REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
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Article de synthèse
contour mélodique. Ces constats sont intéressants car ils
mettent en lumière des réorganisations du fonctionnement
cérébral à un niveau préattentif. En effet, ils concernent
des composantes dont les latences d’apparition sont faibles
(entre 19 et 100 ms après le stimulus), et que l’on observe
également quand l’attention du sujet est détournée.
Le couplage auditivomoteur
La fonction d’un instrument de musique est de transfor-
mer une séquence motrice en un événement acoustique
précis ; en jouer implique donc d’intégrer des informa-
tions auditives et motrices invariablement associées. Des
enregistrements en magnétoencéphalographie (MEG) [5] et
en IRM fonctionnelle [6] ont montré des activations de
l’aire motrice primaire de musiciens absolument immo-
biles, pendant l’écoute d’un morceau de musique qu’ils
savent jouer. Inversement, quand ils pianotent sur un clavier
muet, les aires temporales dédiées à l’audition s’activent.
Dans ces études, aucune consigne particulière n’est don-
née, mais si l’attention du musicien est orientée vers la
modalité absente, des réponses additionnelles sont enre-
gistrées dans le cortex prémoteur, le noyau lentiforme et
le gyrus frontal inférieur. Ce couplage auditivomoteur est
bien le fruit de la pratique régulière d’un instrument de
musique, car Bangert et Altenmüller [7] ont montré que
les coactivations n’apparaissent pas chez des sujets que
l’on entraîne à la pratique du piano sur un clavier dont
l’association touche-note est hasardeuse et change à chaque
session. En revanche, avec un clavier classique et invariable,
le couplage s’accentue au fil des lec¸ons et une activité
additionnelle se développe dans la partie ventrolatérale et
supraorbitale du lobe frontal antérieur droit. Les auteurs
suggèrent que cette région pourrait fournir une interface
auditivomotrice de la représentation mentale du clavier.
Pour déterminer si cette collaboration des aires motrices
et auditives est préattentive ou basée sur une stratégie cons-
ciente, une méthodologie particulière a été utilisée par
Bangert et al. [8]. Après avoir associé une note auditive à
un jet d’air sur la rétine pour conditionner une réponse de
fermeture des yeux, ils observent que chez les musiciens,
la réponse conditionnée se transpose au domaine moteur
– c’est-à-dire qu’elle est également provoquée par l’action
de presser la touche associée à la note sur un clavier muet.
Jouer d’un instrument de musique se traduit donc par
un renforcement des connexions entre les aires motrices
et auditives, qui permet à un simple stimulus auditif de
coactiver une représentation motrice (et inversement). Deux
réseaux cérébraux, principalement latéralisés à gauche,
semblent participer à ce couplage fonctionnel. L’un s’étend
du cortex temporal vers le cortex frontal, et comprend l’aire
de Broca ; l’autre va du cortex pariétal jusqu’au cortex
temporal, et inclut l’aire de Wernicke. Ces constats ont
été appuyés par des études utilisant l’IRM par tenseur de
diffusion (DTI), qui ont révélé des différences entre musi-
ciens et non-musiciens au niveau du faisceau arqué [9], des
fibres d’association qui relient notamment l’aire de Broca à
l’aire de Wernicke. Selon les auteurs, les régions du cortex
classiquement associées au langage parlé semblent donc
en fait impliquées dans des processus sensorimoteurs beau-
coup plus généraux, comme la pratique musicale.
Couplage visuoauditif et visuomoteur
La musique est dotée d’une notation visuelle qui lui per-
met d’être lue ou écrite. Schön et Besson [10] ont étudié la
relation entre cette musique écrite et sa représentation men-
tale auditive. En contrastant des conditions où la fin d’une
mélodie correspond, ou non, à la partition écrite, et en se
basant sur des indices électrophysiologiques et compor-
tementaux, ces auteurs ont pu observer que le cerveau
des musiciens lecteurs est capable d’anticiper un événe-
ment atonal (une fausse note) à partir des notes écrites.
Donc, pour un musicien, le fait de lire une partition de
musique renvoie clairement à la représentation d’un évé-
nement auditif que le cerveau anticipe.
Un couplage visuomoteur semble également à l’œuvre,
puisqu’il a été montré que des pianistes qui s’imaginent
jouer un morceau à partir d’une partition vont présenter
quasiment le même pattern d’activité au sein des aires
motrices secondaires et associatives que s’ils jouaient réel-
lement. Le niveau de l’activation cérébrale est tout de même
moins important qu’au cours d’une performance réelle, et
ne concerne pas le cortex moteur primaire [4].
Les transferts lointains
Les habiletés langagières
Il existe un ancien débat quant à l’indépendance ou au
partage des substrats cérébraux du langage et de la musique.
Beaucoup de travaux se sont donc intéressés à un impact
éventuel de la pratique musicale sur les fonctions langa-
gières. Des études comportementales ont montré des diffé-
rences dans le sous-test «vocabulaire »du WISC-III et dans
les capacités de lecture, en faveur d’enfants qui bénéficient
de lec¸ons de musique. Fonctionnellement, Koelsch et al.
[11] ont montré des composantes électrophysiologiques
similaires, en latence et en polarité, chez des adultes non-
musiciens soumis à une violation de syntaxe verbale ou
musicale. Le générateur de ces ondes se retrouve dans la
même région cérébrale, le gyrus frontal inférieur. Dans une
autre étude de Jentschke et Koelsch [12], des enfants expo-
sés à une incongruité syntaxique verbale manifestent une
réponse électrophysiologique entre 10 et 11 ans lorsqu’ils
pratiquent un instrument de musique, mais seulement à
partir de 13 ans lorsque ce n’est pas le cas. Ces résultats
vont dans le même sens qu’un travail de Marin [13], où
des enfants qui ont suivi des lec¸ons de musique réussissent
significativement mieux des tests de langage, et particu-
lièrement de formation de règles morphologiques. Ainsi,
pratiquer la musique semble pouvoir améliorer et cata-
lyser le développement des habiletés langagières durant
l’enfance, car des mécanismes d’apprentissage similaires
sont à l’œuvre.
Les résultats d’une étude de Dick et al. [14] ont mon-
tré que des aires cérébrales classiquement dédiées au
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