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SCHWEIZER ARCHIV FÜR NEUROLOGIE UND PSYCHIATRIE
2011;162(1):10–20
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Review article
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dans ses plis secrets, fonder en somme une herméneutique
de la folie, quelle anthropologie philosophique le permet?
Ce que l’anthropologie classique6apporte à la psychia
trie dans sa tentative de compréhension de l’homme, c’est
d’abord l’existence d’une filiation entre le primitif et le fou
comme témoins d’une commune origine: il est banal chez
le primitif d’obéir à des forces mystérieuses (avec lesquelles
une communication de type hallucinatoire peut s’établir) à
l’instar de ce qui se passe dans nombre de schizophrénies
(tel le cas Aline ou encore celui de la paranoïa décrite par
A. Strindberg dans Inferno).
Mais, quel que soit son intérêt, cet enseignement laisse
intacte la principale question que l’anthropologie classique
pose à la psychiatrie: le problème de la «raison» comme
critère de l’humanité. Dès lors que, dans le fil de la défini
tion aristotélicienne, l’homme continue d’être défini comme
Z»on logon °xon,«vivant doté de la raison», comment un
fou peutil encore être dit un homme tandis qu’il a perdu
ladite raison? Et comment une relation équitable vatelle
pouvoir s’engager sur un fondement aussi instable non pas
en termes de rationalité dialogique, mais simplement parce
que l’interlocuteur ne répond plus à ce critère sur lequel
repose l’égalité censée régir tout commerce avec autrui?
Toujours guette l’animalisation du fou, fantasme nourri
d’hypothèses hâtivement façonnées.
C’est ici que l’anthropologie peut jouer un rôle déci
sif. Son principal enseignement est justement que lorsque
le primitif parle de luimême, il se désigne par le nom de
sa tribu ou de son clan, ce que Freud, dès 1913, a souligné
dans Totem et tabou. «L’homme – c’estàdire le hopi,lepeulh,
le nambikwara… – a fait ceci, cela…»veut dire: «j’ai fait ceci,
cela,…». Pour Ludwig Binswanger, cette alchimie primitive
est d’abord le fait du langage. Chez le primitif, «le nom colle à
l’individu comme une peau» et c’est pourquoi on peut prendre
celuici par son nom avec la même force qu’on prendrait
quelqu’un par le bras ou même la gorge7.
Ce mode d’expression participatif accuse un nouveau
type de conciliation entre pluriel et singulier, le primitif
étant aussi celui qui, souvent, recourt àdes formes duelles de
conjugaison, formes dont la trace se retrouve dans nombre
de langues modernes (le Beide allemand, le both anglais).
Binswanger souligne aussi l’importance de ce phénomène
d’une parole qui émane de l’intercorps.
De ce fait l’anthropologie, dans sa quête d’un «être»
humain, d’un Mensch-sein, est légitime à prétendre que son
objet de connaissance – le «primitif» – est aussi son principal
interlocuteur théorique, en ce que la pensée primitive nous
apprend qu’il n’y a pas d’«homme». Finalement il s’avère
que le savoir définit d’abord un mode de relation – positif ou
négatif – avec autrui avant même de caractériser son objet,
ce que la réflexion sur la «thématisation» scientifique ne fera
que confirmer.
Ceci laisse présager la redéfinition de la connaissance
psychiatrique en termes de relation à l’autre, idée qui va dès
lors constituer le fil directeur de la réflexion de Binswanger.
Lorsque je pense (à) quelqu’un, je m’adresse à quelqu’un:
La clinique prend à son service les explorations de tous
les champs d’objet psychiatriques et règle ce service. Cette
régulation s’effectue (…) dans le sens de l’intelligence de
l’articulation et de la hiérarchie de ces champs d’objet et
du but clinique suprême qui est d’accomplir, par tous les
moyens, la tâche médicale, le «faire au chevet du malade»8.
La pensée médicale est donc, du fait de sa visée iatrique,
une pensée qui se construit d’emblée en fonction de l’autre,
dont l’autre est l’horizon.
L’idée d’une anthropologie rénovée (Heidegger)
C’est ainsi que naît l’idée d’une anthropologie phénoméno
logique: il s’agit bien de sauver l’homme d’un émiettement
auquel le condamne l’oubli du corps par la philosophie – un
corps progressivement récupéré par la médecine sans que
celleci y ait spécialement vocation – mais sans recourir au
critère qualifiant de la raison:
L’analyse existentielle n’est ni ontologie ni philosophie
en général; c’est pourquoi la désignation d’anthropologie
philosophique ne peut être acceptée par elle; seule la dé
signation d’anthropologie phénoménologique recouvre le
véritable état des choses9.
La conférence que Husserl donne sur le rapport entre phé
noménologie et anthropologie10 établit en effet la possibilité
de ce rapport mais en des termes très restrictifs. Husserl pro
cède en deux temps: il montre d’abord que l’anthropologie
se donne comme science. Acetitre, elle ne bénéficie d’aucun
statut particulier. Comme n’importe quelle autre science,
elle reçoit son caractère propre d’une connaissance a priori,
philosophique, laquelle définit une ontologie régionale rela
tive à sa «sphère d’être» spécifique.
L’anthropologietire sa scientificité de son apodicti
cité et cette apodicticité provient et ne saurait provenir
que de l’aprioricité du cogito et du sujet transcendantal qui
l’exerce. La phénoménologie est «la philosophie transcen
dantale «accomplie» (ausgewirkt) et «parvenue à un tra
vail effectivement scientifique» (zu wirklich wissenschaftlicher
Arbeit gekommene) par lequel le monde conquiert son rang
6Nous entendons ici par «anthropologie classique» simplement
l’anthropologie antérieure à L. Binswanger. En fait, à l’époque
où le souci binswangerien prend forme, il existe déjà une
anthropologie qui se présente comme une alternative à l’an
thropologie traditionnelle – celle de Morgan, de Tylor et de
Bachofen. En Allemagne se développe autour de M. Scheler
et de H. Plessner, une «anthropologie philosophique». La cor
respondance de Binswanger avec Erich Rothacker, autre re
présentant de ce courant, atteste d’une familiarité avec celui
ci. D’autre part, à la même époque, une anthropologie médi
cale s’ébauche sur le fondement des travaux contemporains de
Buytendijk et de Uexküll.
7Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, Herausg.
Von Max Herzog und HansJürg Braun, Ausgewählte Werke,
Heidelberg, Asanger Verlag, 1993, I, 2, «Das Nehmen bei».
8«Analytique existentielle et psychiatrie» dans: Analytique exis
tentielle et psychanalyse freudienne, op. cit. p. 111.
9Sur la direction… op. cit. p. 52.
10 «Phänomenologie und Anthropologie», Vortrag in den Kantge
sellschaften von Frankfurt, Berlin und Halle, in Frankfurt am
1. Juni, in Berlin, am 10. Juni und in Halle am 16. Juni 1931,
dans Husserliana, Ausätze und Vorträge 1922–1937.