N°79 juillet 2015
www.ssf-fr.org
SOMMAIRE :
◗2 à 5 Dossier
■La Création entre
les mains de l’homme
par René Poujol
■6 Entretien avec
Jérôme Vignon
« À Calais se joue une scène
de l’Europe et du Monde »
◗7 Carnets d’Europe
«L’expérience Europe»
un site de référence
par Johanna Touzel
◗8 Chronique du Ceras
« La Doctrine sociale
en langage “jeunes” »
par Christian Mellon, sj
◗10 Interview
Yann Raison du Cleuziou
« Mettre les catholiques face
à leur diversité »,
par René Poujol
◗12 Livres
Notre sélection
◗Encart : Bulletin de soutien
et d’abonnement
La Lettre des Semaines sociales - juillet 2015 1
Il ne manquera pas de commentaires excellents de l’ency-
clique Laudato si’. Leur foisonnement sera déjà le signe
qu’elle a atteint son but : convier à un dialogue univer-
sel croyants et incroyants issus de toutes les extrémités du
monde, autour de « notre sœur la terre », susciter un temps
d’arrêt pour débattre et rééchir aux voies d’une restauration
de notre « maison commune ».
Pourtant, on ne saurait trop recommander d’en faire une
lecture personnelle. Cette lecture vaut une expérience de vie spirituelle. Lire l’encyclique
procure une forme d’allégresse. Est-ce la facture poétique, la récapitulation jubilatoire de
la sagesse de l’Église de siècle en siècle, la force unicatrice d’une écologie « intégrale »
intrinsèquement environnementale et sociale, l’émotion d’une prière qui culmine autour
de l’hymne de Saint François ? Sans doute tout cela !
En même temps, il s’agit bien d’une encyclique pour vivre, tant elle est ancrée dans la
compréhension des problèmes environnementaux et sociaux ; tant elle est charpentée
sur une analyse philosophique et politique des racines humaines de la crise écologique.
Les condamnations sont radicales : celles de la nance en général, de son alliance avec un
paradigme technologique de responsables politiques dominés par l’obsession du pouvoir,
de grandes entreprises sans authentique responsabilité sociale, d’une conscience écolo-
gique sans prise sur les comportements. Le langage est sans compromission car ce dont
il s’agit, c’est d’une révolution culturelle, d’une autre vision du progrès.
Les quelques pistes d’orientation et d’action sont-elles à la hauteur du diagnostic ? Je
répondrai sans hésitation par l’afrmative. Laudato si’ enrichit magistralement l’acquis de
la tradition sociale catholique tout en s’y adossant. Elle ouvre aussi un vrai dialogue, à
hauteur mondiale, avec le mouvement écologique. Sans vouloir opposer le pape François
à ses prédécesseurs, remarquons comme il complète et enrichit leurs messages. Nous
étions restés, avec l’encyclique Caritas in Veritate, sur le sentiment d’un effacement du
« politique », dépassé par la mondialisation, et sur une conception de « l’économique »
prioritairement dépendant de la droiture éthique des responsables d’entreprise. Le pape
François appelle le politique et l’économique à se réinventer : au premier, de reprendre
possession d’enjeux et de visions à long terme ; au second, de concevoir des chemins
productifs qui donnent priorité à l’économie réelle, qui assument la décélération de cer-
taines formes insoutenables de croissance, qui assignent au progrès technologique une
autre nalité que de remplacer de plus en plus le travail humain.
Ainsi, face aux impasses actuelles, l’encyclique ouvre-t-elle de nouveaux chantiers aux-
quels nous sommes invités à participer. « Avançons en chantant ». Laissons-nous gagner
par l’esprit de communion et de fraternité universelle qui s’en dégage.
Jérôme Vignon
La Lettre
des Semaines sociales de France
Une encyclique à vivre
et pour vivre
ÉDITORIAL
DR
2 La Lettre des Semaines sociales - juillet 2015
La Création entre
les mains de l’homme
DOSSIER
Le texte était très attendu, dans la
perspective de la conférence COP21
qui se tiendra à Paris en décembre.
Attendu à la mesure de la menace écolo-
gique qui pèse sur notre terre et du senti-
ment d’une totale impuissance à faire pré-
valoir le bien commun que donnent parfois
les dirigeants des États. Comme si, au bord
de l’abîme, les peuples se souvenaient qu’ils
sont les héritiers d’antiques sagesses il
serait encore possible d’aller puiser de nou-
velles raisons de vivre et d’espérer.
La menace d’une catastrophe
écologique
« La détérioration progressive de ce que qu’il
est convenu d’appeler l’environnement risque
de conduire à une véritable catastrophe éco-
logique.» (1) Nous sommes le 16 novembre
1970 et c’est le pape Paul VI qui s’exprime en
ces termes à la tribune de la FAO, à Rome.
Quarante-cinq ans et quatre ponticats plus
tard, le constat du pape François est iden-
tique, formulé avec les mêmes mots : « Le
rythme de consommation, de gaspillage et de
détérioration de l’environnement a dépassé les
possibilités de la planète à tel point que le style
de vie actuel, parce qu’il est insoutenable, peut
seulement conduire à la catastrophe. » (2) Car
ce qui est en cause est bien un modèle de
développement économique qui a cru pou-
voir prélever sans limite sur les richesses de
la terre, sans se soucier même de recycler
ses propres déchets, parfois exportés et
stockés dans les pays du Sud, transformant
la culture mondiale en « culture du déchet ».
Avec des conséquences, déjà visibles en
terme de réchauffement et de dérèglement
Laudato si’ publié le 18 juin par le pape François est
un grand texte qui récapitule, consolide et élargit
la pensée chrétienne sur l’écologie en lui donnant
sa pleine dimension, au service de toute la famille
humaine.
climatiques, qui menacent les plus pauvres
par la montée des océans, l’assèchement des
terres fertiles, la pollution de l’eau et de l’air,
sources possibles de conits armés et de
phénomènes migratoires sans précédent.
En reprenant l’analyse, aujourd’hui partagée
par la plupart des experts, selon laquelle c’est
bien l’activité humaine qui est ici en cause et
non le simple retour de cycles naturels, le
pape François sait parfaitement qu’il touche
là un point sensible et qu’il ne va pas se faire
que des amis. En reconnaissant l’existence
d’une «vraie dette écologique, entre le Nord et
le Sud» (51), il souligne combien les victimes
de la crise écologique sont indissociable-
ment la nature et l’homme. « Il n’y a pas deux
crises séparées, l’une environnementale et l’autre
sociale, mais une seule et complexe crise socio-
environnementale » (139) vis-à-vis de laquelle
l’Eglise ne peut se taire, parce que « la terre
est notre maison commune » (21) et qu’il nous
faut aujourd’hui « écouter la clameur de la terre
et des pauvres ». (49)
La science et la technique
au service du prot
Comment l’humanité qui, longtemps, a
vécu sur l’idée d’un progrès sans limites qui
nirait bien par bénécier aussi aux pays du
Sud, en est-elle arrivée là ? Les racines du mal
résident dans ce que le pape François nomme
le « paradigme technocratique dominant »
(102). C’est-à-dire le fait que les progrès de la
science et de la technologie, caractéristiques
de notre siècle, ne sont plus orientés vers la
recherche du bien commun, mais vers le seul
prot. Ainsi l’économie se met-elle au ser-
vice d’un paradigme technocratique asservi
par la nance, sous le regard impuissant du
politique. De sorte que « La soumission de
la politique à la technologie et aux nances se
révèle dans l’échec des sommets mondiaux sur
l’environnement. » (54) Diagnostic impitoyable
sur des sociétés qui ont vendu leur âme.
Aussi « La culture écologique ne peut pas se
réduire à une série de réponses urgentes et par-
Pape François,
Laudato si’,
encyclique sur
la sauvegarde
de la maison
commune,
Co-édition
Bayard-Cerf-
Mame.
200 p., 4,50 €.
La Lettre des Semaines sociales - juillet 2015 3
« Sur ces questions,
les justes milieux
retardent
seulement un peu
l’effondrement. »
DOSSIER
tielles aux problèmes qui sont en train d’appa-
raître par rapport à la dégradation de l’environ-
nement, à l’épuisement des réserves naturelles
et à la pollution. Elle devrait être un regard dif-
férent, une pensée, une politique, un programme
éducatif, un style de vie et une spiritualité qui
constitueraient une résistance face à l’avancée
du paradigme technocratique. » (111)
Pour une écologie humaine
intégrale
C’est en cela que, pour le pape, toute éco-
logie bien comprise ne peut être qu’inté-
grale. Cette conviction se nourrit, pour les
chrétiens, de la lecture des Écritures et des
récits de la Création qui illustrent merveil-
leusement la triple relation constitutive de
tout humain : à l’autre, à la terre et à Dieu.
La crise écologique n’est jamais que l’expres-
sion d’une autre crise profondément éthique
et spirituelle, de sorte que « Nous ne pouvons
pas prétendre soigner notre relation à la nature
et à l’environnement sans assainir toutes les rela-
tions fondamentales de l’être humain. » (119)
L’écologie humaine suppose donc un égal
respect pour «tout le vivant» qui englobe
aussi l’embryon, le pauvre et le handicapé,
aussi bien que les richesses culturelles de
l’humanité aujourd’hui laminées par la stan-
dardisation des modes de vie consuméristes.
Face aux menaces qui pèsent désormais
sur notre « maison commune », « un consen-
sus mondial devient indispensable » (164). Un
consensus sur la mise en œuvre d’un autre
type de croissance, respectueux du droit
au développement des pays pauvres, mais
qui chez nous substituerait à la frénésie de
consommer et, à l’accumulation, des biens
une vie plus sobre mais plus riche de rela-
tions humaines et, au nal, plus heureuse car
répondant au désir profond que tout homme
porte en lui et qui n’est pas de courir après
« l’avoir ». « Nous devons nous convaincre que
ralentir un rythme déterminé de production et
de consommation peut donner lieu à d’autres
formes de progrès et de développement. » (191)
Sur ces questions, les justes
milieux ne sufsent pas
Mais, que l’on ne s’y trompe pas, nous dit
le pape, face aux désordres du monde, ce que
nous commande aujourd’hui la simple raison
et pour nous chrétiens, la Bonne Nouvelle de
l’Évangile, est ni plus ni moins une révolution
copernicienne, une totale «conversion inté-
rieure» du cœur et de l’esprit qui doit trou-
ver sa traduction dans l’organisation même
de nos sociétés. Car « il ne suft pas d’inclure
des considérations écologiques supercielles à la
culture actuelle. » (197) Et il poursuit, comme
pour enfoncer encore un peu plus le clou,
face à ce qu’il redoute d’immobilisme des
gouvernants, par-delà les bonnes résolutions
des Conférences mondiales : « Sur ces ques-
tions, les justes milieux retardent seulement un
peu l’effondrement. Il s’agit simplement de redé-
nir le progrès. » (194) Un progrès qui soit à la
mesure de l’homme.
La conviction du pape François est
aujourd’hui totale que le sursaut est possible
mais que c’est des peuples et d’eux seuls, qu’il
pourra venir. Et que dans un monde une
majorité d’hommes et de femmes se disent
croyants, appartenant à différentes traditions,
il est du devoir des responsables religieux de
mobiliser leurs dèles. Une conviction parta-
gée par tous ceux qui, depuis le jour de son
élection, le pressent de prendre solennelle-
ment la parole sur ces questions cruciales
pour l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi
4 La Lettre des Semaines sociales - juillet 2015
DOSSIER
il invite chacun, sans plus tarder, à « Chan-
ger de style de vie pour faire pression sur les
détenteurs du pouvoir. » (206) Avec la claire
vision de la difculté de sa tâche de pasteur :
« Il faudra inviter les croyants à être cohérents
avec leur propre foi, et à ne pas la contredire par
leurs actions. » (200)
Laudato si’ : un grand texte
Vous l’aurez compris : il faut lire Laudato si’.
Une encyclique que le pape François a située
résolument dans la continuité de la doctrine
sociale de l’Église catholique, de la réexion
propre au patriarche orthodoxe Bartho-
lomeos 1er (3) comme de l’enseignement de
ses prédécesseurs : Jean XXIII, Paul VI, Jean-
Paul II et Benoît XVI. (4) Et ce n’est pas la
moindre surprise, à sa lecture, que de redé-
couvrir la force étonnante des citations
de l’évêque de Rome émérite Benoît XVI,
aujourd’hui voisin du pape François, extraites
de Caritas in veritate. Laudato si’ est donc
bien un « grand texte ». Peut-être sera-t-il
à l’écologie ce que Populorum progressio fut
au développement : l’appel à considérer ces
dés dans leur vraie dimension, intégrale,
c’est-à-dire à la fois technique et profondé-
ment humaine. Bref : la charte de toute une
génération aujourd’hui mobilisée par l’avenir
de la planète comme une autre le fut jadis par
celui du Tiers-monde.
Mais si le fond s’inscrit dans la continuité (5)
Laudato si’ porte profondément la marque de
son auteur. Elle tient à la poésie, à la tendresse
qui transparaît dans l’écriture du texte
le pape François invite à s’émerveiller de la
beauté de la nature comme don d’amour de
Dieu dans la Création ; elle tient au refus de
recourir à tout moralisme, à toute condam-
nation du « monde » que pourrait justier le
saccage de la planète ; elle tient enn au souci
de la collégialité qui conduit le pape à citer,
à de nombreuses reprises, les déclarations
de conférences épiscopales du monde entier
comme pour mieux les associer à son propre
magistère. (6)
Au service d’un dialogue ouvert
et généreux
Voilà des années qu’en France même, un
scientique comme Jacques Blamont(7), un
acteur de l’écologie comme Nicolas Hulot et
un homme politique comme Michel Rocard
pressent le chef de l’Église catholique de
peser de tout le poids de son autorité spi-
rituelle pour mettre les dirigeants du monde
face à leurs responsabilités. Heureux revi-
rement de situation la société civile se
tourne, comme en dernier ressort, vers les
responsables religieux qu’en d’autres débats
elle préfère tenir à l’écart, au nom de la laïcité
et d’un soupçon d’obscurantisme.
Et l’on voit le pape François répondre
sereinement à l’appel qui lui est lancé. Et
avec la détermination et la malice qui le
caractérisent s’autoriser à « déplacer » la
question qui lui est posée pour en situer
l’enjeu à son vrai niveau : celui de l’homme,
responsable de la Création reçue en héri-
tage, mais aussi de son propre apport à cette
Création, au travers de la culture, comme
il y est invité par Dieu. Ce qui permet au
DR
Laudato si’
sur le blog des SSF
Pour les chrétiens sociaux, la
publication de Laudato si’ du pape
François est incontestablement
l’événement de l’année. Les
Semaines sociales de France ont
décidé d’y consacrer une large place
sur ses médias. Retrouvez sur son
blog www.latribunedessemaines.fr
les commentaires de nos
collaborateurs, et laissez-nous,
à votre tour, vos réactions et
observations.
La Lettre des Semaines sociales - juillet 2015 5
DOSSIER
90e session
des Semaines
sociales
de France
Les 2, 3 et 4 octobre 2015
à l’Unesco, Paris.
Programme complet
et inscriptions
sur www.ssf-lasession.org
ressources
pour
imaginer
le monde
« Avec nos
pensées, nous créons
le monde »
Bouddha
religions
cultures
et
pape François, dans un même mouvement,
de reconnaître humblement que, sur ces
questions, « L’Église n’a pas de parole déni-
tive » (61) et d’ajouter : « L’Église n’a pas la
prétention de juger des questions scientiques
ni de se substituer à la politique mais j’invite à
un débat honnête et transparent, pour que les
besoins particuliers et les idéologies n’affectent
pas le bien commun.» (188)
Laudato si’ se veut au service de ce dialogue
ouvert, dénué de toute arrière-pensée pro-
sélyte, et parfaitement loyal car « Le fait que
(les principes éthiques) apparaissent dans un
langage religieux ne les prive pas de toute valeur
dans le débat public. » (199) Le pape François
sera-t-il entendu ? Il est possible que, tout
comme le début de son ponticat, son ency-
clique soit reçue, ici ou là, avec plus de fer-
veur et de gratitude à l’extérieur de l’Église
que dans ses propres rangs. Pour autant, bien
des catholiques lui sont d’ores et déjà recon-
naissants de donner de leur Église un visage
d’engagement et de générosité au service des
hôtes de «notre maison commune».
René Poujol
(1) La Documentation catholique n°1575, p. 1051-
1056, citée dans le livre du Père Dominique Lang
L’Eglise et la question écologique, Ed. Arsis, 2008, p.
37. Citation à l’usage de certains commentateurs
qui, tout en saluant l’encyclique du pape Fran-
çois, se croient autorisés à ironiser sur le fait que
l’Eglise prendrait le train de l’écologie en marche.
En France, le thème est réellement devenu popu-
laire à partir de 1974 avec la candidature de René
Dumont à l’élection présidentielle.
(2) Pape François, Laudato si’, encyclique sur la sau-
vegarde de la maison commune, Co-édition Bayard-
Cerf-Mame. Dans la suite de cet article les numé-
ros mis entre parenthèses après les citations, ren-
voient aux paragraphes de l’encyclique. Ici n°161
(3) Bartholomeos 1er avait signé, en 2002, un texte
commun avec le pape Jean-Paul II dit « Déclaration
de Venise ». Voir Documentation catholique n°2278,
p. 868-870.
(4) Chacun d’eux ayant, tour à tour, enrichi la
réexion de l’Église sur les grands dés de
l’heure : la paix pour Jean XXIII, le développement
du tiers-monde pour Paul VI, la crise nancière
pour Benoît XVI.
(5) Voilà qui devrait rassurer les tenants de l’her-
méneutique de la continuité.
(6) Il évoque tour à tour : les États-Unis, l’Alle-
magne, le Canada, le Japon, le Brésil, la République
Dominicaine, le Paraguay, la Nouvelle-Zélande, le
Portugal, la Bolivie, l’Australie...
(7) Jacques Blamont, membre de l’Académie des
sciences, dans son livre Lève-toi et marche, Ed.
Odile Jacob.
1 / 12 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !