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Florence Rudolf Comment les sciences sociales construisent-elles le savoir ?
élaboration et de leurs propriétés. On peut
éventuellement, à partir de l’idée du “Par-
lement des choses” ou de celle d’une “éco-
logie des pratiques”, tirer quelques élé-
ments de réflexion susceptibles d’orienter
la recherche, qui nous incitent à aller voir
du côté de la connaissance sociologique.
Nous retiendrons de cette excursion
dans les travaux d’Isabelle Stengers,
qu’une pratique résulte d’un engagement,
au sens de l’établissement d’une relation
au monde, dont on ne peut négliger la por-
tée heuristique, que cette dernière soit
reconnue ou non. La reconnaissance socia-
le, quant à elle, relève de la capacité de
tels collectifs à se faire entendre, que ce
soit dans le cadre d’un “Parlement des
choses” ou ailleurs. Bien qu’indissociable
d’une réflexion sur le statut des savoirs, la
question de l’ancrage dans l’opinion et l’es-
pace publics des savoirs susceptibles d’in-
fluer sur les orientations de l’humanité,
s’en écarte sensiblement dans la mesure
où elle ne dépend pas strictement de la
pertinence ou de la fiabilité de tels énon-
cés, mais de leur pouvoir de rassemble-
ment à un moment donné. Isabelle Sten-
gers n’approfondit pas cet aspect qui
relève autant, davantage ou de façon
variable, de la formation de nouvelles
alliances sociales que de l’évaluation
rationnelle des énoncés en fonction de cri-
tères de validité. Entrer dans ce débat,
nous amènerait à confronter la communi-
cation comme forme de socialisation, au
sens où André Akoun la distingue de l’in-
formation proprement dite, à la thèse de
Jürgen Habermas selon laquelle l’agir
communicationnel est présenté comme la
forme idéale de la rationalisation sociale,
par exemple. C’est parce qu’elle ne pour-
suit pas l’analyse sur le mode précédent,
que l’hypothèse du “Parlement des
choses” s’inscrit dans un discours dont la
tonalité diffère de celui qui le précède. Il
se montre plus passionnel que résultant
d’un cheminement réfléchi de la pensée.
Constater cela n’est pas une critique en
soi, mais plutôt l’occasion de réfléchir sur
deux moments également importants de la
pensée qui sont la rigueur, l’impartialité,
voire une certaine indifférence, et l’en-
gouement. La “chute” que nous propose
Isabelle Stengers apporte un contre-poids
par rapport à la pensée qui l’amène, de
sorte qu’elle nous livre deux expressions
de la pensée, dont la reconnaissance et
l’articulation vont sous-tendre la discus-
sion que nous entendons mener ici. Le pas-
sage du premier énoncé à un propos enga-
gé se fait relativement bien, dans la mesu-
re où le discours en amont, prépare
l’hypothèse du “Parlement des choses”
comme aboutissement de la succession
d’épreuves auxquelles les témoins fiables
doivent se soumettre pour mériter une
telle opération. Dans cette perspective, les
revendications issues d’expériences et de
pratiques sociales diverses participent de
la formation des savoirs. Elles les fragili-
sent en les exposant, et les renforcent à
chaque fois davantage. Le “Parlement des
choses” apparaît, par conséquent, comme
une étape indispensable dans l’établisse-
ment des connaissances, et parfait les
sélections opérées dans le secret du labo-
ratoire. Cet éclairage nous conduit à nous
interroger sur la formation des savoirs
dits sociaux ou issus de pratiques
humaines multiples et variées auxquels les
témoins fiables vont devoir se confronter
pour pouvoir attester de leur robustesse.
La construction du
savoir sociologique
■
C’est vers la connaissance sociologique
que nous allons nous tourner pour tenter
l’exploration du caractère potentiellement
heuristique de l’activité et des pratiques
humaines. Cette dernière, en effet, porte
un éclairage sur la vie en société, et pré-
tend, même si c’est à des degrés divers,
apporter un surcroît de connaissance à
celle qu’en ont le commun des mortels. Il
ne me semble pas en disant cela trahir les
différentes approches et réduire la diver-
sité des points de vue qui contribuent à la
connaissance sociologique. En effet, selon
qu’elle est vécue comme un acte de dévoi-
lement des situations sociales ou comme
une réflexion sur les pratiques sociales qui
s’effectue en marge de leur déroulement,
la connaissance sociologique tente d’ins-
crire dans des actes de langage une réali-
té multiforme qui nous échappe par bien
des aspects. Pierre Bourdieu, Henri-Pierre
Jeudy et Patrick Watier, les trois auteurs
auxquels je me réfère pour construire
mon propos, abordent chacun à leur
manière cette question. En dépit de la dis-
tance qui les sépare, c’est la critique qu’ils
formulent à l’encontre des sciences
sociales qui m’intéresse, dans la mesure où
elle met l’accent sur une faille importan-
te de la connaissance sociologique en
vertu de laquelle ce “laboratoire” que
constitue la société dans son ensemble
semble avoir été mal exploré, et ce pour
différentes raisons.
Pierre Bourdieu,
une théorie “inachevée”
des pratiques sociales
■
Dans les Méditations pascaliennes,Pier-
re Bourdieu s’en prend aux effets de l’ha-
bitus scolastique sur la pensée et la
connaissance. Le retrait du monde et l’as-
cèse qu’elle prône, qui va de pair avec une
certaine aisance économique et une recon-
naissance sociale, entretiennent l’illusion
d’un sujet transcendant, dont la souverai-
neté repose sur l’absolutisation de la Rai-
son et de la Liberté, qui s’exprime respec-
tivement dans la philosophie cartésienne
et kantienne. Bien qu’opposées sur bien
des points, ces deux traditions se rejoi-
gnent sur une attitude surplombante qui
s’affirme à travers la dualité du sujet et de
l’objet. Il s’ensuit que le monde réel, empi-
rique et profane échappe de deux
manières distinctes à la connaissance,
c’est-à-dire comme histoire et dynamique
propre, et comme “objectivité” et positi-
vité. On trouve ici un élément de réponse
à la question qui nous intéresse, à savoir
qu’en se coupant de la réalité sociale, la
sociologie est peut-être passée à côté de la
connaissance de la vie sociale. C’est sur
fond de ce constat d’échec de la tradition
scolastique que l’auteur s’interroge sur les
conditions nécessaires à une appréhension
plus juste de la réalité sociale, et réitère
les missions selon lui de la connaissance
sociologique. Cette dernière se doit d’être
attentive aux pratiques sociales et rompre
pour cela avec une vision métaphysique et
essentialiste incapable de rendre compte
de l’historicité et du pouvoir contraignant
des situations sociales.
Si le propos de Pierre Bourdieu tient
globalement jusque là, il tourne court à
partir du moment où l’habitus est érigé en
modèle pour une sociologie des pratiques,
et semble indiquer la sortie de l’impasse
dans laquelle la connaissance s’est four-
voyée avec la skole.Ce plaidoyer en faveur
de l’habitus convaint d’autant moins, qu’on
ne voit toujours pas dans cet ouvrage, en
quoi la sociologie de Pierre Bourdieu
rompt avec la relation duale du sujet à l’ob-
jet, et l’attitude surplombante du sujet
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Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom ■
Le savoir scientifique ou
la naissance des
témoins fiables
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Qu’est-ce que le savoir, et qu’est-ce
que la science en particulier? Sans pré-
tendre faire le tour de cette question, on
ne peut en faire l’impasse dans le contex-
te présent, ni dans celui dans lequel nous
vivons. Comme nous l’indiquions précé-
demment, Isabelle Stengers peut apporter
une précieuse contribution à une défini-
tion des sciences modernes. Ces dernières
émergent autour du dispositif expérimen-
tal, c’est-à-dire qu’elles s’imposent autour
d’énoncés fiables, qui s’affranchissent des
contextes de leur production, ou pour le
dire plus justement, dont les contextes de
production ne semblent pas porter ombra-
ge à leur fiabilité. Ce sont des énoncés à
prétention universelle au sens où ils ne
sont pas tributaires d’un lieu ou d’une
équipe de recherche. C’est à ce titre que
Galilée refuse l’arrangement qui lui est
proposé, et qui pourrait lui sauver la vie,
à savoir que sa découverte est sans consé-
quences pour l’humanité chrétienne et
n’engage que la communauté à laquelle il
appartient. Il ne peut accepter un tel
pacte sans renier la science qu’il défend,
à savoir qu’il s’agit d’une pratique qui
rompt avec la fiction et les discours qui ne
valent qu’en certains lieux et contextes.
Les sciences expérimentales, comme nous
le rappelle Isabelle Stengers, sont nées de
leur pouvoir de “mise en scène” de
témoins fiables qui coupent court à la
controverse. Cette alchimie a lieu dans le
laboratoire, sorte de non lieu, où s’inven-
te des dispositifs susceptibles de révéler la
vraie nature des phénomènes. Il ne s’agit
pas d’une création, au sens où les phéno-
mènes exprimés n’existeraient pas, mais
d’une mise en situation. Bien qu’indis-
pensable à cette opération, le dispositif ne
peut être soupçonné de se substituer à la
vérité du phénomène, dans la mesure où
il ne l’influence pas, mais rend unique-
ment cette visibilité possible, d’où l’ex-
pression de témoin fiable. Depuis l’inven-
tion du laboratoire et du fait expérimental,
les sciences dans leur ensemble s’oriente-
ront d’après cet idéal.
On peut poursuivre la réflexion, en
s’interrogeant sur la fiabilité effective de
ces témoins, sur les limites d’application
de cet idéal, et enfin sur le statut des
savoirs qui ne reposent pas sur de telles
inventions. S’il est une chose qu’on puisse
dire avec quelque certitude, c’est que la
cumulativité des savoirs dépend de la
constitution de témoins fiables. Une de
leurs particularités est de ne plus consti-
tuer un enjeu de la connaissance en tant
que tel. Le statut de faits quasi-irréfu-
tables auquel ils ont accédé, au terme de
luttes souvent longues et ardues, leur
confère une invisibilité qu’il ne faudrait
pas confondre avec une inusité ou une
inutilité.Ainsi, ce sont des savoirs, qui bien
souvent sont objectivés sous la forme d’ap-
pareils de mesure, par exemple, et de
façon générale, ils constituent les fonde-
ments d’édifices complexes, ainsi qu’en
témoignent les tollés que déclenche toute
tentative d’“ouverture” de ces “boîtes
noires”.4A la suite de Bruno Latour, Isa-
belle Stengers reprend le terme de “fai-
tiches”, afin de souligner qu’il n’est pas
question d’artefacts bien qu’ils soient
dépendants des dispositifs qui les révè-
lent. Il s’agit, en d’autres mots, de signaler
qu’ils préexistaient à l’intervention humai-
ne, mais que cette dernière leur a conféré
une consistance plus forte qu’ils n’en déte-
naient avant qu’elle n’ait lieu. On notera
qu’il ne semble pas que cette dernière soit
uniquement le fait de l’accession à notre
conscience, mais de leur imbrication, de ce
fait, dans des systèmes d’interdépendance
dans lesquels ils n’intervenaient pas aupa-
ravant.
Quant aux limites de cet idéal, nous
considérerons deux aspects, celui qui a
trait au pouvoir des “faitiches”, et celui qui
concerne ses domaines d’application.
Comme nous venons de le voir précédem-
ment, les témoins fiables sont des soubas-
sements tangibles pour de nouvelles
controverses. Ils permettent d’investir un
champ de l’existence et constituent, à cet
égard, les fondements pour de nouvelles
disciplines. En revanche, leur irruption
n’est pas le garant de leur succès, ni même
de leur impact sur le devenir de l’huma-
nité. Leur portée historique dépend de
l’intéressement des hommes à ces inven-
tions. C’est d’ailleurs un des principaux
enjeux des luttes auxquelles s’adonnent
leurs protagonistes. Aussi, peut-on dire
que l’impact d’un “faitiche” dépend de la
capacité de ses inventeurs à convaincre
une communauté d’initiés, et à porter le
débat dans un cercle plus large afin d’en
faire un enjeu de société. Cet éclairage
sert d’ailleurs de point d’appui à la
réflexion que mène Isabelle Stengers sur
ce qu’elle appelle avec Bruno Latour, le
“Parlement des choses”, à savoir que les
témoins fiables ne peuvent se substituer
au débat social, et permettre de faire l’im-
passe de la démocratie. En effet, s’ils per-
mettent d’accéder aux “questions qui se
posent à la nature et auquel elle répond à
sa façon”, ils n’apportent pas de réponse
à celles que se donne l’humanité dans
toute sa diversité et sa conflictualité. En
d’autres mots, ils ne peuvent se substituer
aux discussions dont de telles questions
peuvent émerger, ni aux controverses
nécessaires aux éléments de réponse. En
revanche, ils peuvent les éclairer.
Les savoirs
sans témoins fiables ?
■
Qu’en est-il des savoirs, enfin, qui ne
s’édifient pas sur des témoins fiables ?
Pour cette question, il faut bien le dire, la
contribution d’Isabelle Stengers touche à
ses limites. Certes, on trouve des éléments
de réponse dans la typologie qu’elle pro-
pose des sciences modernes.Aux sciences
théorico-expérimentales, elle adjoint les
sciences de terrain et les sciences prédic-
tives. Ces dernières se distinguent des
sciences théorico-expérimentales, en ce
qu’elles ne sont pas fondées sur des
témoins fiables, sans pour autant aban-
donner l’intention de connaissance. Leur
spécificité tient au caractère inachevé et
nécessairement particulier des savoirs
qu’elles produisent. Ainsi ce sont des
sciences vectrices d’incertitude, qui ne
visent pas des généralisations, mais la
production d’une connaissance locale, sin-
gulière et limitée à un contexte particulier.
Leurs énoncés s’apparentent à des récits
qui mettent en scène des dynamiques à
partir de l’étude de configurations pré-
cises. Ils permettent tout au plus de dire
que dans tel contexte, certains facteurs
semblent avoir contribués de façon non
négligeable au devenir, et que sous ces
conditions, les situations peuvent prendre
une telle tournure. Cette différenciation
des sciences modernes rend compte du sta-
tut des sciences humaines en leur sein,
sans régler pour autant la question de la
formation des connaissances, qui sans être
le résultat de pratiques de laboratoire,
n’en demeurent pas moins des savoirs. Le
problème qui se pose alors est celui de leur