socius : ressources sur le littéraire et le social
Réseau social
Michel Lacroix (Université du Québec à Montréal)
Souvent utilisée dans un sens métaphorique, pour désigner le cercle des relations
établies par les individus, la notion de réseau social a été développée pour étudier la
cartographie et la dynamique des relations concrètes entre les acteurs d’un ensemble
donné (lesquels peuvent aussi bien être des individus que des institutions). Malgré leur
caractère apparemment « évident », les réseaux sociaux n’ont souvent pas de
frontières nettes, pas de liste finie de membres. Ce sont ainsi des objets construits par
les analystes. Dans le domaine littéraire, les réseaux contribuent à faire émerger et
évoluer les regroupements, canalisent les échanges symboliques et matériels
(manuscrits, imprimés, discours, appuis, etc.).
Les premiers travaux d’ordre théorique sur les réseaux ont été développés dans les
années soixante par les sociologues américains (dont Harrison White), en réaction au
fonctionnalisme et en s’inspirant de la sociométrie (Moreno) et de l’anthropologie
culturelle. Depuis, les « network studies » ont été institutionnalisées et ont mis au
point un vaste arsenal méthodologique et notionnel, le plus souvent issu de
recherches quantitatives. Un courant, informé par le néo-libéralisme, en a tiré une
nouvelle conception des organisations, valorisant l’autonomie des acteurs et les
structures « horizontales » (Burt). Une autre tendance, plus attentive aux autres
modalités d’échange que celles du marché, a plutôt essaimé du côté de la sociologie
des « communautés », de la sociologie économique et du travail social (Granovetter).
Ce fut surtout sous ces auspices que la sociologie des réseaux a été développée dans
le domaine francophone, en conjonction avec le développement des « nouvelles
sociologies » (Corcuff) et la relecture des travaux de Norbert Elias et de Georg Simmel
(parmi les présentations synthétiques, voir Degenne & Forsé, ainsi que Mercklé ; pour
les études historiques mobilisant cette perspective, voir Lemercier). Sauf dans le cas
des travaux de Vincent Lemieux, cette percée a d’ailleurs été plus tardive.
Dans les études littéraires, l’étude des réseaux et des configurations (notion
empruntée à Elias), se développe à partir des travaux sur les genres de l’intime, dont
l’épistolaire (Biron ; Brunet ; Melançon), des recherches sur la genèse et l’évolution
des institutions littéraires (Denis & Marneffe ; Dozo ; Rajotte) et des travaux sur les
sociabilités, les salons et les revues (Lacroix).
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Oscillant entre une conception plus technique et une orientation qui voit dans les
réseaux un niveau spécifique de la dynamique sociale (l’espace de jonction entre le
micro et le macro-sociologique), l’étude des réseaux est de même tendue entre un
regard centré sur les acteurs et une perspective faisant plutôt primer la nature et la
structure des échanges. Enfin, le rapport aux structure formelles constitue un autre
lieu de conflit : certains opposeront les structures en réseau et les « organisations » ou
appareils, alors que pour d’autres, l’étude des réseaux s’applique aussi bien aux
cercles d’amis qu’aux institutions les plus formalisées (académies, grands groupes
éditoriaux, partis politiques). Dans le cas des études littéraires, deux problèmes
supplémentaires surgissent, du fait de l’importance de tenir compte de la rareté des
sources (qui donne un portrait lacunaire des réseaux littéraires) comme de la
médiation des discours (pas de réseau social « pur » existant en dehors de ses
représentations).
Les notions ou hypothèses développées au sujet des réseaux permettent, entre autres,
de souligner l’importance tout aussi grande des liens faibles que des liens forts, dans
l’obtention de préfaces, la participation aux revues et la cooptation (Granovetter), de
distinguer entre capital social et capital relationnel, mobilisation collective ou
individuelle des relations (Dozo), de découvrir le pouvoir conféré aux médiateurs par
les trous structuraux, le cas le plus éclatant étant celui de Jean Paulhan à la NRF
(Burt). Il reste encore, aux travaux sur les réseaux, à examiner l’interaction entre la
dynamique des réseaux et la dynamique des discours, entre la constitution des
groupes et celles des poétiques.
Bibliographie
Biron (Michel), « Configurations épistolaires et champ littéraire: les cas d’Alfred
Desrochers et de Saint-Denys Garneau », dans Lettres des années trente, sous la
direction de Michel Biron & Benoît Melançon, Ottawa, Le Nordir, 1996, pp. 109-24.
Brunet (Manon), « Prolégomènes à une méthodologie d’analyse des réseaux littéraires.
Le cas de la correspondance de Henri-Raymond Casgrain », Voix et images, vol. 27, no
2, 2002, pp. 216-237.
Burt (Ronald S.), Structural Holes: The Social Structure of Competition, Cambridge,
Harvard University Press, 1992.
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Degenne (Alain) & Forsé (Michel), Les réseaux sociaux. Une analyse structurale en
sociologie, Paris, Armand Colin, « U Sociologie », 1994.
Denis (Benoît) & Marneffe (Daphné de) (dir.), Réseaux littéraires, Bruxelles, Le
CRI/CIEL- ULB-ULg, 2006.
Dozo (Björn-Olav), « Sociabilités et réseaux littéraires au sein du sous-champ belge
francophone », Histoire et mesure, no24-1, 2009, pp. 43-72.
Dozo (Björn-Olav), Mesures de l’écrivain. Profil socio-littéraire et capital relationnel
dans l’entre-deux-guerres en Belgique francophone, Liège, Presses universitaires de
Liège, « Situations », 2011.
Granovetter (Mark), Le marché autrement, trad. d’Isabelle Saint Jean, Paris, Desclée de
Brouwer, « Sociologie économique », 2000.
Lemercier (Claire), « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, no52-2, 2005, pp. 88-112.
Melançon (Benoît), « La lettre contre : Mme du Deffand et Belle de Zuylen », dans
Penser par lettre, sous la direction de Benoît Melançon, Montréal, Fides, 1998,
pp. 39-62.
Mercklé (Pierre), Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, « Repères »,
2004.
Rajotte (Pierre), « Les académies : entre l’hétéronomie et l’autonomie », dans Lieux et
réseaux de sociabilité littéraire au Québec, sous la direction de Pierre Rajotte, Québec,
Nota Bene, 2001, pp. 227-276.
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