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Spinoza et la médecine
Éthique et thérapeutique
HIPPOCRATE ET PLATON
Études de philosophie de la médecine
Collection dirigée par Jean Lombard
L’unité originelle de la médecine et de la philosophie, qui a marqué
l’aventure intellectuelle de la Grèce, a aussi donné naissance au discours
médical de l’Occident. Cette collection accueille des études consacrées à
la relation fondatrice entre les deux disciplines dans la pensée antique
ainsi qu’à la philosophie de la médecine, de l’âge classique aux Lumières
et à l’avènement de la modernité. Elle se consacre au retour insistant de la
pensée contemporaine vers les interrogations initiales sur le bon usage du
savoir et du savoir-faire médical et sur son entrecroisement avec la quête
d’une sagesse. Elle vise enfin à donner un cadre au dialogue sur l’éthique
et sur l’épistémologie dans lequel pourraient se retrouver, comme aux
premiers temps de la rationalité, médecins et philosophes.
Déjà parus
Jean Lombard, L’épidémie moderne et la culture du malheur, petit
traité du chikungunya, 2006.
Bernard Vandewalle, Michel Foucault, savoir et pouvoir de la médecine, 2006.
Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l’hôpital,
2007.
Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l’épidémie,
le temps de l’émergence, 2007.
Simone Gougeaud-Arnaudeau, La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique, 2008.
Jean Lombard, Éthique médicale et philosophie, l’apport de l’Antiquité, 2009.
Gilles Barroux, Philosophie de la régénération, médecine, biologie, mythologies, 2009.
Victor Larger, Devenir médecin, phénoménologie de la consultation médicale, 2011.
Bernard Vandewalle
Spinoza et la médecine
Éthique et thérapeutique
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-54963-0
EAN : 9782296549630
I
UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE
N
OTRE but n'est pas du tout de proposer une interprétation
d'ensemble de l'ontologie de Spinoza, qui supposerait un
travail d'une autre nature. L'enjeu est plus modeste mais, aussi
bien, décisif. Il s'agit de montrer que Spinoza s'est nourri de la
pensée et de la pratique médicales de son temps et que cela n'a
pas été sans effet sur la constitution de sa philosophie. Spinoza
se donne les moyens de penser la médecine et ses enjeux à la
lumière de l'extraordinaire révolution scientifique de son temps.
La pratique de la médecine lui sert aussi à penser la spécificité
de l'activité philosophique en tant que processus thérapeutique.
L'appendice de la première partie de l'Éthique s'achève – et ce
n'est certainement pas par hasard – sur la notion de soin ou de
purgation : emendare, soigner ou expurger, soit le terme même
utilisé comme substantif dans le titre du Traité de la réforme de
l'entendement, selon la traduction usuelle qui substitue la notion
politique ou juridique de réforme à celle, plus exacte, d'amendement ou d'épuration, terminologie en tout cas d'inspiration
clairement médicale. Mais pour comprendre l'importance de ce
modèle médical, tant sous l’angle de l'épistémologie que sous
celui de l'éthique, il faut d'abord mettre en place les concepts
fondamentaux de l'ontologie spinoziste qui ont rendu possible la
constitution d'une des plus grandes philosophies de la nature de
toute l'histoire de la pensée.
Ce qui caractérise nombre d'interprétations de Spinoza, c'est
trop souvent la volonté de tirer la pensée de notre auteur du côté
de telle ou telle influence : le panthéisme de la Renaissance, la
philosophie juive, le mécanisme et la science galiléenne, etc. Or
Spinoza offre à son lecteur une pensée qui est unique, singulière
et reconnaissable immédiatement dans son écriture et ses effets
8
Spinoza et la médecine
de vie. Sa philosophie ne ressemble qu'à elle-même et elle se
révèle irréductible à telle ou telle influence. À partir d’une très
grande diversité de traditions philosophiques, Spinoza a su
élaborer une philosophie, sa philosophie, qui ne se prétend pas
la meilleure, mais simplement une philosophie vraie, comme il
le souligne lui-même dans une lettre célèbre à Albert Burgh.
C'est toujours la question ontologique de l'un et du multiple
qui se trouve posée ici, comme dans la philosophie de Platon et
notamment l'étourdissante construction du jeu dialectique du
Parménide. Comment, en effet, passer du multiple à l'un et de
l'un au multiple ? La forme platonicienne demeure-t-elle identique à elle-même dans les choses multiples ou bien au contraire
se fragmente-t-elle à l'infini dans la diversité des choses ? En
termes spinozistes faut-il privilégier la plénitude de la substance
infinie dans son adhésion à soi ou la formidable puissance qui
s'exprime dans la productivité des modes ? Il nous semble que
Spinoza conjugue les deux mouvements : ascendant vers la
substance et descendant vers les modes, dans une grande pensée
de l'immanence. Chaque chose singulière exprime l'infinie puissance de la substance, qui elle-même n'est que par et dans la
multiplicité infinie de ses affirmations modales, comme dans la
symphonie de la quatrième hypothèse du Parménide.
L'élément de toute connaissance humaine est pour Spinoza la
connaissance de Dieu1. C'est qu'il s'agit dans le de Deo, soit la
1
J.-T. Desanti le remarque bien : « C'est bien l'entendement (intellectus) qui
se trouve ici installé au cœur de l'infini comme foyer éternellement productif
des idées. L'idée de Dieu n'est plus seulement un contenu de pensée que je
découvre en l'âme. Mais bien davantage le point de réflexion, au sein de
l'attribut infini nommé pensée, de l'infinité de la substance elle-même. Voilà
ce que signifie le commencement a Deo. La possibilité du savoir humain se
trouve inscrite dans l'indivisible et infinie productivité de la substance. L'idée
adéquate ne laisse aucun résidu », Le philosophe et les pouvoirs et autres
dialogues, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2008, p. 64. Le processus de la
connaissance n'est donc astreint à aucune enquête sur ses conditions a priori.
De même, la raison a quelque chose d'absolu, de sorte que la totalité du réel
est pleinement intelligible. On est bien ici aux antipodes d'une philosophie de
type critique sur le modèle kantien : ou Spinoza ou Kant…
Une philosophie de la nature
9
première partie de l'Éthique, de connaître la totalité du réel. Car
tout ce qui est réel est pleinement intelligible. La pensée et la
connaissance ne sont donc en rien l'œuvre d'un sujet, comme si
elles étaient de nature subjective, mais elles coïncident avec un
processus immanent au réel lui-même. Et c'est ce processus de
production du réel dans la productivité infinie de la substance
que décrit la première partie de l'Éthique. Il n'y a ni fondement
subjectif, ni sujet de la connaissance, puisque l'entendement
n'est pas le pouvoir d'un sujet mais la propriété de la Pensée
comme attribut infini de la substance ou bien comme mode
infini de l'entendement de Dieu. Les premières propositions de
l'Éthique font assister à l'autoproduction du réel dans l'affirmation absolue de la substance infinie.
Spinoza part de l'intelligence en acte qui est la vie de l'esprit.
Toutes les définitions par quoi commence l'Éthique, en effet,
sont rapportées à un acte de l'intelligence (intelligo, « je comprends »). L'Éthique commence certes par une première définition relative à l'infini, celle de la cause de soi, mais elle aborde aussitôt la question du fini dans sa deuxième définition1. Le
fini se comprend par l'infini, mais c'est bien lui qu'il s'agit de
changer dans le double projet d'une cathartique de l'esprit (le
purifier des maladies de l'esprit) et d'une libération éthique (la
clinique des affects). Il est essentiel de comprendre que l'entreprise de Spinoza a d'abord un sens éthique, dont nous analysons
ici la portée « thérapeutique ».
La réalité coïncide ainsi avec le processus immanent de la
cause de soi identifiée à Dieu. Le mouvement du de Deo ira en
conséquence, comme l'a bien noté Pierre Macherey, de ce que
1
Sur ces questions abondamment analysées par les commentateurs, voir le
beau petit livre de Paolo Cristofolini, Spinoza, Chemins dans l' « Éthique »,
P.U.F., Philosophies n° 69, 1998 [1996], pp. 15 et 32. L'auteur invite chaque
lecteur à s'approprier l'œuvre de Spinoza en élaborant ses propres chemins de
lecture et aussi bien de vie. De fait, nous proposons ici un chemin parmi
d'autres dans la vaste cartographie conceptuelle de la philosophie de Spinoza,
celui d'une médecine de l'âme et du corps. La métaphore du chemin est
intéressante, car elle interdit de réduire la complexité de la pensée de Spinoza
à un seul de ces chemins et donc à un fil conducteur unique.
10
Spinoza et la médecine
Dieu est en soi (in se) à tout ce qu'il fait exister dans la productivité infinie de sa puissance (a se). Et il y a réciprocité pleine
entre ce que Dieu produit et ce qu'il comprend. Dieu est donc
substance infinie qui enveloppe tout ce qui existe et tout ce qui
peut être compris. Mais l'idée de Dieu n'apparaît que dans la
définition VI et la proposition XI, de sorte qu'on ne commence
pas par Dieu, contrairement à une idée reçue, mais qu'on y
parvient à partir de la constitution des notions de cause de soi,
de substance et d'attribut. La substance infinie est plénitude
d'être et affirmation pure. Dieu est l'être infini dont l'essence
enveloppe nécessairement l'existence (aséité ontologique et
épistémologique : Dieu est l'être qui existe par lui-même et qui
se comprend par soi), là où les choses finies se caractérisent par
le fait que leur essence n'implique en rien leur existence (propositions XX et XXIV).
Là où la substance est suffisance, le mode, lui, n'existe que
comme affection de la substance et donc par elle. Comme effet,
le mode existe nécessairement en autre chose. C'est que Dieu ou
la substance infinie est à la fois cause de soi et cause de toutes
choses. Mais pour comprendre comment la puissance infinie de
Dieu ou de la nature peut être constitutive de toute chose finie,
il faut faire intervenir une notion qui est commune à Dieu et aux
modes, celle d'attribut. Les attributs, en effet, sont constitutifs
de la substance infinie. Chacun d'entre eux est puissance infinie
qui exprime l'essence infinie de la substance dans un genre
d'être qui est qualitativement distinct, ainsi, pour ceux que nous
connaissons, de l'Étendue ou de la Pensée. Ainsi, l'infini de la
substance se trouve constitué par une infinité d'infinis (les
attributs). L'attribut est bien ce qui permet à la puissance infinie
de la substance d'exprimer son infinie force d'être dans un genre
d'être particulier et il est aussi bien ce que l'intellect perçoit de
la substance. Toute la substance est dans chaque attribut, tout de
même que toute l'étendue est dans chaque goutte d'eau ou toute
la pensée dans chaque idée.
Constitutifs de la substance, les attributs sont producteurs des
modes : l'infini est immanent au fini, Spinoza plaçant l'infini au
Une philosophie de la nature
11
cœur de la productivité de tout être fini (la proposition XV
montre que tout ce qui est, est en Dieu et que rien sans Dieu ne
peut être ni se concevoir, tout de même que la proposition
XVIIII souligne que Dieu est de toutes choses cause immanente
et non transitive). La diversité infinie des modes renvoie ainsi à
la productivité infinie de la substance, comme autant d'affections de celle-ci. C'est la thèse fameuse de l'univocité de l'être
qui se dit de la même manière dans sa réalité finie (modale) ou
infinie (substantielle). La substance n'est donc pas un étant ou
un être privilégié, de nature transcendante, mais tout ce qui est
existe et peut, aussi bien, être compris. Car le même ordre
substantiel et la même connexion s'effectuent dans tous les
attributs. C'est ici la non moins fameuse thèse du parallélisme
(le concept est de Leibniz et non de Spinoza).
Entre les modes finis et les attributs exprimant la substance,
on trouve des modes infinis qui désignent l'ensemble infini des
modes finis. Un mode infini médiat est la Face de l'Univers
entier qui reste toujours le même (Facies totius Universi), soit
l'état du monde concret dans lequel nous vivons, à quoi correspondent deux modes infinis immédiats, pour la Pensée l'intellect
infini et pour l'Étendue le mouvement et le repos1.
La nature de l'homme est en conséquence modale et non pas
substantielle, dans un retournement conceptuel anticartésien.
Par le corps, l'homme est un effet de l'attribut Étendue de la
substance infinie, par son esprit il est effet de l'attribut Pensée.
Il n'est donc en rien, selon la célèbre formule de Spinoza, un
empire dans un empire. Car le propre d'une chose finie est de
pouvoir être limitée par une autre de même nature (définition
II). Toute réalité finie, et donc aussi bien l'être humain, peut en
conséquence se trouver altérée ou modifiée par une autre réalité.
Comme partie de la nature, l'être fini est nécessairement limité,
limitation qui est extérieure et non intérieure. Cette approche a
une portée à la fois éthique et épistémologique relativement à la
conception spinoziste de la médecine. Il y a donc bien une fragilité constitutive de la chose singulière, par nature exposée à une
1
Lettre à Schuller du 29 juillet 1675.
12
Spinoza et la médecine
multiplicité de déterminations causales et d'actions provoquées
par des réalités plus puissantes qu'elle. Nous verrons l'importance de ceci quant à l'approche spinoziste de la maladie. Il n'y a
pas de clôture sur soi de la réalité finie, laquelle modifie les
autres en permanence et se trouve à son tour modifiée par elles.
Au sens strict du terme, la philosophie de Spinoza n'est pas un
panthéisme, où chaque chose serait Dieu comme l'unité de la
totalité des choses. Le terme n'apparaîtra en effet qu'en 1705
avec J. Toland. C'est que Spinoza impose sa marque philosophique propre à la question traditionnelle de l'un et du multiple
évoquée plus haut. Dieu n'est pas l'Un, puisque aussi bien
l'intuition du troisième genre nous délivre la multiplicité infinie
des essences singulières sans jamais l'épuiser. Et on sait que
Spinoza sera amené à commenter durement la référence platonicienne. Notre univers, ce que Spinoza appelle la Face totale de
l'Univers entier, n'est que le mode infini médiat de l'un des attributs de la substance, lesquels attributs sont en nombre infini. De
sorte qu'une identification simple de Dieu à la nature ou à notre
monde, comme le veut la théorie du panthéisme telle que les
querelles du 18ème siècle la fera apparaître, n'est pas envisageable. Simplement, la nature naturée, soit tout ce qui suit de la
nécessité de la nature de Dieu et ne peut se comprendre sans lui
car étant en lui, doit être rapportée à la nature naturante, soit ce
qui étant en soi et par soi est Dieu même comme cause libre
(scolie de la proposition XXIX). De fait, la fameuse formule
Deus sive natura n'intervient que deux fois dans l'Éthique,
comme le souligne Pierre Macherey, et à chaque fois pour
caractériser le lien qui unit l'être de Dieu et l'effectuation de sa
puissance dans le réel1. C'est que nature naturée et nature
naturante sont une seule et même chose considérée de deux
points de vue différents. Car l'infini peut se dire sous la forme
de l'existence modale ou bien de l'existence substantielle. Il n'y
a pas en ce sens d'infériorité ontologique ou de moindre dignité
1
Il s'agit ici de la Préface de la 4e partie de l'Éthique. Voir le commentaire de
P. Macherey qui constitue un guide sûr, Introduction à l'Éthique de Spinoza,
La première partie, La nature des choses, P.U.F., 2001 [1998], p. 13 et note 1.
Une philosophie de la nature
13
de la nature naturée par rapport à la nature naturante (la même
causalité s'y exerce), si ce n'est qu'elle ne peut exister et se
comprendre par soi1.
La pensée de Spinoza n'est pas non plus un matérialisme,
puisque de la substance infinie qu'est Dieu ou la Nature, nous
connaissons deux attributs : l'étendue, mais aussi la pensée.
L'attribut de la Pensée constitue, tout aussi bien que l'Étendue,
l'essence de Dieu : « je crois en effet qu'il y a dans la nature une
puissance infinie de penser et que cette puissance contient
objectivement, dans son infinité, la nature tout entière, les
pensées particulières qu'elle forme s'enchaînant en même
manière que les parties de la nature qui est l'objet dont elle est
l'idée »2. Il y a donc une pensée dans la nature au niveau de
l'entendement infini de Dieu et des entendements finis qui sont
les nôtres. Et l'entendement infini de Dieu est aussi bien ce qui
donne une intelligibilité universelle à la nature. Notre pensée
modale, elle-même, n'est qu'un effet de la pensée-cause qu'est
l'attribut de la pensée.
L'existence de deux attributs interdit de même une assimilation de la pensée spinoziste à l'idéalisme, car l'étendue n'est
pas en dehors de la substance divine : la substance infinie exprime sa puissance dans l'univers matériel. On sait que Spinoza
1
Dans la lettre XLIII à J. Osten, Spinoza montre qu'il y a peu de différence
entre le Deus sive natura et l'identification de Dieu à l'univers (Universum
esse deum) : « Je ne demande pas ici pourquoi c'est tout un ou peu différent de
juger que tout découle nécessairement de la nature de Dieu et d'identifier Dieu
à l'univers », in Œuvres 4, Traité politique, Lettres, cité désormais Lettres,
p. 274. La différence est celle précisément de la nature naturante et de la
nature naturée. Mais ceci ne permet pas d'identifier purement et simplement
Dieu à la nature. « Toutefois croire, comme le font quelques-uns uns, que le
Traité théologico-politique se fonde sur ce principe que Dieu et la nature (par
où l'on entend une certaine masse ou matière corporelle) sont une seule et
même chose, c'est se tromper complètement », Lettre LXXIII à Henri
Oldenburg, Lettres, p. 335. Car Dieu s'exprime aussi bien dans l'attribut
Pensée et on ne saurait ainsi le réduire à la matière corporelle. La même lettre
montre que Dieu est cause immanente et non transitive de toutes choses qui se
meuvent ainsi en Dieu.
2
Lettre XXXII, Lettres, pp. 237-238.
14
Spinoza et la médecine
refuse de même tout théisme, car Dieu n'est pas une personne
séparée du monde, transcendante, pas plus qu'elle n'est créatrice
de ce monde : « je n'établis pas entre Dieu et la nature la même
séparation que les auteurs à ma connaissance ont établie »,
souligne Spinoza1. La causalité de Dieu est bien immanente2 :
Deus sive natura.
Enfin, la thèse de l'athéisme de Spinoza soutenue à la suite de
Bayle par certains commentateurs se révèle bien problématique.
Car Spinoza part de Dieu (et non pas de la conscience comme
Descartes, ou bien des créatures, comme les scolastiques), selon
la célèbre formule de Tschirnhaus. Dieu est substance infinie
constituée d'une infinité d'attributs : il se suffit à lui-même et se
comprend par soi. Il épuise par conséquent tous les corps existants, puisque toutes les choses du monde existent et vivent en
Dieu et par Dieu. Tous les corps individuels sont ainsi intégrés
à l'unité indivisible d'une totalité structurée, de sorte qu'ils ne
forment pas une simple collection indéfinie d'êtres singuliers,
même si Spinoza ne conçoit pas Dieu comme une personne ou
comme une réalité transcendante, puisque la puissance infinie
de Dieu s'exprime dans la totalité du réel.
Toutes ces assimilations deviennent ainsi problématiques à un
moment ou à un autre, ce qui interdit de rabattre la pensée de
Spinoza sur un quelconque monisme. Concluons : Spinoza n'est
comparable qu'à lui-même et ce jeu d'associations n'a comme
but que de tenter de cerner une pensée hors norme, la fameuse
anomalie sauvage de la pensée de Spinoza, selon le mot célèbre
d'Antonio Negri. Cette grande philosophie de la nature constitue
philosophiquement un vaste plan d'immanence dans lequel
s'exprime l'infinie productivité des choses (nature naturée) et
donc aussi bien de la substance (nature naturante). Dieu est un
1
Lettre VI, Lettres, p. 143. Dans cette même lettre Spinoza montre bien qu'il
réaménage la ligne de séparation entre les attributs de Dieu et les choses créés
et ce contre les auteurs de la tradition.
2
Comme le note Pierre Macherey, le terme immanens n'intervient que deux
fois, dans la proposition XVIII du de Deo, pour mettre en évidence la permanence d'un principe causal infini (Dieu) dans les choses, op. cit., p. 149.
Une philosophie de la nature
15
principe d'activité présent en tout être, il est une puissance de
vie et de mouvement dans les choses, à ce titre producteur d'une
infinité d'effets1.
Mais n'oublions pas, aussi, que l'œuvre centrale de Spinoza
est une éthique : il s'agit d'abord de faire comprendre au lecteur
quelles sont les voies possibles de son bonheur. Spinoza propose une doctrine du salut par la connaissance de Dieu. Le but est
clair : conduire more geometrico l'homme à la connaissance de
son âme et à la béatitude. D'où la construction d'une éthique de
la joie qui veut libérer toute la puissance affirmative de la vie en
l'homme.
Or cet enjeu éthique est régulièrement présenté par Spinoza
lui-même comme une thérapeutique et une recherche de santé
de l'âme, indissociable de la santé du corps, en vertu du parallélisme : un même événement s'exprime de deux manières, selon
l'étendue (le corps) et selon la pensée (l'esprit), puisque Pensée
et Étendue sont les deux grands attributs qui permettent de
comprendre la productivité infinie de la substance. Augmenter
les aptitudes de l'âme suppose nécessairement, dans le même
temps, de développer les potentialités du corps. Aussi bien
existe-t-il chez Spinoza toute une psychologie des affects, une
1
Antonio Negri montre l'existence d'une anomalie hollandaise, au sens où la
Hollande a vécu une parenthèse historique et une phase d'expansion économique qui l’ont préservée un certain temps de la crise baroque propre au 17ème
siècle. La fraîcheur de l'humanisme renaissant est ainsi restée intacte dans la
Hollande du Siècle d'or : cf. L'anomalie sauvage, Puissance et pouvoir chez
Spinoza, Éditions Amsterdam, 2007, pp. 42-43. La pensée de Spinoza resterait
marquée, au moins dans sa première phase, par cette pensée de la Renaissance
qu'elle subvertirait radicalement dans une grande pensée matérialiste de l'être
comme surface, plénitude, positivité, dans l'infinie productivité des choses
singulières. Telle serait l’anomalie sauvage de Spinoza. Si l'idée d'une anomie
spinoziste est séduisante, cette lecture matérialiste reste problématique dans
ses excès, au vu des textes eux-mêmes. Par ailleurs, l'auteur récuse toute idée
de thérapeutique spinoziste [p. 238, note 25], sans guère fournir d'arguments,
hormis l'absence d'individualisme chez Spinoza. Mais, nous semble-t-il, il y a
une réflexion politique chez Spinoza, d'inspiration médicale ou physiologique
(voir plus loin notre chapitre VII).
16
Spinoza et la médecine
psychiatrie des formes du délire humain, une médecine de
l'âme, une diététique, donc une pensée du régime de vie, une
théorie de l'usage des plaisirs. La médecine constitue ainsi un
paradigme fondamental, constamment à l'œuvre dans la pensée
de Spinoza. Non que toute sa pensée puisse s'y réduire : au
final, la béatitude suppose de dépasser le simple enjeu d'une
thérapeutique philosophique, mais la cure constitue un moment
nécessaire du parcours philosophique proposé par Spinoza. Ce
n'est pas hasard si un disciple de Spinoza, parmi les meilleurs,
Tschirnhaus, a proposé, précisément, une Médecine de l'âme
(Medicina mentis).
On trouve également dans la vie et dans l'œuvre de Spinoza les
marques d'un intérêt constant pour l'art médical. Entouré de
médecins, Spinoza avait une forte connaissance de l'anatomie
de son temps. Et si sa philosophie est l’une des premières à
s'interroger, dans un renversement ontologique majeur, sur la
puissance du corps (on connaît la célèbre question : qu'est-ce
que peut un corps ?), c'est sans doute, pour une large part, que
Spinoza a été influencé par un certain matérialisme qui a fini,
c'est notre hypothèse, par marquer l'ensemble de sa pensée. La
réflexion sur la médecine joue ainsi à deux niveaux : d'abord sur
la pratique et la connaissance médicales, ensuite sur la constitution de la philosophie elle-même en pratique médicale. Et il
s'agit bien au final de rechercher et la santé du corps et la santé
de l'âme, dans une véritable thérapeutique philosophique.
Ce modèle médical a été trop peu exploré, au bénéfice, sans
doute, du paradigme euclidien ou bien du modèle physique de
la dynamique galiléenne. Une fois encore, il ne s'agit pas d'en
faire la clé unique permettant d'entrer dans la citadelle philosophique de l'Éthique, car il y a plusieurs entrées légitimes, dans
la mesure où les effets conceptuels engendrés par la pratique
philosophique ne sont possibles que sur la base d'un gigantesque travail du concept portant sur les matériaux les plus divers
(songeons, par exemple, aux incroyables ressources herméneutiques et exégétiques que suppose une œuvre comme le Traité
théologico-politique). De manière significative, Leibniz achève
Une philosophie de la nature
17
une lettre adressée à Spinoza en le qualifiant de médecin1
[emendator] : Spinoza, médecin du corps et de l'âme ? Il est
loisible à chaque lecteur de ressentir les effets proprement
thérapeutiques de la philosophie de Spinoza en faisant sienne la
lecture de l'Éthique.
Le lecteur trouvera dans la suite de cet ouvrage une étude des
connaissances médicales de Spinoza et de son rapport personnel
à la maladie, tel que ses biographes peuvent nous permettre de
les comprendre (chapitre II), puis de ses propres conceptions
physiologiques centrées sur la fabrique du corps (chapitre III).
On voit apparaître dans l'œuvre de Spinoza une théorie des
maladies de l'esprit (chapitre IV), en particulier avec le Traité
de la réforme de l'entendement, qui ne sera pas sans alimenter
une très longue postérité philosophique, ainsi qu'une clinique
des affects comme dans l'Éthique (chapitre V). C'est qu'il s'agit
de mettre en œuvre une thérapeutique philosophique (chap. VI)
dont le but est la béatitude ou la grande santé de l'âme (chap.
VIII). Mais il y a aussi toute une politique de la médecine qui
constitue un ressort fondamental de la pensée spinoziste (chap.
VII), à mesure que l'individu ne saurait être pensé comme une
monade close sur elle-même, puisque sa nature est d'entrer dans
une multiplicité de rapports de composition avec d'autres individus. Chaque étude peut être lue pour elle-même en fonction de
ses propres intérêts de lecture, même si le parcours d'ensemble
possède une cohérence et suggère une logique d'interprétation
globale. Au final, il revient évidemment à chacun de construire
dans l'œuvre de Spinoza son itinéraire personnel.
1
Lettre XLV, Gebhardt, Spinoza Opera, Heidelberg, 1924, vol. 4, p. 231. Le
terme n'est pas reproduit dans l'édition de la Pléiade ni dans celle d'Appuhn en
GF. La dernière édition en date de la correspondance de Spinoza comporte
cette lettre s'achevant sur ces mots : « À Monsieur Spinoza Médecin très célèbre et philosophe très profond par couvert à Amsterdam » in Spinoza, Correspondance, GF, 2010, traduction et présentation de Maxime Rovere, Lettre 45,
p. 277 (cité désormais Correspondance, Rovere).
II
SPINOZA ET LA PENSÉE MÉDICALE
L
A légende d'un Spinoza vivant reclus et solitaire ne tient
pas. Rappelons quelques éléments biographiques. Spinoza
est né le 24 novembre 1632 à Amsterdam dans une famille juive
d'origine portugaise versée dans le commerce spécialisé des
denrées coloniales. Très vite, par sa vivacité intellectuelle et par
sa liberté de penser, Spinoza s'est heurté à l'autorité des rabbins.
Notons que ses démêlés avec les autorités juives sont associés à
ceux d'un médecin andalou qui avait soutenu sa thèse à Tolède,
le Docteur Juan de Prado. Des témoins interrogés par l'Inquisition auraient affirmé avoir vu ensemble Spinoza et Juan de
Prado, tous deux bannis de la communauté juive et partageant la
même approche hérétique d'un Dieu conçu exclusivement de
manière philosophique1.
Une fois banni de la communauté juive à la suite du fameux
Herem du 27 juillet 1656, Spinoza fut contraint de quitter
Amsterdam et il vécut entouré d'un petit groupe d'amis et de
disciples, tirant ses ressources de la taille et du polissage de
lunettes pour microscopes et télescopes. S'il est bien clair que
Spinoza est le maître, à la fois de pensée et de vie, du groupe
qui s'est formé autour de lui, il n'en reste pas moins que sa vie et
son travail intellectuel se sont inscrits dans un certain nombre
de réseaux de relations et d'amitiés qu'il faut prendre en compte
si on veut comprendre comment sa pensée s'est constituée au fil
des années.
1
Voir Jean Préposiet, Spinoza (1632-1677), Éditions Tallandier, 2007, p. 47
et suivantes. Prado avait obtenu un emploi de médecin personnel de l'archevêque de Séville, nommé membre du collège des cardinaux à Rome, Domingo
Pimental, ce qui lui permit de quitter l'Espagne sous le contrôle de l’Inquisition pour ensuite venir à Amsterdam. Cf. également Steven Nadler, Spinoza,
Une vie, Bayard, 2003, p. 172.
20
Spinoza et la médecine
Spinoza et son cercle d'amis médecins
Un réseau important s'est sans doute constitué, dès les années
d'apprentissage du latin, dans l'école de l'ex-jésuite Van den
Enden. Mais la culture de Spinoza est d'abord issue, chronologiquement, des écoles juives de l'association Talmud Tora et
donc de l'étude assidue, en hébreu, des textes bibliques, dont il
avait une excellente connaissance. Et l’un de ses professeurs,
Manasseh Ben Israël, était réputé comme « un maître de l'art
médical », ainsi que le remarque Madeleine Francès1. On sait
aussi que Spinoza maîtrisait parfaitement les auteurs juifs du
Moyen Âge. Et les juifs marranes bénéficiaient souvent d'une
culture scientifique et médicale. On y compte un certain nombre
de médecins. La conception spinoziste de la vie est certainement tributaire de la tradition juive du Dieu vivant et Henri
Meschonnic note en ce sens dans son Spinoza Poème de la
pensée que connaître, en hébreu biblique, unit la joie du corps et
la joie dans la connaissance [yada']. Aussi bien le salut n'est-il
pas, chez Spinoza, séparé de la connaissance par l'âme du corps
dont elle est l'idée : maximum de l'affect et maximum de
connaissance de l'essence vont de pair2. Dans son célèbre ouvrage Le guide des égarés, Moïse Maïmonide souligne que le mot
'Hay se dit de tout ce qui est vivant, qui a la croissance et la
sensibilité, de celui qui guérit d'une maladie, mais aussi de
l'acquisition de la science : le savoir est bien vie de l'âme3.
Spinoza parlera, dans le même ordre d'idées, de la source de
vie (Fons vitae) dans son Traité théologico-politique. Dieu en
tant qu'il produit une infinité d'effets comme nature naturante
1
Spinoza dans les Pays néerlandais de la seconde moitié du XVIIe siècle,
Première partie, Librairie Félix Alcan, 1937, p. 126.
2
Henri Meschonnic, Spinoza Poème de la pensée, Maisonneuve-Larose,
2002, p. 90. Le maximum d'affect et le maximum du concept coïncident. Il y a
bien en ce sens une délectation dans le troisième genre de connaissance, soit
une jouissance infinie d'exister, op. cit., p. 103. L'éternité enveloppe une plénitude d'existence, sur laquelle nous reviendrons.
3
Moïse Maïmonide, Le guide des égarés, Éditions Verdier, collection. « Les
dix paroles », 1979, p. 95.
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