-Thomas Berns- Chargé de recherches au FNRS Centre de

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L'ORIGINAIRE DE LA LOI CHEZ MACHIAVEL.
-Thomas BernsChargé de recherches au FNRS
Centre de philosophie du droit
de l’Université Libre de Bruxelles
L'essentialité de la donnée conflictuelle dans l'analyse machiavélienne de l'histoire romaine,
et plus particulièrement dans l’analyse de la genèse des bonnes institutions, est connue, à
savoir, l'idée que le conflit représente véritablement pour Machiavel la base ontologique du
politique: cette inscription de la loi dans du conflit est telle que la loi ne peut espérer
d’aucune manière s’en extraire ; elle ne peut même pas, pour reprendre une expression de
Lefort, se concevoir comme une "solution"1 qui dépasserait ce fond conflictuel. Le caractère
révolutionnaire de ces affirmations est lui aussi suffisamment connu, et je pense que le
commentaire critique de Guicciardini sur cette thèse de la vitalité des dissensions, est ce qui
permet le mieux de prendre conscience du sacrilège que représente cette thèse vis-à-vis d'une
pensée politique obnubilée par la concorde2, et plus fondamentalement, vis-à-vis d’une
philosophie politique qui ne reçoit son caractère philosophique que par ses présupposés
unifiants:
"Louer les dissensions est comme louer l'infirmité d'un infirme, pour la qualité
du remède qui lui a été appliqué"3.
Machiavel lui-même n'avait-il pas prévu, de façon toute nietzschéenne, l'inacceptabilité de ses
propres thèses, lorsqu'il met dans la bouche de ses détracteurs:
"Ces procédés sont extraordinaires, presque affreux, entendre le peuple uni
crier contre le sénat, et le sénat contre le peuple, tous courant tumultueusement
dans les rues, devoir fermer les boutiques, voir la plèbe s'enfuir de Rome,
toutes choses qui épouvantent déjà rien qu'à être lues."4
Si tout cela me semble suffisamment connu pour que je ne m'y attarde, je souhaite par contre
m'arrêter plus longuement sur ce que permet cette thèse du rôle des dissensions dans la
genèse des bonnes lois; ce qu'elle permet et ce qu'elle permet d'éviter, de la manière la plus
profonde. Ici encore les choses sont connues: à la suite de Polybe, et comme Cicéron et sans
doute Caton, c'est, de manière raccourcie, la thèse d'un bon premier législateur que Machiavel
met résolument de côté, et partant de là, celle d'une connaissance de la loi, si pas celle de la
philosophie. Machiavel met tout cela résolument de côté et s'en donne les moyens,
contrairement à ses prédécesseurs (qui sont contraints d'arrêter leur analyse au simple constat
C. LEFORT, "Machiavel et la verità effetuale", in: Ecrire - A l'épreuve du politique, Paris, 1992, p.175.
Cfr. à ce sujet les chapitres II et III de la partie consacrée à Machiavel de mon livre Violence de la loi à la
Renaissance. L’originaire du politique chez Machiavel et Montaigne, Paris, KIMÉ, sous presse.
3
F. GUICCIARDINI, Dalle "considerazioni intorno ai Discorsi del Machiavelli sopra la 'Prima Deca' di Tito
Livio", in: F. GUICCIARDINI, Opere, éd. par R. PALMAROCCHI, Bari, 1933, vol. VIII, p.10; je traduis.
4
N. MACHIAVELLI, Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, Livre I, Chapitre 4, références désormais
mentionnées dans le texte, sous la forme suivante: Disc. I, 4, p.82-83 [in: N. MACHIAVELLI, Tutte le opere, a cura
di M. Martelli, Sansoni editore, Firenze, 1971]; je traduis.
1
2
1
de la vertu romaine, pour ne pas verser dans une histoire providentielle): grâce justement à sa
thèse des dissensions, il peut définir le moteur de cette dynamique de la loi, une dynamique
opposée à l'idée d'un bon premier législateur et à laquelle Rome doit ses bonnes institutions.
La thèse de la vitalité des dissensions s'élabore en effet, dans les premiers chapitres des
Discorsi, essentiellement à l'aide d'une comparaison de l'histoire romaine aux exemples
spartiate et vénitien, au rythme donc d'un rejet de la thèse "grecque" du bon premier
législateur. Nous connaissons les arguments étayant cette opposition: désir incontournable du
peuple de ne pas être dominé et intérêt du peuple dans l'expansion militaire; en conséquence,
maintien de la vertu et capacité de Rome à faire face à l'histoire tout en s’y exposant, etc.
Mais l’énigme sur laquelle je veux m’arrêter est que tous ces développements n'effacent pas
pour autant le nom de Romulus ni l'importance qu'octroie Machiavel au rôle des premiers
législateurs romains.
"Ceux qui liront quelle fut l'origine de la cité de Rome, organisée par quels
législateurs et comment, ne s'étonneront pas que tant de vertu se soit
maintenue pour plusieurs siècles dans cette cité" (Disc. I, 1, p.77).
En effet, si l'origine de Rome est fondamentalement distincte de celle de Sparte qui fut
légiférée "d'un trait" (Disc. I, 2, p.79) de telle sorte qu'on n'eût plus besoin de corriger ses lois,
elle se distingue tout aussi radicalement de la cité la "plus malheureuse", qui dès le début,
"par ses institutions, s'est absolument écartée du droit chemin [diritto cammino]"; pour cellelà, "il est presque impossible, que par quelque accident, elle se rajuste". Les cités comme
Rome, au contraire,
"quoique n'ayant pas la constitution parfaite, ont acquis de bons principes [ont
pris le bon départ: hanno preso il principio buono], et capables de s'améliorer,
peuvent devenir parfaites par le cours des événements [per la occorrienza
degli accidenti]" (Ibid.).
Ou encore, si les premières institutions romaines
"furent défectueuses, néanmoins elles n'étaient pas opposées au droit chemin
[diritta via] qui pouvait les conduire à la perfection" (Disc. I, 2, p.81).
Ce qu'il s'agit donc de comprendre, c'est l'origine si modeste, si humaine, si peu
philosophique de ce qui n'est pas parfait sans pour autant s'écarter du droit chemin. Cette
origine, à ce stade, semble ne s'exprimer que de manière négative, par opposition à l'origine
parfaite mais si peu réaliste, définie par un Lycurgue:
"ce que n'avait pas fait un législateur, le hasard le fit. Car, si la première
fortune n'échut point à Rome, la seconde lui échut bien..." (Ibid.)
Cette origine s'exprime négativement, c'est-à-dire ne s'exprime qu'eu égard à ce à quoi elle
donne lieu "par hasard et en plusieurs fois, et au gré des événements [secondo li accidenti]"
(Disc. I, 2, p.79), une origine qui, pour être dite, renvoie donc à ce qui survient ensuite et
qu’elle n’a pas déterminé mais auquel elle s’est plutôt exposée.
2
Mais ce "cours des événements" qui permet d'acquérir la constitution idéale ne dépend pas
pour autant, selon Machiavel, du seul hasard. C'est ce qu'il affirme explicitement dans le
Disc. I,4, lorsqu'il répond aux "détracteurs" de Rome qui, étant donné son "désordre", ne
justifient sa grandeur que par sa fortune et sa force militaire:
"On ne peut d'aucune manière appeler, avec raison, désordonnée, une
république où il y a tant d'exemples de vertu; parce que les bons exemples
naissent de la bonne éducation; la bonne éducation des bonnes lois; et les
bonnes lois de ces tumultes que beaucoup condamnent inconsidérément".
(Disc. I, 4, p.82)
La force de Machiavel est en quelque sorte de ne pas répondre, de ne pas donner de solution,
et donc de répéter le dilemme du rapport de l'ordre au désordre en l'intégrant à la loi, en le
rendant essentiel à elle. Les tumultes romains ne doivent pas être condamnés comme simple
désordre, et ce, au nom d'un raisonnement circulaire: ces tumultes ne se font pas au détriment
de la vertu; or ces exemples de vertu surviennent grâce à l'éducation des lois et ces mêmes
lois naissent des tumultes. Les tumultes n'engendreraient pas de bonnes lois s'ils n'étaient pas
déjà eux-mêmes marqués par la vertu que dispensent ces lois. Le désordre permet l'ordre dans
la mesure où l'ordre a aussi toujours déjà précédé ce désordre, mais sans pour autant
l'empêcher puisque seul le désordre nous permet de penser la naissance de l'ordre. Ou alors,
pour se placer maintenant du point de vue de la vertu, cette vertu exclusivement politique
dont je fais le véritable fond -souvent impensé- du républicanisme et de son historiographie,
cette vertu est maintenue dans les tumultes par ce qui naît d'eux: la loi. Cette dernière ne
s'appréhende donc que dans ce type de relation circulaire, d'apparence aporétique, entre deux
discours totalisants sur la loi: celui de la loi qui ne peut être issue que des nécessités de
l'histoire, et celui de la loi qui doit toujours avoir déjà organisé cette histoire. La principale
gageure de l'ensemble des Discorsi consisterait alors à formuler une sorte d'immanentisme de
la loi à l'histoire qui ne sombre jamais dans la passivité, qui au contraire représente aux yeux
de Machiavel le summum de l'activité, le summum de la vertu, ou encore qui ne s'appréhende
que comme engagement : l’engagement décisif d’une exposition risquée à l’histoire.
Je voudrais me concentrer sur ce paradoxe, mais en ne le traitant que du point de vue du
rapport de ce "cours des événements" qui a effacé l'importance de l'origine, avec cette même
origine qu'il a effacée et qui pourtant conserve son efficace. Autrement dit, dans quelle
mesure ce cours des événements qui seul 'fait' les bonnes lois dépend-il encore de cette
origine qui elle-même ne parvient pas à être déterminée sinon en renvoyant à ce cours des
événements?
Cette question est suscitée par les premiers chapitres des Discorsi qui, comme on l'a vu, tout
en opposant une détermination originaire et définitive de la loi par Lycurge5, à son
élaboration au gré des événements par la vitalité des dissensions, comme à Rome, ne taisent
pas pour autant l'importance des actes de Romulus, sans toutefois les spécifier sinon par ce à
quoi ils donnèrent lieu, à savoir la relation circulaire de la loi aux dissensions. Autrement dit,
quel est ce droit chemin entamé par Romulus qui ne présuppose pas un droit défini? Ou
encore: pourquoi Machiavel doit-il mentionner le rôle de Romulus alors que son but semble
Et derrière l’exemple spartiate, nous trouvons l’exemple vénitien que Georges de Trébizonde conçoit
explicitement comme la transposition effective des préceptes de Platon dans les Lois ; voir à ce sujet le chapitre
II.3.2 de mon livre Violence de la loi, Op. cit.
5
3
être de le réduire au néant ? Notons d'ores et déjà que cette question est double: quel est le
rôle de Romulus eu égard à l'histoire qui suivit et qui seule semble être déterminante? Et,
peut-on évoquer ce rôle sans l'avoir au préalable vidé de toute consistance au profit de
l'histoire qui suit Romulus, et pourquoi? Ce rôle peut-il être compris autrement que comme
activement indéterminé au préalable?
Cette question reçoit toute son urgence de par le fait que dès le Disc. I,9, c'est-à-dire
immédiatement après les principaux chapitres permettant l'élaboration de la thèse des
dissensions, thèse qui efface l'importance du rôle d'un législateur originaire, Machiavel
revient sur le rôle de Romulus, en insistant sur la nécessité que ce dernier se fut isolé au
pouvoir, entre autres par un crime fratricide, pour tenir son rôle. Le moment originaire semble
ainsi récupérer sa prépondérance dans la genèse de la grandeur romaine, a fortiori s'il justifie
un crime et l'isolement au pouvoir.
Les enjeux de ce débat sont particulièrement lourds; énumérons-les rapidement. S'agit-il là
d'une incohérence interne aux Discorsi, qui consisterait à donner deux causes opposées à la
grandeur et aux institutions romaines: l'une dans l'histoire grâce aux dissensions, l'autre à
l'origine par un législateur de surcroît isolé. Ce double discours machiavélien se justifie-t-il
par des éléments extérieurs, à savoir un Machiavel qui après s'être penché spontanément sur
la république prend conscience, étant donné le contexte florentin, des exigences d'une
situation corrompue? Faut-il relier ce Disc. I,9 (ainsi que les Disc. I,17, 18, 49, 55... qui lui
sont proches) aux enjeux du Principe, et installer une rupture idéologique à l'intérieur de
l'oeuvre machiavélienne, ou du moins la prise en compte d'objets fondamentalement
différents? Notons aussitôt l'épaisseur historique de ce qui se jouerait dans cette rupture: la
naissance de la Modernité peut-elle s'articuler exclusivement au souvenir du Principe comme
texte ayant permis "l'émancipation du politique", un souvenir à la fois positif dans la mesure
où cette indépendance du politique est incontournable, et négatif dans la mesure où il s'agirait,
contre l'instabilité absolue dans laquelle elle a inscrit le pouvoir, de reconstruire une
rationalité de celui-ci; un souvenir qui serait à lui seul constitutif de la naissance du Droit
naturel moderne comme ne portant, corollairement à sa construction d'une théorie rationnelle
de la souveraineté, que sur un sujet dont la liberté pourra être protégée dans la seule mesure
où il fut préalablement assujetti, c'est-à-dire exclu d'un pouvoir originaire qui se définira en
effet comme mystérieux et secret, etc. Pour logique que soit cette genèse de la Modernité, on
aimerait récupérer la question citoyenne et le rapport intime de la loi à l'histoire, tels qu'on les
trouve dans les Discorsi, et pas seulement dans une tradition républicaine parallèle, telle que
retracée par exemple par J. G. A. Pocock, tradition qui, en se mouvant en marge de la
Modernité libérale, ne peut éviter, pour être bref, de rester trop extérieure à elle. On aimerait
récupérer cette donnée civique qui transite par une exposition de la loi à l’histoire, c'est-àdire, de mon point de vue, on doit pouvoir montrer que les deux genèses de la loi présentées
ne sont pas opposées, qu'il n'y a donc tout simplement pas de rupture entre le Principe et les
Discorsi, de la même manière qu'au sein de ces Discorsi, la question de l'origine violente
romuléenne du Disc. I,9 découle directement de ce qui a été dit avant sur la naissance
progressive des bonnes institutions dans les dissensions politiques. S'il peut ne pas y avoir
rupture, alors on disposera d'une position tenable soit pour critiquer l'univocité libérale de la
Modernité au nom de son silence sur les questions décrites au début des Discorsi, soit pour
affirmer qu'elle ne peut principiellement les avoir tues (que donc la Modernité présuppose
toujours ces questions, fût-ce sur le mode d’un oubli fondateur) en ce que la position
originaire du Principe n'est concevable qu'eu égard à la position historique des Discorsi et
4
réciproquement (ou encore que ces deux textes doivent obligatoirement se contenir l'un
l'autre).
Si un lien nécessaire peut être établi entre le Disc. I,9, et les thèses qui le précèdent, il faut
veiller aussi à ce que ce lien puisse justifier de manière tout aussi essentielle le fait que ce
chapitre ne survienne qu'après qu'ait été mis de côté le moment originaire sur lequel il porte
au profit, à contre-courant de toute chronologie, de ce à quoi il aurait toujours déjà dû donner
lieu. Exprimé du strict point de vue d'une logique de l'origine, le problème à résoudre se
conçoit de la manière suivante: toute détermination de l'origine (par exemple un Lycurgue
connaissant la loi, Venise supposant la lecture de Platon) lui fait perdre sa valeur originaire.
Dès lors, il faut concevoir l'originaire comme indétermination pour qu’il soit véritablement
originaire, c'est-à-dire, car on ne peut se contenter d'une passivité qui supprime tout
simplement l'originaire, comme ce qui ne s'aborde qu'au travers de l'affirmation (toute
'active') de sa propre indétermination. Et de ce point de vue, la teneur violente du moment
romuléen sera, comme nous le verrons, particulièrement illustrative.
En quoi consiste la problématique abordée dans le Disc. I,9? Elle consiste dans l'idée d'une
"convenance" entre le fratricide romuléen, c'est-à-dire le fait de s'être isolé au pouvoir par la
violence, et l'histoire ouverte et exposée des institutions romaines qui s'ensuivit, idée que
Machiavel exprime de la sorte, selon une formule qui sera immédiatement réduite en
caricature machiavélique d'une fin qui justifie les moyens:
"Conviene bene, che, accusandolo il fatto, lo effetto lo scusi" ("Il convient
bien, que, le fait l'accusant, l'effet l'excuse"). (Disc. I,9, p.90)6
Si l'effet qui excuse, que préfigure la création par Romulus d'un Sénat mentionnée ensuite par
Machiavel, renvoie à une ouverture des institutions à l'histoire, à ce laisser advenir de
l'histoire romaine qui ne suppose jamais une détermination des institutions, je voudrais
maintenant tenter de comprendre la valeur nécessaire du moment originaire et violent, et donc
du fait qui accuse, au nom de la seule logique mise en place durant les premiers chapitres des
Discorsi qui semblaient exclure ce moment originaire.
Sur cette base, ce moment romuléen semble devoir être réduit à sa seule expression violente,
une expression d'autant plus violente qu'elle n'est alors que cela: elle ne peut en effet être plus
dans la mesure où tout "contenu", toute détermination de la loi qui estomperait cette violence,
ont été écartés de ce moment originaire au profit d'une détermination progressive de la loi
dans l'histoire. Dès lors, pour cerner la portée de ce moment romuléen, il faut l'exprimer en
tenant compte des différents points de vue mis en jeu: originarité, violence et indétermination.
C'est parce que ce moment est violent, qu'il peut être indéterminé et originaire, et
réciproquement, en se plaçant des trois points de vue mentionnés, le tout, contrairement à un
Lycurgue qui présuppose toujours la détermination de ce qui est bon, qui résiste à toute
originarité en la repoussant là où Machiavel la diffère, et qui donc évite la question de la
J'ai longuement analysé ce passage, de manière à définir cette "convenance" de la loi à la violence, c'est-àdire le fait que l'une "vienne avec" l'autre, dans les articles suivants: "Legge e violenza", in: Filosofia politica,
1996, 1, p.91-103, "Violence de la loi. A partir du Chapitre 9 du Livre I des Discorsi de Machiavel", in: Les
archives de philosophie du droit et de philosophie sociale (ARSP), 1996, 4, p.553-561, "L'antimachiavélisme de
Machiavel", in: Problèmes d'histoire des religions, Tome 8: L'antimachiavélisme de la Renaissance aux
Lumières, éd. par A. Dierkens, 1997, p.30-42.
6
5
violence. Qu'est-ce que la combinaison nécessaire de ces trois données -originarité, violence
et indétermination- permet de penser? Elle permet de maintenir l'idée active de la vertu (ou
encore de ne pas tomber dans la passivité de la seule détermination automatique de la loi par
l'histoire) sans présupposer aucune détermination de celle-ci; et elle permet d'affirmer la
nécessaire vertu du prince sans verser dans le danger d'une autonomie de celui-ci (vers
laquelle semble pourtant nous pousser sa violence, et à laquelle conclurait la réduction
machiavélique du Disc. I, 9, et de l'ensemble du Principe), puisque seule l'histoire reste à sa
manière c'est-à-dire circulairement, déterminante.
On peut dès lors mieux comprendre la chronologie du texte machiavélien (le fait de parler de
l'histoire républicaine romaine avant de traiter de son origine), ainsi que le fait que Machiavel
tienne au début des Discorsi à mentionner l'importance du rôle des premiers législateurs
romains alors même qu'il anéantit leur rôle dans la genèse des institutions romaines: on ne
peut définir le rôle de Romulus, dans son opposition à Lycurgue, sans le faire verser dans
l'autonomie, sinon après avoir 'indéterminé' ce rôle au profit de l'histoire future et d'une
genèse de la loi par les événements, de manière à ce que l’efficace du rôle de Romulus soit à
tout jamais différé. Corrélativement, du point de vue de la relation circulaire de la loi aux
dissensions comme permettant de se passer de la thèse du premier législateur, c'est justement
parce que cette thèse est circulaire, parce qu'elle risque toujours de nous faire tomber dans la
passivité, et partant de là, parce que la corruption est inhérente au politique, qu'il faut bien lui
adjoindre la thèse d'une donnée originaire, ou la possibilité d'une nouvelle donnée originaire,
fût-ce comme violence, c'est-à-dire fût-ce seulement comme premier geste de cette relation
circulaire qui pour le reste s'autodétermine.
On me rétorquera sans doute que ma lecture logique fait violence à des textes aussi
contextualisés que ceux de Machiavel en les réduisant à leur seule intentionnalité
philosophique. A quoi je répondrai d'abord en insistant sur la gageure de cette intentionnalité
(et donc sur son illogicité): c'est justement parce que rien n'est joué, parce que rien n'est
garanti quant à la réconciliation du républicanisme des Discorsi à la stratégie du pouvoir du
Principe, mais qu'au contraire cette réconciliation se présente avant tout comme un défi,
comme le défi de Machiavel, que je parviens à ne pas lui faire violence. Je me contente en
quelque sorte de montrer les conditions de cette « convenance » pour conclure que c'est là que
doit résider le noeud de la pensée de Machiavel.
A quoi je répondrai ensuite en vérifiant ce qui vient d'être avancé à la lueur du Disc. III, 1, en
ce que la thèse qui y est exposée sur la nécessité d'un continuel retour à l'origine de l'Etat
confirme à mes yeux le fait que le dédoublement de l'origine mentionné ne renvoie pas à deux
objets politiques différents puisque l'autorité de l'Etat n'est maintenue, grâce à un mouvement
de retour à l'origine romuléenne de l'Etat, que par la convenance de ces deux origines dans la
loi.
Notons au préalable, puisque la question en jeu dans le Disc. III, 1 est celle du maintien de
l'autorité, que cette question se pose avec urgence aux yeux de Machiavel parce que la
corruption est inhérente au politique (qui s'aborde véritablement par le danger de sa propre
corruption). Ce point de départ, peut-être propre à la pensée républicaine, renvoie chez
Machiavel à la relation de la loi aux dissensions: étant donné que le politique se fonde dans
les désirs (et qu'aucune garantie n'est offerte pour distinguer le désir menant aux dissensions
saines de celui menant aux factions et à la guerre civile, bref qu'aucune systématisation
6
géométrique de ces désirs n'est possible), étant donné que l'ordre est inscrit dans le désordre,
étant donné que la circularité de la relation de la loi aux dissensions semble toujours nous
porter vers la passivité en ne nous offrant aucune prise sur cette relation et aucune garantie
contre le danger de l'accaparement du pouvoir, étant donné que le rejet de toute naturalité du
pouvoir le force à se régénérer sans cesse dans le danger de son propre anéantissement, bref,
de manière beaucoup plus large, étant donné l'historicité de la loi et l'instabilité du pouvoir,
qu'est-ce qui en définit la constance? Qu'est-ce qui offrira de la stabilité à ce qui ne se définit
jusque maintenant que dans et par son instabilité?
Le titre du Disc. III, 1 est déjà intrigant:
"Si l'on veut qu'[...] une république vive longuement, il est nécessaire de la
ramener souvent vers son origine [ritirarla spesso verso il suo principio]".
(Disc. III, 1, p.195)
En conséquence, Machiavel affirme que les républiques
"les mieux ordonnées, et qui ont la vie la plus longue, sont celles qui, de par
leur propre constitution, peuvent souvent se rénover". (Ibid.)
Quant à la rénovation du pouvoir et au principe originaire en tant que tels, voici quelques
allusions significatives mais toujours mystérieuses qui y sont faites dans Disc. III, 1: il
s'agirait, pour un Etat ou un régime, de "rattraper sa première considération [riputazione] et sa
première ardeur [augumento]"; que les citoyens "souvent se reconnaissent [s'autoexaminent:
si riconoschino]"; il faut que constamment on "impose une autoévaluation [rivegga il conto]
aux hommes de cet état", que "soit reconduite à leur mémoire la peine [pena], et que se
renouvelle dans leur âme la peur [paura]"; que les institutions nouvelles "soient vivifiées
[fatti vivi: rendues efficaces] par la vertu d'un citoyen"; ou encore, il s'agit de "rattraper tous
les cinq ans l'état" (un peu plus haut, au moins tous les dix ans), faisant allusion aux
magistrats florentins élus du quinzième siècle qui eux-mêmes disaient "se réemparer du
pouvoir"; ou encore, et c'est là le passage le plus explicite, il faut
"mettre cette terreur [terrore] et cette peur dans les hommes, qu'ils [les
Médicis] y avaient mises lorsqu'ils s'emparèrent [du pouvoir], quand furent
écrasés ceux qui étaient estimés avoir mal agi par rapport à ce mode de vie"
c'est-à-dire par rapport au type de conception de l'Etat qui s'imposait; bref, rendre à l'Etat
"cette considération qu'il avait dans ses origines [ou ses principes: principii]" (Disc. III, 1,
p.195 à 197).
Qu'est-ce qui provoque ce retour? A côté des dangers extérieurs, par exemple une invasion,
que Machiavel ne mentionne que comme référence explicative étant donné leur valeur
aléatoire et l'anéantissement auxquels ils peuvent mener, Machiavel propose l'exemple des
actions des hommes vertueux; ainsi Brutus l'Ancien qui, après avoir supprimé le tyran accepte
de
"siéger pro tribunali, et non seulement de condamner ses propres fils à mort,
mais d'être présent à leur exécution". (Disc. III, 2, p.198)
7
Par ce sacrifice (et Machiavel revient à plusieurs reprises sur cette nécessité d'écarter les fils
de Brutus7), Brutus produit un retour à l’origine dans la mesure où il montre, du sein même
du pouvoir qu'il occupe, que l'ordre de la loi n'est pas naturel, qu’il n’est pas « familier »,
qu’il n'est jamais instauré une fois pour toutes: le danger de la corruption le guette toujours, et
ce dès le passage des générations. Ce ne sont donc pas tant les contenus des convictions de
Brutus ni les réformes qu'il propose qui seraient exemplaires pour Machiavel. Le florentin
s’appesantit plutôt sur les violences que Brutus commet ou auxquelles il se soumet, et qui ne
renvoient pas directement au contenu de la loi, mais qui sont la loi-se-faisant ou se rénovant
dans son exigence d'indétermination, dans l'affirmation de sa non-naturalité, ou encore, dans
l'affirmation du danger que représenterait sa détermination.
Machiavel apporte un autre exemple, et nous verrons comment ces différents exemples se
relient : celui du retour à l'origine provoqué par la création de deux institutions romaines, les
Tribuns du peuple et les Censeurs, ainsi que
"toutes les autres lois qui s'opposaient à l'ambition et à l'insolence des
hommes". (Disc. III, 1, p.196)
Toutefois, ces institutions n'instituaient pas elles-mêmes un processus de retour à l'origine de
l'Etat: elles le provoquèrent par leur naissance comme l'indique le passé simple employé par
Machiavel:
"les institutions qui retirèrent [ritirarono] la République romaine vers son
origine". (Disc. III, 1, p.195)
Cette précision est importante car elle montre que, à l'opposé par du principe démocratique de
l'élection, ces institutions républicaines romaines ne visaient pas à organiser le retour à
l'origine, mais que cependant, certains faits institutionnels peuvent avoir ce résultat8. Ainsi, le
but de l'activité parlementaire française par exemple, dont Machiavel affirme qu'elle aussi
produit un mouvement de retour à l'origine, est de surveiller l'ambition du roi ou de la
noblesse, et ce faisant, c'est-à-dire par cette activité juridique, par les limites qu'elle pose, le
retour se produit, du simple fait donc de la réaffirmation de l'autorité de la loi et de ses
limites. Nous sommes ici tout proches du sens de l'expression anglaise: to enforce the law.
Plus clairement encore, dans le cas de l'histoire romaine, les lois évoquées ont cette valeur de
fait provoquant bénéfiquement un retour à l'origine, parce que leur urgence ou leur nécessité
est proche de celle de l'origine, c'est-à-dire est en même temps encore absolument
indéterminée. Cette valeur événementielle, dans sa proximité de l'origine est confirmée par
Machiavel:
"ces institutions ont besoin d'être rendues efficaces [vivifiées: fatti vivi] par la
vertu d'un citoyen qui s'applique avec courage à l'exécuter contre la puissance
de ceux qui la transgressent." (Disc. III, 1, p.196)
En plus du Disc. III, 3, Machiavel mentionne à deux autres reprises cette nécessité d'abattre les fils de Brutus
(Disc. I, 16 et III, 6).
8
L'analyse de l'élection sur la base de l'idée machiavélienne du retour à l'origine de l'Etat reste toutefois
tentante, en ce qu'elle permettrait un recentrement sur la force constituante du mécanisme électoral,
indépendamment du principe de la représentativité.
7
8
De la sorte, les deux exemples mentionnés de retour à l'origine de l'Etat se recouvrent, ou du
moins se rejoignent et même se complètent dans leur événementialité, c'est-à-dire dans leur
indétermination (étant donné cette indétermination, rien ici ne se fait d'office... et nous en
revenons toujours à des événements): c'est le phénomène de la naissance de certaines lois
exemplaires qui permet la répétition de l'origine de l'Etat, ces lois choisies par Machiavel
étant précisément celles qui poursuivent le droit chemin, essentiellement indéterminé, entamé
par Romulus vers la constitution mixte, et à ce titre, ces lois exemplaires répètent aussi les
paradoxes de ce premier geste romuléen. A ce même titre, ces lois réclament en effet d'être
prises en charge, tout comme le fut la naissance de Rome grâce aux actions extraordinaires de
Romulus, par les actions "excessives et hors du commun" d'un citoyen, et dans les
"exécutions" qui obligatoirement entourent l'imposition d'une nouvelle loi, qui répètent le
fratricide romuléen et dont le meilleur exemple est encore une fois "la mort des fils de
Brutus" (Ibid.), qui s'élève presque dès lors au rang de concept essentiel au politique dans le
texte de Machiavel. Ces différentes actions sont le support de la loi-se-faisant. Celle-ci n'est, à
la fois, ni "vive" ou efficace sans ces actions, ni dicible, étant donné la duplicité de sa genèse,
sans cet appui biographique qu'offre le point de vue d’un sujet politique toujours ramené à
son moment d’émergence.
Il est dès lors clair que ce retour aux principes ne peut consister ni en la remémoration du
contenu constitué de la constitution, ni en une stagnation à l'origine, car ce serait là refuser le
changement, qui détermine seul les bonnes lois tout en nécessitant, pour leur maintien, ce
retour constant à l'origine. Cette origine vers laquelle il faut revenir continuellement est en
quelque sorte "antérieure" à tout contenu: c'est le moment constitutif lui-même qu'il s'agit
avant tout de revivre, non pas donc le "modo del vivere" en tant que tel, mais le phénomène,
le mouvement même de son émergence et de son imposition ; la vertu, mais aussi la "peine",
la "peur" et la "terreur", que suppose et que suscite ce moment originaire d'imposition d'un
Etat, d'un régime ou d’une loi dans la mesure où ce moment est toujours en excès par rapport
à lui-même, toujours différé, parce qu’il porte toujours avec lui quelque chose d’encore
seulement émergent (et donc de nécessairement conflictuel). Il ne s’agit donc pas d’un retour
objectif vers une origine passée et définissable, mais de quelque chose d'originaire qui doit
toujours se répéter dans la loi comme donnant lieu à cette multiplicité de possibles qui se joue
dans l’émergence de nouveaux sujets politiques.
La duplicité de l'origine de la loi s'actualise maintenant (sans que les tensions de cette
duplicité ne soient dépassées, sans que cette actualisation n'en soit donc la résolution) dans le
mouvement même du retour prévu par Machiavel pour conserver l'Etat dans son autorité:
d'une part, ce vers quoi il s'agit de faire retour correspond à l'origine romuléenne de l'Etat,
tandis que, d'autre part, ce par quoi se fait le retour (et ce qui doit faire retour) correspond à la
loi dans son rapport circulaire, exposé et vertueux aux dissensions. Les "bonnes" lois que
Machiavel a décrites sur base de l'exemple de la république romaine et dont j'ai montré le
rapport circulaire à l'histoire ou aux dissensions, sont précisément les lois qui firent retour
vers l'origine de l'Etat. Ceci signifie que la duplicité de l'origine de la loi qui semblait être
l'échec de toute recherche de son fondement, est cela même par lequel la loi doit affirmer son
autorité, que le maintien de l'autorité de la loi par un mouvement de retour à l'origine est le
fait de sa duplicité originaire qui doit donc être maintenue, c'est-à-dire est aussi le fait de
l'acceptation réelle de son indétermination, de sa non-naturalité, du danger que représente
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l'idée de son assise définitive, du danger que représente l'oubli de l'indétermination de son
origine.
De la sorte, pour reprendre de façon synthétique l'ensemble de notre parcours sur la
conception machiavélienne de la loi, nous sommes partis du refus radical d'une origine
extérieure à la loi qu'exemplifierait Lycurgue, pour démontrer la présence d'une relation
circulaire et productive entre la loi et les dissensions, dont précisément la circularité
exprimait le refus de l'origine. Toutefois, cette relation circulaire qui signifiait un refus de
l'origine, réclama ensuite cette origine "refusée", en en maintenant le refus, donc seulement
comme premier geste, et à ce titre comme véritablement originaire par opposition au logos
toujours présupposé de Lycurgue. Cette origine la plus originaire réclamait elle-même, pour
être justifiée, la relation circulaire de la loi aux dissensions vers laquelle elle se différait
véritablement. Maintenant, nous voyons que cette relation circulaire ne se contente pas
d'appeler l'origine violente pour des motifs "logiques": cet appel doit se perpétuer, car il
permet, comme retour à l'origine violente, de réaffirmer constamment, et activement (écartant
ainsi toute forme d'historicisme relativisant), la non naturalité de l'autorité, le danger de son
évidence. Et cette utile épreuve de sa duplicité qui permet à la loi de maintenir son autorité (et
de ne pas se corrompre) est aussi la preuve qu'on ne dépasse jamais cette duplicité si on ne
veut pas nier l'indétermination de la loi, c'est-à-dire qu'il doit toujours y avoir des Romulus en
convenance avec des dissensions. Ainsi, la duplicité de la loi se confirme dans le fait
qu'aucune des deux origines de la loi ne pouvait être isolée de l'autre ou effacer
définitivement la trace de l’autre dans l'exercice effectif du pouvoir. Dès lors, une
détermination (indéterminée) de l'origine n'a été possible que dans la mesure où on a
maintenu la duplicité activement 'indéterminante' de celle-ci, c'est-à-dire d'une part, si on se
place plutôt du point de vue de la relation de la loi aux dissensions, par le refus de l’origine
qu’elle implique (cette relation réclamant de surcroît un retour à ce qu'elle refuse), et d'autre
part, si on se place plutôt du point de vue romuléen, par le fait de se différer elle-même
comme origine.
A la lumière de ce mouvement, on peut alors comprendre ce qui 'compte' dans l'origine la
plus originaire (l'origine romuléenne) que je cherche à définir, et dont on sait qu'elle n'est
qu'un premier geste qui ne se réfléchit qu'à l'aide (encore une fois circulaire) de l'analyse de la
loi sur base des dissensions. Ce qu'apporte cette origine romuléenne à la loi lorsque cette
dernière fait retour vers elle, ce n'est bien sûr pas son contenu événementiel, qui ferait perdre
à la loi tout espoir de généralité, qui empêcherait toute excuse du fratricide sauf à réduire
Machiavel au machiavélisme, qui ferait croire à l'autonomie de Romulus... c'est-à-dire qui
supprimerait l'indétermination de la loi et de son origine. Mais ce qui compte dans l’origine
romuléenne et ce vers quoi il faut faire retour, cela peut être sa valeur événementielle en tant
que telle, une valeur qui ne supprime pas la généralité de la loi, mais que par contre cette
dernière risque toujours de nous faire oublier, nous faisant de la sorte croire à sa naturalité, à
sa légitimité définitive, au fait qu'un bon régime peut être établi ou que la liberté peut être
acquise une fois pour toutes, sans danger de corruption, sans exigence de nouvelles lois, de
nouveaux sujets politiques, etc. c’est-à-dire en nous faisant croire que de nouveaux sujets
politiques pourraient émerger par un même registre de langage et de légitimité que celui-là
même dont ils veulent émerger. Cette valeur événementielle de l'origine de la loi vers laquelle
il faut faire retour, nous indique alors la gageure sans cesse renouvelée que représente la
généralité de la loi, ou encore la difficulté (le sacrifice) de son imposition, son inconvenante
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convenance, le fait qu'elle repose sur la nécessaire convenance de deux discours sans relation.
En ce sens, et plus banalement, c'est aussi un véritable appel à l'engagement.
J'ai évoqué, au cours de mon exposé, l'ampleur du débat en jeu. On pourra me rétorquer
désormais, surtout à la lumière de cette ampleur, de n'avoir apporté aucune réponse à ce
débat, ou encore de m'être cantonné à en affirmer la problématicité, à savoir le fait que toute
l'entreprise machiavélienne se réduit à une gageure, une gageure consistant encore et toujours
à penser l'ordre dans le désordre, mais aussi à faire résider la définition de l'autorité dans ce
qui précisément la nie ou qui du moins ne peut que constamment la surseoir, la différer. Cette
gageure, en d’autres mots, consisterait à affirmer, qu'étant donné la non-naturalité du pouvoir,
et plus encore le danger de croire à la naturalité du pouvoir, la condition même du maintien
du pouvoir résiderait dans la répétition de ce qui démontre cette non-naturalité, de ce qui
défait toute naturalité, de ce qui résiste à toute détermination, etc. Et cette gageure serait alors
d'autant plus facile à déterminer qu'elle serait grosso modo celle de la philosophie politique
en tant que telle, c'est-à-dire qu'elle répéterait l'espace séparant la philosophie de son objet
politique.
Et je ne peux en disconvenir. Je me contenterai donc de conclure en indiquant rapidement
l'utilité pour la philosophie politique de reprendre cette gageure, ou encore de ne pas l'oublier.
A cette fin, je me positionnerai rapidement par rapport à l'idée que la pensée humaniste
civique, et plus précisément sa dérivation machiavélienne, offriraient une troisième voie
"républicaine" aux divisions traditionnelles de l'histoire de la philosophie politique en droit
naturel ancien et droit naturel moderne, et même aux différentes descendances
contemporaines de cette division que nous offre le débat entre communautarisme et
libéralisme. J'ai en effet tenu à me situer à diverses reprises dans une certaine continuité par
rapport à des arguments mis en avant par Q. Skinner ou J. G. A. Pocock, lorsqu'ils cherchent
à définir, à l'aide de Machiavel, et malgré la diversité des traditions retracées par chacun de
ces historiens, une alternative aux dichotomies mentionnées de la philosophie politique:
conception active de la citoyenneté, incontournabilité de la notion politique de vertu sans que
celle-ci ne doive être comprise à l'aide d'une hiérarchisation des valeurs, et surtout, à mes
yeux, approche du politique par le biais essentiel de sa toujours possible corruption. Sans qu'il
soit possible ni nécessaire de trancher de façon définitive, on sait que ces arguments
permettent par exemple de remettre en cause la dichotomie absolue entre liberté positive et
liberté négative, que cela se fasse par la mise en avant d'une liberté positive déliée de toute
conception téléologique du politique, ou par l'idée que la meilleure défense d'une liberté
irrémédiablement négative reste sa prise en compte la plus positive (et ce, chez Skinner, par
le biais d’une confiance aveugle dans la force de la loi). Je ne cache pas ces derniers
atermoiements propres à la position républicaine, parce qu'ils me paraissent justement
essentiels, prouvant à la fois qu'elle se prête d'elle-même à être récupérée au sein des
divisions traditionnelles de la philosophie politique, et que, d'une certaine manière, elle
confirme ces divisions, dans leur évidence, d'autant mieux qu'elle a prétendu les dépasser; elle
les confirme même dans leur trop forte évidence, c'est-à-dire comme reposant sur un fond
commun impensé. C'est ici qu'intervient alors "l'originaire" de la loi ou du politique que j'ai
voulu poursuivre, et la gageure par laquelle seule j'ai pu conclure cette approche de la loi
comme se questionnant le plus fondamentalement par sa relation à son origine. Machiavel
n'ouvre pas une troisième voie "philosophique", si du moins on entend par celle-ci qu'elle
devrait permettre une nouvelle fondation du politique; au contraire, il fait du politique ce qui
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toujours repose pour une part sur son non fondement. Mais Machiavel accepte de prendre en
charge ce que refuse précisément la philosophie politique, et doit peut-être refuser (ou
recouvrir, représenter...) pour être philosophie politique, à savoir cette origine que
j'appellerais la plus originaire, pour la distinguer par exemple du contrat social, et qui, prise
isolément, risque toujours d’être une pure violence. Machiavel la prend en charge, c'est-à-dire
articule explicitement sa pensée de la loi à son origine au point de ne concevoir le maintien de
son autorité que par un mouvement de retour à cette origine violente, au point de ne
considérer la loi que dans sa convenance à cette origine violente. Cette prise en charge de
l'origine violente et la plus originaire n'est pas positive en tant que telle (sauf donc à la
réduire, à l'isoler, à la surdéterminer, à en faire de la pure violence): mais par sa convenance à
la relation circulaire de la loi aux dissensions, donc par l'aveu qu'elle signifie de la
fondamentale duplicité de tout discours sur la loi, elle nous désigne le danger de prétendre
déterminer l'origine de la loi, de s'en saisir, de l'approcher sur le mode de l'appropriation, de
l'aborder exclusivement par le biais de sa fondation. Et paradoxalement alors, la prise en
charge machiavélienne de l'originaire de la loi, par le biais des multiples relations que cette
dernière tisse avec son origine, nous permet ainsi de résister, mieux que par toute autre prise
en considération de la loi, à l'idée d'une origine de la loi!
Toutefois, si j'ai dû dire que la philosophie politique n'est philosophie que par son refus de ce
moment véritablement originaire, et ce étant donné son désir de déterminer ou de s'approprier
l'origine, un refus de l'origine par sa détermination qui serait alors ce fond commun aux
diverses traditions opposées de la philosophie politique, si j'ai donc dû définir la philosophie
politique comme refus de cette origine romuléenne, elle ne peut toutefois pas non plus l'avoir
absolument oubliée: et c'est là alors que resurgit le "moment machiavélien", comme étant ce
qui nous enjoint de retrouver la face cachée de l'histoire de la philosophie politique, une face
cachée qui ne serait pas simplement une tradition parallèle telle que celle qu'a justement
révélée Pocock, mais qui serait plutôt la part d'engagement irréductible ou de force
d’émergence que toute philosophie politique doit comporter pour ne pas se refermer sur ellemême, et que nous devons nous charger de traquer pour permettre à la philosophie politique
de se déprendre d'elle même et de sa légitimité acquise.
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