L`invention du retour d`Europe

publicité
COLLECTION
CULTURES QUÉBÉCOISES
dirigée par
Yvan Lamonde et Michel Lacroix
L’invention du retour d’Europe
Réseaux transatlantiques et
transferts culturels au début du XXe siècle
Michel Lacroix
L’invention du retour d’Europe
Réseaux transatlantiques et transferts culturels
au début du XXe siècle
Cultures québécoises
Collection dirigée par Yvan Lamonde et Michel Lacroix
Cette collection fait place à des travaux historiques sur la culture québécoise, façonnée par diverses formes d’expression : écrite et imprimée, celle des idées et des représentations ; orale, celle des légendes,
des contes, des chansons ; gestuelle, celle du corps et des formes variées de manifestations ; matérielle, celle des artefacts ; médiatique,
celle des média de communication de masse, portée par la technologie et les industries culturelles. Ouverte aux travaux comparatifs,
aux défis de l’écriture et de l’interprétation historiques, la collection
accueille aussi des essais ainsi que des travaux de sémiologie et d’anthropologie historiques.
Une liste des titres parus est disponible à la fin de l’ouvrage.
www.pulaval.com
Michel Lacroix
L’invention du retour d’Europe
Réseaux transatlantiques et transferts culturels
au début du XXe siècle
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada
et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du
Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Mise en pages : In Situ
Maquette de couverture : Laurie Patry
© Les Presses de l’Université Laval 2014
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 4e trimestre 2014
ISBN 978-2-7637-2118-7
PDF 9782763721194
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen
que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.
À mes filles
Je leur souhaite
« tous les rêves des escales
dans tous les ports du monde ».
Table des matières
Remerciements...................................................................... IX
Introduction.......................................................................... 1
Un poète au salon : Marcel Dugas............................................. 9
Comment devenir « parisianiste »............................................... 18
Première partie
La scène du départ.................................................................. 21
« Aller à Paris !... »....................................................................... 23
Figure de l’entre-deux................................................................ 26
L’étude, la copie, le maître.......................................................... 30
« Attiré comme tant d’autres vers le génie de la France »............ 36
Deuxième partie
Genèse d’un voyage de groupe, 1906-1910............................... 41
La littérature comme mot de passe : école et amitié................... 46
Estudiantinas : autoportraits d’une phalange littéraire............... 57
Une génération nationaliste....................................................... 65
Troisième partie
L’ exil, 1910-1914.................................................................... 73
Chapitre un
Vivre à Paris : étudier, publier, travailler................................... 75
Chapitre deux
Sociabilités parisiennes : formes et lieux................................... 91
« Si j’eusse été académicien... ».................................................... 92
Portrait de l’artiste en mondain................................................. 98
Le « poète de la terre » et le chantre de l’exotisme...................... 109
VII
VIII
L’invention du retour d’Europe
Chapitre trois
Sociabilités parisiennes : les réseaux littéraires......................... 123
« Plus d’écoles qu’on n’en vit jamais ».......................................... 123
Le roi, l’ordre, la France............................................................. 125
Des néo-classiques éclectiques................................................... 136
Filiations symbolistes : la bibliothèque contre le salon............... 150
Chasseurs d’images : Dugas, Canudo et le 7e art........................ 165
Chapitre quatre
Fraternité des arts.................................................................. 179
Chapitre cinq
La « colonie canadienne » à Paris............................................. 201
Une internationale régionaliste ?................................................ 209
Quatrième partie
Allers-retours,
1913-1918 et au-delà.......................................................... 215
Le bagage européen................................................................... 217
L’Europe des clercs, l’Europe des laïcs....................................... 230
« Je connais la France, j’y ai vécu » : l’épreuve du retour............... 236
Le futur des retours. Héritages et exils...................................... 255
Conclusion............................................................................ 269
Mondialisation, cosmopolitisme et réseaux................................ 271
Bibliographie......................................................................... 289
I. Corpus primaire..................................................................... 289
II. Corpus secondaire................................................................. 300
Index..................................................................................... 323
Remerciements
C
et ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération
des sciences humaines, dans le cadre du Prix d’auteurs pour l’édition
savante, à l’aide de fonds provenant du Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada. Les recherches ayant mené à sa réalisation ont
quant à elles été financées par le Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada et le Fonds québécois de la recherche sur la société
et la culture. Conseils, encouragements, lectures, relectures : les dettes
accumulées en cours d’écriture dessinent une toile trop large pour que
j’énumère tous ceux que j’espère rembourser « par la plus précieuse denrée
de ce monde : l’amitié », pour reprendre l’expression de Jean Dubuffet.
IX
Introduction
D
’une lecture d’enfance l’autre. Emporté par les « aventures
[...] de Raoul de Navery », André Laurence, héros du roman éponyme
de Pierre Dupuy, « partai[t] pour la France afin d’aller vivre avec [les]
personnages » ; à cette image, révélatrice d’une francophilie distillée par
le livre, profondément ancrée dans l’imagination et qui annonce le
dénouement du roman, j’en juxtaposerai une tirée de mes propres lectures,
celle de Fred, la bande dessinée de Philémon, où le personnage se trouve
plongé, littéralement, sur la lettre « A » de la carte géographique illustrant
l’Atlantique, lettre qui devient alors une île, un monde à explorer, arpenter.
À mi-chemin entre les continents, au milieu de nulle part, lieu de
fantasmes, cette île me ramène par les détours de la mémoire au cas d’un
personnage tout aussi imaginaire, marqué par le double déracinement,
sans autre « lieu » véritable que l’Atlantique, le « retour d’Europe » et,
par-delà, à tous ceux qui furent confrontés à l’expérience du passage
transatlantique, qui durent négocier l’aller et le retour, l’échange et la
perte, qui furent confrontés à l’écart, entre la France (l’Europe) et le
Québec. Ce sont eux qui sont au centre de cet ouvrage, ces multiples
acteurs qui ont tissé une trame de relations littéraires et intellectuelles
transatlantiques, qu’ils aient traversé eux-mêmes l’océan ou qu’ils aient
chargé lettres et télégrammes de combler la distance en leur nom.
La France, et Paris tout particulièrement, ont été la grande, l’obsédante référence culturelle de l’élite québécoise de la fin du XIXe siècle
jusque fort tard dans le XXe siècle1. C’est là un truisme, certes, mais la
force du phénomène ne doit pas nous éblouir sur ses formes, son histoire,
ses vecteurs, nous donner l’impression qu’on en connaît tous les détails,
1.
On peut même se demander, à lire certains ouvrages, si ce tropisme, dans son intensité conflictuelle, est vraiment dépassé : ainsi pour le numéro « La France et nous » de
la revue L’Inconvénient, no 48, février 2012.
1
2
L’invention du retour d’Europe
tous les ressorts, toutes les contradictions. D’où l’importance des travaux
qui ont cherché à explorer cette relation, travaux qui, après une première
poussée, dans les années 1970 et 1980, sous l’impulsion, entre autres, des
approches institutionnelles (du moins en histoire littéraire), se sont
multipliés au cours des vingt dernières années, creusant des pistes
nouvelles, annonçant des synthèses significatives2.
Mes recherches doivent beaucoup à ces travaux et s’inscrivent ainsi
dans la foulée d’une relecture générale, collective et multidisciplinaire du
rapport à la France et à l’étranger de la société et de la culture québécoises.
La France, vue du Québec, et plus particulièrement par les écrivains
québécois, c’est tout à la fois et pêle-mêle une langue, une histoire, un
État, un territoire, un corpus, un champ, etc. Tout cela détermine des
rapports de force et des prises de position, informe un imaginaire, vaste,
hétéroclite et conflictuel. Corpus et champ, la littérature française offre
à l’écrivain québécois une vaste bibliothèque, dans laquelle choisir (dans
la mesure où ces livres sont connus et distribués au Québec) tout en
imposant une hiérarchie, un prestige internationalement reconnu, des
conceptions spécifiques de la langue légitime, de l’autonomie littéraire,
etc. Pour comprendre l’évolution de la littérature québécoise d’alors, il
2.
Pour la France comme référence culturelle, de nombreux travaux existent, dont JeanPierre Bardet et René Durocher (dir.), Français et Québécois : le regard de l’autre,
Paris, CCIFQ, 1999 ; Gérard Fabre et Stéphanie Angers, Échanges intellectuels entre
la France et le Québec (1930-2000). Les réseaux de la revue Esprit avec La Relève,
Cité libre, Parti Pris et Possibles, Québec, Presses de l’Université Laval, « Sociologie
contemporaine », 2004 ; Claude Galarneau, La France devant l’opinion canadienne
(1760-1815), Québec, Presses de l’Université Laval, 1970 ; David M. Hayne, « Cette
ancienne colonie française » : la fortune des lettres québécoises en France jusqu’en 1945,
Montréal, Leméac, « Lectures européennes de la littérature québécoise », 1982 ; Pierre Hébert, « La réception de la littérature canadienne-française en France au XIXe
siècle », Voix et images, vol. 11, no 2, 1986, p. 265-300 ; Serge Joyal et Paul-André
Linteau (dir.), France-Canada-Québec. 400 ans de relations d’exception, Montréal, Les
Presses de l’Université de Montréal, 2008 ; Yvan Lamonde, Allégeances et dépendances.
L’histoire d’une ambivalence identitaire, Québec, Nota bene, 2001 ; Yvan Lamonde et
Didier Poton (dir.), La Capricieuse (1855) poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, Presses de l’Université Laval, 2006 ; Marie-Pier Luneau,
Josée Vincent, Jean-Dominique Mellot et al. (dir.), Passeurs d’histoire(s). Figures des
relations France-Québec en histoire du livre, Québec, Presses de l’Université Laval,
« Cultures québécoises », 2010 ; Luc Roussel, « Les relations culturelles du Québec
avec la France, 1920-1965 », thèse de doctorat, Département d’histoire, Université
Laval, 1983 ; Pierre Savard, Les Canadiens français et la France de la « Cession » à la
« Révolution tranquille », Québec, Centre québécois de relations internationales, « Le
Canada et le Québec sur la scène internationale », 1977.
Introduction
3
importe d’explorer ces déterminations, ainsi que les contestations, assimilations, transformations qu’elles génèrent.
Toutefois, ce n’est pas tant la relation que le lien, la référence que
le contact, que j’ai voulu étudier, en postulant que ceux-ci éclairent
celles-là et permettent de mieux comprendre les textes, les déterminations
et les représentations. Précisons un peu cet angle d’approche, qui est celui
des réseaux, c’est-à-dire des liens concrets qui unissent des individus sur
une base volontaire et donnent lieu à des échanges de nature diverse
(culturelle : dialogue, circulation de livres, de manuscrits, de partitions ;
économique : envoi ou demande d’argent ou de capital symbolique ;
sociale : appuis, intégration sociale, négociation de conflits ; etc.), irréductibles à une relation strictement contractuelle ou bureaucratique (sans
être cependant radicalement étrangers au marché, aux intérêts, aux rouages
administratifs ou institutionnels).
Passer par les réseaux pour étudier les rapports entre le Québec et
la France sur le plan littéraire permet de mettre en lumière un niveau
spécifique de ces rapports, qui n’est pas d’ordre intertextuel (l’ensemble
des « lectures » de la littérature française qui travaillent et dynamisent un
texte, une esthétique, un état donné de la littérature québécoise), institutionnel (la relation au champ français et, du fait de la centralité de Paris
sur la scène littéraire internationale, la relation au cosmopolitisme, aux
littératures étrangères, dont celles écrites en français) ou culturel (Paris
et la France comme imaginaire et pôle de référence identitaire), mais
touche à chacun d’eux.
Les contacts entre écrivains québécois et écrivains français mettent
en jeu d’autres dynamiques, d’autres phénomènes. D’une part, ils signalent une volonté, affirmée et agissante, d’intensifier et de canaliser la
relation à la littérature et à la culture françaises. D’autre part, ils manifestent un travail multidimensionnel, une « dépense », textuelle, monétaire,
temporelle, corporelle : il faut écrire, lire, parler, envoyer des lettres, voyager,
recevoir, s’habiller et agir « au nom » de la relation, « au nom » de la littérature (la sienne, celle du destinataire ou de l’hôte, celles des collectivités
mises en cause). On peut ainsi considérer les réseaux tout à la fois comme
un deuxième degré, dans les rapports entre le Québec et la France,
construit à partir des lectures, informé par des références culturelles et
identitaires, par des déterminations sociologiques complexes (pas de pure
liberté, dans la genèse de ces réseaux, ni d’entière contrainte), en même
temps qu’une forme parmi d’autres de ces rapports, forme spécifique
cependant, qui met en cause des mécanismes distincts et demande par
conséquent des recherches et analyses distinctes.
4
L’invention du retour d’Europe
La perspective que j’adopte au sujet des réseaux littéraires et des
sociabilités intellectuelles allie des héritages théoriques divers, conflictuels
même dans certains cas, explore un domaine partagé par plusieurs disciplines, en cherchant à rendre compte du caractère « indiscipliné » des
phénomènes étudiés. Il ne s’agit pas, pour autant, de viser une histoire
globale, de prôner une interdisciplinarité idéalisée, de nier l’importance
des divergences théoriques. Il y a des conceptions multiples des « réseaux »,
radicalement divergentes parfois. Plus encore : certaines approches ou
perspectives qui ont nourri mes réflexions et analyses dénient toute
pertinence à la notion même de réseau. Aussi importe-t-il d’en dire
quelques mots, pour mieux éclairer l’arrière-plan théorique de cet ouvrage.
Sans que cela n’ait toujours été explicitement formulé (une évidence
n’a précisément pas besoin de l’être), les réseaux littéraires ont longtemps
été rejeté du côté de l’histoire de la littérature dans ce qu’elle avait de plus
anecdotique3, de sorte que ce domaine est resté en friche, jusqu’à ce que,
dans la foulée de l’histoire culturelle et de l’histoire des intellectuels4, les
sociabilités littéraires et intellectuelles fassent leur apparition dans la liste
des objets d’étude légitimes, sinon privilégiés. L’attention accordée aux
réseaux par Michel Espagne et les premiers pionniers de la recherche sur
les transferts culturels a pu infléchir, parallèlement, les études comparatistes vers la prise en compte des chaînes d’acteurs servant de médiateurs
entre les cultures5. Ces travaux divers ont permis, entre autres, de mettre
3.
4.
5.
La faute en incombe partiellement aux historiens des salons littéraires du début du
XXe siècle, qui réduisaient leur « analyse » à une compilation de noms propres et de
bons mots, mais le reniement opéré dans le texte même de La Recherche a contribué
à condamner les sociabilités à l’oubli, à les exclure du grand récit de la modernité
littéraire.
Grâce aux travaux de Maurice Agulhon, Daniel Roche, Jean-François Sirinelli, pour
ne nommer qu’eux : Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise, 18101848. Étude d’une mutation de la sociabilité, Paris, Armand Colin, 1977 ; Daniel
Roche, Les Républicains des lettres : gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris,
Fayard, « Nouvelles études historiques », 1988 ; Jean-François Sirinelli, Intellectuels
et passions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, « Nouvelles
études historiques », 1990, et Génération intellectuelle : khâgneux et normaliens dans
l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988. Pour une étude plus détaillée de l’histoire
culturelle, voir Philippe Poirrier, Les Enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004.
Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, Presses universitaires
de France, « Perspectives germaniques », 1999 ; Laurier Turgeon, « De l’acculturation
aux transferts culturels », dans Laurier Turgeon, Denys Delâge et Réal Ouellet (dir.),
Transferts culturels et métissages Amérique/Europe, XVIe-XXe siècles. Cultural Transfer,
America and Europe : 500 Years of Interculturation, Québec, Presses de l’Université
Laval, 1996, p. 11-32 ; Louise Bénat-Tachot et Serge Gruzinski (dir.), Passeurs cultu-
Introduction
5
en évidence l’historicité des formes de sociabilité (les académies, les salons
mondains, les clubs politiques, les cénacles apparaissent, comme cadres
spécifiques d’interaction, à des moments précis et en fonction de ces
contextes ; ils perdurent, se transforment ou disparaissent de même), et
les difficultés posées par la reconstitution (et, souvent, l’idéalisation) des
sociabilités du passé, et de montrer qu’il n’y a pas de transferts culturels
sans réseaux, pas d’échanges sans canaux.
De son côté, la sociologie de la littérature, si attentive au rôle des
groupes littéraires dans la cristallisation des prises de position et l’évolution du champ littéraire, jugeait a priori la notion de réseau et les recherches issues des « network studies » (ou analyse des réseaux) radicalement
incompatibles avec la théorie du champ développé par Pierre Bourdieu6.
Il faut reconnaître d’ailleurs que, dans le vaste et dispersé domaine de
l’analyse des réseaux, plusieurs approches abordent les relations concrètes
en les supposant entièrement déterminées par l’action libre et rationnelle
des individus7. Pire encore, dans certains cas, la perspective est intégrée
à un regard résolument néo-libéral sur la compétitivité entre acteurs et
sociétés, ce qui a mené à la vulgate du « réseautage », laquelle confère une
pseudo-légitimité théorique à l’ambition des Rastignac de ce monde.
Cependant, tout n’est pas de cette eau dans les analyses de réseaux.
Mark Granovetter, pour sa part, qui a inspiré le courant de la « nouvelle
sociologie économique », avançait dans l’introduction à la traduction
française (et tardive) de ses articles majeurs, que ce courant sociologique
« est extrêmement proche, dans sa conception et dans son esprit, de la
sociologie économique francophone et, notamment, du remarquable
travail de Bourdieu8 ». Par ailleurs, au sein même des travaux inspirés par
la théorie des champs, les recherches sur les groupes, les académies et,
plus généralement, sur l’émergence et l’évolution des champs littéraires
ont mis en lumière l’importance des interactions concrètes entre écrivains,
6.
7.
8.
rels : mécanismes de métissage, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2001 ; Michael
Werner et Benedicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris,
Seuil, « Le genre humain », 2004.
Comme toutes les autres sociologies découlant ou s’apparentant à l’interactionnisme ; ainsi voit-on la sociologie de l’art développée par Howard S. Becker être la première cible de l’article synthèse sur le champ littéraire : Pierre Bourdieu, « Le champ
littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, no 89, septembre 1991, p. 3-46.
C’est ainsi le cas des travaux de Ronald S. Burt, dont son ouvrage le plus connu :
Structural Holes : The Social Structure of Competition, Cambridge, Harvard University
Press, 1992.
Mark Granovetter, Le Marché autrement, Isabelle Saint-Jean (trad.), Paris, Desclée de
Brouwer, « Sociologie économique », 2000, p. 36.
6
L’invention du retour d’Europe
du soubassement réticulaire et associatif9. Ainsi, Maurice Lemire a-t-il
souligné, au sujet du projet La Vie littéraire au Québec :
L’une de nos découvertes importantes concerne la constitution de réseaux
d’écrivains. Au XIXe siècle, ce qui fonde vraiment la vie littéraire, ce sont
les communications : donc, les associations, les revues... L’écrivain ne se
fait pas reconnaître d’abord par le grand public, il se fait reconnaître par
ses pairs. Et il n’agit plus seul. La question des réseaux est vraiment ce qui
explique la réussite ou l’échec d’un écrivain10.
Pour leur part, Paul Aron et Benoît Denis avançaient l’hypothèse
du rôle prépondérant des réseaux dans les « institutions faibles », comme
celle de la littérature belge d’expression française11. Les discussions théoriques réunies dans ce dernier ouvrage témoignent tout à la fois de cette
évolution ainsi que des zones de tension qui subsistent, de manière plus
ou moins vive selon les chercheurs12.
Dans la perspective déployée ici, le cadre intellectuel de la théorie
des champs demeure fondamental pour l’examen des structures générales
de domination et de leurs effets sur les trajectoires des écrivains ; contrairement à ceux qui étudient les réseaux en postulant que ceux-ci échappent
en quelque sorte aux hiérarchies, dans des rapports sociaux purement
9.
Parmi les multiples travaux en ce sens, je signale : Manon Brunet, « Prolégomènes à
une méthodologie d’analyse des réseaux littéraires. Le cas de la correspondance de
Henri-Raymond Casgrain », Voix et images, vol. 27, no 2, 2002, p. 216-237 ; Anthony
Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs contemporains, Genève, Droz, 2008 ; Pierre Rajotte, « Les pratiques associatives et la constitution du champ de production littéraire au Québec (1760-1867) », Revue d’histoire
de l’Amérique française, vol. 45, no 4, 1992, p. 545-572 ; Pierre Rajotte (dir.), Lieux
et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, Québec, Nota bene, « Séminaires », 2001 ;
Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la vie littéraire à l’époque classique,
Paris, Minuit, « Le sens commun », 1985.
10. Francine Bordeleau, « Maurice Lemire ou la mise en forme de l’imaginaire social.
Entrevue », Lettres québécoises, no 108, 2002, p. 7.
11. « On pourrait avancer à titre d’hypothèse heuristique l’idée que le réseau s’avère un
instrument particulièrement bien adapté à la description et à l’analyse des “formes”
littéraires dominées (par exemple, les littératures périphériques, régionalistes, ou les
paralittératures) », Paul Aron et Benoît Denis, « Réseaux et institution faible », dans
Benoît Denis et Daphné de Marneffe (dir.), Les Réseaux littéraires, Bruxelles, Le CRI/
CIEL, 2006, p. 15.
12. L’ouverture mesurée de Gisèle Sapiro contraste par exemple avec le refus radical
exprimé par Anna Boschetti : ainsi, là où la première, tout en donnant la primauté
au cadre théorique de la théorie des champs, juge que l’analyse des réseaux « peut
se révéler une méthode quantitative intéressante et utile en complément d’autres
méthodes d’approche du champ littéraire » (« Réseaux, institution(s) et champ », Les
Réseaux littéraires, op. cit., p. 57), la seconde n’y voit guère que des dangers (« De quoi
parle-t-on lorsqu’on parle de réseau ? », Les Réseaux littéraires, op. cit., p. 60-70).
Introduction
7
horizontaux, je juge plutôt que des intérêts multiples sont en jeu dans les
sociabilités, intérêts qui dépassent et déterminent partiellement les interactions concrètes. Sans aller jusqu’à faire l’hypothèse du déterminisme
faible, comme le font Alain Degenne et Michel Forsé13, je m’accorde avec
eux pour juger que les structures sociales ne constituent pas seulement
des contraintes mais aussi des espaces d’action, que le travail de sociabilité offre un lieu pour agir sur les structures sociales : « [l]’ambition de
l’analyse des réseaux n’est pas de rendre compte seulement des “effets”
des structures sur les comportements, mais aussi, inversement, des effets
des comportements sur les structures14 ». Dans la délicate conciliation de
cette approche avec la théorie des champs, je ne restreins pas l’examen
des réseaux à un strict supplément méthodologique, mais juge plutôt que
la prise en charge des réseaux doit conduire à voir dans les relations
objectives et les relations concrètes deux niveaux distincts que la théorie
doit distinguer afin de mieux comprendre le fonctionnement de la littérature comme espace social, tout ne pouvant être expliqué uniquement
par les premières.
Enfin, je tenterai de faire voir, dans le cas spécifique qui me
concerne, celui de la littérature québécoise et de ses relations avec la
littérature française, que les réseaux constituent plus qu’un mode d’organisation, de structuration, au sein de l’institution ou entre deux sphères
littéraires distinctes : ils sont cette institution, ils constituent au sens fort
l’interface essentielle entre le Québec et la France. Autrement dit, pour
reprendre des termes issus de la théorie des champs comme de celle de
l’institution littéraire, les écrivains canadiens-français n’ont guère qu’une
esquisse d’organisation autonome ou de marché symbolique, au début du
XXe siècle, et ne peuvent pour ainsi dire trouver de système socialisateur
que dans les réseaux. À la suite de Michel Biron, qui explorait les conséquences de cet état de fait dans l’imaginaire littéraire à partir des conceptions de la communauté, du maître et de l’histoire15, je proposerai, dans
les pages qui suivent, de relire l’histoire littéraire québécoise à la lumière
de cette différence (par rapport au modèle bourdieusien), mais en tirant
sur un autre fil, celui des réseaux, et en me penchant sur un moment
historique plus circonscrit, celui des années 1910-1920.
13. Alain Degenne et Michel Forsé, Les Réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie, Paris, Armand Colin, « U sociologie », 1994.
14. Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, « Repères », 2004,
p. 94.
15. Michel Biron, L’Absence du maître. Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, « Socius », 2000.
8
L’invention du retour d’Europe
La mention de ce dernier travail annonce la dernière grande orientation théorique informant ma lecture des sociabilités littéraires : la
sociocritique. Parallèlement aux développements décrits ci-dessus, on a
pu voir dans les années 1990 quantité d’études sociocritiques consacrées
à l’épistolarité et à d’autres formes de sociabilité, études qui ont souligné
l’imbrication entre mise en texte du social et circulation sociale des textes,
entre socialité et sociabilité16. Dans cette optique, il n’est pas de sociabilité « pure » directement accessible à l’analyste, pas de sociabilité qui ne
soit « dialogisée » par les discours et « médiée » (donc resémiotisée) par
les représentations (textes et images). Les sociabilités, et a fortiori les
sociabilités littéraires qui se situent d’emblée dans le langage, dans les
discours17, sont donc tout à la fois une pratique sociale concrète, qui met
en présence des individus, mais aussi, une topique discursive, objet de
débat, de conflits, chargée de connotations18, et un répertoire d’éthè, de
16. Benoît Melançon et Pierre Popovic (dir.), Les Facultés des lettres. Recherches récentes sur
l’épistolaire français et québécois, Montréal, Centre universitaire pour la sociopoétique
de l’épistolaire et des correspondances, 1993 ; Benoît Melançon et Pierre Popovic
(dir.), Les Femmes de lettres : écriture féminine ou spécificité générique ?, Montréal, Centre universitaire pour la sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances, 1994 ;
Benoît Melançon (dir.), Penser par lettre, Montréal, Fides, 1998 ; Michel Biron et
Benoît Melançon (dir.), Lettres des années trente, Ottawa, Le Nordir, 1996 ; Michel
Lacroix, « En toutes lettres : le nom », Discours social / Social Discourse, vol. 8, nos 3-4,
été-automne 1996, p. 87-102 ; Geneviève Lafrance, « Saint-Denys Garneau et le don
épistolaire : la lettre du 30 décembre 1932 », Voix et images, vol. 23, no 1, 1997, p.
117-134 ; Stéphanie Wells, « La crise dans la correspondance des années trente : lecture sociocritique de lettres d’Alfred DesRochers, Alain Grandbois et Saint-Denys
Garneau », mémoire de maîtrise, Département d’études françaises, Université de
Montréal, 1998 ; Michel Lacroix et Guillaume Pinson (dir.), dossier « Sociabilités
imaginées », Tangence, no 80, hiver 2006 ; Vincent Laisney, « De l’amitié littéraire
à la sociabilité cénaculaire (Mallarmé et les “Mardis” de la rue de Rome) », Bulletin
des amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, no 117, 2007, p. 57-75 ; Anthony
Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit. ; Michel Lacroix, « “La plus
précieuse denrée de ce monde, l’amitié”. Don, échange et identité dans les relations
entre écrivains : le cas des correspondances Proust-Rivière et Paulhan-Dubuffet »,
COnTEXTES, no 5, mai 2009, http ://contextes.revues.org/index4263.html.
17. Comme le souligne Alain Viala : « La littérature forme bien un monde singulier
jusque et en particulier dans sa sociabilité interne. [...] Les réunions de littérateurs ne
sont pas des lieux de gestion mais bien des lieux de pratique. On y lit des textes, on
en discute, parfois on en produit », « Préface », Pierre Rajotte (dir.), Lieux et réseaux
de sociabilité littéraire au Québec, op. cit., p. 9.
18. « [L]e champ lexical de la sociabilité est un champ polémique », de sorte qu’il faut
interpréter les discours sur la sociabilité comme « autant de prises de position sur la
légitimité de ces pratiques sociales et sur leurs effets », Antoine Lilti, Le Monde des
salons. Sociabilité et mondanité à Paris, au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 87 et 88.
Téléchargement