D O S S I E R T H É M A T I Q U E Comment reconnaître une “vraie urgence chirurgicale” ? How to diagnose a real surgical emergency? ● F. Ménégaux* P O I N T S F O R T S P O I N T S F O R T S ■ La majorité des douleurs abdominales motivant une consultation en urgence sont de traitement médical. Le pronostic de la plupart des affections chirurgicales est cependant directement corrélé au délai diagnostique et thérapeutique. Il est donc fondamental d’établir précocement la différence entre une douleur chirurgicale et une douleur médicale. ■ La persistance d’une douleur abdominale spontanée est très évocatrice de lésion organique chirurgicale, surtout lorsqu’elle correspond à la douleur palpée. Les signes cliniques associés à la douleur abdominale peuvent masquer celle-ci. Certains signes sont évocateurs de lésion organique. Ils doivent conduire à une poursuite des investigations ou, selon le degré d’urgence, à une exploration chirurgicale immédiate par laparotomie ou par cœlioscopie. ■ Des examens complémentaires d’imagerie sont utiles. Leur qualité et leur disponibilité se sont beaucoup améliorées. Une concordance entre l’imagerie et la clinique est évocatrice de lésion chirurgicale. ■ La cœlioscopie augmente le taux de résolution diagnostique. Elle a cependant ses propres risques, et ne semble pas améliorer le pronostic. Elle doit donc être discutée au cas par cas. a douleur est le “maître symptôme” de l’urgence abdominale. Entre 20 et 30 % des patients consultant pour une douleur abdominale aiguë ont une pathologie organique chirurgicale, et, neuf fois sur dix, ils doivent être opérés en urgence. Les autres patients peuvent être traités médicalement, certains sans hospitalisation. Il est donc fondamental de ne pas porter le diagnostic d’urgence chirurgicale par excès, ce qui conduirait de manière injustifiée à une exploration au bloc opératoire. De même, laisser évoluer une urgence chirurgicale sans l’opérer augmente la morbidité et la mortalité (1). La discrimination entre urgence médicale et urgence chirurgicale n’est pas facile. C’est sur un fais- L * Service de chirurgie générale, hôpital de la Pitié, Assistance publique, hôpitaux de Paris (AP-HP), université Pierre-et-Marie-Curie (Paris-VI), Paris. 254 ceau d’arguments cliniques et paracliniques que la décision d’opérer ou non doit être prise. EXAMEN CLINIQUE L’interrogatoire du malade ou de son entourage est capital. Il s’attache à préciser les antécédents médico-chirurgicaux, et recherche la notion d’une prise médicamenteuse (corticoïdes, anti-inflammatoires non stéroïdiens, anticoagulants) ou d’un traumatisme abdominal, même ancien. L’analyse de la douleur doit être rigoureuse. Sont précisés son mode d’installation – brutal ou plus insidieux – son siège initial, son type et ses irradiations, son caractère évolutif, son intensité, les facteurs déclenchants ou de soulagement, et l’existence d’épisodes douloureux identiques mais moins intenses dans les semaines ou les mois précédents (2). L’intensité de la douleur spontanée est un bon élément d’orientation chirurgicale, même s’il n’est pas suffisant. En effet, une douleur très intense peut révéler un infarctus mésentérique, urgence chirurgicale absolue, comme une pancréatite aiguë, dont le traitement est toujours médical au stade initial. De même, une douleur modérée, sans défense ni contracture, peut être le seul témoin faussement rassurant d’une péritonite, surtout chez le sujet âgé ou immunodéprimé. Les signes d’accompagnement sont essentiels : fièvre, frissons, amaigrissement involontaire et récent, sensation de malaise, nausées, vomissements, diarrhée ou constipation inhabituelles, hémorragie digestive, ou troubles mictionnels. L’interrogatoire est complété par une mesure de la température rectale, du pouls radial et de la pression artérielle. L’inspection du patient précise son aspect général, celui de ses conjonctives (pâleur, subictère) et de sa langue, son état de conscience, l’existence de sueurs. L’inspection de l’abdomen recherche une cicatrice abdominale, un météorisme diffus ou localisé, des mouvements péristaltiques sous la peau des sujets maigres, et apprécie la mobilité de la paroi abdominale lors des mouvements respiratoires. L’existence d’une douleur abdominale à la palpation douce chez un malade détendu, superposable à la douleur spontanée, est suspecte de lésion chirurgicale, surtout si elle est associée à une défense ou, a fortiori, à une contracture abdominales. On doit en La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 6 - vol. VII - novembre-décembre 2004 D O S S I E R T préciser la localisation exacte, et lorsque les signes sont diffus, le siège où ils sont maxima. La palpation est complétée par l’examen des orifices herniaires. La percussion et l’auscultation de l’abdomen sont moins contributives. Un pneumopéritoine ou un épanchement liquidien intrapéritonéal sont difficilement décelés par le seul examen clinique, beaucoup moins performant que des examens morphologiques simples et facilement accessibles. L’auscultation recherche un souffle vasculaire et apprécie l’existence ou l’absence de bruits hydroaériques. Les touchers pelviens étudient le cul-de-sac de Douglas, seul endroit de l’organisme où le péritoine est accessible à l’examen clinique. Une inflammation péritonéale se traduit par une douleur à ce niveau, à la face antérieure du rectum à bout de doigt. Le toucher vaginal est systématique devant tout syndrome douloureux abdomino-pelvien chez la femme. Il recherche une douleur à la mobilisation utérine, une hémorragie utérine, des leucorrhées, et il apprécie la taille de l’utérus et l’état des annexes. La bandelette urinaire termine l’examen clinique. Au terme de cet examen, la décision d’opérer ou non en urgence doit être prise. Dans un certain nombre de cas, l’impression clinique est suffisante pour prendre cette décision, qui ne doit pas être retardée. C’est le cas, par exemple, d’une contracture abdominale ou d’une tuméfaction pariétale irréductible et douloureuse, témoignant d’une hernie ou d’une éventration étranglées. Des signes moins spécifiques doivent alarmer et faire évoquer le diagnostic de lésion organique (3, 4) : un amaigrissement, une douleur spontanée persistante sous anti-inflammatoires non stéroïdiens ou corticoïdes, ou une hémorragie digestive. À l’inverse, une douleur, même intense, évoluant depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois, est plutôt évocatrice de lésion non chirurgicale et ne doit pas conduire à une laparotomie immédiate. EXAMENS COMPLÉMENTAIRES Des examens complémentaires peuvent aider au diagnostic. Leur prescription doit être guidée par les conclusions de l’examen clinique. Examens biologiques et ECG Ces examens ne sont pas systématiques. Ils ne sont pratiqués qu’en cas de doute diagnostique ou, éventuellement, dans le cadre d’un bilan préopératoire après l’examen clinique du médecin anesthésiste. La numération globulaire avec formule sanguine, le ionogramme sanguin avec urée sanguine et créatininémie, la calcémie, la glycémie, une hémostase, une lipasémie, une CRP (C-reactive protein) peuvent contribuer au diagnostic en association avec le résultat de l’examen clinique et de l’imagerie, mais aucun n’est spécifique. Les autres examens biologiques ne sont demandés qu’en fonction des données de l’examen clinique. L’électrocardiogramme (ECG) est systématique devant toute douleur abdominale inexpliquée, surtout chez le sujet âgé aux antécédents vasculaires connus ou supposés (tabagisme). Imagerie Les explorations morphologiques sont le plus souvent limitées en urgence aux radiographies du thorax et de l’abdomen sans prépa- H É M A T I Q U E ration (ASP) et à une échographie abdominale. Les ASP comprennent des clichés de face debout et de face couché, et un cliché centré sur les coupoles diaphragmatiques. L’échographie abdominale est très utile en urgence, mais ne peut cependant faire à elle seule tous les diagnostics. Elle doit donc être prescrite avec modération. Ses limites, en urgence, sont liées à l’existence d’un iléus réflexe très fréquent qui gêne la visualisation des organes intraou rétropéritonéaux par la présence de nombreux gaz dans le tube digestif. Le scanner abdomino-pelvien avec et sans injection de produit de contraste et/ou opacification digestive est également très performant, mais il nécessite le transfert du patient jusqu’au lieu de l’examen, ce qui n’est pas toujours réalisable. EN PRATIQUE Il n’existe pratiquement aucun argument incontestable pour définir un abdomen aigu chirurgical. Certains diagnostics doivent cependant conduire à une intervention en urgence : la fissuration ou la rupture d’un anévrysme de l’aorte, la perforation d’un organe creux (pneumopéritoine), une défaillance multiviscérale avec des douleurs abdominales même modérées sans autre point d’appel chez un patient âgé ou immunodéprimé, une occlusion du grêle avec douleur spontanée persistante malgré la mise en place d’une sonde gastrique en aspiration, une occlusion colique avec douleur et défense abdominales, ou encore une péritonite, quelles qu’en soient l’origine ou l’expression clinique, qu’il existe ou non une contracture ou une défense abdominales, surtout si elle s’accompagne d’un syndrome septique généralisé. Parmi ces urgences, il faut bien sûr inclure l’appendicite aiguë, qui est le diagnostic chirurgical le plus fréquent motivant une consultation pour douleur abdominale aiguë (1, 5). L’appendicite aiguë pose un problème spécifique par sa fréquence et ses difficultés diagnostiques. Rappelons que le diagnostic est clinique, mais que le tableau typique n’est pas le plus fréquent. Une intervention chirurgicale ne doit pas être décidée sur la seule biologie : l’association d’une hyperleucocytose et d’une CRP élevée a une spécificité correcte, de l’ordre de 80 %, mais une sensibilité faible à 40 % (6). Les examens morphologiques doivent être disponibles en urgence et leur interprétation dépend beaucoup de l’expérience du radiologue. L’échographie a fait beaucoup de progrès et peut être proposée chez la jeune femme avec une douleur pelvienne ou hypogastrique (ce qui permet, en outre, d’éliminer une pathologie annexielle), ou chez l’homme jeune avec tableau clinique atypique. La sensibilité de l’échographie varie de 79 % à 95 % et sa spécificité de 78 % à 89 % (7-9). La non-visualisation de l’appendice en échographie a une valeur prédictive négative de 90 %, mais le signe le plus fiable en faveur d’une appendicite semble être un appendice de diamètre supérieur ou égal à 6 mm avec une sensibilité et une spécificité de 98 % (6). Le scanner doit être réservé aux patients âgés, immunodéprimés ou obèses, ou aux échecs de l’échographie (10, 11). Ce schéma diagnostique, de plus en plus utilisé, devrait permettre de diminuer le taux des appendicectomies injustifiées. Comme nous l’avons vu, les vraies urgences chirurgicales sont relativement rares. D’autres tableaux cliniques doivent faire rechercher une pathologie chirurgicale organique qui peut conduire à une La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 6 - vol. VII - novembre-décembre 2004 255 D O S S I E R T intervention à court ou à moyen terme. Ils représentent environ 2 à 3 % des patients vus en urgence pour une douleur abdominale aiguë (1). C’est le cas de certains syndromes occlusifs du grêle sur adhérences intrapéritonéales postopératoires, des diverticulites sigmoïdiennes, des ischémies mésentériques chroniques ou de cancers digestifs (pancréas, estomac, colorectal) ou autres (essentiellement gynécologiques). À la douleur abdominale aiguë peuvent être associés une anémie, une hémorragie digestive, une altération de l’état général, des perturbations du bilan hépatique, une ascite ou un état septique. L’interrogatoire retrouve en fait souvent la notion de douleurs évoluant depuis quelques semaines ou quelques mois. La majorité des patients consultant en urgence pour une douleur abdominale aiguë ont une pathologie médicale, abdominale ou non, qui va régresser rapidement sous traitement spécifique. Enfin, entre un quart et un tiers des patients ont une douleur abdominale non spécifique qui va régresser spontanément ou après un court traitement antalgique aspécifique, et dont l’origine ne sera pas retrouvée (12). CONCLUSION Les douleurs abdominales aiguës sont le témoin d’une urgence chirurgicale chez une minorité de malades. La cœlioscopie a simplifié la prise en charge et le traitement d’une grande partie d’entre eux. Elle ne doit cependant pas prendre le pas sur l’examen clinique ni sur les examens complémentaires peu ou pas invasifs (scanner, échographie) à la phase diagnostique. Une observation “armée” des malades dont le tableau clinique n’est pas typique permet le plus souvent d’éviter une intervention chirurgicale et une anesthésie générale inutiles. Cette surveillance en milieu hospitalier doit être courte et conduire, au moindre doute, à une exploration chirurgicale par cœlioscopie ou laparotomie en fonction du terrain et de la pathologie suspectée. ■ Mots-clés : Abdomen - Douleur - Cœlioscopie - Laparotomie. Keywords: Abdomen - Pain - Laparoscopy - Laparotomy. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E H É M A T I Q U E La cœlioscopie diagnostique La cœlioscopie est fiable dans le diagnostic étiologique des douleurs abdominales aiguës (13-15).Elle ne doit cependant pas être considérée comme un examen complémentaire supplémentaire. Elle a ses propres risques,bien connus (plaies digestives ou vasculaires, complications du pneumopéritoine) et impose classiquement une anesthésie générale, qui conduit elle-même à un certain nombre de complications. Elle a également des limites dans le diagnostic des lésions intrapéritonéales,notamment au niveau du grêle (16).Le bénéfice d’une cœlioscopie précoce dans l’exploration des douleurs abdominales non spécifiques reste à démontrer.Le taux rapporté de 20 % (17) à 33 % (18) de cœlioscopies exploratrices pour suspicion d’appendicite aiguë n’est pas tolérable.L’adjonction d’une cœlioscopie diagnostique à un scanner abdominal augmente la rentabilité diagnostique.Néanmoins, notamment dans le cadre de la suspicion d’appendicite chez le sujet âgé,son apport ne réduit ni la mortalité ni la morbidité globale de la thérapeutique par rapport aux patients n’ayant eu qu’un scanner abdominal (19). Il n’en reste pas moins que la cœlioscopie a pris une place décisive dans le traitement de pathologies chirurgicales responsables de douleurs abdominales aiguës.Elle a de nombreux avantages lorsqu’elle est proposée à bon escient.Elle diminue les douleurs et la consommation d’antalgiques,raccourcit la durée de l’hospitalisation et réduit le risque pariétal. Elle permet en outre de traiter la majorité des lésions chirurgicales,en particulier les appendicites,les perforations d’ulcère duodénal ou les occlusions aiguës du grêle sur bride intrapéritonéale. Elle appartient donc,à part entière,à l’arsenal diagnostique mais surtout thérapeutique,à condition de poursuivre l’intervention par laparotomie au moindre doute ou en cas de difficulté imprévue.Dans ces cas,la conversion en laparotomie ne doit pas être considérée comme un échec, mais comme une attitude de prudence et de raison. ■ S 1. Irvin TT. Abdominal pain: a surgical audit of 1190 emergency admissions. Br 10. 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