur. Dans une autre étude de Jentschke et Koelsch [12], des enfants exposés à une incongruité syntaxique verbale manifestent une réponse électrophysiologique entre 10 et 11 ans lorsqu’ils pratiquent un instrument de musique, mais seulement à partir de 13 ans lorsque ce n’est pas le cas. Ces résultats vont dans le même sens qu’un travail de Marin [13], où des enfants qui ont suivi des leçons de musique réussissent significativement mieux des tests de langage, et particulièrement de formation de règles morphologiques. Ainsi, pratiquer la musique semble pouvoir améliorer et catalyser le développement des habiletés langagières durant l’enfance, car des mécanismes d’apprentissage similaires sont à l’œuvre. Les résultats d’une étude de Dick et al. [14] ont montré que des aires cérébrales classiquement dédiées au REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 133 Article de synthèse traitement du langage répondent également à la musique chez, et seulement chez des sujets adultes musiciens. Il s’agit du planum temporale gauche, du sulcus temporal supérieur bilatéral et du gyrus temporal antérieur supérieur gauche. Ces régions sont en fait spécialisées dans toutes formes d’expertise auditivomotrice, et elles représentent donc certainement une part des soubassements anatomiques qui expliquent le transfert cognitif entre pratique musicale et habiletés langagières diverses. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Les habiletés visuospatiales L’idée que les aptitudes perceptives visuelles très basiques soient potentialisées par la pratique d’un instrument de musique a été objectivée sur le plan comportemental avec des tâches de comparaison de colonnes de lettres et de chiffres, ou de détection d’un élément dans une figure complexe. De même, dans une tâche de bissection de lignes, les musiciens s’éloignent moins du centre réel que les sujets qui n’exercent pas d’activité musicale. Les auteurs suggèrent qu’une meilleure représentation du champ visuel, liée au fait de lire les partitions, pourrait expliquer ces résultats. Perceptivement toujours, durant un paradigme en électrophysiologie (EEG) et tachistoscopie en champ visuel divisé, Patston et al. [15] ont mesuré la latence des composantes du lobe occipital après présentation d’un stimulus visuel. Ils montrent une réduction de l’asymétrie et du temps de transfert interhémisphérique chez les sujets qui pratiquent la musique. D’un point de vue plus cognitif, il a été montré qu’après quatre mois seuls des enfants que l’on a assignés à des cours de musique améliorent leurs performances dans des tâches de reproduction d’objets familiers ou de structures abstraites à partir de formes géométriques. Selon certains auteurs, il existe une relation entre musique et cognition spatiale car les réseaux neuronaux recrutés pour ces deux habiletés se recouvrent. L’aire de Broca, au niveau du gyrus frontal inférieur, pourrait être l’une des régions communes. En effet, quand on l’observe en IRM anatomique, les résultats indiquent que sa densité de substance grise est positivement corrélée avec les résultats comportementaux à des tests visuospatiaux. Avec des sujets âgés de 26 à 66 ans, il existe une corrélation négative entre l’âge et son volume de matière grise chez les contrôles, mais ce lien ne se retrouve pas chez les musiciens. Les auteurs en concluent que la pratique de la musique limite l’atrophie corticale liée au vieillissement en raison de l’habitude de la lecture des partitions et du repérage des différents instruments au sein d’un orchestre [4]. Le raisonnement non verbal Des études longitudinales ont révélé que seuls des enfants assignés à des leçons de musique progressent aux épreuves qui font intervenir les aptitudes de raisonnement spatio-temporel : le subtest « Bead memory » de l’échelle d’intelligence de Stanford-Binet, et le subtest d’assemblage d’objet de Wechsler. De plus, l’apprentissage des mathé- 134 matiques à l’école semble être plus facile quand les enfants participent en plus à des cours de musique. Il est très probable que la potentialisation des habiletés visuospatiales soit bénéfique à la maîtrise des mathématiques, et, selon Bolduc [16], l’organisation rythmique de la musique contribuerait à une meilleure maîtrise des notions de fractions. La mémoire de travail et les fonctions exécutives On sait que les fonctions de planification, d’inhibition, de résolution de conflit et de contrôle cognitif sont aussi importantes que les habiletés auditives et motrices pour apprendre la musique. Une étude comportementale a montré que des sujets musiciens sont plus performants à ce type de tâches que des sujets bilingues et des contrôles, quelle que soit la modalité de présentation du matériel [17]. Les deux systèmes esclaves et l’administrateur central de la mémoire de travail semblent tous être sensibles à la pratique musicale Ainsi, la boucle phonologique semble particulièrement bénéficier de l’entraînement musical, notamment parce que les informations musicales sont stockées et rafraîchies par le même mécanisme que les informations verbales [18]. Des travaux d’imagerie fonctionnelle (EEG et IRMf) basés sur des épreuves d’organisation et de mise à jour [19, 20] en mémoire de travail ont révélé la participation d’un réseau pariétofrontal aussi bien pour le traitement des items verbaux que visuels et musicaux. Il semblerait donc que le stockage en mémoire de travail et les opérations exécutives appliquées à du matériel musical ne fassent pas intervenir de modules corticaux spécifiques, mais bien des réseaux généraux qui servent également pour d’autres types de stimuli. Ce constat semble d’autant plus vrai que les sujets testés possèdent une expertise dans le domaine musical. En effet, alors que les non-musiciens recrutent les aires auditives primaires et secondaires, les musiciens effectuent un traitement plus « top-down » et s’appuient sur des régions associatives comme le gyrus supramarginal [20], les cortex préfrontal et pariétal latéraux droits, ainsi que le gyrus cingulaire antérieur et le frontal dorsolatéral bilatéral [21]. Plus la difficulté de la tâche augmente, plus les experts ont recours à ces régions multimodales, et plus leurs performances comportementales surpassent celles des sujets contrôles. La mémoire épisodique Beaucoup de travaux évaluant la mémoire épisodique avec des épreuves de rappel libre de mots vont dans le sens d’une amélioration de cette fonction avec l’entraînement musical [22, 23]. Ils s’accordent également sur le fait que l’effet est beaucoup plus léger, voire nul, pour la mémoire à long terme visuelle. Cette dissociation entre modalités va à l’encontre de la théorie selon laquelle mémoriser beaucoup de notes conduit à de meilleures habiletés mnésiques générales, et les explications diffèrent considérablement selon les auteurs. Dans l’étude de Franklin et al. [22], les différences entre musiciens et non-musiciens disparaissent REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Article de synthèse en condition de suppression articulatoire, suggérant que c’est la potentialisation de la boucle phonologique qui facilite l’encodage. Marin [13] suggère que l’amélioration de l’encodage en mémoire à long terme est la conséquence d’un renforcement global de toutes les fonctions verbales, allant du traitement de l’ordre temporel d’événements acoustiques, jusqu’à l’application des stratégies de regroupements sémantiques. Dans l’une des rares études à avoir exploré cette thématique en utilisant l’IRMf, Huang et al. [23] ont montré que les musiciens ont de meilleures performances en mémoire épisodique verbale, et présentent plus d’activations du cortex occipital bilatéral (prépondérantes à gauche). Un parallèle intéressant est fait avec les non-voyants congénitaux, qui sont également connus pour avoir une meilleure mémoire verbale et un recrutement additionnel des aires visuelles lors de sa sollicitation. Il est suggéré que le cortex visuel peut être recruté comme ressource mnésique dans certaines situations. Chez les musiciens, cette réorganisation fonctionnelle ne serait pas due à une privation sensorielle, mais à l’exigence de la pratique, qui nécessite d’utiliser le plus de ressources neuronales disponibles pour une intégration transmodale des informations [24]. Huang et al. ayant utilisé des mots concrets, et l’activation occipitale étant plutôt latéralisée à gauche, elle pourrait refléter un recours à l’imagerie mentale visuelle. Un autre constat intéressant de ces auteurs est que les musiciens recrutent également davantage le cortex frontal, l’amygdale et l’hippocampe, des structures-clés des processus mnésiques, en particulier épisodiques. Dans notre laboratoire, Groussard et al. [25] ont ainsi montré une augmentation de la densité de matière grise au niveau de l’hippocampe gauche chez les musiciens, comparés à des non-musiciens. Or, cette région est connue pour être particulièrement importante pour la mémoire épisodique verbale et autobiographique. La plasticité cérébrale et le vieillissement cognitif Il est bien connu que les différences interindividuelles de performances cognitives augmentent avec le vieillissement. En effet, à un degré d’atrophie équivalent, la sévérité des conséquences cliniques varie considérablement entre les sujets [26], même génétiquement très proches. Certains ont une plus grande capacité à résister à la perte de neurones, et maintiennent un fonctionnement cognitif relativement bon, alors que d’autres subissent un déclin handicapant qui peut conduire à une perte d’autonomie dans les activités de la vie quotidienne. Ainsi, tout comme pour le développement, la vitesse et le degré du vieillissement cognitif semblent être régulés par une interaction entre les gènes, les comportements et l’environnement des individus [27]. Afin d’expliquer ce phénomène, les chercheurs ont défini les notions de réserves cérébrale et cognitive. La réserve cérébrale renvoie plutôt aux modèles passifs, qui s’appuient sur les caractéristiques anatomiques du cerveau et sur le fait qu’un plus grand volume de matière grise permet de supporter une atrophie plus importante avant que les premiers troubles n’apparaissent. La réserve cognitive renvoie quant à elle à des mécanismes neurocognitifs, tels qu’une meilleure efficacité du réseau cérébral engagé pour réaliser une tâche, ou bien l’utilisation de réseaux supplémentaires ou entièrement alternatifs, qui reflètent l’utilisation de stratégies compensatoires. Ces mécanismes doivent permettre une performance cognitive efficace malgré les perturbations physiologiques associées à l’âge [26]. La réserve est déterminée par des critères génétiques et le niveau d’éducation, mais aussi tout au long de la vie, selon l’hygiène de vie des individus, notamment la diététique et les activités sportives qui favorisent la vascularisation et l’oxygénation cérébrale [28], ainsi que d’autres déterminants environnementaux comme le niveau d’occupation et la qualité stimulante de la profession exercée. Plusieurs études longitudinales ont établi une relation entre l’engagement dans des activités de loisirs sociocognitifs en milieu de vie (jouer aux cartes ou aller au théâtre par exemple) et la diminution du risque d’être atteint d’une démence 20 à 40 ans plus tard [29]. Concernant le vieillissement non pathologique, une étude de Valenzuela et al. [30] a montré une corrélation positive entre le score d’activité au cours de la vie (mesuré avec le « Lifetime of Experiences Questionnaire ») et le volume hippocampique de 37 sujets âgés sains. De manière intéressante, avec un suivi trois ans après, ils notent que les sujets avec un plus grand score d’activité sont ceux qui subissent le moins de perte neuronale dans l’hippocampe. La pratique musicale pour lutter contre les effets de l’âge ? Les travaux de neuropsychologie expérimentale laissent penser que jouer d’un instrument de musique est une activité particulièrement adaptée à la constitution d’une réserve cognitive, et pourrait être utile pour lutter contre les effets du vieillissement normal [4]. En effet, comme cette pratique fait intervenir des traitements « top-down » et un large réseau fronto-temporo-pariétal qui comprend les aires de Broca et Wernicke, ainsi que les régions d’intégration multimodale, il en découle des transferts cognitifs qui vont bien au-delà du domaine musical. Ces transferts concernent notamment l’intelligence fluide – celle justement qui, par son déclin, limite l’autonomie des personnes âgées. Le fait que la pratique musicale mette en jeu simultanément ces différents réseaux neuronaux optimiserait son effet supposé dans le cadre du vieillissement normal, où la dégradation cognitive est en partie produite par des dysconnexions neuronales qui perturbent l’intégration fonctionnelle de systèmes multiples. En effet, des mesures DTI couplées à des données comportementales recueillies chez des sujets âgés ont montré que le taux de myéline et l’intégrité des fibres de substance blanche sont des indices qui prédisent fortement les performances mnésiques et exécutives ainsi que la vitesse de traitement [31]. La musique pourrait même REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 135 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Article de synthèse être plus appropriée que les programmes d’entraînement standardisés de la cognition, qui ciblent des opérations mentales spécifiques pour les stimuler indépendamment, limitant la généralisation des progrès. En effet, le renforcement des fibres de substance blanche produit par ces activations conjointes favorise les communications intra- et interhémisphériques, ce qui facilite certainement la réorganisation corticale fonctionnelle indispensable à l’utilisation de stratégies alternatives compensatoires. Enfin, jouer d’un instrument de musique a un aspect hédonique qui donne envie de recommencer et augmente les adaptations plastiques tout en procurant un sentiment de satisfaction et de développement personnel ainsi qu’une diminution des scores aux échelles de dépression [32]. Pourtant, l’étude d’Hanna-Pladdy et Mackay [33] est la seule, à notre connaissance, qui s’intéresse au fonctionnement cognitif d’individus âgés qui se sont adonnés à une activité musicale au cours de leur vie. Dans leur travail, le rappel différé d’une figure géométrique, l’épreuve de dénomination, et les tâches de fonctions exécutives révèlent des différences significatives en faveur des musiciens, les performances des musiciens amateurs se situant à mi-chemin entre celles des musiciens professionnels et des sujets contrôles. Selon ces auteurs, la pratique musicale aurait des répercussions sur le vieillissement des fonctions exécutives, améliorant ainsi indirectement un grand nombre d’opérations mentales. Dans une autre étude portant sur des sujets âgés, les auteurs ont prescrit des leçons de piano à des individus entre 60 et 85 ans [34]. Les résultats montrent également une amélioration de performances de ces sujets à des tâches exécutives (Trail Making Test et codes de la Wais). On connaissait l’influence très positive de la pratique d’un instrument de musique sur le développement de la cognition. Il reste désormais à mieux préciser comment ces effets se maintiennent au cours du vieillissement et dans quelle mesure ils participent à la constitution d’une réserve cognitive utile pour lutter contre l’involution cognitive en fin de vie. Cependant, étudier de manière transversale l’état du fonctionnement cognitif d’individus musiciens pose des problèmes méthodologiques, notamment à cause des nombreuses variables parasites et du choix d’un groupe contrôle approprié. En effet, au sein d’un même groupe d’artistes, les individus peuvent s’adonner à d’autres activités cognitives qu’ils ne partagent pas entre eux. De même, au sein du groupe contrôle, censé être représentatif de la population générale de non-musiciens, les individus se livrent certainement à d’autres loisirs qui peuvent éventuellement avoir également des répercussions comportementales et gommer ainsi les éventuels effets de la pratique musicale. Conclusion Pour conclure, l’entraînement musical requiert et potentialise des fonctions cognitives qui ne lui sont pas exclusives. 136 Plusieurs aspects des compétences langagières semblent concernés, soit parce qu’ils mettent en œuvre des mécanismes généraux similaires, soit parce que les aires que l’on pense dédiées spécifiquement au langage répondent en fait à toute forme d’expertise auditivomotrice. Concernant les compétences visuospatiales et celles de raisonnement non verbal, elles pourraient tirer des bénéfices de l’habitude de lire des partitions et de fractionner le temps pour en obtenir une organisation rythmique. La mémoire de travail et les fonctions exécutives sont aussi améliorées car l’activité musicale implique, entre autres, l’attention, la planification et l’inhibition. De plus, la boucle phonologique est sollicitée à la fois pour le rafraîchissement d’informations verbales et musicales. Enfin, les musiciens sont connus pour disposer d’une mémoire verbale supérieure à la moyenne, mais les explications de ce phénomène diffèrent. Dans notre laboratoire, des différences structurales et fonctionnelles entre musiciens et non-musiciens ont été relevées au sein des aires dédiées au fonctionnement général de la mémoire épisodique [25]. De manière optimiste, il est aujourd’hui admis que la plasticité cérébrale est efficiente tout au long de la vie des individus, et que les personnes âgées gardent la possibilité d’effectuer de nouveaux apprentissages. Chez l’animal, on a montré que le simple fait de placer des rongeurs âgés dans un milieu enrichi potentialise le fonctionnement cognitif [35], multiplie par cinq la neurogenèse hippocampique et diminue la charge de lipofuscine, conduisant à une baisse de la dégénérescence neuronale [36]. Concernant l’humain, la participation des personnes âgées saines ou atteintes d’une affection neurologique à des ateliers de stimulation de la cognition conduit à des résultats positifs, mais qui se restreignent souvent à la fonction entraînée [37]. De plus en plus, on pense que, plutôt que de proposer des entraînements standardisés de la cognition qui font intervenir indépendamment chaque fonction cognitive, l’engagement régulier dans des activités de loisirs qui sollicitent plus largement l’ensemble de la cognition pourrait mener à des résultats moins francs, mais qui se transposent mieux aux activités de la vie quotidienne. Les réserves cognitive et cérébrale semblent donc toujours pouvoir être augmentées lors du vieillissement, peut-être via un engagement régulier dans des activités de loisirs et/ou artistiques, ce qui laisse ainsi la possibilité de compenser les effets d’un faible niveau d’éducation ou d’un environnement initialement peu stimulant. Dans le cadre de la pratique musicale, les travaux montrent des impacts sur des ressources cognitives générales et des régions cérébrales concernées par le vieillissement (l’aire de Broca [4] ou l’hippocampe gauche [25] par exemple). Nous pensons que cela doit encourager la tentative de mettre en lien l’étude des modifications neurocognitives liées à l’expertise avec celle des mécanismes de réserves cérébrale et cognitive dans le cadre du vieillissement. REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Article de synthèse Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Références 1. 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