DOSSIER Quand le cerveau est un problème pour les cardiaques Limites cérébrales du traitement anticoagulant en cas de fibrillation atriale Neurological constraints of anticoagulant treatment in atrial fibrillation C. Guidoux* C ompte tenu du vieillissement de la population, la fibrillation atriale (FA) – dont la prévalence augmente avec l’âge – devient un problème majeur de santé publique. Son risque principal est l’infarctus cérébral (IC), souvent grave, mais les anticoagulants réduisent de 70 % le risque de première embolie cérébrale chez les patients en FA. Cependant, le risque d’hémorragie cérébrale lié à ces traitements est multiplié par 10. En pratique quotidienne, le clinicien confronté au problème de l’instauration d’un anticoagulant doit réfléchir au bénéfice attendu, mais aussi au risque hémorragique qui est différent si l’on traite un patient en phase aiguë d’un IC ou à distance. L’émergence des nouveaux anticoagulants oraux (NACO) est une véritable révolution, à la fois sur le plan de la maniabilité et sur celui du risque hémorragique, notamment cérébral, mais n’a cependant pas résolu tous les problèmes. L’utilisation de ces traitements chez des patients de plus en plus âgés, polypathologiques, ayant souvent des troubles cognitifs et/ ou des risques de chute, rend leur généralisation difficile. Traitement anticoagulant : efficace, mais à quel prix ? * Service de neurologie et centre d’accueil et de traitement de l’attaque cérébrale, hôpital Bichat-ClaudeBernard, Paris. Le bénéfice du traitement anticoagulant a clairement été démontré pour réduire les IC dus à la FA, à la fois en prévention primaire (risque estimé par les scores CHA2DS2 ou CHA2DS2-VASc) et secondaire. Le risque relatif d’IC en cas de FA non rhumatismale est multiplié par 5, et le risque absolu d’IC 18 | La Lettre du Cardiologue • n° 468 - octobre 2013 est élevé chez ces patients (estimé à 5 % par an). D’autre part, ces IC d’origine cardioembolique sont souvent cliniquement et radiologiquement sévères, en raison de leur grande taille. Leur risque de récidive et leur mortalité, précoce et tardive, sont par ailleurs plus élevés que les autres causes d’IC. Le but du traitement anticoagulant est donc de prévenir la survenue de ces IC, qui sont une complication fréquente, mais surtout grave, de la FA. Il a été établi que les anticoagulants réduisaient de 70 % le risque de première embolie cérébrale chez les patients en FA. Cependant, l’instauration de ces traitements doit être encadrée d’un maximum de précautions et repose sur l’évaluation du bénéfice attendu des antivitamines K (AVK) ou des NACO en comparaison de leur risque hémorragique, en particulier cérébral. En effet, les hémorragies cérébrales sont une des complications les plus graves de l’anticoagulation orale au long cours. Identification des patients “à haut risque hémorragique” La stratification du risque hémorragique peut notamment être obtenue grâce au score HAS-BLED (hypertension, dysfonction rénale, dysfonction hépatique, âge supérieur à 65 ans, antécédent d’AVC, épisode de saignement, International Normalized Ratio [INR] labile, polymédication, prise régulière d’alcool, 1 point par item) [1]. Avec un score HAS-BLED supérieur à 3, l’anticoagulation pourrait alors être rediscutée. Néanmoins, compte tenu du risque élevé d’IC en cas de FA, comme cela Points forts »» Le traitement anticoagulant permet de réduire le risque de survenue ou de récidive des infarctus cérébraux liés à la fibrillation atriale. »» Néanmoins, il est essentiel, avant d’instaurer un traitement anticoagulant (antivitamines K ou nouveaux anticoagulants [NACO]), d’évaluer le bénéfice attendu du traitement mais aussi les risques liés à celui-ci, en particulier les complications hémorragiques. »» Les traitements anticoagulants multiplient par 10 le risque d’hémorragie intracérébrale. »» Les NACO sont une véritable révolution sur le plan de la maniabilité et du risque hémorragique, notamment cérébral, mais n’ont cependant pas résolu tous les problèmes. »» Il faut limiter les facteurs de risque hémorragique et l’association des traitements qui font saigner (par exemple AVK et antiagrégants plaquettaires) quand cela n’est pas indiqué. a été développé ci-dessus, il est souvent bien plus difficile en pratique d’avoir une réponse et une attitude pleinement tranchées. Avant toute décision de prescription, il est indispensable de recueillir et de prendre en compte les éléments suivants : âge, fonction rénale, contrôle de la pression artérielle, poids corporel, comorbidités et éventuelles interactions médicamenteuses. Il faut par ailleurs être attentif à la survenue d’hémorragie, en particulier au cours du relais des traitements anticoagulants (héparine, AVK, NACO), lors d’une association à un traitement antiplaquettaire ou en cas de polymédication. En dehors de ces paramètres, certains marqueurs cérébraux identifiés par l’IRM pourraient, à l’avenir, fournir des éléments supplémentaires pour évaluer le risque hémorragique des patients à l’échelle individuelle. Il a été montré que la présence d’une leucoaraïose (correspondant à des hypersignaux de la substance blanche périventriculaire dans le cerveau à l’IRM [figure 1A]) était associée à un risque plus élevé d’hémorragie cérébrale au cours d’un traitement anticoagulant. Quant aux microbleeds, qui correspondent à de petites lésions arrondies mises en évidence sur une séquence spécifique d’IRM (T2* ou écho de gradient, [figure 1B]), ce sont des marqueurs de la sévérité de la microangiopathie qui sont associés à un surrisque hémorragique, mais leur caractère potentiellement favorisant d’hémorragie cérébrale sous anticoagulant reste encore à démontrer. À l’heure actuelle, il n’est pas justifié de tenir compte de la leucoaraïose ni des microbleeds pour décider d’anticoaguler un patient. Sur le plan neurologique, la principale contre-indication aux anticoagulants est l’antécédent d’hémorragie cérébrale (y compris les hémorragies cérébrales survenant sous anticoagulants). Comme il existe un risque important de nouveau saignement après une hémorragie cérébrale, certains auteurs proposent un arrêt définitif de l’anticoagulation en cas de FA non valvulaire lorsque la localisation est hémisphérique (lobaire), et une reprise possible lorsque la localisation touche les noyaux gris centraux. La Haute Autorité de santé recommande un arrêt définitif du traitement anticoagulant en cas d’hémorragie intracrânienne à localisation hémisphérique et de FA non valvulaire (2). Fibrillation atriale Anticoagulants Infarctus cérébral Hémorragie cérébrale Highlights Antivitamines K Le traitement par AVK réduit le risque d’IC (invalidants ou non) de 64 % versus placebo et de 39 % versus antiplaquettaires (3). En revanche, les hémorragies cérébrales liées à ce traitement représentent 10 à 15 % de l’ensemble des complications hémorragiques des AVK et la quasi-totalité des complications mortelles. Leur incidence annuelle va de 0,25 à 1,1 % et peut atteindre jusqu’à 1, 8 % chez les patients ayant un antécédent d’AVC. Les hémorragies cérébrales survenant chez les patients sous anticoagulants ont un volume, un risque d’extension et une mortalité supérieurs aux hémorragies dites “spontanées”. La surmortalité générée par la prise d’AVK est fortement dose-dépendante et le surdosage en AVK reste le facteur de risque le plus fortement associé au risque de survenue d’hémorragie cérébrale. Les autres facteurs de risque d’hémorragie cérébrale pour les patients sous AVK au long cours sont l’âge, l'instauration récente de l’anticoagulation, un INR fluctuant et élevé et une pathologie cérébrovasculaire associée. Il a été montré que les praticiens devant prescrire des AVK faisaient preuve d'une certaine réticence et que les AVK étaient “sous-utilisés”, compte tenu du risque de surdosage et de leurs complications hémorragiques. D’autre part, il faut éviter d’associer des médicaments qui potentialisent le risque hémorA Mots-clés »» Atrial fibrillation-related stroke can be reduced by to-thirds by an effective anticoagulation. »» Nevertheless anticoagulant therapy increases hemorrhages, intracranial hemorrhage in particular. »» New oral anticoagulants have predictable anticoagulant effects, low propensity for drug interactions and lower rates of intracranial hemorrhage but they have also some limitations. »» In order to prevent severe bleeding, it is necessary to avoid the association of treatments that increase the risk of bleeding (as VKA and aspirin for example). Keywords Atrial fibrillation Anticoagulant treatment Ischemic stroke Intracranial hemorrhage B Figure 1. IRM cérébrale en séquence FLAIR mettant en évidence des hypersignaux de la substance blanche (flèches) autour des ventricules latéraux qui correspondent à une leucoaraïose (A) ; IRM cérébrale en séquence T2* (ou écho de gradient) qui montre des lésions arrondies en hyposignal, correspondant à des microbleeds (flèches) [B]. La Lettre du Cardiologue • n° 468 - octobre 2013 | 19 DOSSIER Quand le cerveau est un problème pour les cardiaques Limites cérébrales du traitement anticoagulant en cas de fibrillation atriale A de vitamine K et de facteurs vitamine K-dépendants. Cette association est la plus efficace pour la gestion de toute complication hémorragique sous AVK. Après l’administration des ProthrombineProconvertine-Stuart-B (PPSB), il est recommandé de faire un contrôle immédiat de l’INR, puis de nouveau 6 à 12 heures après l’administration, et de vérifier le taux plaquettaire sur l’hémogramme. Chez les patients porteurs de PVM, la reprise de l’anticoagulation doit être effectuée au décours de l’épisode aigu, dans un délai de 8 à 15 jours, peut-être plus précocement en ce qui concerne les PVM mitrales. Dans les autres indications, la reprise des AVK doit être systématiquement discutée et la substitution par un antiagrégant plaquettaire peut être évoquée. B Figure 2. Scanner cérébral sans injection de produit de contraste, centré sur la fosse postérieure. Infarctus cérébral semi-récent de l’hémisphère cérébelleux gauche (A) ; hyperdensité traduisant la transformation hémorragique de l’infarctus cérébral avec effet de masse et compression du quatrième ventricule (B). ragique. Il n’existe pas d’indication neurologique par exemple à l’utilisation concomitante du traitement antiplaquettaire et du traitement anticoagulant. Cette association, qui augmente le risque hémorragique, est donc à proscrire en dehors des indications formelles (par exemple en cas de stent actif). L’association de l’aspirine à un traitement par AVK double le risque d’hémorragie cérébrale par rapport au risque induit par un traitement par AVK seuls. Pour les hémorragies cérébrales survenant sous AVK, leur gravité et le risque lié à l’augmentation du volume de l’hématome pendant les premières heures expliquent la recommandation formelle d’antagoniser en urgence l’effet des AVK, y compris chez les patients porteurs de prothèses valvulaires mécaniques (PVM). L’objectif est de maintenir l’INR en dessous de 1,5. La recommandation en France est l’administration concomitante en urgence Tableau. Taux de complications hémorragiques (saignement majeur et cérébral) des nouveaux anticoagulants oraux (dabigatran, rivaroxaban et apixaban) par rapport à la warfarine. Étude RE-LY (4) ROCKET-AF (5) ARISTOTLE (6) Traitement Saignement majeur (%) Hémorragie cérébrale (%) Dabigatran (110 mg) 2,71 0,12 Dabigatran (150 mg) 3,11 0,10 Warfarine 3,36 0,38 Rivaroxaban 3,6 0,5 Warfarine 3,4 0,7 Apixaban 2,13 0,24 Warfarine 3,09 0,47 20 | La Lettre du Cardiologue • n° 468 - octobre 2013 Nouveaux anticoagulants oraux Les nouveaux anticoagulants oraux (NACO) – à savoir le dabigatran, le rivaroxaban et l’apixaban – ont eux aussi montré, versus la warfarine, leur efficacité en prévention secondaire de l’IC. Leurs principaux intérêts résident dans leur maniabilité et la réduction du risque d’hémorragie cérébrale. Leur taux de complications hémorragiques, comparativement à la warfarine, est résumé dans le tableau. Ces traitements ont comme avantages d’avoir un effet anticoagulant prévisible (1 ou 2 prises par jour selon les molécules et absence de surveillance de leur taux biologique), et relativement peu d’interactions médicamenteuses. On peut donc espérer que les NACO augmentent le nombre de patients en FA “bien anticoagulés” et réduisent ainsi le nombre d’IC. Néanmoins, il reste tout de même à développer des antidotes rapidement efficaces en cas de saignement, ainsi que des tests biologiques standardisés spécifiques, quantitatifs, pour déterminer la concentration plasmatique de ces molécules. Ces traitements vont être prescrits à une population de plus en plus vieillissante, et le problème de l’instauration d’un traitement anticoagulant – qui ne doit pas être banalisé, même si ces molécules sont plus “faciles” d’utilisation – chez des patients présentant des troubles cognitifs ou un risque de chute important, reste préoccupant. Il en est de même chez les patients insuffisants rénaux sévères, pour lesquels ces médicaments sont contre-indiqués. De plus, compte tenu de l’absence de paramètres biologiques spécifiques, il n’est pas possible d’évaluer l’observance du patient et la prise correcte du traitement. Ce dernier paramètre, limité dans les essais DOSSIER thérapeutiques en raison d’une surveillance accrue des patients, est notamment important à déterminer en cas de récidive embolique sous NACO. La question de savoir quel traitement doit être instauré en relais en cas de récidive d’IC lorsque le patient est sous NACO reste aussi en suspens. Cas particulier de la phase aiguë de l’infarctus cérébral L’indication d’une anticoagulation efficace – c’està-dire curative – par héparine non fractionnée ou héparine de bas poids moléculaire en phase aiguë de l’IC reste exceptionnelle à cause du risque de transformation hémorragique cérébrale (ou plus rarement d’hémorragie systémique) lié à ce traitement. Toutes les études à l’heure actuelle ne montrent aucun bénéfice du traitement anticoagulant en phase aiguë de l’IC. Le bénéfice de ce traitement, en particulier chez les patients qui présentent une FA, reste contrebalancé par l’augmentation du risque d’hémorragies intracérébrales symptomatiques (figure 2). À ce jour, l’étude HAEST (the Heparin in Acute Embolic Stroke Trial) est la seule étude réalisée à la phase aiguë de l’IC chez les patients en FA (7). Elle montre que l’héparine (de bas poids moléculaire dans cette étude) augmente le risque hémorragique et que ce traitement n’apporte aucun bénéfice par rapport à l’aspirine à la posologie de 160 mg par jour. En pratique, les recommandations européennes (8) et américaines (9) préconisent de différer le début du traitement anticoagulant, sans qu’un délai optimal soit défini. Il convient donc de rester très prudent sur l’anticoagulation en cas de FA dans les premiers jours. D’autre part, chez ces patients en FA, le risque de récidive ischémique précoce dans les 14 jours qui suivent le premier événement a été estimé entre 4 et 12 % (10,11), et dans l’étude IST, ce taux n’était pas différent entre les patients avec et sans FA (respectivement 3,9 % et 3,3 %) [12]. Aussi, au moins 2 paramètres doivent être pris en compte avant de mettre en place une anticoagulation curative : la sévérité de l’IC (car le risque hémorragique est d’autant plus important que l’IC est étendu) et le risque de récidive ischémique (présence d’un thrombus intracavitaire en particulier). L’anticoagulation curative en phase aiguë d’IC est donc potentiellement dangereuse et ne doit pas être utilisée, sauf exception. En revanche, après un accident ischémique transitoire, un traitement immédiat est recommandée d’emblée. Pour les cardiopathies à haut risque emboligène telles que les thrombus intracardiaques ou les PVM, le traitement anticoagulant doit être mis en place dès que possible. Conclusion Il est essentiel de se poser les bonnes questions avant d’instaurer un traitement anticoagulant (AVK ou NACO) et d’évaluer non seulement le bénéfice attendu du traitement mais aussi les risques liés à celui-ci, en particulier les complications hémorragiques. Le développement de stratégies de plus en plus poussées, notamment avec l’aide de l’imagerie cérébrale, pourra conduire à sélectionner les patients les plus “à risque” de saignement. De plus, pour pallier les inconvénients des traitements anticoagulants, la fermeture de l’auricule est une nouvelle stratégie prometteuse en cours de développement. ■ L ’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. Références bibliographiques 1. Pisters R, Lane DA, Nieuwlaat R, De Vos CB, Crijns HJ, Lip GY. A novel user-friendly score (HAS-BLED) to assess 1-year risk of major bleeding in patients with atrial fibrillation: the Euro Heart Survey. Chest 2010;138(5):1093-100. 6. Granger CB, Alexander JH, McMurray JJ et al. 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