Comment les sciences sociales construisent

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FLORENCE RUDOLF
153
Conclusion
Comment
les sciences sociales
■
Cette hypothèse du “bruit de fond”,
mise en évidence ici de façon quasiment
expérimentale, devrait être vérifiée dans
le cas du traitement d’autres événements. La mise en évidence plus systématique d’un tel “bruit de fond” permettrait de renouveler la réflexion sur
les formes contemporaines de la
(néo-)propagande spécifique des régimes
démocratiques qui s’en croient justement indemnes.
A cette conclusion on peut ajouter
deux remarques, qui sortent du cadre de
la présente recherche, mais qui constituent aussi des pistes à suivre. La première tient à la relative identité qui s’est
dégagée entre les grandes valeurs européennes proposées au choix des électeurs et celles de ce que nous avons
appelé ici, à la suite de Lucien Sfez,
“l’idéologie de la communication”. C’est
cette identité qui a permis d’isoler ici le
bruit de fond médiatique. L’Europe n’aurait-elle rien d’autre à offrir qu’un système de valeurs associées à la médiation ?
La deuxième remarque tient aux conséquences du déni du caractère positif des
votes en faveur du “non”. L’impossibilité
d’expression dans les médias sur ce
thème n’a-t-elle pas au bout du compte
marginalisé une partie de l’électorat
régional ? Rappelons ce curieux paradoxe : l’Alsace est à la fois “championne”
du vote en faveur de l’Europe et “championne” du vote pour le Front National.
Pour quelle Europe s’était donc prononcé l’électorat alsacien ?
construisent-elles
le savoir ?
L
a société contemporaine, dans la
présentation que nous en fait la
sociologie, en dépit de ses variantes
nationales et d’écoles, se caractérise par
une modification profonde de notre
immersion dans le monde et de la compréhension que nous en avons. Ces tranformations affectent le statut des savoirs,
les formes de l’action ainsi que les représentations de l’identité à notre époque. Ce
thème dit de la modernité avancée ou
réflexive présente, par ailleurs, des analogies profondes avec la substitution croissante du concept d’environnement à celui
de nature.1 A une conception figée de
l’idée de nature fait place une vision indéterminée de ses contenus. Cette ouverture contribue à une remise en question des
catégories les plus familières. Ainsi, la
connaissance comme vecteur de certitudes, l’action et la décision en terrain
connu, de même que l’identité comme
référent stable des contextes d’action et de
décision, se trouvent fragilisées par de tels
remaniements de la pensée.
© extrait de Cnacarchives, Paris 1972, Agam, 8+1 en mouvement, 1953
Notes
■
1. Ce travail a été réalisé dans le cadre
d’une recherche financée par le programme “communication” du CNRS
sur le thème : “La construction
médiatique de l’Europe par les
médias régionaux. Analyse sociopolitique comparée de formes discursives (figures et arguments) produites par la presse régionale
française”, notamment en collaboration avec l’équipe du professeur
Jacky Simonin, Université de la
Réunion, URA 1041 du CNRS.
2. Voir à ce sujet Philippe Breton, “La
5. Voir à ce sujet : Gauthier Gilles, “La
presse régionale entre le fait universel et le commentaire local”,
Etudes de communication, Jacky
Simonin, Ed, Bulletin du CERTEIC,
1995 publié en 1996.
3. voir à ce sujet Philippe Breton, L’argumentation dans la communication,
La découverte, octobre 1996, notamment chapitre 3 et 4.
4. Sur cette question des lieux, voir
Perelman, Ch., Olbrechts-Tyteca, L.,
Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1970.
mise en cause de l’objectivité journalistique”, in Communications, vol
12, n°2, 1991
6. Voir sur ce sujet : Lucien Sfez, Critique de la communication, Seuil,
Paris, 1988 et Philippe Breton,
“L’utopie de la communication
entre l’idéal de la fusion et la
recherche de la transparence”, Quaderni n°28, 1996, ou encore Philippe
Breton, La parole manipulée, La
Découverte, 1997 (prix 1998 de
l’Académie des sciences morales et
politiques).
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom
152
■
FLORENCE RUDOLF
Université de Marne La Vallée,
Laboratoire de Sociologie de la
Culture Européenne,
UPRESA 7043, Strasbourg
C’est au savoir, et en particulier dans la
forme qu’il prend en association avec le
non savoir, que nous souhaitons consacrer
la présente réflexion. Nous nous appuierons pour ce faire sur un certain nombre
d’ouvrages qui s’interrogent sur la condition des sciences sociales à notre époque.
Je pense en particulier aux livres d’Henri-Pierre Jeudy, Sciences sociales et démocratie, de Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, et de Patrick Watier, La sociologie
et les représentations de l’activité sociale.2
Bien que différents dans leurs propos et
approches, ces travaux portent un éclairage sur les problèmes inhérents à la
connaissance en général, et au savoir sociologique en particulier. Outre le fait qu’il
s’agit d’un motif récurrent de la discipline,
qui s’interroge au tournant du XIX ème
siècle sur ses fondements et sa spécificité,
il s’agit ici d’un renouvellement de ce
questionnement autour notamment de la
contribution du savoir à la réalité sociale.
Cette réflexion entre en écho avec les travaux d’Isabelle Stengers consacrés aux
sciences, dont L’invention des sciences
modernes, 3 et aux conséquences pour
notre monde de leur quête permanente
contre la faille susceptible de porter un
coup au pouvoir des fictions. Les sciences
modernes, comme cela a souvent été relevé, mènent une lutte sans merci contre les
préjugés, et participent au désenchantement du monde. Si elles ont, par le passé,
contribué à la déstabilisation des autorités
traditionnelles, elles semblent, de contrepouvoirs qu’elles étaient, s’être érigées en
nouveaux pouvoirs, voire en dogmes, et
constituer de nouvelles entraves au savoir
lui-même. Ce renversement de situation
nous invite à penser les limites inhérentes
à ces pratiques pour envisager leur renouvellement. L’enjeu de la question semble,
par ailleurs, tenir au fait qu’elle outrepasse une réflexion strictement épistémologique en ce que les énoncés scientifiques conditionnent le devenir de
l’humanité et de la vie dans son ensemble.
Cette remarque souligne l’importance
qu’ont prise les sciences dans l’établissement de l’humanité, mais plutôt que de
s’arrêter à ce constat désormais trivial, il
nous faut revenir sur la relation du savoir
au pouvoir, soit de celle entre le savoir et
la réalité, d’où l’éclairage choisi autour des
quelques auteurs sus-cités.
■Florence Rudolf
Le savoir scientifique ou
la naissance des
témoins fiables
■
Qu’est-ce que le savoir, et qu’est-ce
que la science en particulier? Sans prétendre faire le tour de cette question, on
ne peut en faire l’impasse dans le contexte présent, ni dans celui dans lequel nous
vivons. Comme nous l’indiquions précédemment, Isabelle Stengers peut apporter
une précieuse contribution à une définition des sciences modernes. Ces dernières
émergent autour du dispositif expérimental, c’est-à-dire qu’elles s’imposent autour
d’énoncés fiables, qui s’affranchissent des
contextes de leur production, ou pour le
dire plus justement, dont les contextes de
production ne semblent pas porter ombrage à leur fiabilité. Ce sont des énoncés à
prétention universelle au sens où ils ne
sont pas tributaires d’un lieu ou d’une
équipe de recherche. C’est à ce titre que
Galilée refuse l’arrangement qui lui est
proposé, et qui pourrait lui sauver la vie,
à savoir que sa découverte est sans conséquences pour l’humanité chrétienne et
n’engage que la communauté à laquelle il
appartient. Il ne peut accepter un tel
pacte sans renier la science qu’il défend,
à savoir qu’il s’agit d’une pratique qui
rompt avec la fiction et les discours qui ne
valent qu’en certains lieux et contextes.
Les sciences expérimentales, comme nous
le rappelle Isabelle Stengers, sont nées de
leur pouvoir de “mise en scène” de
témoins fiables qui coupent court à la
controverse. Cette alchimie a lieu dans le
laboratoire, sorte de non lieu, où s’invente des dispositifs susceptibles de révéler la
vraie nature des phénomènes. Il ne s’agit
pas d’une création, au sens où les phénomènes exprimés n’existeraient pas, mais
d’une mise en situation. Bien qu’indispensable à cette opération, le dispositif ne
peut être soupçonné de se substituer à la
vérité du phénomène, dans la mesure où
il ne l’influence pas, mais rend uniquement cette visibilité possible, d’où l’expression de témoin fiable. Depuis l’invention du laboratoire et du fait expérimental,
les sciences dans leur ensemble s’orienteront d’après cet idéal.
On peut poursuivre la réflexion, en
s’interrogeant sur la fiabilité effective de
ces témoins, sur les limites d’application
de cet idéal, et enfin sur le statut des
savoirs qui ne reposent pas sur de telles
inventions. S’il est une chose qu’on puisse
dire avec quelque certitude, c’est que la
cumulativité des savoirs dépend de la
constitution de témoins fiables. Une de
leurs particularités est de ne plus constituer un enjeu de la connaissance en tant
que tel. Le statut de faits quasi-irréfutables auquel ils ont accédé, au terme de
luttes souvent longues et ardues, leur
confère une invisibilité qu’il ne faudrait
pas confondre avec une inusité ou une
inutilité. Ainsi, ce sont des savoirs, qui bien
souvent sont objectivés sous la forme d’appareils de mesure, par exemple, et de
façon générale, ils constituent les fondements d’édifices complexes, ainsi qu’en
témoignent les tollés que déclenche toute
tentative d’“ouverture” de ces “boîtes
noires”.4 A la suite de Bruno Latour, Isabelle Stengers reprend le terme de “faitiches”, afin de souligner qu’il n’est pas
question d’artefacts bien qu’ils soient
dépendants des dispositifs qui les révèlent. Il s’agit, en d’autres mots, de signaler
qu’ils préexistaient à l’intervention humaine, mais que cette dernière leur a conféré
une consistance plus forte qu’ils n’en détenaient avant qu’elle n’ait lieu. On notera
qu’il ne semble pas que cette dernière soit
uniquement le fait de l’accession à notre
conscience, mais de leur imbrication, de ce
fait, dans des systèmes d’interdépendance
dans lesquels ils n’intervenaient pas auparavant.
Quant aux limites de cet idéal, nous
considérerons deux aspects, celui qui a
trait au pouvoir des “faitiches”, et celui qui
concerne ses domaines d’application.
Comme nous venons de le voir précédemment, les témoins fiables sont des soubassements tangibles pour de nouvelles
controverses. Ils permettent d’investir un
champ de l’existence et constituent, à cet
égard, les fondements pour de nouvelles
disciplines. En revanche, leur irruption
n’est pas le garant de leur succès, ni même
de leur impact sur le devenir de l’humanité. Leur portée historique dépend de
l’intéressement des hommes à ces inventions. C’est d’ailleurs un des principaux
enjeux des luttes auxquelles s’adonnent
leurs protagonistes. Aussi, peut-on dire
que l’impact d’un “faitiche” dépend de la
capacité de ses inventeurs à convaincre
une communauté d’initiés, et à porter le
débat dans un cercle plus large afin d’en
faire un enjeu de société. Cet éclairage
sert d’ailleurs de point d’appui à la
réflexion que mène Isabelle Stengers sur
ce qu’elle appelle avec Bruno Latour, le
“Parlement des choses”, à savoir que les
témoins fiables ne peuvent se substituer
au débat social, et permettre de faire l’impasse de la démocratie. En effet, s’ils permettent d’accéder aux “questions qui se
posent à la nature et auquel elle répond à
sa façon”, ils n’apportent pas de réponse
à celles que se donne l’humanité dans
toute sa diversité et sa conflictualité. En
d’autres mots, ils ne peuvent se substituer
aux discussions dont de telles questions
peuvent émerger, ni aux controverses
nécessaires aux éléments de réponse. En
revanche, ils peuvent les éclairer.
Les savoirs
sans témoins fiables ?
Qu’en est-il des savoirs, enfin, qui ne
s’édifient pas sur des témoins fiables ?
Pour cette question, il faut bien le dire, la
contribution d’Isabelle Stengers touche à
ses limites. Certes, on trouve des éléments
de réponse dans la typologie qu’elle propose des sciences modernes. Aux sciences
théorico-expérimentales, elle adjoint les
sciences de terrain et les sciences prédictives. Ces dernières se distinguent des
sciences théorico-expérimentales, en ce
qu’elles ne sont pas fondées sur des
témoins fiables, sans pour autant abandonner l’intention de connaissance. Leur
spécificité tient au caractère inachevé et
nécessairement particulier des savoirs
qu’elles produisent. Ainsi ce sont des
sciences vectrices d’incertitude, qui ne
visent pas des généralisations, mais la
production d’une connaissance locale, singulière et limitée à un contexte particulier.
Leurs énoncés s’apparentent à des récits
qui mettent en scène des dynamiques à
partir de l’étude de configurations précises. Ils permettent tout au plus de dire
que dans tel contexte, certains facteurs
semblent avoir contribués de façon non
négligeable au devenir, et que sous ces
conditions, les situations peuvent prendre
une telle tournure. Cette différenciation
des sciences modernes rend compte du statut des sciences humaines en leur sein,
sans régler pour autant la question de la
formation des connaissances, qui sans être
le résultat de pratiques de laboratoire,
n’en demeurent pas moins des savoirs. Le
problème qui se pose alors est celui de leur
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom
154
■
■
élaboration et de leurs propriétés. On peut
éventuellement, à partir de l’idée du “Parlement des choses” ou de celle d’une “écologie des pratiques”, tirer quelques éléments de réflexion susceptibles d’orienter
la recherche, qui nous incitent à aller voir
du côté de la connaissance sociologique.
Nous retiendrons de cette excursion
dans les travaux d’Isabelle Stengers,
qu’une pratique résulte d’un engagement,
au sens de l’établissement d’une relation
au monde, dont on ne peut négliger la portée heuristique, que cette dernière soit
reconnue ou non. La reconnaissance sociale, quant à elle, relève de la capacité de
tels collectifs à se faire entendre, que ce
soit dans le cadre d’un “Parlement des
choses” ou ailleurs. Bien qu’indissociable
d’une réflexion sur le statut des savoirs, la
question de l’ancrage dans l’opinion et l’espace publics des savoirs susceptibles d’influer sur les orientations de l’humanité,
s’en écarte sensiblement dans la mesure
où elle ne dépend pas strictement de la
pertinence ou de la fiabilité de tels énoncés, mais de leur pouvoir de rassemblement à un moment donné. Isabelle Stengers n’approfondit pas cet aspect qui
relève autant, davantage ou de façon
variable, de la formation de nouvelles
alliances sociales que de l’évaluation
rationnelle des énoncés en fonction de critères de validité. Entrer dans ce débat,
nous amènerait à confronter la communication comme forme de socialisation, au
sens où André Akoun la distingue de l’information proprement dite, à la thèse de
Jürgen Habermas selon laquelle l’agir
communicationnel est présenté comme la
forme idéale de la rationalisation sociale,
par exemple. C’est parce qu’elle ne poursuit pas l’analyse sur le mode précédent,
que l’hypothèse du “Parlement des
choses” s’inscrit dans un discours dont la
tonalité diffère de celui qui le précède. Il
se montre plus passionnel que résultant
d’un cheminement réfléchi de la pensée.
Constater cela n’est pas une critique en
soi, mais plutôt l’occasion de réfléchir sur
deux moments également importants de la
pensée qui sont la rigueur, l’impartialité,
voire une certaine indifférence, et l’engouement. La “chute” que nous propose
Isabelle Stengers apporte un contre-poids
par rapport à la pensée qui l’amène, de
sorte qu’elle nous livre deux expressions
de la pensée, dont la reconnaissance et
l’articulation vont sous-tendre la discus-
Comment les sciences sociales construisent-elles le savoir ?
sion que nous entendons mener ici. Le passage du premier énoncé à un propos engagé se fait relativement bien, dans la mesure où le discours en amont, prépare
l’hypothèse du “Parlement des choses”
comme aboutissement de la succession
d’épreuves auxquelles les témoins fiables
doivent se soumettre pour mériter une
telle opération. Dans cette perspective, les
revendications issues d’expériences et de
pratiques sociales diverses participent de
la formation des savoirs. Elles les fragilisent en les exposant, et les renforcent à
chaque fois davantage. Le “Parlement des
choses” apparaît, par conséquent, comme
une étape indispensable dans l’établissement des connaissances, et parfait les
sélections opérées dans le secret du laboratoire. Cet éclairage nous conduit à nous
interroger sur la formation des savoirs
dits sociaux ou issus de pratiques
humaines multiples et variées auxquels les
témoins fiables vont devoir se confronter
pour pouvoir attester de leur robustesse.
La construction du
savoir sociologique
■
C’est vers la connaissance sociologique
que nous allons nous tourner pour tenter
l’exploration du caractère potentiellement
heuristique de l’activité et des pratiques
humaines. Cette dernière, en effet, porte
un éclairage sur la vie en société, et prétend, même si c’est à des degrés divers,
apporter un surcroît de connaissance à
celle qu’en ont le commun des mortels. Il
ne me semble pas en disant cela trahir les
différentes approches et réduire la diversité des points de vue qui contribuent à la
connaissance sociologique. En effet, selon
qu’elle est vécue comme un acte de dévoilement des situations sociales ou comme
une réflexion sur les pratiques sociales qui
s’effectue en marge de leur déroulement,
la connaissance sociologique tente d’inscrire dans des actes de langage une réalité multiforme qui nous échappe par bien
des aspects. Pierre Bourdieu, Henri-Pierre
Jeudy et Patrick Watier, les trois auteurs
auxquels je me réfère pour construire
mon propos, abordent chacun à leur
manière cette question. En dépit de la distance qui les sépare, c’est la critique qu’ils
formulent à l’encontre des sciences
sociales qui m’intéresse, dans la mesure où
elle met l’accent sur une faille importante de la connaissance sociologique en
vertu de laquelle ce “laboratoire” que
constitue la société dans son ensemble
semble avoir été mal exploré, et ce pour
différentes raisons.
Pierre Bourdieu,
une théorie “inachevée”
des pratiques sociales ■
Dans les Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu s’en prend aux effets de l’habitus scolastique sur la pensée et la
connaissance. Le retrait du monde et l’ascèse qu’elle prône, qui va de pair avec une
certaine aisance économique et une reconnaissance sociale, entretiennent l’illusion
d’un sujet transcendant, dont la souveraineté repose sur l’absolutisation de la Raison et de la Liberté, qui s’exprime respectivement dans la philosophie cartésienne
et kantienne. Bien qu’opposées sur bien
des points, ces deux traditions se rejoignent sur une attitude surplombante qui
s’affirme à travers la dualité du sujet et de
l’objet. Il s’ensuit que le monde réel, empirique et profane échappe de deux
manières distinctes à la connaissance,
c’est-à-dire comme histoire et dynamique
propre, et comme “objectivité” et positivité. On trouve ici un élément de réponse
à la question qui nous intéresse, à savoir
qu’en se coupant de la réalité sociale, la
sociologie est peut-être passée à côté de la
connaissance de la vie sociale. C’est sur
fond de ce constat d’échec de la tradition
scolastique que l’auteur s’interroge sur les
conditions nécessaires à une appréhension
plus juste de la réalité sociale, et réitère
les missions selon lui de la connaissance
sociologique. Cette dernière se doit d’être
attentive aux pratiques sociales et rompre
pour cela avec une vision métaphysique et
essentialiste incapable de rendre compte
de l’historicité et du pouvoir contraignant
des situations sociales.
Si le propos de Pierre Bourdieu tient
globalement jusque là, il tourne court à
partir du moment où l’habitus est érigé en
modèle pour une sociologie des pratiques,
et semble indiquer la sortie de l’impasse
dans laquelle la connaissance s’est fourvoyée avec la skole. Ce plaidoyer en faveur
de l’habitus convaint d’autant moins, qu’on
ne voit toujours pas dans cet ouvrage, en
quoi la sociologie de Pierre Bourdieu
rompt avec la relation duale du sujet à l’objet, et l’attitude surplombante du sujet
155
■Florence Rudolf
connaissant qui l’accompagne. La théorie
de la formation de l’habitus, par soumission aux forces qui structurent le champ
social, passe sous silence la constitution de
l’espace social, et pour cause, puisqu’elle
néglige les dynamiques qui, au jour le jour,
produisent ces structures. L’occultation
des événements qui conduisent à la stabilisation de certaines lignes de force au
détriment d’autres éventualités, n’est possible que parce que Pierre Bourdieu fait fi
des réponses que les individus apportent
en situation. Ce désintérêt trahit une
conception mécanique de la vie sociale
selon laquelle les hommes en tant que tels
ne sont pas compétents, mais les dépositaires passifs des pouvoirs que leur confère leur positionnement dans l’espace
social. Dans cette perspective, l’immersion
dans la vie n’est d’aucun secours pour le
développement d’un sens de l’existence en
fonction duquel nous savons en partie ce
que nous faisons, et pourquoi nous le faisons. Ce déni de la dimension heuristique
de la vie quotidienne est renforcé par le
fait que tout se passe comme si Pierre
Bourdieu savait d’emblée quels sont les
événements qui comptent dans la structuration de l’espace social, et pouvait de ce
fait faire l’économie d’une compréhension plus fine des situations, qui l’amènerait à observer, par exemple, comment
des options différentes s’affrontent, négocient ou non, pour s’imposer finalement,
avec quelle conscience ou en l’absence de
toute conscience, dans certains espaces
plus facilement que d’autres, par exemple.
Bien qu’elle recourt au concept de pratique, la théorie des champs vide cette
notion de sa substance, à savoir celle de
rester au plus proche de la vie et de ses ressorts. Le terme de pratique perd ainsi de
sa virtualité critique.
On peut s’interroger, pour finir, au nom
de quelle compétence Pierre Bourdieu
accède-t-il à une intelligence du social
qu’il dénie aux autres? Le lecteur reste sur
sa faim, car à aucun moment l’auteur ne
l’éclaire sur la pratique, c’est-à-dire sur le
type de médiation qu’il établit avec le
monde, et qui lui permet d’en dévoiler les
ressorts. A moins qu’il ne fasse implicitement que confirmer que sa démarche ne se
distingue pas tant que cela de la tradition
surplombante qu’il condamne dans la première partie de son ouvrage. Rien ne permet de conclure, par conséquent, à une
remise en question véritable de l’épisté-
mologie de la rupture chez Pierre Bourdieu,
de sorte que la critique qu’il fait de la skole
perd de sa consistance au terme de son analyse. Il semble reproduire l’idéal des
sciences théorico-expérimentales selon
lesquelles la connaissance s’élabore dans le
secret du laboratoire, et méconnaître les
étapes ultérieures qui pourraient leur
conférer le statut de savoirs robustes, c’està-dire celles de la confrontation avec des
connaissances “indigènes”. La référence à
la notion de pratique ici n’est d’aucun
effet sur la démarche du sociologue qui
s’en sert pour asseoir son autorité, et non
pour se remettre en question.
Pierre-Henri Jeudy :
pour en finir avec l’idéal
de la connaissance
comme objectivation ■
Le regard qu’Henri-Pierre Jeudy porte
sur les tendances actuelles des sciences
sociales, procède apparemment d’un
constat d’échec de la connaissance sociologique comparable à celui dont part Pierrre Bourdieu. Cette convergence relative
cède cependant vite le pas à des analyses
et des conclusions très différentes, voire
opposées. La réflexion d’Henri-Pierre
Jeudy s’organise autour de la relation
entre le langage et la réalité. Si cette articulation a toujours été au centre de l’interrogation des sciences humaines, qui
contrairement aux sciences théorico-expérimentales, s’extériorisent à travers des
actes de langage et portent en partie,
voire exclusivement, sur une réalité langagière, elle s’est radicalisée depuis que le
langage a accédé au statut de réalité sociale. Le phénomène de substitution du langage à la réalité comme caractéristique de
notre temps revient régulièrement dans
les analyses consacrées à la société
contemporaine. Ainsi, lorsque Serge Moscovici s’interroge sur les effets de l’imbrication entre la société conçue et la société vécue,5 ou quand Anthony Giddens
réfléchit aux conséquences de la délocalisation des systèmes experts et de leur relocalisation,6 il s’agit bien de variations
autour d’un même thème qui n’est autre
que celui de la double herméneutique.
Bien que l’expression ne soit pas employée
par Henri-Pierre Jeudy, son ouvrage explore et met en évidence le caractère maudit
de toute pratique langagière, et par conséquent le dilemne insoluble de la connais-
sance en sciences humaines. En effet, quel
que soit le point de vue adopté, elles
n’échappent jamais à une imposition de
sens, et à une normalisation de la vie
sociale. Lorsqu’ un sociologue utilise une
métaphore conceptuelle, comme celle de
“système d’intégration”, par exemple, il
outrepasse le cadre de l’intercompréhension pour imposer une détermination de
sens et il est déjà dans l’ordre de la gestion
du social.7 L’imposition normative est déjà
en germe dans le désir d’attribuer du sens
à la réalité, de l’organiser, et de lui conférer une cohérence. Les sciences sociales se
retrouvent, par conséquent, coincées entre
deux alternatives, celle de se transformer
en réservoirs de significations disponibles
pour toute sorte d’usages et de pouvoirs
quitte à contribuer à l’instrumentalisation
de la vie sociale, ou de s’enfermer dans
une réflexivité nécessaire à l’élaboration
de la théorie au risque de céder à un projet de normalisation de la pensée à travers
la contribution à une orthodoxie logique.
La pensée n’échappe pas, par conséquent,
à la mortification, soit par imposition d’un
sens qui sert toujours des valeurs et des
intérêts, soit par soumission à des impératifs procéduraux, au nom d’une positivité qui témoigne d’une fascination, elle
aussi suspecte. Tant que la réflexivité
théorique n’est pas au service d’un monde
imaginaire, poursuivant ses propres lois,
mais se plie à un cadre préétabli, on ne
peut à proprement pas parler d’une pensée en acte, mais d’une activité au service
de l’édification d’une théorie universelle
du normatif. Les principaux écueils de la
pensée semblent par conséquent liés à
l’objectivation, que celle-ci s’exprime à travers la recherche d’un énoncé vrai, au sens
où il se substitue à la réalité, ou inattaquable parce que conforme aux critères de
la logique. Ce n’est pas le fait de s’extraire de la réalité, qui est perçu ici comme
principal obstacle épistémologique, mais
plutôt la soumission à un tel impératif.
C’est bien évidemment l’idéal des sciences
théorico-analytiques qui est visé, mais pas
uniquement, puisqu’il s’agit aussi d’exprimer un doute quant au programme proposé par Isabelle Stengers, par exemple.
En effet, cette critique affecte également
le “Parlement des choses”, comme dispositif susceptible de palier à l’autorité des
sciences dans la construction des savoirs,
dans la mesure où ce projet ne rompt pas
avec l’objectivation du réel à laquelle la
connaissance s’est identifiée depuis la
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom
156
■
naissance des sciences modernes. La substitution de l’espace public au secret d’initiés dans le processus d’élaboration des
connaissances n’apporte aucune garantie
à une réelle remise en question de notre
rapport au savoir. Henri-Pierre Jeudy
exprime ainsi un doute radical à l’encontre de cette conception du savoir, et de
l’illusion de pouvoir évacuer l’arbitraire
sous couvert d’une procédure communicationnelle.
Cette critique présente l’avantage de
susciter une réflexion plus approfondie de
la notion de savoir, en particulier dans sa
relation aux normes et à la constitution de
liens sociaux, fondés entre autres sur le
partage de valeurs. Sa faiblesse tient en
partie au fait qu’elle n’échappe pas à ce
qu’elle dénonce, à savoir que tout en
revendiquant une position esthétique, elle
produit un énoncé comparable à ceux
qu’elle fustige. Cette remarque n’est pas
sans conséquence pour les savoirs en général, et, en particulier, les énoncés qui se
vantent d’échapper à tout contenu normatif, dans la mesure où elle met l’accent
sur l’imbrication entre les rapports au
monde et les effets de connaissance. On
notera, enfin, qu’étonnement Isabelle
Stengers apporte un crédit à l’analyse
d’Henri-Pierre Jeudy, et que ce dernier
partage avec Pierre Bourdieu une certaine
souveraîneté, en vertu de laquelle ils
seraient hors de portée des critiques qu’ils
formulent. Mais alors que la première attitude exprime une révolte, et revendique la
liberté de laisser l’espace des possibles disponible, la deuxième tient de la supériorité de l’autorité qui sait, et qui au nom de
ce savoir aspire à un pouvoir. Aussi, le rapprochement s’arrète-t-il là.
Patrick Watier,
du jeu du savoir et
du non-savoir dans la
constitution de la réalité
sociale et de la connaissance sociologique
■
L’analyse que Patrick Watier propose
de la vie en société apporte des éléments
de réponse à la contribution de la sociologie à la connaissance ordinaire. Je dirai
au passage, que cette association de mots
signale une situation dans laquelle des
Comment les sciences sociales construisent-elles le savoir ?
compétences rencontrent des valeurs, et
qu’à ce titre les savoirs communs sont des
accords sensibles, fondées sur des valeurs
et des esthétiques partagées, dont le sens
de la vérité n’est pas exclu. A cet égard, la
réflexion à laquelle Patrick Watier nous
invite permet de sortir de l’opposition
entre savoir et norme dans laquelle les
contributions d’Isabelle Stengers et
d’Henri-Pierre Jeudy pouvaient nous
enfermer.
L’auteur débute également son propos
par une réflexion sur le savoir du sociologue qu’il se propose de comparer à ceux
auxquels la vie en société nous initie, et
que nous nous forgeons à travers ces expériences. Cet éclairage présente le mérite
d’ouvrir à une analyse minutieuse des
compréhensions réciproques et des cheminements internes nécessaires à la plus
triviale des routines sociales. Même si
l’auteur n’échappe pas à l’imposition d’un
contexte structuré par le langage et les
concepts qu’il emploie, sa présentation de
la réalité sociale se veut soucieuse de l’expérience qu’en a tout un chacun, enrichie
de l’épaisseur que peut produire la
réflexion de l’expérience. Le pari ici relève de l’art du témoignage à travers une
microscopie de la vie sociale, et illustre ce
faisant, même s’il ne le revendique pas, ce
que pourrait être une théorie des pratiques. Patrick Watier dégage à partir de
son propos et sa démarche ce que le savoir
commun et le savoir sociologique ont de
commun et de distinct, en même temps
qu’il parvient à montrer comment ils peuvent s’informer utilement. On remarquera
au passage qu’ils sont plus proches que la
tradition dominante de la discipline ne le
veut, et que cette proximité est le prérequis de la connaissance sociologique.
Car comment envisager en effet que la
sociologie puisse émerger sans cette connivence entre les hommes et la société? On
assiste, par conséquent chez Patrick
Watier, à une démonstration subtile de
l’imbrication entre l’expérience, la vie ou
une totalité incondensable, et l’objectivation ou la production de sens sans laquelle les deux sont impensables. Le propos, il
faut le reconnaître, est assez convaincant
dans la mesure où une impression de
lumière sur le monde social s’en dégage
sans que les zones d’ombre ne soient évacuées pour autant. On assiste de ce fait à
un savoir qui intègre le non-savoir, le respecte, raisonne à partir de lui, en fait un
partenaire.
Un des secrets de cette réussite tient en
partie, il me semble, à l’usage que Patrick
Watier fait du concept de socialisation. Ce
dernier, comme on le sait, fait l’objet d’investissements multiples, voire opposés, en
sociologie, selon que le processus d’intériorisation prend le pas sur celui d’extériorisation et vice versa. L’intervalle ouvert
par ces deux pôles renvoie à la question
classique de la dialectique sociale, de la
place de la tradition et de l’innovation, ou
encore du poids des morts sur les vivants,
pour reprendre une expression de Peter
Berger, dans la formation des situations
sociales.8 Le concept de socialisation réactualise la question de Georg Simmel “Comment la société est-elle possible ?”, et peut
s’avérer un garde-fou précieux contre les
dérapages toujours possibles de la réification qui consiste à oublier que la grande majorité des faits auxquels s’intéressent les sciences sociales, sont construits
socialement. L’intérêt du terme réside
pour l’essentiel dans l’attention qu’il permet de porter à la structuration plutôt
qu’aux structures, et à la sensibilité qu’il
peut développer et accompagner pour le
caractère mouvant et non cloisonné de la
vie. Ainsi, la considération de motifs psycho-sociaux, voire psychologiques ne peut
être taboue sous prétexte qu’il s’agit de la
constitution d’une réalité sociale. La socialisation suppose un intérêt pour le présent,
pour ce qui est en train de se passer, et si
Lettre internationale n° 31, hiver 91/92
157
JOËLLE BOURGIN
les situations de face à face sont généralement préférées à celles dans lesquelles
les individus sans être en co-présence, sont
“interconnectés” d’une certaine façon, soit
par le biais d’un outil, de l’écrit, ou de l’informatique, les observations faites à partir
des contextes de co-présence doivent pouvoir être élargies à ces situations, voire
modifiées en conséquence.
Cette compétence, qu’il faudra étudier
et préciser, est certes faillible, mais non à
tous les coups. Elle s’avère généralement
assez adéquate, et ce en l’absence de précisions et de clarifications ostensibles des
acteurs en co-présence. La vie sociale
requiert, en d’autres mots, de ceux qui y
participent une intelligence de la situation
qui passe par la compréhension de ce qui se
joue. Ce sens des circonstances ne signifie
pas une transparence totale, mais une capacité à se situer et interargir avec d’autres.
On devrait même ajouter que trop de transparence nuit à la formation des associations
sociales, et qu’à ce titre les zones d’ombre
servent l’entente et les accords. Comment
pourrais-je, en effet, m’unir à un autre, si
j’en connais toutes les intentions, les forces
et les faiblesses? Ce n’est que parce que
j’en sais suffisamment sur un alter ego, et
non parce qu’aucun mystère ne demeure,
que je peux faire le pari que notre alliance
ne sera pas un fardeau.
La compréhension est ainsi présentée
comme un préliminaire de la vie en société. Il se peut qu’elle soit plus souvent intuitive que discursive, mais il serait malhonnête de se saisir de cet argument pour
dénier aux individus une compétence
réflexive. En effet, il suffit pour s’en
convaincre d’observer que nous sommes
tous à nos heures, et en fonction de notre
recul par rapport aux situations que nous
vivons, capables de discernement et d’analyse. Certes, cette aptitude à la formalisation se forge au contact des contextes
dans lesquels nous vivons et des exigences
qui se posent à nous, et en ce sens elle
s’exerce sans que l’on puisse toutefois
l’ériger en privilège d’une minorité. En
d’autres termes, soit on admet qu’il s’agit
d’une potentialité de l’humanité, somme
toute assez banale à notre époque, soit il
faut expliquer comment, dans un contexte dont les hommes en sont généralement
dépourvus, les sociologues en sont dotés.
Car, en effet, un des meilleurs arguments
de la thèse en faveur de l’acquisition d’un
savoir sur la vie en société chemin faisant
tient à l’observation qu’en l’absence de
cette possibilité, la sociologie n’aurait pas
pu se développer. Au départ de sa formation et d’une nouvelle recherche, le sociologue ne dispose pas de compétences fondamentalement différentes du commun
des mortels.Tout comme ce dernier, il peut
se faire des idées sur la vie sociale qui ne
sont pas nécessairement incongrues, et à
sa différence, il en fait son métier, c’est-àdire qu’il se forge une expérience et des
compétences à travers le temps. De plus,
les buts qu’il poursuit n’étant pas ceux des
protagonistes de la situation, il bénéficie
de conditions propices à la réflexion. Si ces
deux aspects ne tiennent pas lieu d’explication suffisante de la différence entre la
connaissance ordinaire et la connaissance
sociologique, ils rendent compte de l’“épistémologie de la continuité”. Les savoirs
communs sont des savoirs pré-sociologiques en ce qu’ils assurent une compréhension des situations sans laquelle la
participation à la vie sociale ne serait pas
possible. En revanche, ils s’en distinguent
de par leur immersion dans la vie et dans
le monde de l’action : ils ont partie liée à
la temporalité des contextes d’action et
aux intérêts et motifs poursuivis par les
acteurs. La distance entre le savoir sociologique et le savoir commun tient par
conséquent au retrait des affaires, et non
à une déstructuration systématique de la
connaissance ordinaire, comme si la vérité du social passait irrémédiablement par
une reconstruction autour de nouvelles
catégories, donc par une réfutation obligatoire du savoir que les acteurs mobilisent dans leur pratiques quotidiennes. La
pertinence des analyses que le sociologue
propose des situations sociales tient davantage à un travail de formalisation et de formulation, soit à une compétence discursive plus développée que la moyenne, qu’à
l’émergence d’un savoir radicalement différent du savoir nécessaire à la participation à la vie en société.
on aimerait réfléchir avec lui sur ce que différentes esthétiques, la sienne et d’autres,
peuvent apporter à la pensée, et pourquoi
pas en quoi elles contribuent à certaines
formes d’engagement, et façonnent le
monde. Réfléchir au projet du “Parlement
des choses” après avoir lu ou entendu
Henri-Pierre Jeudy permet de mesurer
plus précisément ce que signifie la part
d’un rapport aux valeurs dans la construction d’un savoir. L’hypothèse de l’écologie
des pratiques, comme nous le disions précédemment, diffère d’un raisonnement qui
tout en étant acquis à l’idée du partage des
savoirs, gagne en précision à travers l’approfondissement de ce que la communication confère de plus aux savoirs élaborés en
laboratoire, à l’abri de la controverse
publique.Ainsi, il est vraissemblable qu’un
des principaux atouts du “Parlement des
choses” tienne au croisement des points de
vue qu’il permet, à partir duquel une
approche polycontextuelle est susceptible
de voir le jour, non comme accomplissement de l’idéal des sciences modernes,
mais comme expérience réflexive qui porte
à la fois sur le monde sensible et ses effets
de connaissance.
Notes
2.
3.
4.
En conclusion, on retiendra qu’il est
impossible de produire du sens et des
effets de connaissance sans prendre position. A cet égard le propos d’Henri-Pierre
Jeudy est confirmé par les autres même
s’ils ne se rallient pas à sa proposition. En
revanche, une des limites de cet éclairage
tient peut-être à la clôture qu’il risque de
produire en ramenant notamment les
connaissances à de seuls effets de style.
Qu’on souscrive ou non à cette définition,
5.
6.
7.
8.
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom
158
Les échanges entre
Émile Durkheim
et Georg Simmel
au tournant du siècle, un épisode méconnu
de l’histoire de la sociologie
Introduction
D’
■
1. Florence Rudolf, L’environnement,
une construction sociale. Pratiques et
discours en Allemagne et en France,
Presses Universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1998.
Henri-Pierre Jeudy, Sciences sociales
et démocratie, Circé, Paris, 1997; Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997 et Patrick
Watier, La sociologie et les représentations de l’activité sociale, Méridiens
Klincksieck, Paris, 1996.
Isabelle Stengers, L’invention des
sciences modernes, La Découverte,
Paris, 1993 ; Cosmopolitiques, La
Découverte, Paris, 1997 et Sciences et
Pouvoirs. La démocratie face à la technoscience, La Découverte, Paris, 1997.
Michel De Pracontal, Les mystères de
la mémoire de l’eau, La Découverte,
Paris, 1990.
Serge Moscovici, La machine à faire
des dieux, Fayard, Paris, 1988 ; «Le
démon de Simmel», Sociétés,
Anthony Giddens, Les conséquences
de la modernité, L’Harmattan, Paris,
1994.
H.-P. Jeudy, op. cité, p. 39.
Peter L. Berger, Comprendre la sociologie, Editions du Centurion, Paris,
1973.
■
159
JOËLLE BOURGIN
Faculté des Sciences Sociales
■
Émile Durkheim (1858-1917) et
de son oeuvre, la plupart des
présentations traditionnelles ne
retiennent que quelques aspects : l’invitation à appliquer le positivisme scientifique aux sociétés humaines, projet fondateur de la sociologie en France (“ il faut
considérer les faits sociaux comme des
choses”) ; la primauté de la société sur
l’individu, soumis à la contrainte sociale ;
enfin, la préoccupation pour le maintien
de la cohésion sociale dans les sociétés
modernes. Le sociologue et philosophe
allemand Georg Simmel (1858-1918) n’a,
quant à lui, été redécouvert en France
que récemment - l’Université des
Sciences Humaines de Strasbourg, qui
enseigne cet auteur en bonne place dès le
DEUG de sociologie, constituait une heureuse exception -. C’est avant tout le précurseur de l’interactionnisme (courant
sociologique nord-américain qui, s’opposant à tout déterminisme, considère la
société comme un réseau d’interactions
individuelles) que l’on salue en lui. On
apprécie également l’essayiste éclectique, qui s’intéresse, sans souci apparent
de rigueur méthodologique mais toujours
avec un bonheur littéraire certain, aux
thèmes les plus divers (la mode, le secret,
le conflit, l’art…).
Fait social contre action sociale, positivisme contre orientation plus littéraire :
les deux sociologues ont nourri des courants antagonistes. Difficile, dans ces
conditions, d’imaginer qu’il y a un siècle,
sur la couverture du volume inaugural de
L’Année sociologique (revue lancée par É.
Durkheim et fer de lance de son combat
pour imposer la sociologie), Simmel figurait en tête de la liste des collaborateurs ;
le numéro publie en effet conjointement
deux essais programmatiques, signés respectivement Durkheim (sur la prohibition de l’inceste) et Simmel (“ Comment
les formes sociales se maintiennent”).
Comment interpréter ce fait qui cadre
si mal avec les présentations canoniques
des deux sociologues ? Quand il n’est pas
passé sous silence, cet épisode est le plus
souvent envisagé comme un accident
isolé : la publication conjointe aurait été
dictée par des intérêts stratégiques passagers ou fondée sur un malentendu
vite dissipé. La suite des événements
semble donner raison à une telle lecture, puisque le dialogue paraît tourner
court dès la parution du premier numéro de L’Année, en 1898. En 1900, Durkheim exprime dans une revue italienne
son désaccord définitif avec la conception simmélienne de la sociologie. Désormais, les écrits du philosophe allemand
ne font plus l’objet, sous la plume de
Durkheim, que de jugements lapidaires
et de critiques assassines. À la suite d’accusations de plagiat, le sociologue français niera même avoir jamais eu connaissance de la plupart des travaux de
Simmel. Selon nous, cette lecture anecdotique sacrifie un peu vite l’épisode
évoqué sur l’autel des oppositions théoriques traditionnelles. Dans une
recherche en cours dont nous aimerions
présenter ici quelques résultats, nous
nous proposons d’éclairer à nouveaux
frais la collaboration éphémère entre
Émile Durkheim et Georg Simmel, en
envisageant la possibilité d’affinités et
d’échanges de fond. Du coup, leur rup-
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