Le Temps Mercredi 26 novembre 2014 Débats 11 Les impôts et la morale: le cas des forfaits fiscaux Xavier Oberson Au terme d’une campagne où tout et son contraire ont été affirmés, il peut paraître approprié de prendre un tout petit peu de recul et tenter de faire le point sur la situation fiscale des personnes physiques imposées sur la dépense (forfait fiscal), ainsi que sur l’impact possible de l’initiative tendant à son abrogation. Tout d’abord, il sied de rappeler que l’initiative contient en réalité deux volets: l’interdiction du forfait fiscal d’un côté et celle des «privilèges fiscaux» de l’autre. Au cœur du débat, la justice, voire la morale fiscale. Le forfait fiscal, juridiquement parlant, ne constitue pas à proprement parler un privilège mais un régime d’imposition sur la dépense régi par les législations fédérales et cantonales. Le système, inventé par les Vaudois il y a plus d’un siècle, vise en réalité à imposer les personnes étrangères qui ne travaillent pas en Suisse, sur une assiette d’impôts qui se fonde non pas sur le revenu global mais sur l’ensemble de leurs dépenses. L’idée à la base de ce régime particulier consiste à asseoir l’impôt sur la dépense globale de ces personnes, censé correspondre à leurs revenus imposables. En effet, pour des personnes qui viennent de l’étranger et qui se déplacent très fréquemment, leurs dépenses reflètent en principe leurs capaci- tés contributives. A l’heure actuelle, le système est bien en place et le contribuable doit déclarer l’ensemble de ses dépenses d’où qu’elles proviennent dans le monde, sur une déclaration qui est remise à l’administration fiscale lors de la négociation du forfait. Le montant total de la dépense est alors soumis à l’impôt ordinaire sur le revenu, comme n’importe quel contribuable. Il existe, au surplus, ce que l’on appelle un «calcul de contrôle», par lequel on va comparer l’impôt qui aurait théoriquement été dû sur la fortune et les revenus de source suisse avec l’impôt calculé sur la dépense. Si le montant d’impôt dû sur la base du calcul de contrôle est supérieur à l’impôt calculé sur la dépense, c’est le premier qui va Le droit suisse est le résultat d’un subtil équilibre entre un impôt sur la fortune, un impôt sur le revenu et le régime de l’imposition sur la dépense prévaloir. Ce régime a, somme toute, bien fonctionné au fil des ans. Il y a actuellement plus de 5000 personnes qui en bénéficient en Suisse, dont la majorité se trouve dans les cantons de Vaud, du Valais, de Genève et du Tessin. On peut dire qu’il fait partie aussi d’une certaine forme de fédéralisme, car les cantons sont libres ou non de l’adopter. Même si ce système s’écarte du régime ordinaire, on doit tout de même reconnaître qu’il tient compte, certes d’une façon pragmatique, de la situation particulière de contribuables étrangers, qui, sans avoir été domiciliés en Suisse pendant les dix dernières années, viennent y résider sans avoir le droit d’y travailler. Vouloir l’abroger purement et simplement, sans aucune forme de compensation particulière, paraît dangereux pour les raisons suivantes. Tout d’abord, il ne paraît pas approprié de vouloir supprimer un régime fiscal qui rapporte des sommes importantes, notamment aux cantons latins, dans le respect d’une certaine forme de fédéralisme, sans s’attarder à examiner la cohérence globale du système fiscal de l’imposition sur le revenu et la fortune. Le droit suisse est, en effet, le résultat d’un savant équilibre entre un impôt sur la fortune, un impôt sur le revenu et le régime de l’imposition sur la dépense. Vouloir simplement supprimer un pan de ce subtil équilibre sans le revoir dans son ensemble n’est pas cohérent. On fait parfois valoir un argument d’équité, voire de moralité dans le système du forfait. Une analyse plus fine de celui-ci relativise fortement cette prise de position. On prendra simplement pour exemple la fiscalité internationale des artistes et des sportifs qui est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, un artiste ou un sportif est toujours imposable à l’endroit où il réalise une performance. Lorsqu’un musicien ou un sportif domicilié en Suisse effectue une prestation à l’étranger, son cachet et les revenus qui sont liés (même indirectement) à cette performance sont imposables dans l’Etat de la source. On rappellera ici qu’un fameux arrêt Agassi de la Chambre des lords anglaise a confirmé que même les revenus du sponsoring pouvaient être imposables en Angleterre, de par l’apparition de ce tennisman dans le tournoi de Wimbledon. Avant d’invoquer la prétendue immoralité de l’imposition sur la dépense, et pour pouvoir comparer la fiscalité des personnes imposées selon ce système et celles imposées de manière ordinaire, on est tenu de mettre en regard leurs charges fiscales mondiales. On serait certainement surpris du résultat. Il importe aussi d’adopter dans ce contexte une vision un petit peu plus stratégique. La Suisse est actuellement attaquée sur tous les fronts au niveau international, tant en ce qui concerne l’imposition des entreprises que celui du régime de l’échange de renseignements en matière fiscale. Elle est en train de faire des concessions majeures, parfois sans aucune contrepartie, afin de se conformer aux standards internationaux et de pouvoir être en mesure de faire valoir son point de vue de manière égale dans les forums internationaux qui sont devenus la clé de l’évolution de normes internationales (OCDE, le forum mondial d’échange de renseignements, le GAFI). Il paraît ainsi dangereux de contribuer à supprimer des pans supplémentaires de nos avantages sans aucune contrepartie à l’égard d’un régime que, pour une fois, aucun organisme international ne nous reproche. Bien au contraire, et comme il a été abondamment relevé, la concurrence est vive dans ce domaine et des places Redonner à l’énergie hydraulique la force qu’elle mérite Michael Wider Dès ce jeudi, le Conseil national consacrera cinq demi-journées à la nouvelle stratégie énergétique de la Suisse. Rares sont les projets de loi qui ont suscité autant de débats. Cela démontre à quel point le sujet est complexe et important. L’approvisionnement électrique de la Suisse,quireprésente25%delaconsommation énergétique du pays, est l’un des piliers de notre économie. En 2010, Swissgrid, la société nationale pour l’exploitation du réseau, a estimé les coûts d’un blackout à environ 3 millions de francs par minute, soit 4,3 milliards de francs par jour. Garantir la sécurité de l’approvisionnement est donc un devoir. Avec la Stratégie énergétique 2050, la Suisse s’apprête à renoncer aux 40% d’électricité aujourd’hui fournis par les centrales nucléaires. L’énergie hydraulique, avec sa part de 59% de la production nationale, soit 36 milliards de kWh pour une consommation totale de 60 milliards de kWh, est appelée à devenir la seule vraie colonne vertébrale de l’approvisionnement électrique suisse. Une perspective réjouissante au vu de ses nombreuses qualités: renouvelable, flexible, indigène et stockable en grande quantité. Le parc de centrales hydroélectriques suisses, composé de 579 centrales, a une moyenne d’âge de 30 à 50 ans. La plupart de ces centrales sont arrivées à mi-vie. Des investissements conséquents sont nécessaires pour les rénover et maintenir des conditions d’exploitation qui répondent aux exigences de sécurité et de performance: entre 2 et 3 milliards de francs ces cinq prochaines années pour l’ensemble du parc. Et ce montant ne prend pas en compte les investissements dans les nouvelles installations, pourtant indispensables à la réalisation des objectifs de la Stratégie 2050. Celle-ci prévoit une production annuelle de 2 à 4 milliards de kWh supplémentaires pour l’énergie hydraulique. La baisse de la demande en électricité en Europe, les prix bas du charbon et des certificats d’émission de CO2 à 5 euros/tonne, ainsi que les subventions massives accordées aux nouvelles énergies renou- Apprenons des erreurs faites en Europe et mettons toutes les énergies renouvelables au même régime velables ont créé des surcapacités de production et par là une chute du prix du kWh sur les marchés européens – marchés de référence pour les producteurs suisses. Ces prix très bas font le bonheur des distributeurs d’électricité, non producteurs, qui s’approvisionnent à des conditions historiquement favorables. La production hydraulique indigène, avec un prix de revient moyen entre 6 et 7 centimes par kWh, a perdu sa compétitivité. C’est malheureusement la réalité, même si un récent rapport publié par l’Office fédéral de l’énergie arrive à des conclusions différentes et pour le moins surprenantes. Dans ce contexte, comment restaurer la rentabilité de la force hydraulique? Les producteurs d’électricité doivent encore diminuer les coûts de production. Ces charges maîtrisables représentent 30% du prix de revient du kWh hydraulique. Pour le reste, 40% sont des taxes publiques et 30% des frais de financement et d’amortissement peu compressibles. Aucune autre source d’énergie n’est imputée de 40% de taxes publiques. Le marché ouvert des producteurs ne permet plus de transmettre ces coûts aux clients finaux. Seules les sociétés distributrices ont cette possibilité. Les règles du jeu et les conditionscadres du marché de l’électricité doivent être revues. Les solutions existent, discutons-les. La diminution des émissions de CO2 pour protéger le climat et la libéralisation des marchés de l’électricité sont les objectifs auxquels devait répondre la politique énergétique européenne mise en place au début du XXIe siècle. Quinze ans plus tard, nous constatons que ces objectifs ne sont de loin pas atteints, au contraire. D’une part, bien que les nouvelles énergies renouvelables aient été massivement subventionnées, la production d’électricité à partir du charbon n’a jamais été aussi importante. D’autre part, le comportement protectionniste des Etats membres de l’UE va à l’encontre de la volonté de Bruxelles de créer un marché intérieur unique. Ces contradictions ont des conséquences économiques graves: un coût de plusieurs centaines de milliards d’euros pour l’Europe, payés par les consommateurs et les propriétaires des entreprises électriques, soit les contribuables. 43% de la puissance électrique installée en Allemagne est subventionnée et fait dès lors partie d’un marché (re)régulé. A l’évidence, cela crée une distorsion par rapport aux autres sources d’énergie comme l’hydraulique qui sont, elles, exposées aux références d’un marché concurrentiel. Seul un interventionnisme très prononcé des gouvernements a permis la cohabitation de ces deux systèmes: des grandes unités de production centralisées réclamant des investissements élevés à amortir sur 60 à 80 ans d’une part, des petites unités décentralisées avec des cycles d’investissement de 20 ans et moins d’autre part. Un marché ouvert et concurrentiel d’un côté, et de l’autre un marché régulé avec une énergie consommée en priorité sans passer par les marchés. Est-ce que cet interventionnisme introduit la fin de la libéralisation des marchés ou est-ce simplement le témoin d’une période transitoire vers les marchés libéralisés pour toutes les sources d’énergie at arm’s length? Ne pas répondre clairement à cette question coûte très cher aux économies publiques suisses et européennes. La Suisse est en train de concevoir l’architecture de son avenir énergétique et électrique. Apprenons des erreurs faites en Europe. Mettons toutes les énergies renouvelables au même régime, protégeons notre climat moyennant des sources d’énergie sans émission de CO2, fixons les conditions-cadres et les règles du marché de manière cohérente. Ce seront les meilleurs moyens pour disposer d’une stratégie énergétique suisse digne de ce nom et pour redonner en même temps à l’énergie hydraulique la force qu’elle mérite. Directeur Production, Alpiq Holding concurrentes de la Suisse comme Londres, le Portugal, la Belgique, le Luxembourg, sans parler de Dubaï ou de Monaco, disposent de régimes parfois bien plus favorables que celui de la Suisse. Pour pousser le raisonnement stratégique un peu plus loin, il apparaît d’ailleurs peu recommandable à une économie qui commence à entrer dans une période difficile de se priver de recettes fiscales considérables et il faudra bien compenser quelque part auprès des personnes physiques qui seront en Suisse ou devront y rester. La moralité fiscale s’analyse à la lumière d’un système dans sa globalité et non pas sur une vision étroite de sa structure Enfin, s’agissant plus particulièrement du canton de Genève, un petit pari provocateur «presque de type pascalien» pourrait être avancé. A lire les récents sondages, et conformément aux règles des probabilités, il apparaît que l’initiative fédérale devrait être rejetée. Dans une pure vision logique, il serait alors particulièrement absurde d’encourager une initiative uniquement au niveau cantonal genevois, ce qui déplacerait sans aucun doute l’essentiel des personnes imposées sur la dépense à quelques kilomètres de notre canton. La justice fiscale est multiforme et controversée. D’aucuns considèrent comme seul juste l’impôt sur la consommation (dépenses), d’autres au contraire l’impôt fixe (flat) avec le moins de déductions possibles, d’autres encore des taux différents entre l’imposition du travail et le revenu (dual income tax). En définitive, l’impôt sur les dépenses n’est pas plus injuste que certaines exonérations ciblées ou déductions trop favorables (parfois accordées uniquement à certaines professions ou activités) de notre système. La justice fiscale trouve justement son équilibre en Suisse dans le cumul des impôts et de ses formes. D’ailleurs, ceux qui crient à l’injustice sont parfois les mêmes qui ne paient pas, ou très peu d’impôts, ou qui sont les champions de l’optimisation fiscale. Méfionsnous des donneurs de leçons! Au final, l’initiative pourrait se retourner contre ses partisans. Elle contient, en effet, en ellemême, les germes d’une remise en cause de tout le système, à savoir l’interdiction proclamée des privilèges fiscaux. Cette réforme ancrée dans le texte même de l’initiative s’adresse à toutes les personnes imposées de manière ordinaire. Elle pourrait mettre en péril toutes les déductions spéciales, exonérations, crédits considérés comme privilèges, c’est-à-dire non justifiés par un élément objectif. En définitive, la moralité fiscale s’analyse à la lumière d’un système dans sa globalité et non pas sur une vision étroite de sa structure. Professeur à l’Université de Genève, avocat Vous et nous Vous écrivez Le forfait, formidable atout Philippe Cardis, directeur général de Cardis – Sotheby’s International Realty Au-delà des positionnements idéologiques et politiques au sujet des forfaits fiscaux, il y a la réalité: celle du terrain! Et que nous dit le terrain, celui des entrepreneurs, des acteurs économiques, des artisans, des travailleurs indépendants, des métiers de service à la personne ou des professions médicales? Il nous dit une seule chose: ne touchez pas au forfait fiscal! La raison en est simple: tout le monde est gagnant, personne n’est perdant. Boulangers, chauffeurs de taxi, restaurateurs, plombiers, agents immobiliers, jardiniers, décorateurs, coiffeurs, traiteurs, la liste des métiers qui profitent de la manne des forfaitaires est longue. Aucun d’entre eux n’a à s’en plaindre, au contraire. Et qu’oppose-t-on à cette évidence économique? Une forme d’injustice fiscale et une moralité à retrouver… On laisse aussi croire aux contribuables suisses que leur feuille d’impôts va s’alléger parce qu’on va supprimer les forfaits fiscaux, or ce sera le contraire qui se produira, car il faudra compenser le milliard de rentrées fiscales dues aux forfaits. Résultat: le peuple suisse qui aurait voulu gommer cette prétendue «injustice fiscale» se retrouverait au final à payer plus d’impôts. J’ai régulièrement l’opportunité de fréquenter des résidents au forfait. Hormis le fait qu’ils devront se résoudre à quitter la Suisse en cas d’abandon du forfait fiscal, ils ne comprennent pas cet acharnement, car ils apprécient notre pays depuis longtemps pour certains d’entre eux et ils font vivre une partie importante de notre tissu économique de proximité. Beaucoup ont créé des fondations ou soutiennent à titre personnel des événements culturels, des projets publics, des clubs sportifs ou des actions sociales. Ne regarder ces riches forfaitaires qu’à travers le prisme fiscal est une erreur. Car si l’on additionne les impôts payés par les bénéficiaires d’un forfait, les dépenses au profit de l’économie locale et les nombreux dons accordés, on mesure mieux et avec plus d’objectivité la contribution de ces derniers à notre bonne santé économique. Ces riches étrangers font aussi notre richesse. Le nier revient à se soumettre à une idéologie étriquée et suicidaire. La Suisse dispose d’une arme fiscale légale qui nous a permis depuis longtemps d’avoir une longueur d’avance sur nos concurrents. Serions-nous prêts à la sacrifier pour satisfaire une posture idéologique? Pour avoir beaucoup échangé sur le sujet avec de nombreux chefs d’entreprise, des artisans et des acteurs de l’économie réelle, je crois pouvoir refléter leur opinion en affirmant qu’il est encore temps d’agir, de ne pas succomber aux chimères moralistes pour s’en tenir à la réalité compétitive de notre économie et de notre modèle de prospérité qui profite à tous en Suisse. Le 30 novembre prochain, votons non à l’abolition des forfaits fiscaux!