Revue d'études comparatives Est-Ouest 44-3 | 2013 Entre atlantisme et européisme À la croisée des traditions, conceptions et questionnements Une brève histoire des (dis)continuités dans les études mémorielles en Pologne At the crossroads between traditions, conceptions et interrogations: A brief history of the (dis)continuities in “memory studies” in Poland Kornelia Kończal Éditeur Éditions NecPlus Édition électronique URL : http://receo.revues.org/1370 ISSN : 2259-6100 Édition imprimée Date de publication : 15 septembre 2013 Pagination : 125-171 ISBN : 9782358760867 ISSN : 0338-0599 Référence électronique Kornelia Kończal, « À la croisée des traditions, conceptions et questionnements », Revue d'études comparatives Est-Ouest [En ligne], 44-3 | 2013, mis en ligne le 15 septembre 2016, consulté le 28 mars 2017. URL : http://receo.revues.org/1370 © NecPlus Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2013, vol. 44, n° 3, pp. 125-171 À LA CROISÉE DES TRADITIONS, CONCEPTIONS ET QUESTIONNEMENTS : UNE BRÈVE HISTOIRE DES (DIS)CONTINUITÉS DANS LES ÉTUDES MÉMORIELLES EN POLOGNE Kornelia KOŃCZAL Doctorante à l’Institut universitaire européen, Florence ; [email protected] RÉSUMÉ : Malgré une longue tradition et des instruments de recherche intéressants, les approches polonaises des études sur la mémoire sont largement inconnues hors de la Pologne. La présentation des travaux de sociologues comme Stefan Czarnowski, Nina Assorodobraj-Kula et Barbara Szacka et des historiens, avant tout ceux intéressés par les imaginaires sociaux et les identités collectives, met en question l’opinion bien établie sur la montée de la mémoire depuis les années 1970 : elle prouve tout d’abord que l’exploration de la mémoire sociale/collective a une histoire beaucoup plus longue que nous ne le pensons ; elle démontre ensuite qu’il y a aussi d’autres instruments de recherche et catégories analytiques que les récits dominants sur l’histoire des études mémorielles nous le suggèrent. Un bref aperçu des nouveaux développements dans ce champ complète la vue d’ensemble sur la généalogie et l’histoire des études sur la mémoire réalisées en Pologne au cours du dernier siècle. MOTS CLÉS : sciences humaines et sociales, études sur la mémoire, méthodologie, Pologne. 126 kornelia końCzal Les années 1970 sont marquées par l’émergence de la notion de « mémoire » dans les sciences humaines et sociales. Nombre d‘historiens, sociologues et philosophes ont répété que les années 1980 et 1990 étaient celles de « l’omniprésence de la mémoire. » Citons ici François Bédarida : Brusquement, vers le milieu des années 1970 – et le phénomène, loin d’être purement français, est international – le mot mémoire envahit tout. En peu de temps, on assiste à une valorisation exponentielle, qui fait de la mémoire le vecteur central de nos sociétés. Non seulement, on la cultive et on exalte ses vertus, mais on l’érige en impératif catégorique. Autour du « devoir de mémoire », absolu, universel, imprescriptible, un nouveau culte se constitue : le culte mémoriel. Bédarida, 1998, p. 89. Dans la plupart des cas, les descriptions du « memory boom » se réfèrent à la conjoncture mémorielle en France (Dosse, 1998), en Allemagne (Schmidt, 1991) et aux États-Unis (Olick, 2008). Pour Aleida Assmann, l’une des igures les plus connues dans le domaine des études sur la mémoire dans le monde germanique, ces trois pays représentent même les trois traditions principales dans les études mémorielles (Assmann, 2004). Les principaux ouvrages français, allemands et anglais consacrés au développement de la rélexion moderne sur la mémoire, tant individuelle que collective, forment une sorte de galerie de noms classiques voire canoniques : Hermann Ebbinghaus (1850-1909), William James (1842-1910), Frederic C. Bartlett (1886-1969) d’un côté ; Henri Bergson (1859-1941), Maurice Halbwachs (1877-1945), Sigmund Freud (18561939) et Aby Warburg (1866-1929) de l’autre. Occasionnellement, l’on peut trouver dans des ouvrages ouest-européens ou américains des recherches et articles d’auteurs originaires d’Europe centrale et orientale. La « (re)découverte » récente des écrits du psychologue russe Aleksej N. Leont’ev (1903-1979) en Allemagne en est un bon exemple (Leont’ev, 2001 ; voir aussi Kölbl & Straub, 2010). Cependant, c’est plutôt l’exception qui conirme la règle puisque la plupart de ces contributions à l’étude de la mémoire ne sont connues que dans leur pays d’origine. Pour la période précédant 1989, la non-réception en Europe de l’Ouest des ouvrages rédigés derrière le rideau de fer résulte d’un manque de contacts et de coopération. Dans le cas des vingt dernières années, il s’agit très souvent d’une absence de traductions, destin fatal VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 127 des « petites langues » (Buchowski, 2004). Plus qu’un problème de langue, c’est un problème culturel qui se pose ici. L’exemple du père fondateur des études sur la mémoire en Pologne, Stefan Czarnowski, montre que même le fait d’avoir étudié et écrit dans une des langues de l’Europe de l’Ouest ne protège pas forcement de l’oubli. Pour mieux comprendre la faible réception des études mémorielles polonaises à l’Ouest, il faut retracer l’histoire de cette tradition de recherche, à savoir sa généalogie et son développement. Quels étaient les questionnements, les instruments de recherche et les méthodes adaptées et employées par les sociologues et les historiens polonais qui s’intéressaient au phénomène de la mémoire ? Pourquoi certains courants de pensée se sont-ils révélés productifs et ont-ils inspiré d’autres recherches ? Comment le développement des études mémorielles en Pologne se situe-t-il par rapport à la « valorisation exponentielle » de la mémoire observée en Occident depuis les années 1970 ? Tels sont les trois axes qui organisent la structure du présent article. Une synthèse de l’histoire des études mémorielles en Pologne restant à écrire (Filipowicz, 2002 ; Traba, 2006 ; Kwiatkowski, 2008 ; Kończal & Wawrzyniak, 2011), cette rélexion ne prétend pas à l’exhaustivité et le bilan ne peut en être que provisoire. Nous espérons néanmoins pouvoir identiier des igures, des conceptions et des traditions de recherche représentatives pour les études mémorielles réalisées par les historiens et les sociologues polonais au cours du siècle dernier. Stefan CzarnowSki : leS étudeS mémorielleS avant la lettre Selon une interprétation bien établie en Pologne depuis un certain temps, Stefan Czarnowski (1879-1937) est celui qui pourrait être considéré comme l’homologue polonais de Maurice Halbwachs. À ceci près que ce dernier est perçu comme le père fondateur des études mémorielles (Jaisson & Baudelot, 2007), tandis que Czarnowski n’est connu qu’en Pologne. La comparaison n’est toutefois pas totalement arbitraire. Tout d’abord, Czarnowski était un contemporain d’Halbwachs. Ensuite, il a, tout comme ce dernier, suivi à Paris les cours et séminaires d’Émile Durkheim (1858-1917) au Collège de France et à l’École Pratique des Hautes Études, ce qui l’a incité à dédier une grande partie de sa vie à l’analyse des faits sociaux. Tous deux se sont intéressés à la problématique des identités collectives. Ajoutons que pendant l’entre-deux- 128 kornelia końCzal guerres, Czarnowski a consacré quelques articles et une monographie à ce qui peut être appelé, pour reprendre l’expression de Pierre Nora, « l’histoire au second degré », même si la notion de mémoire n’a pas joué un rôle central dans son œuvre. Enin, Czarnowski a été « redécouvert » en Pologne après la Seconde Guerre mondiale : ses œuvres complètes (dont certaines étaient publiées pour la première fois en langue polonaise) ont été éditées au milieu des années 1950 (Czarnowski, 1956a). Plus important encore, à partir de la in des années 1990, ses écrits sont devenus de plus en plus populaires en Pologne du fait de l’intérêt croissant des sciences humaines et sociales pour la problématique de la mémoire. La réception actuelle de Czarnowski en Pologne se focalise avant tout sur deux aspects de son travail : premièrement, sa rélexion sur « le passé dans le présent » (Czarnowski, 1956c) – il convient de préciser ici que la traduction française de cette expression forgée par Czarnowski ne rend pas exactement l’original polonais : dawność w teraźniejszości1 ; deuxièmement, son étude consacrée à Saint Patrick, le héros national irlandais, dans laquelle il a minutieusement analysé le processus d’héroïsation de ce personnage en Irlande2. Ces deux pistes de recherche explorées par Czarnowski peuvent être appréhendées comme une sorte d’anticipation de ce qu’a proposé en France, vers la in des années 1970, l’historien Pierre Nora. En somme, « le passé dans le présent » de Czarnowski n’est rien d’autre que l’histoire au second degré déinie comme suit par Nora : La voie ouverte à une tout autre histoire : non plus les déterminants, mais leurs effets ; non plus les actions mémorisées ni même commémorées, mais la trace de ces actions et le jeu de ces commémorations ; pas les événements pour eux-mêmes, mais leurs constructions dans le temps, l’effacement et la résurgence de leur signiication ; non le passé tel qu’il s’est passé, mais ses réemplois permanents, ses usages et ses mésusages, sa prégnance sur les présents successifs. Nora, 1997, pp. 2229-2230. 1. Littéralement, l’expression polonaise signiie effectivement « passé dans le présent ». Toutefois, cette traduction ne rend pas la connotation d’éloignement ou de mystère dont est teinté le terme polonais dawność. 2. Il s’agit de sa thèse rédigée sous la direction de Henri Hubert (czarnowski, 1919). VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 129 De prime abord, ce constat vaut pour Le culte des héros et ses conditions sociales, ouvrage dans lequel Czarnowski a analysé la igure de Saint Patrick suivant une approche qui, sans trop exagérer, peut être qualiiée d’exploration d’un « lieu de mémoire » avant la lettre. Son objectif était « de mettre en lumière les relations entre le culte des héros et l’organisation sociale » (p. I) en analysant « La diffusion du nom, les églises placées sous l’invocation du saint, les chants populaires et autres, les emblèmes de leurs usages » (p. V). Dans sa préface, Henri Hubert a ainsi qualiié l’analyse de Czarnowski : « Hagiographie, étude philologique de mythologie irlandaise, histoire, en in de compte, tel est le fond du livre. » (p. I) Ce qui est frappant et mérite d’être relevé ici est le fait que Czarnowski a écrit et publié son étude en français mais celle-ci, d’après nos recherches, n’est pas forcément connue en France3. Même la réédition de l’ouvrage en 1975 (Czarnowski, 1975), c’est-à-dire au moment exact où la mémoire commence à intéresser les sciences humaines et sociales (Dosse, 1995), n’a pas eu de grand impact sur la popularité des œuvres de cet auteur en dehors de la Pologne. Au vu, d’un côté, de parallèles manifestes entre les programmes de recherche de Czarnowski et Halbwachs et, de l’autre, de différences frappantes de leur statut dans le champ sociologique, le sociologue américain Barry Schwartz a observé que : Le culte des héros et ses conditions sociales (1919) de Stefan Czarnowski, une analyse des rituels religieux dévoués à Saint Patrick, a été la première monographie qui a élargi la notion durkheimienne du cadre social et de la commémoration. Cependant, l’œuvre de Czarnowski était trop spécialisée pour être appréciée au-delà d’un petit cercle des spécialistes en sciences des religions. Les travaux d’un autre élève de Durkheim, Maurice Halbwachs, nous ont été transmis alors que les réalisations de Czarnowski, malgré leur importance considérable et malgré leur mérite, sont tombées dans l’oubli. Schwartz, 1996, pp. 275-276. Ajoutons d’ailleurs que la traduction polonaise de l’ouvrage de Czarnowski sur Saint Patrick (Kult bohaterów i jego społeczne podłoże: 3. On trouve cependant quelques « traces » de cette étude de Czarnowski chez son contemporain, l’ethnologue Arnold van Gennep (1873-1957), ou, plus tard, dans les écrits d’Alphonse Dupront (1905-1990) ou de Georges Dumézil (1898-1986). Je remercie Damien Thiriet pour ces indications. 130 kornelia końCzal święty Patryk, bohater narodowy Irlandii) n’a été publiée qu’en 1956 (soit 35 ans après la parution de l’original français) dans les œuvres complètes de Czarnowski éditées par Nina Assorodobraj-Kula (19081999), une de ses étudiantes, et Stanisław Ossowski (1897-1963), un de ses amis et l’un des fondateurs de la sociologie en Pologne. À ce jour, les écrits de Nina Assorodobraj-Kula précisément représentent l’autre référence principale des historiens et sociologues polonais étudiant le phénomène de la mémoire4. Son article très fouillé, intitulé « “Żywa historia”. Świadomość historyczna: symptomy i propozycje badawcze » (L’histoire vive. La conscience historique : symptômes et propositions de recherche), publié en 1963, est un plaidoyer pour l’analyse sociologique de la conscience historique et pour la conceptualisation d’une typologie de ses formes et fonctions (Assorodobraj-Kula, 1963). Il s’agit là effectivement de la présentation d’un programme de recherche qui s’est avéré très eficace puisqu’il a inspiré toute une génération de sociologues polonais (cf. ci-dessous). Fort malheureusement, cette contribution n’est disponible ni en français ni dans d’autres langues étrangère et, par conséquent, elle est complètement ignorée audelà des frontières de la Pologne. Ceci est d’autant plus regrettable que cet article peut être considéré comme une anticipation des textes de référence de Pierre Nora, Paul Ricœur, Jacques Le Goff ou François Bédarida concernant la relation entre l’histoire et mémoire. Même si Stefan Czarnowski est perçu comme le père fondateur des études mémorielles en Pologne, il convient d’évoquer quelques propositions plus anciennes, celles des sociologues Kazimierz Kelles-Krauz, Ludwik Krzywicki et Florian Znaniecki ainsi que les pistes proposées par les historiens Stanisław Zakrzewski et Marceli Handelsman. Leurs écrits nous font découvrir quelques approches intéressantes de l’histoire dans une perspective mémorielle. Néanmoins, force est de constater que l’interprétation de ces textes ne se fonde que sur une relecture postérieure aux études de référence dans ce domaine : lus aujourd’hui, 4. Nina Assorodobraj-Kula, femme de l’historien Witold Kula (1916-1988) – particulièrement bien connu en France pour sa coopération avec le milieu des Annales – et mère de Marcin Kula, lui aussi historien et auteur, entre autres, d’un ouvrage sur les médias de la mémoire, a étudié auprès de Marceli Handelsman (1882-1945), spécialiste d’histoire médiévale et d’histoire de l’historiographie. Elle a fait sa thèse de doctorat avec Stefan Czarnowski. Ensuite, elle a travaillé à Paris (19371939), étudiant la bourgeoisie française entre 1815 et 1830. Après la Seconde Guerre mondiale, Nina Assorodobraj-Kula a enseigné à l’Université de Varsovie. VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 131 leurs ouvrages nous semblent évidemment constituer la genèse des études mémorielles polonaises ; à l’époque, en revanche, cette perspective était loin d’être évidente. Le sociologue marxiste Kazimierz Kelles-Krauz (1872-1905)5 qui, à l’instar de Czarnowski et Assorodobraj-Kula, a passé une partie de sa vie en France, nous intéresse en raison de sa « loi de la rétrospection révolutionnaire » (prawo retrospekcji przewrotowej) (Kelles-Krauz, 1995) présentée pour la première fois en 1895 à l’occasion du Second congrès de l’Institut international de sociologie à Paris6. Se référant à la célèbre remarque de Marx (« regarder dans le passé au-delà du Moyen Âge, dans l’époque primitive de chaque nation ») et renouant avec l’économiste Yves Guyot (1843-1928), il a analysé la genèse des changements sociaux pour concevoir plus généralement, c’est-à-dire au-delà du contexte purement polonais d’une part et marxiste de l’autre, « l’assemblage caractéristique des idées progressistes avec la rétrospection » (Walicki, 1979, p. 291). Il a ainsi mis en relief un fait qui peut nous paraître banal aujourd’hui mais qui ne l’était certainement pas à l’époque, à savoir que même la plus révolutionnaire des révolutions s’appuie sur le passé. Ludwik Krzywicki (1859-1941), quant à lui, s’est également intéressé aux changements sociaux mais, contrairement aux sociologues évoqués jusqu’ici, il était lié avant tout au monde universitaire germanique. Dans les années 1880, Krzywicki a formulé sa « théorie du fondement historique » (teoria podłoża historycznego) sur l’omniprésence du passé, faisant ressortir que : Le passé nous entoure de tous côtés. Nos habitudes et préjugés, principes et croyances, émotions et tempéraments, par la suite nos institutions politiques et juridiques, opinions morales et esthétiques, nos systèmes philosophiques enin, tout cela constitue au il des événements une seule catégorie cohérente – le fondement historique. Krzywicki, 1951, p. 140. Cette théorie a notamment été reprise après la Seconde Guerre mondiale par Kazimierz Dobrowolski (1894-1987)7, diplômé de la Sorbonne 5. Pour l’une de ses biographies, lire Snyder (1997). 6. Ils ont été publiés sous le titre : Travaux du second congrès, tenu à Paris en septembre-octobre 1895, de l’Institut international de sociologie, Paris, Giard, 1896. 7. Pour plus de précisions, voir Dobrowolski (1995). 132 kornelia końCzal (1929), fondateur des bases de la « méthode intégrale » dans le domaine de la recherche sociologique et auteur d’une étude sur le culte de Saint Florent en Pologne (Dobrowolski, 1923). Pour ce qui est des historiens, il faut tout d’abord mentionner Stanisław Zakrzewski (1873-1936) de l’Université de Lwów qui, dès 1908, employait le terme de « culture historique » (kultura historyczna) pour désigner l’ensemble des relations entre individus et société dans le passé (Zakrzewski, 1908). Cette notion est présente depuis lors, essentiellement depuis les années 1980, dans le discours historique et sociologique en Pologne. Marceli Handelsman, par contre, a distingué, dans son ouvrage classique sur la méthode et la connaissance historique intitulé Historyka (1928), deux formes de présence du passé dans le présent : « le passé objectivé » et « le passé non objectivé. » (Handelsman, 1928). Le premier se réfère selon lui à la langue et aux objets matériels demeurés jusqu’à nos jours ; l’autre se rapporte à la mémoire. Handelsman s’est également intéressé à la problématique des inluences du présent sur la perception du passé (Biskupski, 2006). Dans son exposé devant le Ve Congrès polonais des historiens à Varsovie en 1930, il a insisté sur le fait que : Chaque génération a sa propre relation aux événements passés, ses propres intérêts scientiiques imposés par la réalité présente de la vie, sa propre façon de voir. La réalité présente a imposé à chaque génération son propre rapport au passé et lui a fourni les bases d’une synthèse différente. Handelsman, 1931, p. 16. Cependant, c’est Florian Znaniecki (1882-1958), l’un des fondateurs de la sociologie polonaise et américaine, qui a activement stimulé le développement futur des études mémorielles polonaises. Sa contribution est importante pour deux raisons : d’une part, sa rélexion originale sur le « coeficient humanistique » (współczynnik humanistyczny) (Znaniecki, 1922), une notion largement négligée voire oubliée dans le discours sociologique international contemporain, introduite en 1922 (Szacki, 1986, pp. 90-102 ; Plummer, 2004) ain de mettre en exergue et de valoriser dans les études sociologiques la perception et l’interprétation des expériences individuelles et collectives ; d’autre VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 133 part, ses travaux sur la méthode biographique, c’est-à-dire l’analyse qualitative de la vie des individus8. L’apport de cette approche au développement des études mémorielles en général, et en Pologne en particulier, est de deux sortes : dans un premier temps, l’épanouissement de cette méthode a eu pour résultat de produire un large réservoir de sources extrêmement riches et précieuses pour l’histoire (de la mémoire) polonaise ; dans un deuxième temps, une grande partie des études sur la mémoire réalisées récemment en Pologne est précisément née de cette tradition de recherche. florian znanieCki et SeS diSCipleS : la méthode biographique Les débuts de la méthode biographique remontent à la coopération de Florian Znaniecki qui, à partir de 1914, a vécu aux États-Unis et en Pologne avec le sociologue américain William Thomas (1863-1947), une des igures de proue de l’école de Chicago (Chapoulie, 2001). Leur ouvrage commun sur Le paysan polonais en Europe et aux ÉtatsUnis (Thomas & Znaniecki, 1974 [1998 pour l’édition française]), paru en cinq volumes entre 1918 et 1920, constitue l’une des publications canoniques de la sociologie qualitative. Les deux sociologues ont rassemblé un corpus considérable de matériaux biographiques sur les paysans polonais (principalement leurs lettres) pour analyser le processus d’adaptation des immigrés polonais à leurs nouvelles conditions de vie. En étudiant ces « récits de vie », Thomas et Znaniecki ont pu tirer des conclusions du plus haut intérêt sur l’organisation sociale des immigrés et l’évolution de leurs valeurs dans une nouvelle situation sociale et culturelle. La spéciicité de la méthode biographique en Pologne repose sur la collecte de matériaux d’analyse par le biais de concours publics. L’organisation de vingt concours de ce genre entre 1921 et 1938 illustre bien l’ampleur du phénomène – précisons que leurs résultats ont été publiés en 25 volumes. Ils n’avaient pas seulement une valeur strictement scientiique, plusieurs de ces volumes étant devenus vraiment populaires auprès du grand public. Entre autres sujets traités dans les concours lancés par Florian Znaniecki et ses collaborateurs, en premier lieu Józef Chałasiński (1904-1979), citons les vies d’ouvriers 8. Nombre d’auteurs se sont inspirés de cette méthode, par exemple Bertaux, 1981 ; Włodarek & Ziółkowski (1990) ; Ferrarotti (1983) ; Bertaux (2005). 134 kornelia końCzal (Chałasiński, 1979 [1931] ; Wojciechowski, 1930 ; Mysłakowski & Gross, 1938) et de chômeurs (Instytut gospodarstwa społecznego, 1933), les activités et opinions politiques des femmes, la perception des villes par leurs habitants (Znaniecki, 1931) ou la vie des immigrés (Pamiętniki emigrantów, 1939). Le plus vaste des concours autobiographiques polonais de l’entre-deux-guerres a été organisé en 1936 par l’Institut national de la culture paysanne (Państwowy Instytut Kultury Wsi) et ses initiateurs ont reçu 1 544 autobiographies et mémoires de paysans ! Les résultats de ce projet de recherche furent publiés par Józef Chałasiński en quatre volumes sous le titre La jeune génération de paysans (Młode pokolenie chłopów, 1938)9. Chałasiński, disciple de Znaniecki à l’Université de Poznań et, après 1945, co-fondateur de l’Institut de sociologie de l’Université de Łódź, a expliqué les avantages de la démarche biographique comme suit : Les meilleures descriptions de la vie paysanne et ouvrière ne proviennent pas du silence des cabinets ; il ne faut même pas espérer les trouver dans les contacts sporadiques qu’on peut obtenir par l’étude sur le terrain. Le chercheur ne peut se satisfaire d’autre chose que du contact direct avec le milieu qui l’intéresse. Toutefois, le sociologue n’a pas les moyens pratiques de vivre en permanence au sein de la population qui constitue l’objet de sa recherche ; la valeur éminente de l’autobiographie réside précisément dans le fait que cette technique procure le meilleur substitut au contact direct, impossible à maintenir en permanence. Par rapport à l’idéal, ce n’est certes là qu’un pis-aller, mais on ne saurait concevoir un meilleur outil de remplacement. Chałasiński, 1930, pp. 19-20, cité par Markiewicz-Lagneau, 1976, p. 604. Pour les années 1930, il faut encore mentionner trois collectes d’autobiographies organisées par le Yidisher Visnshaftlekher Institut (l’Institut scientiique juif crée en 1925 à Wilno, alors en Pologne)10. 9. Voir également Instytut gospodarstwa społecznego (1935). 10. Le Yidisher Visnshaftlekher Institut a été fondé, entre autres, par le philologue Max Weinreich (1894-1969) et l’historien Elias Tcherikover (1881-1943). Ce centre d’étude de l’histoire, de la culture et de la langue des juifs d’Europe orientale était également une institution régulatrice pour la langue yiddish. Depuis 1940, l’Institut se trouve à New York (Institute for Jewish Research). Site : http:// www.yivo.org VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 135 En 1932, 1934 et 1939, pas moins de 627 autobiographies de jeunes juifs polonais (rédigées en yiddish, polonais et hébreu) ont été obtenues. Malgré une perte considérable due à la guerre, un recueil d’autobiographies traduites en anglais a été publié en 2002 sous la direction de Jeffrey Shandler sous le titre Awakening Lives. Autobiographies of Jewish Youth in Poland before the Holocaust. Après la Seconde Guerre mondiale, dans un nouveau contexte politique et social, les concours d’autobiographies sont même devenus plus populaires qu’auparavant11 : environ 800 d’entre eux ont été lancés jusqu’en 1972 pour un nombre de participants estimé à environ 250 000 (Gołębiowski, 1982-1985). Nul ne s’étonnera que la méthode biographique est également connue sous le nom de « méthode polonaise » (Auvert, 2008). Dans cet « âge d’or » de la méthode biographique en Pologne, c’està-dire entre les années 1920 et le début des années 1970, nous pouvons distinguer deux traditions différentes respectivement attachées aux noms de Florian Znaniecki et de Ludwik Krzywicki. Le premier courant est lié à la conception novatrice de la sociologie développée par Znaniecki : le matériel autobiographique a été perçu comme une des voies de la connaissance sociologique. Il a en effet permis d’analyser les systèmes de valeurs, les visions de l’avenir, les interactions entre les groupes et les individus mais aussi leurs signiications symboliques. Le courant lié à Ludwik Krzywicki, quant à lui, s’est focalisé sur la recherche empirique et les méthodes statistiques. C’est dans cette optique que le groupe de recherche de l’Institut d’économie sociale de Varsovie a organisé de vastes concours pour rassembler plusieurs centaines d’autobiographies. De plus, contrairement aux études menées par Znaniecki et son équipe, les projets de recherche entrepris par Krzywicki avaient bel et bien une ambition militante et ont été appréhendés comme une sorte d’intervention politique. Un de leurs objectifs était de mettre en lumière les conditions dificiles de certains groupes sociaux et de donner la parole à ceux qui en étaient privés jusqu’alors. Dans sa préface à un recueil d’autobiographies, Krzywicki déclarait en 1933 encore : 11. Dans Pół wieku pamiętnikarstwa... (Un demi-siècle d’écriture autobiographique…) un recueil publié en 1971, on trouve une liste d’environ 600 concours autobiographiques organisés en Pologne jusqu’en 1970 ainsi qu’une bibliographie. 136 kornelia końCzal L’Institut d’économie sociale se propose de présenter une publication sur la dure condition de l’ouvrier sans travail, dans toute sa vérité et dans le détail de sa vie. C’est pourquoi nous faisons appel à tous ceux qui ont l’expérience quotidienne de l’échec, qui éprouvent la vanité de la course à l’emploi et l’impossibilité de toucher un salaire pour qu’ils tracent de leur plume les démarches qu’ils font en quête d’un morceau de pain et pour qu’ils décrivent le sort qui leur est fait. Instytut gospodarstwa społecznego, 1933, cité par Markiewicz-Lagneau, 1976, pp. 595-596. Dans son étude rétrospective sur le destin des enquêtés, Janina Markiewicz-Lagneau a identiié deux apports majeurs des concours d’autobiographie des années 1920 et 1930 pour ceux qui y ont participé : a) Le fait d’écrire sur son propre cas éveille chez l’écrivain d’occasion un intérêt certain à l’égard des problèmes sociaux et permet de se resituer socialement en relativisant pour ainsi dire sa propre situation par confrontation avec les paramètres de son milieu social ; b) non seulement l’expérience de l’écriture a un effet général de prise de conscience sociale de l’individu, mais la communauté d’intérêts née du concours paraît durable [....] Markiewicz-Lagneau, 1976. C’est précisément cet aspect, à savoir la perception des écrits autobiographiques comme un instrument de prise de conscience, qui peut aider à expliquer certaines causes du déclin de la méthode biographique observé en Pologne depuis les années 1970 et nettement plus prononcé ces vingt dernières années. À ce sujet, l’historien et auteur de nombreux travaux sur les écrits autobiographiques, Bronisław Gołębiowski, relève le changement des données socioéconomiques après 1989. Selon lui, les concours d’autobiographie ne sont plus vus aujourd’hui comme un outil de contestation ou d’émancipation : Les gens pensent à peu près comme ça : nous avons accepté le modèle actuel ; si nous le nions, par quoi pourrait-il être remplacé ? […] Il n’est pas bon, mais que pourrais-je proposer de mieux ? […] Les gens ne veulent pas écrire leur autobiographie en vain quand ils ne discernent pas d’alternatives pour le modèle actuel. Même s’ils le trouvent mauvais. Gołębiowski, 2009. VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 137 Cette appréciation relète probablement, non seulement le point de vue des auteurs potentiels, mais encore une grande partie de la société polonaise contemporaine. L’exemple d’un concours autobiographique pour les chômeurs lancé par la Szkoła Główna Handlowa (Warsaw School of Economics) dans les années 2000 (Pamiętniki bezrobotnych, 2003-2008) est une bonne illustration de cet état de fait : il n’a déclenché aucun débat public, contrairement aux autobiographies de chômeurs collectées par Ludwik Krzywicki dans les années 1930. Cela est d’autant plus déplorable que l’exploitation du matériel autobiographique est particulièrement adaptée à l’analyse d’expériences concrètes durant la période de transformations économiques, sociales et politiques des vingt dernières années. Non moins saillant que l’aspect souligné par Gołębiowski est le rôle des nouveaux médias et, avant tout, la popularité des blogs qui remplissent souvent la fonction d’un journal intime ou même d’une autobiographie. Ce phénomène prouve que l’intérêt pour les « écritures de soi » est toujours fort ou peut-être même plus fort que jamais mais qu’il s’exprime aujourd’hui surtout à titre personnel et principalement par voie numérique. L’apogée des concours d’autobiographie appartient désormais au passé. L’histoire de l’Association des amis des Mémoires (Towarzystwo Przyjaciół Pamiętnikarstwa), dont Jan Szczepański (1913-2004) et Józef Chałasiński avaient eu l’idée en 1969, l’illustre de manière très concrète. Dans le cadre de cette association, devait être constitué un Centre d’écriture mémorielle (Centrum Pamiętnikarstwa Polskiego) dont la fonction était en quelque sorte comparable à celle de l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique créée en France par Philippe Lejeune en 1992 (http://www.sitapa.org/accueil. php). Le Centre, fondé en Pologne vers la in des années 1960, devait comprendre une bibliothèque, des archives, un service d’information, un bureau chargé d’organiser des expositions temporaires et même une maison d’édition (Wierzchoś, 2008). L’association a tout d’abord remporté quelques succès : établissement de quatre sections (Varsovie, Wrocław, Olsztyn et Rzeszów), création de la revue Pamiętnikarstwo Polskie (L’écriture mémorielle en Pologne), lancement de nombreux 138 kornelia końCzal concours autobiographiques12. Pendant près de vingt ans, elle assume ses fonctions avec beaucoup d’enthousiasme et un sens aigu de l’engagement. Or la in des années 1980 est marquée par une crise profonde, suivie peu après d’un scandale sans précédent. Durant la transformation politique et économique de la Pologne postsocialiste, l’association est contrainte de quitter ses locaux près de Varsovie. En raison du manque de moyens inanciers, la collection d’ouvrages est gravement endommagée : seule une dizaines de milliers de manuscrits d’un fonds qui en comptait environ 900 000 a pu être sauvée. Quant à l’histoire plus récente de la méthode biographique en Pologne, deux tendances se manifestent : l’une est le remplacement des instituts de sociologie en tant qu’organisateurs des concours par d’autres acteurs ; l’autre se réfère à la montée en puissance de l’histoire orale : au cours des vingt dernières années, la place abandonnée par les concours autobiographiques a été occupée avec succès par la collecte de témoignages oraux. Le manque d’intérêt pour les concours autobiographiques de la part de la sociologie universitaire est certainement dû, au moins partiellement, aux dificultés inancières et organisationnelles liées à de telles entreprises. Il est probable que les rédactions des journaux ou diverses organisations non gouvernementales soient mieux équipées pour la collecte de grande envergure de matériaux autobiographiques : renouant avec la tradition de la méthode polonaise, des journaux et magazines ainsi que différentes associations culturelles lancent de temps à autre des concours d’autobiographie. Le plus ancien des concours polonais, organisé depuis 1969 jusqu’à nos jours par l’Association culturelle de la ville de Szczecin (Szczecińskie Towarzystwo Kultury), en est un excellent exemple. Aujourd’hui, les études sociologiques les plus récentes se réclamant de la méthode biographique portent principalement, ainsi que nous le verrons ci-dessous, sur la période de la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences pour les destins des individus et des groupes sociaux. Un trait caractéristique de ce nouveau chapitre de la méthode est l’élargis12. Les archives de l’Association se trouvent actuellement aux Archives nationales à Varsovie. Elles rassemblent une riche documentation sur les concours d’autobiographies d’ouvriers, d’habitants de la ville de Poznań, d’habitants de la Silésie, de femmes au foyer, d’activistes villageois, d’émigrés, de diplômés des universités populaires, de médecins, de chômeurs et d’instituteurs. VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 139 sement considérable du corpus des sources : il ne contient plus seulement des sources textuelles mais aussi des témoignages oraux. C’est pourquoi l’on peut y distinguer deux courants de recherche : d’une part, les études utilisant les écrits autobiographiques trouvés dans les archives tant publiques que privées ; d’autre part, les travaux appuyés sur l’histoire orale (Holzer, 1990 ; Theiss, 1998 ; Filipkowski, 2006). Le premier courant ne se limite pas, comme c’était le cas durant la grande période des concours, aux autobiographies mais prend également en considération les lettres et journaux intimes (Świda-Ziemba, 2003 ; Kula, 2007). Le second se centre notamment sur la relation au sein du triangle histoire – mémoire – identité (Kaźmierska , 1999 ; Engelking, 2001 ; Melchior, 2004). le triomphe deS SondageS ? de la ConSCienCe hiStorique à la mémoire ColleCtive La continuité de la ligne de rélexion sur la mémoire, entamée par Stefan Czarnowski et développée par son élève Nina AssorodobrajKula, a été assurée par les sociologues de l’Université de Varsovie, avant tout Barbara Szacka et Andrzej Szpociński. Ils ont allié l’exploration de la conscience historique à la méthodologie quantitative – les sondages. Trois axes principaux de questionnement se dégagent de ce courant de recherche. Jadwiga Possart et Barbara Szacka, toutes deux élèves d’Assorodobraj-Kula, ont effectué une série de sondages pour reconstruire la conscience historiques de différents groupes sociaux : habitants des villes (Possart, 1967) et des villages (Szacka, 1967), étudiants (Szacka, 1981) et membres de l’intelligentsia polonaise (Szacka, 1983 ; Szacka & Sawisz, 1990). Au vu des résultats de ces diverses études, Barbara Szacka montre rétrospectivement que les différences dans le rapport au temps peuvent être de nature aussi bien quantitative que qualitative. Au sujet de ce dernier aspect, Szacka différencie orientation historiciste (nastawienie historycystyczne), où le présent n’est pas pensé comme une opposition au passé mais comme son prolongement, et orientation « escapiste » (nastawienie eskapistyczne) caractérisant ceux qui voudraient vivre dans une époque passée. Ces dernières années, on constate l’émergence d’un troisième type de rapport au passé : l’orientation touristique (nastawienie turystyczne) où le passé est appréhendé comme un 140 kornelia końCzal pays lointain – The past is a foreign country selon la célèbre formule de David Lowenthal (1985) – qu’on peut (et veut) visiter. En 1975, indépendamment de Possart et Szacka, Anna Pawełczyńska, ancienne directrice de l’Ośrodek Badań Opinii Publicznej, le premier institut de recherche sur l’opinion publique en Pologne créé en 1958 à Varsovie, a mené une étude sur la Seconde Guerre mondiale dans la mémoire des Polonais. Les résultats, publiés deux ans plus tard, sont à la fois une preuve indéniable de la domination de la mémoire familiale dans les souvenirs des individus et un document de son temps illustrant les liens étroits entre les enjeux scientiiques, politiques et idéologiques de l’époque : en effet, la mémoire des atrocités de la guerre se limite aux nazis et à l’occupation hitlérienne. En d’autres termes, au milieu des années 1970, l’occupation soviétique semble complètement effacée de la mémoire des Polonais (Pawełczyńska, 1977)13. Contrairement à Szacka, Pawełczyńska n’était pas liée au milieu de Nina AssorodobrajKula mais son intérêt pour les études quantitatives est néanmoins inluencé par la rélexion méthodologique et théorique de l’auteur du manifeste L’Histoire vive (1963). Pourtant, seul le titre de l’ouvrage de Pawełczyńska Żywa historia – pamięć i ocena lat okupacji (L’histoire vive – mémoire et perception des années d’occupation) constitue une référence directe à cette notion introduite dans le discours sociologique par Assorodobraj-Kula. Le troisième courant de recherche s’est focalisé sur le contexte familial et local. Au milieu des années 1970 également, une étude sur la représentation de l’histoire dans les milieux familiaux est réalisée sous la direction de Jerzy Szacki (1973), le mari de Barbara Szacka. Après les changements de l’année 1989, cette problématique suscite de nouveau l’intérêt des sociologues qui analysent la mémoire familiale en recourant à des sondages (Derczyński, 2000) et des entretiens approfondis (Kurczewska, 2006). Selon Barbara Szacka, la tradition des études sociologiques sur le rapport des individus et de la société au passé est une singularité 13. Interviewée par l’auteur en septembre 2010, Anna Pawełczyńska n’a pu se rappeler si l’absence de l’occupation soviétique dans les résultats de son étude était l’effet d’un « ajustement » de la part de la censure ou relétait les vrais souvenirs des enquêtés. VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 141 polonaise14. Cette opinion devrait naturellement être nuancée15 mais la tradition polonaise dans ce domaine est effectivement digne d’attention. De surcroît, le concept de conscience historique était un (non-)lieu de rencontre entre sociologues et historiens polonais. La conscience historique de la société polonaise a notamment été explorée par les représentants des deux disciplines. Pendant que les sociologues travaillaient à l’aide de sondages et se penchaient sur l’état actuel des choses, les historiens, comme Jerzy Topolski (Topolski, 1981 et 1994), Jerzy Maternicki (1998) ou Jan Pomorski (1985), se reportaient aux manuels scolaires, aux concepts pédagogiques, au degré de connaissance du passé et à l’intérêt pour l’histoire, adoptant une démarche historique, souvent sur le long terme. Pourtant, cela ne signiie pas que l’échange entre les deux disciplines ait été facile. Un colloque interdisciplinaire organisé au milieu des années 1980 l’a amplement démontré. Au lieu de résoudre quelques dificultés de compréhension et de déinition de la conscience historique entre sociologues et historiens s’interrogeant sur ce concept, le colloque a plutôt engendré de nouveaux malentendus (Maternicki, 1985). S’il subsiste encore des sociologues (Malikowski, 2000) et des historiens (Borodziej, 1997 ; Szarota, 1997) utilisant le terme de conscience historique, celui-ci a progressivement perdu de son aura à partir des années 1990 au proit de la notion de mémoire collective. L’histoire de deux projets d’édition est éclairante à cet égard. En 1989 et 1990, trois volumes sont parus dans la série Studia nad świadomością historyczną – « Études sur la conscience historiques » (Szpociński, 1989 ; Kwiatkowski, 1990 ; Szacka & Sawisz, 1990). Cet ensemble, qui poursuit le premier des trois courants de recherche mentionnés plus haut, a eu pour pro14. Barbara Szacka a réitéré cette idée à plusieurs reprises, par exemple lors d’un colloque interdisciplinaire consacré aux études sur la mémoire menées en Pologne et en Allemagne, organisé par le Centre de recherches historiques de l’Académie des sciences de Pologne à Berlin en mars 2007. 15. Soulignons néanmoins que les sondages en tant que tels ne sont nullement une singularité ou une spéciicité polonaise. Dans la plupart des pays européens, des sondages sont répétés régulièrement ain de déterminer les événements les plus appréciés ou les personnages historiques les plus populaires. Une bonne illustration de ce dernier phénomène est la série de sondages menés en France pour la revue appréciée ou grand public L’Histoire en 1981, 1987 et 2000 (lecuir, 1981 ; rioux, 1987 ; JouTard & lecuir, 2000). Voir également Lecuir (2002). Ces sondages renouent avec deux enquêtes conduites en juin 1948 et en octobre 1949 sur « les hommes représentatifs de l’histoire de France » (sToeTzel, 1950). 142 kornelia końCzal longement direct une autre série dont Barbara Szacka et son collègue Andrzej Szpociński ont pris l’initiative. Elle s’intitule « La société polonaise contemporaine face au passé » (Współczesne Społeczeństwo Polskie Wobec Przeszłości) et cinq volumes ont été publiés jusqu’à présent (Szpociński & Kwiatkowski, 2006 ; Kwiatkowski, 2008 ; Szacka, 2006 ; Szpociński, 2009 ; Golka, 2009-2010). Un simple regard sur les titres de la première collection sufit pour déceler la tendance que conirment les titres de la deuxième : l’évolution conceptuelle de la « conscience historique » vers la « mémoire collective ». Le même processus de substitution des termes-clés répandus jusque-là dans les études sur le rapport des sociétés et des individus à leur passé est en cours depuis les années 1990 pour les termes « tradition » (tradycja) et « culture historique » (kultura historyczna) : tous deux ont également été peu à peu remplacés par celui de « mémoire collective ». le paySage deS étudeS mémorielleS polonaiSeS aprèS 1989 : l’intérêt pour de nouveaux SujetS S’il est vrai que, dès le milieu des années 1970, les publications clandestines ont exercé une certaine inluence tant sur la recherche en Pologne que sur la conscience historique des Polonais, la nouvelle situation politique d’après 1989 et surtout l’ouverture des archives ont complètement transformé les conditions de travail des historiens. Ces derniers ont désormais accès à une masse de documents auparavant hors d’atteinte. La publication d’un grand nombre de documents bruts a ouvert de nouveaux espaces de rélexion et stimulé l’intérêt pour certains trous noirs de l’histoire, ce que la tradition polonaise appelle les « taches blanches » (białe plamy). Depuis lors, les travaux sur la mémoire collective se répartissent grosso modo entre trois thèmes principaux. La Seconde Guerre mondiale et la Shoah occupent incontestablement une place prépondérante : nulle revue polonaise traitant du phénomène mémoriel sans articles sur la guerre dans la mémoire nationale, locale, familiale ou individuelle. Parmi les questions le plus souvent abordées, igurent le soulèvement du ghetto de Varsovie – 1943 (Szaynok, 2004 ; Kobylarz, 2009; Grupińska, 2000), l’insurrection de Varsovie – 1944 (Drozdowski, 1995 ; Mańkowski & Święch, 1996), l’expérience des internés des camps de concentration et d’extermination (Kapralski, 2000) ainsi VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 143 que d’autres atrocités de la guerre pour ne mentionner que le massacre de Katyń, un crime passé sous silence pendant plusieurs décennies (Kisielewski, 2008 ; Kunert, 2010). En outre, le milieu des années 1990 est marqué par une césure radicale dans la recherche sur l’histoire des relations entre les Polonais et leurs voisins russes et ukrainiens mais surtout dans l’exploration des relations germano-polonaises. Deux autres thèmes restés tabous jusquelà suscitent un grand intérêt parmi les historiens polonais : les camps où ont été internés des Allemands dans l’après-guerre (Nowak, 1997 ; Dziurok, 2002) et l’expulsion de ces derniers dans la seconde moitié des années 1940 (Bachmann & Kranz, 1997 ; Borodziej & Hajnicz, 1998 ; Bömelburg & Traba, 2001 ; Buras & Majewski, 2003). De plus en plus de projets dans ce domaine sont le fruit d’entreprises germanopolonaises, à l’image de la vaste documentation des expulsions éditée en polonais et en allemand sous la direction de Włodzimierz Borodziej et de son collègue allemand Hans Lemberg (1933-2009) (Borodziej, Lemberg & Kraft, 2000 ; Borodziej & Lemberg, 2000-2004), ou encore le projet, également bilingue, promu par l’Ofice germano-polonais pour la jeunesse, « Pologne-Allemagne. La guerre et la mémoire », destiné à un usage scolaire (Kochanowski & Kosmala, 2009). Last but not least, il faut remarquer le nombre croissant de publications sur la Shoah, en particulier au cours des dix dernières années, c’est-à-dire après la sortie du livre de Jan Tomasz Gross, Les voisins (2000) sur le massacre des Juifs de Jedwabne par les Polonais en 1941, et le débat très agité sur la question de la culpabilité (Machcewicz & Persak, 2002). Le Centre de recherche sur la Shoah (Centrum Badań nad Zagładą Żydów), institut de recherche fondé en 2003 à Varsovie par l’Académie des sciences de Pologne, a joué un rôle capital en la matière. Le rôle des historiens, sociologues, psychologues et chercheurs en littérature y travaillant est déini comme suit : La Shoah s’est déroulée sur le territoire polonais et en présence des Polonais mais, dans la conscience historique de la majorité des Polonais, elle ne fait pas jusqu’ici partie de l’histoire de la Pologne ni du destin polonais. Nous sommes persuadés qu’il fallait changer cet état des choses. C’est la raison pour laquelle nous voulons lier la 144 kornelia końCzal recherche à l’éducation ain de diffuser les savoirs et de former les esprits. http://www.holocaustresearch.pl/?l=a&lang=pl Depuis 2005, le Centre publie l’annuaire Zagłada Żydów. Studia i Materiały (« La Shoah. Études et matériaux »)16 ; parmi ses différents projets, citons, entre autres, les ateliers franco-polonais, « Le génocide des Juifs : mémoire nationale et écriture de l’histoire », organisés en 2003, 2004 et 2005 en coopération avec le CNRS et l’Institut de la mémoire nationale – Instytut Pamięci Narodowej (Engelking-Boni, 2006). Le deuxième axe de recherche qui s’est implanté au cours des vingt dernières années est l’histoire mémorielle de la période communiste. La collection « Au pays de la République populaire de Pologne » (W krainie PRL-u) est particulièrement importante à cet égard. Elle regroupe aussi bien des volumes sur l’instrumentalisation du passé par l’État (Zaremba, 2001 ; Main, 2004 ; Osęka, 2007) que des études sur les constructions mémorielles d’organisations et milieux sociaux différents (Wawrzyniak, 2009 ; Wóycicka, 2009). Par ailleurs, quelques initiatives de l’Association KARTA représentent une autre approche de l’histoire mémorielle du passé récent17. Il convient de rappeler ici le projet lancé en 2000 par l’auteur et journaliste Anka Grupińska sur « La mémoire de la République populaire de Pologne. Les récits sur les astuces communautaires et individuelles face au système, 195616. Un recueil d’articles choisis est également publié en anglais sous le titre Holocaust Studies and Materials. 17. L’organisation non gouvernementale KARTA a été fondée en 1982. Son objectif est de documenter l’histoire du temps présent de la Pologne et de l’Europe de l’Est. KARTA coopère, entre autres, avec l’ONG russe Memorial. En outre, elle organise régulièrement des expositions et des concours historiques pour les jeunes (elle est également membre de l’Association internationale des organisations non gouvernementales proposant dans leurs pays respectifs des concours historiques – EUSTORY – pour les jeunes). Enin, ses archives sont un vrai trésor de documents visuels, écrits et oraux. Parmi les fonds documentaires d’une importance capitale, citons les enregistrements réalisés par KARTA dans le cadre du projet Mauthausen Survivors Documentation Project ou « Les archives de l’Est » concernant le destin des Polonais dans les Kresy après 1939, « Les archives de l’opposition » (pour la période 1944-1989), « Les archives de l’histoire proche » réunissant la documentation de divers concours historiques, « Les archives photographiques » où l’on trouve plus de 170 000 clichés réalisés entre 1890 et 1990 ou « Les archives de l’histoire orale » contenant plus de 2 500 relations de témoins de l’époque. VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 145 1989 » (Pamiętanie Peerelu. Opowieści o wspólnych i indywidualnych sposobach na system, 1956-1989)18. Ce projet a permis de réunir une centaine d’interviews avec des membres de l’opposition actifs dans différentes villes polonaises durant les années 1970 et 1980. Il offre un ensemble unique de souvenirs individuels sur la vie quotidienne sous le communisme et une nouvelle perspective de l’histoire de cette période vue d’en bas. Le troisième axe de recherche se rapporte à l’histoire régionale. Ces vingt dernières années, l’on a assisté à une hausse notable des publications et projets de recherche traitant des territoires perdus lors du déplacement, en 1945, de la frontière orientale de la Pologne au proit de l’URSS, les Kresy (Kochanowski, 2004), et des terres dites « récupérées » (Ziemie Odzyskane), c’est-à-dire les territoires autrefois allemands devenus polonais après la guerre (Mazur, 1997 et 2000). Concernant le deuxième sujet, mentionnons par exemple le projet de l’historien Robert Traba sur la mémoire des habitants de la Varmie, documentée dans une série de publications intitulées Historia i pamięć polsko-niemieckiego pogranicza. Warmińska Purda – « L’histoire et la mémoire des territoires frontaliers germano-polonais. Le village de Purda en Varmie » (Traba & Sakson, 2007 ; Kardach, Traba & Pilecki, 2008). Entre 2005 et 2007, une vingtaine d’étudiants polonais et allemands ont mené quelques dizaines d’entretiens avec les habitants du petit village de Purda au nord-est de la Pologne pour sonder leur identité et leur mémoire collectives. L’intérêt de cette entreprise tient aussi à sa « préhistoire » : le projet de 2005-2007 renoue avec une recherche réalisée durant la seconde moitié des années 1940 au même endroit par l’équipe du sociologue Stanisław Ossowski, une des igures de proue de la vie intellectuelle polonaise d’après-guerre. Ainsi, un lien interdisciplinaire a été établi entre le passé d’une tradition de recherche et sa réactualisation contemporaine. Au plan théorique et méthodologique, les études mémorielles en Pologne s’appuyaient avant tout sur des références allemandes (Assmann, 2010 ; Assmann, 2003 et 2008 ; Harald Welzer, 2010 ; Kałążny, 2006 et 2007 ; Saryusz-Wolska, 2009) et anglo-saxonnes 18. http://pamietaniepeerelu.pl/. Ce projet est réalisé par l’association KARTA en coopération avec la « Maison des rencontre avec l’histoire » (Dom Spotkań z Historią), l’institution de la ville de Varsovie ayant pour inalité de propager le savoir sur l’histoire du temps présent. 146 kornelia końCzal (Ankersmit, 2004 ; Domańska, 2002). Si quelques publications françaises ont également été traduites en polonais (Paul Ricœur 2006 ; Le Goff, 2007 ou Augé, 2009), la connaissance des travaux rédigés en anglais et en allemand est assurément plus répandue. Cela s’explique, au moins en partie, par le fait que l’accès aux versions originales des auteurs germanophones et anglo-saxons était facilité par une meilleure maîtrise de ces langues en Pologne. Il semble néanmoins que la question linguistique ne soit pas le seul obstacle à l’importation des approches françaises. Une bonne illustration de ce problème est l’histoire de la (non-)réception polonaise et, plus généralement, est-européenne d’un produit d’exportation à succès : le concept de lieu de mémoire. « leS lieux de mémoire »: l’hiStoire au SeCond degré à la polonaiSe L’on observe dans le domaine des études mémorielles de ces vingt dernières années en Pologne une particularité fort étonnante, du point de vue français : la réception quasi inexistante de la conception des « lieux de mémoire » proposée par Pierre Nora, initiateur et directeur de l’ouvrage monumental homonyme paru en sept volumes chez Gallimard entre 1984 et 1992. En Pologne, à l’opposé de pays comme l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Suisse ou encore la Belgique, il n’y a pas eu jusqu’à présent de publication de portée, de dimension ou d’importance comparables aux Lieux de mémoire de Nora ou d’autres projets nationaux inspirés par son idée. Comment expliquer cette résistance de l’historiographie polonaise aux lieux de mémoire, une conception populaire presque partout en Europe ? Quatre raisons peuvent contribuer à mieux comprendre cette réalité. En premier lieu, à l’Est de l’Europe, Pologne incluse, la conception de Nora est beaucoup moins connue qu’à l’Ouest du continent. Il sufit de consulter les catalogues des bibliothèques pour le constater. En 1996, l’introduction aux Lieux de mémoire a été traduite en tchèque (Nora, 1998). Trois ans plus tard, une traduction hongroise a suivi (Nora, 1999a). La même année, les textes de Nora ont été traduits en russe (Nora, 1999b). Dans les années 2000, des articles choisis des Lieux de mémoire et quelques autres textes de Nora ont paru en Pologne (Nora, 2001a ; 2007a ; 2008), en Roumanie (Nora, 2002 ; 2001b ; 2004a) et en Bulgarie (Nora, 2004b). Parfois, certains ouvrages collectifs VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 147 publiés en langues est-européennes incluent des contributions de Nora (2007b). Récemment, est parue la traduction polonaise de l’introduction aux Lieux de mémoire (Nora, 2009 et 2011). De prime abord, cette énumération peut impressionner mais, après un examen plus attentif, il s’avère qu’il ne s’agit que de courts extraits des sept volumes des Lieux de mémoire. En outre, les références à Nora que nous pouvons trouver dans les études mémorielles polonaises, pour ne nous borner qu’à elles, sont plutôt rituelles et témoignent d’une connaissance assez limitée de son œuvre. Il se peut d’ailleurs que l’importation de la conception des lieux de mémoire à l’Est de l’Europe ait été rendue dificile par un autre facteur, cette fois d’ordre sémantique. Ce constat correspond au moins aux cas polonais (miejsce pamięci) et tchèque (místa paměti). Pour s’en tenir au premier, le terme miejsce pamięci signiie aussi bien « lieu de mémoire » que « site de mémoire » ; autrement dit, sur le plan linguistique, il est impossible de distinguer en polonais la dimension symbolique du terme « lieu de mémoire » et la dimension purement topographique du terme « site de mémoire ». De plus, miejsce pamięci renvoie presque automatiquement au passé patriotique et à la martyrologie des Polonais. Ce terme se réfère tout d’abord aux sites (monuments, mémoriaux, plaques commémoratives) relatifs à la Seconde Guerre mondiale. Miejsca pamięci i męczeństwa est une expression igée signiiant les « lieux de mémoire et de martyrologie » ; le Conseil pour la préservation de la mémoire des batailles et de la martyrologie (Rada Ochrony Pamięci Walk i Męczeństwa) est une institution d’État fondée en 1947 et chargée de préserver la mémoire et les sites rappelant ce passé douloureux. Ce lien étroit entre « lieu », « mémoire » et « douleur » ne se limite pas uniquement à la pratique langagière ou à l’onomastique institutionnelle. Presque chaque bibliothèque polonaise abrite des publications sur les « lieux de mémoire » (miejsca pamięci) de différentes villes ou régions (Kaczanowski, 1989 ; Bartoszewski, 1998) mais leur contenu se réduit aux lieux de commémoration (les « lieux » étant compris au sens littéral). En effet, pour la plupart des Polonais, la première association avec la « mémoire » et le « lieu » renvoie aux monuments, mémoriaux et plaques commémoratives. Cela explique en quelque sorte les problèmes sémantiques que soulève, dans le discours tant historiographique que public, le terme miejsce pamięci et une certaine dificulté à le détacher de sa dimension proprement topographique. 148 kornelia końCzal Alors que les deux premières raisons résident dans la connaissance restreinte de la conception des lieux de mémoire et la charge sémantique spéciique de cette notion, une autre piste explicative nous mène vers l’histoire des sciences humaines et sociales. Si nous omettons pour un instant le mot « mémoire » et la notion de « lieux de mémoire » pour nous concentrer sur le contenu de l’approche développée par Nora, nous découvrirons qu’à l’Est de l’Europe, son questionnement remonte à des traditions plus anciennes. Le précédent des « lieux de mémoire » avant la lettre dans les travaux du sociologue polonais Stefan Czarnowski a déjà été évoqué ci-dessus mais il en existe d’autres. Nous nous contenterons de deux, les plus célèbres : l’exploration des imaginaires sociaux par les historiens des idées en Pologne, par exemple Jerzy Jedlicki (1988), Tomasz Kizwalter (1999) ou Andrzej Walicki (1982 et 1994), et l’école sémiotique de Moscou et de Tartu autour de Jurij Lotman (1922–1993) et Vladimir Toporov (1928–2005)19, source d’inspiration avant tout pour le chercheur tchèque Vladimír Macura (1945–1999) (Macura, 1998)20. Ces traditions de recherche ont un dénominateur commun, leur intérêt pour la formation des identités collectives par l’intermédiaire de la langue, des symboles, des médias et de l’historiographie. Alors même que la terminologie des études mémorielles n’est pas directement présente dans les travaux des chercheurs polonais et est-européens, ceux-ci n’en ont pas moins traité d’un phénomène labellisé a posteriori « lieu de mémoire ». Compte tenu de cet héritage, nous pouvons oser le constat que les sciences humaines et sociales étaient en quelque sorte « saturées » dans cette région de l’Europe. Par conséquent, l’instrument de recherche proposé par Nora ne semblait pas aussi attractif et innovant qu’à l’Ouest du continent. Un retour dans le présent ou dans un passé moins éloigné nous propose encore une autre explication possible du manque d’intérêt pour le concept de lieu de mémoire en Pologne et dans les pays voisins : la politisation des enjeux mémoriaux après 1989 et, en particulier, depuis la in des années 1990. L’illustration la plus symptomatique de cette évolution est probablement, la création, d’abord en Pologne en 1998 (Instytut Pamięci Narodowej, IPN), puis en Slovaquie en 2003 (Ústav 19. Lire Lotman, 1990. La IIIe Partie, “Cultural Memory, History, and Semiotics”, est particulièrement intéressante pour notre thématique. 20. Pour une sélection de ses textes en anglais, se référer à Macura (2010). VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 149 pamäti národa), d’Instituts de la mémoire nationale, à l’instar Archives de la Stasi en Allemagne (Behörde des Bundesbeauftragten, BStU). En Pologne, la fondation de l’IPN a provoqué de vifs débats parmi les historiens, hommes politiques et journalistes. Ses principaux objectifs sont, théoriquement, d’enquêter sur les crimes des occupants nazis et communistes, de conserver et de mettre à la disposition du public la documentation sur ce sujet, de poursuivre en justice ceux qui ont commis les crimes et d’éduquer le public en la matière. Au cours des dix ans qui ont suivi sa fondation, l’Institut a produit 860 publications (PAP, 2010). Disposant d’un budget gigantesque, d’une équipe pléthorique, de plusieurs sections locales et cumulant les fonctions scientiiques et judiciaires, l’IPN est devenu un puissant instrument de lutte politique. Un bon exemple en est l’étude biographique consacrée à Lech Wałęsa par deux historiens de l’Institut en 200821. Par conséquent, aux yeux de la plupart des historiens polonais afiliés tant aux universités qu’à l’Académie des sciences de Pologne, l’IPN, bien que son nom contienne le terme de « mémoire », ne donne pas forcément leurs lettres de noblesse aux études sur la mémoire (Moczulski, 2009 ; Romanowski, 2010). La coniance de la société en l’IPN et également très faible (Gazeta Wyborcza, 2010). La même critique peut être formulée à l’égard des autres institutions créées assez récemment en Europe de l’Est dont un trait commun est une épineuse combinaison des enjeux d’éducation et de recherche : la Maison de la Terreur (Terror háza) à Budapest, les musées de l’Occupation à Talllin (Okupatsioonidemuuseum) et à Riga (Latvijas okupācijas muzejs) ou bien le Centre de recherche sur le génocide et la résistance de Lituanie (Lietuvos gyventojų genocide ir rezistencijo styrimo centras). De prime abord, le lien entre la politisation des enjeux mémoriels et le destin de la conception des lieux de mémoire peut paraître assez abstrait. Cependant, l’historien de l’art et ancien directeur général du Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels (ICCROM), Andrzej Tomaszewski (1934-2010), qui envisageait un projet sur les lieux de mémoire polonais l’a abandonné en raison justement de la politisation du discours sur la mémoire 21. Voir la recension critique de cet ouvrage par l’historien Andrzej Friszke (Friszke, 2008) , la réponse des auteurs (cenckiewicz & gonTarczyk, 2008) et enin la réaction de Friszke à cette dernière (Friszke, 2008b), toutes publiées dans le quotidien Gazeta Wyborcza. en Pologne. Dès 2001, Tomaszewski, avait tenté d’ouvrir un débat sur les lieux de mémoire polonais en proposant une liste de 80 entrées qui pouvaient constituer l’ossature d’une publication à venir (Tomaszewski, 2001). Malgré l’enthousiasme de certains historiens, la proposition a été accueillie avec scepticisme comme l’ont montré la plupart des réactions. Du reste, Tomaszewski lui-même a renoncé à son idée après l’arrivée au pouvoir des frères Kaczyński en 2005 parce que, selon ses dires, le climat politique n’était pas favorable aux débats sur l’identité collective. En conséquence, la première tentative d’adapter la conception de Nora à la relecture de l’histoire polonaise a eu lieu dans un contexte assez original, innovant même : en 2006, le Centre de recherche historique de l’Académie des sciences de Pologne à Berlin (http://www.cbh.pan.pl) a amorcé un projet de recherche sur les lieux de mémoire germano-polonais. Le point de départ de cette entreprise était la conviction que l’extension du paradigme des « lieux de mémoire » à l’histoire des relations (Beziehungsgeschichte) germano-polonaises pouvait être féconde. La coopération d’une centaine de chercheurs polonais et allemands ainsi que de collaborateurs venant de pays tiers (y compris la France) doit déboucher sur une publication en quatre volumes à paraître simultanément en allemand et en polonais entre 2012 et 2014 (Hahn & Traba, 2012-2014). Ajoutons que ce projet est novateur à plus d’un titre. Tout d’abord, sa réalisation n’est pas une entreprise purement éditoriale comme la majorité des projets de grande envergure sur les lieux de mémoire car cette recherche a une vocation collective et s’accompagne de toute une série de conférences, colloques et débats. De plus, ses initiateurs, Robert Traba et Hans Henning Hahn, ont proposé d’élargir la typologie des lieux de mémoire en y adjoignant une nouvelle catégorie : les lieux de mémoire parallèles. Il s’agit de phénomènes historiques complètement différents dont l’un s’inscrit dans l’histoire polonaise et l’autre dans l’histoire allemande. L’enjeu de cette mise en parallèle est d’aller au-delà d’une « phénoménologie historique » pour mieux ixer les fonctions des lieux de mémoire respectifs dans les deux sociétés. La possibilité de présenter au public allemand les événements-clés de l’histoire polonaise et vice versa est un avantage supplémentaire de cette approche dans un contexte bilatéral, marqué bien sûr par une certaine asymétrie de la connaissance de l’histoire du voisin. Enin, Les lieux de mémoire germano-polonais sont le premier TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 151 projet inspiré par la conception de Pierre Nora dont l’enjeu n’est ni national ni régional mais transnational22. On peut ainsi le considérer comme une concrétisation du postulat de l’historien autrichien Moritz Csáky qui plaide pour le dépassement du cadre national dans l’exploration des lieux de mémoire (Csáky, 2004). En résumé, l’application de la conception de Nora dans le contexte germano-polonais offre non seulement une nouvelle approche de l’histoire des relations germano-polonaises, elle procure également une nouvelle perspective à la conception en tant que telle, à savoir une dimension transnationale. leS étudeS mémorielleS vueS de l’eSt : non-Simultanéité du Simultané Au terme de ce tour d’horizon des études sur la mémoire en Pologne, nous pouvons mettre en question le constat communément admis évoqué au début de cet article, à savoir celui de l’émergence des études mémorielles dans les années 1970. Il est vrai que, depuis une quarantaine d’années, la problématique de la mémoire est l’une des plus populaires au sein des sciences humaines et sociales. Il faudrait néanmoins s’empresser d’ajouter que ce constat n’est valable que pour les pays ouesteuropéens et les États-Unis. Le cas de la Pologne illustre ce que Wilhelm Pinder a appelé la « non-simultanéité du simultané » (Ungleichzeitigkeit des Gleichzeitigen). Cette formule de l’historien de l’art allemand se réfère à la coexistence dans une formation culturelle d’éléments issus de différentes strates temporelles (Koselleck, 2000). Dans cette optique, les années 1970 sont à la fois celles de l’émergence de la mémoire en France ou en Allemagne et la in d’un âge d’or de la méthode biographique en Pologne. Un autre aspect de la non-simultanéité du simultané concerne l’étiquetage des courants de recherche. À l’époque, les sociologues polonais n’utilisaient pas le terme de « mémoire » et nous sommes alors confrontés aux études sur la mémoire sans mémoire ou, autrement dit, aux études sur la mémoire avant la lettre. En outre, ce qui distingue la tradition des études sur la mémoire en Pologne des études françaises ou américaines est la signiication et la prégnance de la rupture de l’année 1989. Une situation politique, éco22. Notons que le projet « Mémotransfront » réalisé dans l’eurorégion SaarLorLux il y a quelques années était une entreprise, certes inspirée par la conception de Nora, mais exclusivement centrée sur la dimension topographique et matérielle des lieux (Hudemann et al., 2002). 152 kornelia końCzal nomique et sociale inédite et relativement instable qu’ont accompagnée l’ouverture des archives, l’intensiication des contacts des historiens et des sociologues polonais avec leurs collègues de l’Europe de l’Ouest ainsi qu’un certain renouvellement et rafraîchissement de la méthodologie et des instruments d’analyse sont autant de facteurs qui ont favorisé l’émergence de la mémoire dans la sociologie et l’histoire polonaises au sens strict du terme et la redécouverte des traditions du passé (avant tout de Stefan Czarnowski et Nina Assorodobraj-Kula). L’exposé de plus d’un siècle de sociologie et d’histoire suggère également que le fait d’écrire dans une « petite langue » n’est pas la seule cause du manque de réception internationale des auteurs polonais. Le cas de Stefan Czarnowski, qui a fait ses études en France et écrit une partie de ses textes en français, prouve que la langue, c’està-dire l’accessibilité, n’est pas nécessairement une garantie de succès. Le fait que la pensée mémorielle des auteurs polonais soit méconnue à l’étranger, voire en Pologne même, semble plutôt dû au contenu qu’à la forme. Pour avoir une certaine « capacité à s’imposer », un travail empirique exige toujours l’abstraction conceptuelle (conirmée bien sûr au contact des sources). Il exige des notions et des conceptions maniables et donc « attrayantes » pour la communauté scientiique. Or Czarnowski n’a proposé ni de théorie ni de notion aussi attractive que celle, par exemple, de « mémoire collective » de Maurice Halbwachs. À l’époque, sa rélexion sur le « présent dans le passé » (dawność w teraźniejszości) n’a pas su s’imposer et, de nos jours, cette formule, aurait même un certain parfum d’antiquité. Par rapport aux développements plus récents dans le domaine des études mémorielles polonaises, la question se pose de savoir comment mesurer la vitalité, l’eficacité ou l’originalité d’une tradition de recherche ? De prime abord, nous avons pu constater ces dernières années une véritable loraison des études polonaises sur la mémoire. Toute une série de numéros thématiques de revues sociologiques, culturelles et philosophiques ont abordé la problématique de la mémoire individuelle et collective. De même, des dossiers mémoriels sont parus dans des périodiques de référence comme Res Publica Nova (2001), Kultura i Społeczeństwo (2001, 2003, 2009, 2011), Borussia (2002, 2003, 2007), Konteksty (2003, 2003), Przegląd Filozoiczny (2004), Kultura Współczesna (2007, 2010), Więź (2007, 2010) et Didaskalia (2011). Cependant, aucune revue strictement historique n’a consacré de VOLUME 44, SEPTEMBRE 2013 TradiTions, concepTions eT quesTionnemenTs : éTudes mémorielles en pologne 153 dossier à ce sujet et le périodique de langue anglaise, Memory Studies, créé en 2008, n’a toujours pas son pendant en Pologne (ni dans aucun autre pays européen d’ailleurs)23. Sur le plan institutionnel, le paysage polonais n’est pas aussi saturé que celui de l’Allemagne ou des ÉtatsUnis24 mais quelques initiatives importantes sont à signaler, à commencer par la création du Centre interdépartemental de la mémoire sociale (Międzywydziałowa Pracownia Pamięci Społecznej), fondé en 2010 à l’Université de Varsovie dans le but de faciliter l’échange entre les chercheurs polonais et étrangers attentifs au phénomène mémoriel (http:// www.is.uw.edu.pl/pl/instytut/zaklady-i-pracownie/pracownie/miedzyzakladowa-pracownia-pamieci-spolecznej). Le projet “Genealogies of Memory”, une plateforme internationale établie à Varsovie en 2011, représente une autre innovation qui, depuis, organise notamment des conférences internationales dédiées aux divers aspects des études sur la mémoire (http://genealogies.enrs.eu). Ces initiatives récentes traduisent bien le dynamisme et l’enthousiasme pour les questionnements mémoriaux des chercheurs polonais, tant chevronnés que plus jeunes. Cela nous renvoie de nouveau à la célèbre formule de Pinder à condition, cette fois, de l’inverser : « la simultanéité du non-simultané ». En effet, alors que le « memory boom » semble décliner à l’ouest, l’intérêt pour la mémoire ne cesse de croître à l’est de l’Europe. 23. Il existe en Pologne quatre revues dans le titre desquelles igure le mot « mémoire » (dont deux sont éditées par l’Institut de la mémoire nationale). Cependant, leur contenu porte sur l’histoire au sens traditionnel du terme plutôt que sur la mémoire : « Indépendance et mémoire » (Niepodległość i Pamięć ; depuis 1994), « Bulletin de l’Institut de la mémoire nationale » (Biuletyn Instytutu Pamięci Narodowej ; depuis 2001), « Le passé et la mémoire » (Przeszłość i pamięć ; depuis 2008), « La mémoire et la justice » (Pamięć i Sprawiedliwość ; depuis 2002). 24. Une liste des instituts de recherche sur la mémoire en Allemagne et aux ÉtatsUnis peut être consultée dans l’ouvrage de Gudehus, Eichenberg & Welzer, 2010. 154 kornelia końCzal réFérences bibliograpHiques ankersmiT Frank (2004), Narracja, reprezentacja, doświadczenie. Studia z teorii historiograii (Récit, représentation, expérience. 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