FLORENCE RUDOLF 153 Conclusion Comment les sciences sociales ■ Cette hypothèse du “bruit de fond”, mise en évidence ici de façon quasiment expérimentale, devrait être vérifiée dans le cas du traitement d’autres événements. La mise en évidence plus systématique d’un tel “bruit de fond” permettrait de renouveler la réflexion sur les formes contemporaines de la (néo-)propagande spécifique des régimes démocratiques qui s’en croient justement indemnes. A cette conclusion on peut ajouter deux remarques, qui sortent du cadre de la présente recherche, mais qui constituent aussi des pistes à suivre. La première tient à la relative identité qui s’est dégagée entre les grandes valeurs européennes proposées au choix des électeurs et celles de ce que nous avons appelé ici, à la suite de Lucien Sfez, “l’idéologie de la communication”. C’est cette identité qui a permis d’isoler ici le bruit de fond médiatique. L’Europe n’aurait-elle rien d’autre à offrir qu’un système de valeurs associées à la médiation ? La deuxième remarque tient aux conséquences du déni du caractère positif des votes en faveur du “non”. L’impossibilité d’expression dans les médias sur ce thème n’a-t-elle pas au bout du compte marginalisé une partie de l’électorat régional ? Rappelons ce curieux paradoxe : l’Alsace est à la fois “championne” du vote en faveur de l’Europe et “championne” du vote pour le Front National. Pour quelle Europe s’était donc prononcé l’électorat alsacien ? construisent-elles le savoir ? L a société contemporaine, dans la présentation que nous en fait la sociologie, en dépit de ses variantes nationales et d’écoles, se caractérise par une modification profonde de notre immersion dans le monde et de la compréhension que nous en avons. Ces tranformations affectent le statut des savoirs, les formes de l’action ainsi que les représentations de l’identité à notre époque. Ce thème dit de la modernité avancée ou réflexive présente, par ailleurs, des analogies profondes avec la substitution croissante du concept d’environnement à celui de nature.1 A une conception figée de l’idée de nature fait place une vision indéterminée de ses contenus. Cette ouverture contribue à une remise en question des catégories les plus familières. Ainsi, la connaissance comme vecteur de certitudes, l’action et la décision en terrain connu, de même que l’identité comme référent stable des contextes d’action et de décision, se trouvent fragilisées par de tels remaniements de la pensée. © extrait de Cnacarchives, Paris 1972, Agam, 8+1 en mouvement, 1953 Notes ■ 1. Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une recherche financée par le programme “communication” du CNRS sur le thème : “La construction médiatique de l’Europe par les médias régionaux. Analyse sociopolitique comparée de formes discursives (figures et arguments) produites par la presse régionale française”, notamment en collaboration avec l’équipe du professeur Jacky Simonin, Université de la Réunion, URA 1041 du CNRS. 2. Voir à ce sujet Philippe Breton, “La 5. Voir à ce sujet : Gauthier Gilles, “La presse régionale entre le fait universel et le commentaire local”, Etudes de communication, Jacky Simonin, Ed, Bulletin du CERTEIC, 1995 publié en 1996. 3. voir à ce sujet Philippe Breton, L’argumentation dans la communication, La découverte, octobre 1996, notamment chapitre 3 et 4. 4. Sur cette question des lieux, voir Perelman, Ch., Olbrechts-Tyteca, L., Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1970. mise en cause de l’objectivité journalistique”, in Communications, vol 12, n°2, 1991 6. Voir sur ce sujet : Lucien Sfez, Critique de la communication, Seuil, Paris, 1988 et Philippe Breton, “L’utopie de la communication entre l’idéal de la fusion et la recherche de la transparence”, Quaderni n°28, 1996, ou encore Philippe Breton, La parole manipulée, La Découverte, 1997 (prix 1998 de l’Académie des sciences morales et politiques). Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom 152 ■ FLORENCE RUDOLF Université de Marne La Vallée, Laboratoire de Sociologie de la Culture Européenne, UPRESA 7043, Strasbourg C’est au savoir, et en particulier dans la forme qu’il prend en association avec le non savoir, que nous souhaitons consacrer la présente réflexion. Nous nous appuierons pour ce faire sur un certain nombre d’ouvrages qui s’interrogent sur la condition des sciences sociales à notre époque. Je pense en particulier aux livres d’Henri-Pierre Jeudy, Sciences sociales et démocratie, de Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, et de Patrick Watier, La sociologie et les représentations de l’activité sociale.2 Bien que différents dans leurs propos et approches, ces travaux portent un éclairage sur les problèmes inhérents à la connaissance en général, et au savoir sociologique en particulier. Outre le fait qu’il s’agit d’un motif récurrent de la discipline, qui s’interroge au tournant du XIX ème siècle sur ses fondements et sa spécificité, il s’agit ici d’un renouvellement de ce questionnement autour notamment de la contribution du savoir à la réalité sociale. Cette réflexion entre en écho avec les travaux d’Isabelle Stengers consacrés aux sciences, dont L’invention des sciences modernes, 3 et aux conséquences pour notre monde de leur quête permanente contre la faille susceptible de porter un coup au pouvoir des fictions. Les sciences modernes, comme cela a souvent été relevé, mènent une lutte sans merci contre les préjugés, et participent au désenchantement du monde. Si elles ont, par le passé, contribué à la déstabilisation des autorités traditionnelles, elles semblent, de contrepouvoirs qu’elles étaient, s’être érigées en nouveaux pouvoirs, voire en dogmes, et constituer de nouvelles entraves au savoir lui-même. Ce renversement de situation nous invite à penser les limites inhérentes à ces pratiques pour envisager leur renouvellement. L’enjeu de la question semble, par ailleurs, tenir au fait qu’elle outrepasse une réflexion strictement épistémologique en ce que les énoncés scientifiques conditionnent le devenir de l’humanité et de la vie dans son ensemble. Cette remarque souligne l’importance qu’ont prise les sciences dans l’établissement de l’humanité, mais plutôt que de s’arrêter à ce constat désormais trivial, il nous faut revenir sur la relation du savoir au pouvoir, soit de celle entre le savoir et la réalité, d’où l’éclairage choisi autour des quelques auteurs sus-cités. ■Florence Rudolf Le savoir scientifique ou la naissance des témoins fiables ■ Qu’est-ce que le savoir, et qu’est-ce que la science en particulier? Sans prétendre faire le tour de cette question, on ne peut en faire l’impasse dans le contexte présent, ni dans celui dans lequel nous vivons. Comme nous l’indiquions précédemment, Isabelle Stengers peut apporter une précieuse contribution à une définition des sciences modernes. Ces dernières émergent autour du dispositif expérimental, c’est-à-dire qu’elles s’imposent autour d’énoncés fiables, qui s’affranchissent des contextes de leur production, ou pour le dire plus justement, dont les contextes de production ne semblent pas porter ombrage à leur fiabilité. Ce sont des énoncés à prétention universelle au sens où ils ne sont pas tributaires d’un lieu ou d’une équipe de recherche. C’est à ce titre que Galilée refuse l’arrangement qui lui est proposé, et qui pourrait lui sauver la vie, à savoir que sa découverte est sans conséquences pour l’humanité chrétienne et n’engage que la communauté à laquelle il appartient. Il ne peut accepter un tel pacte sans renier la science qu’il défend, à savoir qu’il s’agit d’une pratique qui rompt avec la fiction et les discours qui ne valent qu’en certains lieux et contextes. Les sciences expérimentales, comme nous le rappelle Isabelle Stengers, sont nées de leur pouvoir de “mise en scène” de témoins fiables qui coupent court à la controverse. Cette alchimie a lieu dans le laboratoire, sorte de non lieu, où s’invente des dispositifs susceptibles de révéler la vraie nature des phénomènes. Il ne s’agit pas d’une création, au sens où les phénomènes exprimés n’existeraient pas, mais d’une mise en situation. Bien qu’indispensable à cette opération, le dispositif ne peut être soupçonné de se substituer à la vérité du phénomène, dans la mesure où il ne l’influence pas, mais rend uniquement cette visibilité possible, d’où l’expression de témoin fiable. Depuis l’invention du laboratoire et du fait expérimental, les sciences dans leur ensemble s’orienteront d’après cet idéal. On peut poursuivre la réflexion, en s’interrogeant sur la fiabilité effective de ces témoins, sur les limites d’application de cet idéal, et enfin sur le statut des savoirs qui ne reposent pas sur de telles inventions. S’il est une chose qu’on puisse dire avec quelque certitude, c’est que la cumulativité des savoirs dépend de la constitution de témoins fiables. Une de leurs particularités est de ne plus constituer un enjeu de la connaissance en tant que tel. Le statut de faits quasi-irréfutables auquel ils ont accédé, au terme de luttes souvent longues et ardues, leur confère une invisibilité qu’il ne faudrait pas confondre avec une inusité ou une inutilité. Ainsi, ce sont des savoirs, qui bien souvent sont objectivés sous la forme d’appareils de mesure, par exemple, et de façon générale, ils constituent les fondements d’édifices complexes, ainsi qu’en témoignent les tollés que déclenche toute tentative d’“ouverture” de ces “boîtes noires”.4 A la suite de Bruno Latour, Isabelle Stengers reprend le terme de “faitiches”, afin de souligner qu’il n’est pas question d’artefacts bien qu’ils soient dépendants des dispositifs qui les révèlent. Il s’agit, en d’autres mots, de signaler qu’ils préexistaient à l’intervention humaine, mais que cette dernière leur a conféré une consistance plus forte qu’ils n’en détenaient avant qu’elle n’ait lieu. On notera qu’il ne semble pas que cette dernière soit uniquement le fait de l’accession à notre conscience, mais de leur imbrication, de ce fait, dans des systèmes d’interdépendance dans lesquels ils n’intervenaient pas auparavant. Quant aux limites de cet idéal, nous considérerons deux aspects, celui qui a trait au pouvoir des “faitiches”, et celui qui concerne ses domaines d’application. Comme nous venons de le voir précédemment, les témoins fiables sont des soubassements tangibles pour de nouvelles controverses. Ils permettent d’investir un champ de l’existence et constituent, à cet égard, les fondements pour de nouvelles disciplines. En revanche, leur irruption n’est pas le garant de leur succès, ni même de leur impact sur le devenir de l’humanité. Leur portée historique dépend de l’intéressement des hommes à ces inventions. C’est d’ailleurs un des principaux enjeux des luttes auxquelles s’adonnent leurs protagonistes. Aussi, peut-on dire que l’impact d’un “faitiche” dépend de la capacité de ses inventeurs à convaincre une communauté d’initiés, et à porter le débat dans un cercle plus large afin d’en faire un enjeu de société. Cet éclairage sert d’ailleurs de point d’appui à la réflexion que mène Isabelle Stengers sur ce qu’elle appelle avec Bruno Latour, le “Parlement des choses”, à savoir que les témoins fiables ne peuvent se substituer au débat social, et permettre de faire l’impasse de la démocratie. En effet, s’ils permettent d’accéder aux “questions qui se posent à la nature et auquel elle répond à sa façon”, ils n’apportent pas de réponse à celles que se donne l’humanité dans toute sa diversité et sa conflictualité. En d’autres mots, ils ne peuvent se substituer aux discussions dont de telles questions peuvent émerger, ni aux controverses nécessaires aux éléments de réponse. En revanche, ils peuvent les éclairer. Les savoirs sans témoins fiables ? Qu’en est-il des savoirs, enfin, qui ne s’édifient pas sur des témoins fiables ? Pour cette question, il faut bien le dire, la contribution d’Isabelle Stengers touche à ses limites. Certes, on trouve des éléments de réponse dans la typologie qu’elle propose des sciences modernes. Aux sciences théorico-expérimentales, elle adjoint les sciences de terrain et les sciences prédictives. Ces dernières se distinguent des sciences théorico-expérimentales, en ce qu’elles ne sont pas fondées sur des témoins fiables, sans pour autant abandonner l’intention de connaissance. Leur spécificité tient au caractère inachevé et nécessairement particulier des savoirs qu’elles produisent. Ainsi ce sont des sciences vectrices d’incertitude, qui ne visent pas des généralisations, mais la production d’une connaissance locale, singulière et limitée à un contexte particulier. Leurs énoncés s’apparentent à des récits qui mettent en scène des dynamiques à partir de l’étude de configurations précises. Ils permettent tout au plus de dire que dans tel contexte, certains facteurs semblent avoir contribués de façon non négligeable au devenir, et que sous ces conditions, les situations peuvent prendre une telle tournure. Cette différenciation des sciences modernes rend compte du statut des sciences humaines en leur sein, sans régler pour autant la question de la formation des connaissances, qui sans être le résultat de pratiques de laboratoire, n’en demeurent pas moins des savoirs. Le problème qui se pose alors est celui de leur Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom 154 ■ ■ élaboration et de leurs propriétés. On peut éventuellement, à partir de l’idée du “Parlement des choses” ou de celle d’une “écologie des pratiques”, tirer quelques éléments de réflexion susceptibles d’orienter la recherche, qui nous incitent à aller voir du côté de la connaissance sociologique. Nous retiendrons de cette excursion dans les travaux d’Isabelle Stengers, qu’une pratique résulte d’un engagement, au sens de l’établissement d’une relation au monde, dont on ne peut négliger la portée heuristique, que cette dernière soit reconnue ou non. La reconnaissance sociale, quant à elle, relève de la capacité de tels collectifs à se faire entendre, que ce soit dans le cadre d’un “Parlement des choses” ou ailleurs. Bien qu’indissociable d’une réflexion sur le statut des savoirs, la question de l’ancrage dans l’opinion et l’espace publics des savoirs susceptibles d’influer sur les orientations de l’humanité, s’en écarte sensiblement dans la mesure où elle ne dépend pas strictement de la pertinence ou de la fiabilité de tels énoncés, mais de leur pouvoir de rassemblement à un moment donné. Isabelle Stengers n’approfondit pas cet aspect qui relève autant, davantage ou de façon variable, de la formation de nouvelles alliances sociales que de l’évaluation rationnelle des énoncés en fonction de critères de validité. Entrer dans ce débat, nous amènerait à confronter la communication comme forme de socialisation, au sens où André Akoun la distingue de l’information proprement dite, à la thèse de Jürgen Habermas selon laquelle l’agir communicationnel est présenté comme la forme idéale de la rationalisation sociale, par exemple. C’est parce qu’elle ne poursuit pas l’analyse sur le mode précédent, que l’hypothèse du “Parlement des choses” s’inscrit dans un discours dont la tonalité diffère de celui qui le précède. Il se montre plus passionnel que résultant d’un cheminement réfléchi de la pensée. Constater cela n’est pas une critique en soi, mais plutôt l’occasion de réfléchir sur deux moments également importants de la pensée qui sont la rigueur, l’impartialité, voire une certaine indifférence, et l’engouement. La “chute” que nous propose Isabelle Stengers apporte un contre-poids par rapport à la pensée qui l’amène, de sorte qu’elle nous livre deux expressions de la pensée, dont la reconnaissance et l’articulation vont sous-tendre la discus- Comment les sciences sociales construisent-elles le savoir ? sion que nous entendons mener ici. Le passage du premier énoncé à un propos engagé se fait relativement bien, dans la mesure où le discours en amont, prépare l’hypothèse du “Parlement des choses” comme aboutissement de la succession d’épreuves auxquelles les témoins fiables doivent se soumettre pour mériter une telle opération. Dans cette perspective, les revendications issues d’expériences et de pratiques sociales diverses participent de la formation des savoirs. Elles les fragilisent en les exposant, et les renforcent à chaque fois davantage. Le “Parlement des choses” apparaît, par conséquent, comme une étape indispensable dans l’établissement des connaissances, et parfait les sélections opérées dans le secret du laboratoire. Cet éclairage nous conduit à nous interroger sur la formation des savoirs dits sociaux ou issus de pratiques humaines multiples et variées auxquels les témoins fiables vont devoir se confronter pour pouvoir attester de leur robustesse. La construction du savoir sociologique ■ C’est vers la connaissance sociologique que nous allons nous tourner pour tenter l’exploration du caractère potentiellement heuristique de l’activité et des pratiques humaines. Cette dernière, en effet, porte un éclairage sur la vie en société, et prétend, même si c’est à des degrés divers, apporter un surcroît de connaissance à celle qu’en ont le commun des mortels. Il ne me semble pas en disant cela trahir les différentes approches et réduire la diversité des points de vue qui contribuent à la connaissance sociologique. En effet, selon qu’elle est vécue comme un acte de dévoilement des situations sociales ou comme une réflexion sur les pratiques sociales qui s’effectue en marge de leur déroulement, la connaissance sociologique tente d’inscrire dans des actes de langage une réalité multiforme qui nous échappe par bien des aspects. Pierre Bourdieu, Henri-Pierre Jeudy et Patrick Watier, les trois auteurs auxquels je me réfère pour construire mon propos, abordent chacun à leur manière cette question. En dépit de la distance qui les sépare, c’est la critique qu’ils formulent à l’encontre des sciences sociales qui m’intéresse, dans la mesure où elle met l’accent sur une faille importante de la connaissance sociologique en vertu de laquelle ce “laboratoire” que constitue la société dans son ensemble semble avoir été mal exploré, et ce pour différentes raisons. Pierre Bourdieu, une théorie “inachevée” des pratiques sociales ■ Dans les Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu s’en prend aux effets de l’habitus scolastique sur la pensée et la connaissance. Le retrait du monde et l’ascèse qu’elle prône, qui va de pair avec une certaine aisance économique et une reconnaissance sociale, entretiennent l’illusion d’un sujet transcendant, dont la souveraineté repose sur l’absolutisation de la Raison et de la Liberté, qui s’exprime respectivement dans la philosophie cartésienne et kantienne. Bien qu’opposées sur bien des points, ces deux traditions se rejoignent sur une attitude surplombante qui s’affirme à travers la dualité du sujet et de l’objet. Il s’ensuit que le monde réel, empirique et profane échappe de deux manières distinctes à la connaissance, c’est-à-dire comme histoire et dynamique propre, et comme “objectivité” et positivité. On trouve ici un élément de réponse à la question qui nous intéresse, à savoir qu’en se coupant de la réalité sociale, la sociologie est peut-être passée à côté de la connaissance de la vie sociale. C’est sur fond de ce constat d’échec de la tradition scolastique que l’auteur s’interroge sur les conditions nécessaires à une appréhension plus juste de la réalité sociale, et réitère les missions selon lui de la connaissance sociologique. Cette dernière se doit d’être attentive aux pratiques sociales et rompre pour cela avec une vision métaphysique et essentialiste incapable de rendre compte de l’historicité et du pouvoir contraignant des situations sociales. Si le propos de Pierre Bourdieu tient globalement jusque là, il tourne court à partir du moment où l’habitus est érigé en modèle pour une sociologie des pratiques, et semble indiquer la sortie de l’impasse dans laquelle la connaissance s’est fourvoyée avec la skole. Ce plaidoyer en faveur de l’habitus convaint d’autant moins, qu’on ne voit toujours pas dans cet ouvrage, en quoi la sociologie de Pierre Bourdieu rompt avec la relation duale du sujet à l’objet, et l’attitude surplombante du sujet 155 ■Florence Rudolf connaissant qui l’accompagne. La théorie de la formation de l’habitus, par soumission aux forces qui structurent le champ social, passe sous silence la constitution de l’espace social, et pour cause, puisqu’elle néglige les dynamiques qui, au jour le jour, produisent ces structures. L’occultation des événements qui conduisent à la stabilisation de certaines lignes de force au détriment d’autres éventualités, n’est possible que parce que Pierre Bourdieu fait fi des réponses que les individus apportent en situation. Ce désintérêt trahit une conception mécanique de la vie sociale selon laquelle les hommes en tant que tels ne sont pas compétents, mais les dépositaires passifs des pouvoirs que leur confère leur positionnement dans l’espace social. Dans cette perspective, l’immersion dans la vie n’est d’aucun secours pour le développement d’un sens de l’existence en fonction duquel nous savons en partie ce que nous faisons, et pourquoi nous le faisons. Ce déni de la dimension heuristique de la vie quotidienne est renforcé par le fait que tout se passe comme si Pierre Bourdieu savait d’emblée quels sont les événements qui comptent dans la structuration de l’espace social, et pouvait de ce fait faire l’économie d’une compréhension plus fine des situations, qui l’amènerait à observer, par exemple, comment des options différentes s’affrontent, négocient ou non, pour s’imposer finalement, avec quelle conscience ou en l’absence de toute conscience, dans certains espaces plus facilement que d’autres, par exemple. Bien qu’elle recourt au concept de pratique, la théorie des champs vide cette notion de sa substance, à savoir celle de rester au plus proche de la vie et de ses ressorts. Le terme de pratique perd ainsi de sa virtualité critique. On peut s’interroger, pour finir, au nom de quelle compétence Pierre Bourdieu accède-t-il à une intelligence du social qu’il dénie aux autres? Le lecteur reste sur sa faim, car à aucun moment l’auteur ne l’éclaire sur la pratique, c’est-à-dire sur le type de médiation qu’il établit avec le monde, et qui lui permet d’en dévoiler les ressorts. A moins qu’il ne fasse implicitement que confirmer que sa démarche ne se distingue pas tant que cela de la tradition surplombante qu’il condamne dans la première partie de son ouvrage. Rien ne permet de conclure, par conséquent, à une remise en question véritable de l’épisté- mologie de la rupture chez Pierre Bourdieu, de sorte que la critique qu’il fait de la skole perd de sa consistance au terme de son analyse. Il semble reproduire l’idéal des sciences théorico-expérimentales selon lesquelles la connaissance s’élabore dans le secret du laboratoire, et méconnaître les étapes ultérieures qui pourraient leur conférer le statut de savoirs robustes, c’està-dire celles de la confrontation avec des connaissances “indigènes”. La référence à la notion de pratique ici n’est d’aucun effet sur la démarche du sociologue qui s’en sert pour asseoir son autorité, et non pour se remettre en question. Pierre-Henri Jeudy : pour en finir avec l’idéal de la connaissance comme objectivation ■ Le regard qu’Henri-Pierre Jeudy porte sur les tendances actuelles des sciences sociales, procède apparemment d’un constat d’échec de la connaissance sociologique comparable à celui dont part Pierrre Bourdieu. Cette convergence relative cède cependant vite le pas à des analyses et des conclusions très différentes, voire opposées. La réflexion d’Henri-Pierre Jeudy s’organise autour de la relation entre le langage et la réalité. Si cette articulation a toujours été au centre de l’interrogation des sciences humaines, qui contrairement aux sciences théorico-expérimentales, s’extériorisent à travers des actes de langage et portent en partie, voire exclusivement, sur une réalité langagière, elle s’est radicalisée depuis que le langage a accédé au statut de réalité sociale. Le phénomène de substitution du langage à la réalité comme caractéristique de notre temps revient régulièrement dans les analyses consacrées à la société contemporaine. Ainsi, lorsque Serge Moscovici s’interroge sur les effets de l’imbrication entre la société conçue et la société vécue,5 ou quand Anthony Giddens réfléchit aux conséquences de la délocalisation des systèmes experts et de leur relocalisation,6 il s’agit bien de variations autour d’un même thème qui n’est autre que celui de la double herméneutique. Bien que l’expression ne soit pas employée par Henri-Pierre Jeudy, son ouvrage explore et met en évidence le caractère maudit de toute pratique langagière, et par conséquent le dilemne insoluble de la connais- sance en sciences humaines. En effet, quel que soit le point de vue adopté, elles n’échappent jamais à une imposition de sens, et à une normalisation de la vie sociale. Lorsqu’ un sociologue utilise une métaphore conceptuelle, comme celle de “système d’intégration”, par exemple, il outrepasse le cadre de l’intercompréhension pour imposer une détermination de sens et il est déjà dans l’ordre de la gestion du social.7 L’imposition normative est déjà en germe dans le désir d’attribuer du sens à la réalité, de l’organiser, et de lui conférer une cohérence. Les sciences sociales se retrouvent, par conséquent, coincées entre deux alternatives, celle de se transformer en réservoirs de significations disponibles pour toute sorte d’usages et de pouvoirs quitte à contribuer à l’instrumentalisation de la vie sociale, ou de s’enfermer dans une réflexivité nécessaire à l’élaboration de la théorie au risque de céder à un projet de normalisation de la pensée à travers la contribution à une orthodoxie logique. La pensée n’échappe pas, par conséquent, à la mortification, soit par imposition d’un sens qui sert toujours des valeurs et des intérêts, soit par soumission à des impératifs procéduraux, au nom d’une positivité qui témoigne d’une fascination, elle aussi suspecte. Tant que la réflexivité théorique n’est pas au service d’un monde imaginaire, poursuivant ses propres lois, mais se plie à un cadre préétabli, on ne peut à proprement pas parler d’une pensée en acte, mais d’une activité au service de l’édification d’une théorie universelle du normatif. Les principaux écueils de la pensée semblent par conséquent liés à l’objectivation, que celle-ci s’exprime à travers la recherche d’un énoncé vrai, au sens où il se substitue à la réalité, ou inattaquable parce que conforme aux critères de la logique. Ce n’est pas le fait de s’extraire de la réalité, qui est perçu ici comme principal obstacle épistémologique, mais plutôt la soumission à un tel impératif. C’est bien évidemment l’idéal des sciences théorico-analytiques qui est visé, mais pas uniquement, puisqu’il s’agit aussi d’exprimer un doute quant au programme proposé par Isabelle Stengers, par exemple. En effet, cette critique affecte également le “Parlement des choses”, comme dispositif susceptible de palier à l’autorité des sciences dans la construction des savoirs, dans la mesure où ce projet ne rompt pas avec l’objectivation du réel à laquelle la connaissance s’est identifiée depuis la Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom 156 ■ naissance des sciences modernes. La substitution de l’espace public au secret d’initiés dans le processus d’élaboration des connaissances n’apporte aucune garantie à une réelle remise en question de notre rapport au savoir. Henri-Pierre Jeudy exprime ainsi un doute radical à l’encontre de cette conception du savoir, et de l’illusion de pouvoir évacuer l’arbitraire sous couvert d’une procédure communicationnelle. Cette critique présente l’avantage de susciter une réflexion plus approfondie de la notion de savoir, en particulier dans sa relation aux normes et à la constitution de liens sociaux, fondés entre autres sur le partage de valeurs. Sa faiblesse tient en partie au fait qu’elle n’échappe pas à ce qu’elle dénonce, à savoir que tout en revendiquant une position esthétique, elle produit un énoncé comparable à ceux qu’elle fustige. Cette remarque n’est pas sans conséquence pour les savoirs en général, et, en particulier, les énoncés qui se vantent d’échapper à tout contenu normatif, dans la mesure où elle met l’accent sur l’imbrication entre les rapports au monde et les effets de connaissance. On notera, enfin, qu’étonnement Isabelle Stengers apporte un crédit à l’analyse d’Henri-Pierre Jeudy, et que ce dernier partage avec Pierre Bourdieu une certaine souveraîneté, en vertu de laquelle ils seraient hors de portée des critiques qu’ils formulent. Mais alors que la première attitude exprime une révolte, et revendique la liberté de laisser l’espace des possibles disponible, la deuxième tient de la supériorité de l’autorité qui sait, et qui au nom de ce savoir aspire à un pouvoir. Aussi, le rapprochement s’arrète-t-il là. Patrick Watier, du jeu du savoir et du non-savoir dans la constitution de la réalité sociale et de la connaissance sociologique ■ L’analyse que Patrick Watier propose de la vie en société apporte des éléments de réponse à la contribution de la sociologie à la connaissance ordinaire. Je dirai au passage, que cette association de mots signale une situation dans laquelle des Comment les sciences sociales construisent-elles le savoir ? compétences rencontrent des valeurs, et qu’à ce titre les savoirs communs sont des accords sensibles, fondées sur des valeurs et des esthétiques partagées, dont le sens de la vérité n’est pas exclu. A cet égard, la réflexion à laquelle Patrick Watier nous invite permet de sortir de l’opposition entre savoir et norme dans laquelle les contributions d’Isabelle Stengers et d’Henri-Pierre Jeudy pouvaient nous enfermer. L’auteur débute également son propos par une réflexion sur le savoir du sociologue qu’il se propose de comparer à ceux auxquels la vie en société nous initie, et que nous nous forgeons à travers ces expériences. Cet éclairage présente le mérite d’ouvrir à une analyse minutieuse des compréhensions réciproques et des cheminements internes nécessaires à la plus triviale des routines sociales. Même si l’auteur n’échappe pas à l’imposition d’un contexte structuré par le langage et les concepts qu’il emploie, sa présentation de la réalité sociale se veut soucieuse de l’expérience qu’en a tout un chacun, enrichie de l’épaisseur que peut produire la réflexion de l’expérience. Le pari ici relève de l’art du témoignage à travers une microscopie de la vie sociale, et illustre ce faisant, même s’il ne le revendique pas, ce que pourrait être une théorie des pratiques. Patrick Watier dégage à partir de son propos et sa démarche ce que le savoir commun et le savoir sociologique ont de commun et de distinct, en même temps qu’il parvient à montrer comment ils peuvent s’informer utilement. On remarquera au passage qu’ils sont plus proches que la tradition dominante de la discipline ne le veut, et que cette proximité est le prérequis de la connaissance sociologique. Car comment envisager en effet que la sociologie puisse émerger sans cette connivence entre les hommes et la société? On assiste, par conséquent chez Patrick Watier, à une démonstration subtile de l’imbrication entre l’expérience, la vie ou une totalité incondensable, et l’objectivation ou la production de sens sans laquelle les deux sont impensables. Le propos, il faut le reconnaître, est assez convaincant dans la mesure où une impression de lumière sur le monde social s’en dégage sans que les zones d’ombre ne soient évacuées pour autant. On assiste de ce fait à un savoir qui intègre le non-savoir, le respecte, raisonne à partir de lui, en fait un partenaire. Un des secrets de cette réussite tient en partie, il me semble, à l’usage que Patrick Watier fait du concept de socialisation. Ce dernier, comme on le sait, fait l’objet d’investissements multiples, voire opposés, en sociologie, selon que le processus d’intériorisation prend le pas sur celui d’extériorisation et vice versa. L’intervalle ouvert par ces deux pôles renvoie à la question classique de la dialectique sociale, de la place de la tradition et de l’innovation, ou encore du poids des morts sur les vivants, pour reprendre une expression de Peter Berger, dans la formation des situations sociales.8 Le concept de socialisation réactualise la question de Georg Simmel “Comment la société est-elle possible ?”, et peut s’avérer un garde-fou précieux contre les dérapages toujours possibles de la réification qui consiste à oublier que la grande majorité des faits auxquels s’intéressent les sciences sociales, sont construits socialement. L’intérêt du terme réside pour l’essentiel dans l’attention qu’il permet de porter à la structuration plutôt qu’aux structures, et à la sensibilité qu’il peut développer et accompagner pour le caractère mouvant et non cloisonné de la vie. Ainsi, la considération de motifs psycho-sociaux, voire psychologiques ne peut être taboue sous prétexte qu’il s’agit de la constitution d’une réalité sociale. La socialisation suppose un intérêt pour le présent, pour ce qui est en train de se passer, et si Lettre internationale n° 31, hiver 91/92 157 JOËLLE BOURGIN les situations de face à face sont généralement préférées à celles dans lesquelles les individus sans être en co-présence, sont “interconnectés” d’une certaine façon, soit par le biais d’un outil, de l’écrit, ou de l’informatique, les observations faites à partir des contextes de co-présence doivent pouvoir être élargies à ces situations, voire modifiées en conséquence. Cette compétence, qu’il faudra étudier et préciser, est certes faillible, mais non à tous les coups. Elle s’avère généralement assez adéquate, et ce en l’absence de précisions et de clarifications ostensibles des acteurs en co-présence. La vie sociale requiert, en d’autres mots, de ceux qui y participent une intelligence de la situation qui passe par la compréhension de ce qui se joue. Ce sens des circonstances ne signifie pas une transparence totale, mais une capacité à se situer et interargir avec d’autres. On devrait même ajouter que trop de transparence nuit à la formation des associations sociales, et qu’à ce titre les zones d’ombre servent l’entente et les accords. Comment pourrais-je, en effet, m’unir à un autre, si j’en connais toutes les intentions, les forces et les faiblesses? Ce n’est que parce que j’en sais suffisamment sur un alter ego, et non parce qu’aucun mystère ne demeure, que je peux faire le pari que notre alliance ne sera pas un fardeau. La compréhension est ainsi présentée comme un préliminaire de la vie en société. Il se peut qu’elle soit plus souvent intuitive que discursive, mais il serait malhonnête de se saisir de cet argument pour dénier aux individus une compétence réflexive. En effet, il suffit pour s’en convaincre d’observer que nous sommes tous à nos heures, et en fonction de notre recul par rapport aux situations que nous vivons, capables de discernement et d’analyse. Certes, cette aptitude à la formalisation se forge au contact des contextes dans lesquels nous vivons et des exigences qui se posent à nous, et en ce sens elle s’exerce sans que l’on puisse toutefois l’ériger en privilège d’une minorité. En d’autres termes, soit on admet qu’il s’agit d’une potentialité de l’humanité, somme toute assez banale à notre époque, soit il faut expliquer comment, dans un contexte dont les hommes en sont généralement dépourvus, les sociologues en sont dotés. Car, en effet, un des meilleurs arguments de la thèse en faveur de l’acquisition d’un savoir sur la vie en société chemin faisant tient à l’observation qu’en l’absence de cette possibilité, la sociologie n’aurait pas pu se développer. Au départ de sa formation et d’une nouvelle recherche, le sociologue ne dispose pas de compétences fondamentalement différentes du commun des mortels.Tout comme ce dernier, il peut se faire des idées sur la vie sociale qui ne sont pas nécessairement incongrues, et à sa différence, il en fait son métier, c’est-àdire qu’il se forge une expérience et des compétences à travers le temps. De plus, les buts qu’il poursuit n’étant pas ceux des protagonistes de la situation, il bénéficie de conditions propices à la réflexion. Si ces deux aspects ne tiennent pas lieu d’explication suffisante de la différence entre la connaissance ordinaire et la connaissance sociologique, ils rendent compte de l’“épistémologie de la continuité”. Les savoirs communs sont des savoirs pré-sociologiques en ce qu’ils assurent une compréhension des situations sans laquelle la participation à la vie sociale ne serait pas possible. En revanche, ils s’en distinguent de par leur immersion dans la vie et dans le monde de l’action : ils ont partie liée à la temporalité des contextes d’action et aux intérêts et motifs poursuivis par les acteurs. La distance entre le savoir sociologique et le savoir commun tient par conséquent au retrait des affaires, et non à une déstructuration systématique de la connaissance ordinaire, comme si la vérité du social passait irrémédiablement par une reconstruction autour de nouvelles catégories, donc par une réfutation obligatoire du savoir que les acteurs mobilisent dans leur pratiques quotidiennes. La pertinence des analyses que le sociologue propose des situations sociales tient davantage à un travail de formalisation et de formulation, soit à une compétence discursive plus développée que la moyenne, qu’à l’émergence d’un savoir radicalement différent du savoir nécessaire à la participation à la vie en société. on aimerait réfléchir avec lui sur ce que différentes esthétiques, la sienne et d’autres, peuvent apporter à la pensée, et pourquoi pas en quoi elles contribuent à certaines formes d’engagement, et façonnent le monde. Réfléchir au projet du “Parlement des choses” après avoir lu ou entendu Henri-Pierre Jeudy permet de mesurer plus précisément ce que signifie la part d’un rapport aux valeurs dans la construction d’un savoir. L’hypothèse de l’écologie des pratiques, comme nous le disions précédemment, diffère d’un raisonnement qui tout en étant acquis à l’idée du partage des savoirs, gagne en précision à travers l’approfondissement de ce que la communication confère de plus aux savoirs élaborés en laboratoire, à l’abri de la controverse publique.Ainsi, il est vraissemblable qu’un des principaux atouts du “Parlement des choses” tienne au croisement des points de vue qu’il permet, à partir duquel une approche polycontextuelle est susceptible de voir le jour, non comme accomplissement de l’idéal des sciences modernes, mais comme expérience réflexive qui porte à la fois sur le monde sensible et ses effets de connaissance. Notes 2. 3. 4. En conclusion, on retiendra qu’il est impossible de produire du sens et des effets de connaissance sans prendre position. A cet égard le propos d’Henri-Pierre Jeudy est confirmé par les autres même s’ils ne se rallient pas à sa proposition. En revanche, une des limites de cet éclairage tient peut-être à la clôture qu’il risque de produire en ramenant notamment les connaissances à de seuls effets de style. Qu’on souscrive ou non à cette définition, 5. 6. 7. 8. Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom 158 Les échanges entre Émile Durkheim et Georg Simmel au tournant du siècle, un épisode méconnu de l’histoire de la sociologie Introduction D’ ■ 1. Florence Rudolf, L’environnement, une construction sociale. Pratiques et discours en Allemagne et en France, Presses Universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1998. Henri-Pierre Jeudy, Sciences sociales et démocratie, Circé, Paris, 1997; Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997 et Patrick Watier, La sociologie et les représentations de l’activité sociale, Méridiens Klincksieck, Paris, 1996. Isabelle Stengers, L’invention des sciences modernes, La Découverte, Paris, 1993 ; Cosmopolitiques, La Découverte, Paris, 1997 et Sciences et Pouvoirs. La démocratie face à la technoscience, La Découverte, Paris, 1997. Michel De Pracontal, Les mystères de la mémoire de l’eau, La Découverte, Paris, 1990. Serge Moscovici, La machine à faire des dieux, Fayard, Paris, 1988 ; «Le démon de Simmel», Sociétés, Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, L’Harmattan, Paris, 1994. H.-P. Jeudy, op. cité, p. 39. Peter L. Berger, Comprendre la sociologie, Editions du Centurion, Paris, 1973. ■ 159 JOËLLE BOURGIN Faculté des Sciences Sociales ■ Émile Durkheim (1858-1917) et de son oeuvre, la plupart des présentations traditionnelles ne retiennent que quelques aspects : l’invitation à appliquer le positivisme scientifique aux sociétés humaines, projet fondateur de la sociologie en France (“ il faut considérer les faits sociaux comme des choses”) ; la primauté de la société sur l’individu, soumis à la contrainte sociale ; enfin, la préoccupation pour le maintien de la cohésion sociale dans les sociétés modernes. Le sociologue et philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918) n’a, quant à lui, été redécouvert en France que récemment - l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, qui enseigne cet auteur en bonne place dès le DEUG de sociologie, constituait une heureuse exception -. C’est avant tout le précurseur de l’interactionnisme (courant sociologique nord-américain qui, s’opposant à tout déterminisme, considère la société comme un réseau d’interactions individuelles) que l’on salue en lui. On apprécie également l’essayiste éclectique, qui s’intéresse, sans souci apparent de rigueur méthodologique mais toujours avec un bonheur littéraire certain, aux thèmes les plus divers (la mode, le secret, le conflit, l’art…). Fait social contre action sociale, positivisme contre orientation plus littéraire : les deux sociologues ont nourri des courants antagonistes. Difficile, dans ces conditions, d’imaginer qu’il y a un siècle, sur la couverture du volume inaugural de L’Année sociologique (revue lancée par É. Durkheim et fer de lance de son combat pour imposer la sociologie), Simmel figurait en tête de la liste des collaborateurs ; le numéro publie en effet conjointement deux essais programmatiques, signés respectivement Durkheim (sur la prohibition de l’inceste) et Simmel (“ Comment les formes sociales se maintiennent”). Comment interpréter ce fait qui cadre si mal avec les présentations canoniques des deux sociologues ? Quand il n’est pas passé sous silence, cet épisode est le plus souvent envisagé comme un accident isolé : la publication conjointe aurait été dictée par des intérêts stratégiques passagers ou fondée sur un malentendu vite dissipé. La suite des événements semble donner raison à une telle lecture, puisque le dialogue paraît tourner court dès la parution du premier numéro de L’Année, en 1898. En 1900, Durkheim exprime dans une revue italienne son désaccord définitif avec la conception simmélienne de la sociologie. Désormais, les écrits du philosophe allemand ne font plus l’objet, sous la plume de Durkheim, que de jugements lapidaires et de critiques assassines. À la suite d’accusations de plagiat, le sociologue français niera même avoir jamais eu connaissance de la plupart des travaux de Simmel. Selon nous, cette lecture anecdotique sacrifie un peu vite l’épisode évoqué sur l’autel des oppositions théoriques traditionnelles. Dans une recherche en cours dont nous aimerions présenter ici quelques résultats, nous nous proposons d’éclairer à nouveaux frais la collaboration éphémère entre Émile Durkheim et Georg Simmel, en envisageant la possibilité d’affinités et d’échanges de fond. Du coup, leur rup-