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I. Introduction
Il y a, au fondement de la philosophie de Gilbert Simondon, une circularité récurrente.
Le foyer de cette circularité est constitué par le concept de transindividuel qui, défini par une
dualité paradoxale, traverse toute la pensée simondonienne en en constituant la source et en
s’y déployant comme l’horizon dernier. L’ensemble de la philosophie de Simondon est en
effet structuré circulairement autour d’un postulat dont le rôle fondateur est dévoilé et justifié
seulement dans l’accomplissement du parcours philosophique qu’il a rendu possible. Or, le
postulat qui fonde la circularité de l’ensemble de cette pensée n’étant au fond que l’expression
d’une circularité intrinsèque au concept de transindividuel, c’est de celle-ci qu’il s’agit
primordialement de rendre compte. Elle réside dans l’idée qu’en précédant toute individualité,
le transindividuel est caractérisé par une autoconstitutivité qui fait qu’il doit se donner comme
un fait indépendamment de tout effort individuel pour l’instituer et en même temps comme un
devoir, comme un état à accomplir. Notre travail poursuit l’objectif de mettre en relief le
caractère paradoxal de cette duplicité intrinsèque au transindividuel chez Simondon, en
essayant de déplier la circularité qui lui est inhérente afin de rendre compte des potentialités
de l’ensemble de la pensée de l’individuation qui en découlent. Il faudra notamment montrer
comment Simondon est capable de maintenir jusqu’au bout cette duplicité tout en en montrant
la cohérence. C’est en dernière instance une genèse, ou, pour mieux dire, une autogenèse du
concept de transindividuel que nous essaierons ainsi de mettre en valeur. A cette fin, il faudra
retrouver les sources et les sens de celui-ci au sein de l’ensemble de l’œuvre de Simondon, ce
qui nous permettra de montrer en retour comment ce qui constitue le noyau le plus profond et
le plus complexe de sa pensée se reflète sur tous les autres niveaux de son analyse.
Le terme « transindividuel » désigne, chez Simondon, un des trois régimes
d’individuation. Avec le régime physique et le régime vital, il constitue l’ensemble de
l’ontogenèse. Dans sa thèse de doctorat principale, L’individuation à la lumière des notions de
forme et d’information1, Simondon formule en effet une théorie de l’individuation novatrice
qui vise à fournir une genèse non-réductionniste des êtres. Il tâche de rendre compte de
l’individuation de manière à dépasser les dualismes dogmatiques, qui constituent davantage
1 G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Jérôme Millon,
2005 (désormais ILFI). Cette édition reproduit pour la première fois dans son intégralité la thèse de doctorat
principale de Gilbert Simondon. La première partie de cette thèse, L’individu et sa genèse physico-biologique,
avait été publiée en 1965 (Paris, Presses Universitaires de France), tandis que la deuxième partie, L’individuation
psychique et collective, seulement en 1989 (Paris, Aubier). On parlera à plusieurs reprises de première et
deuxième partie en se référant respectivement à la partie dédiée à individuation physique et vitale et à celle
concernant l’individuation psycho-collective. Il faut toutefois préciser que L’individu et sa genèse physico-
biologique constitue les deux tiers de la thèse principale de Simondon.