DISCOURS THÉOLOGIQUE/DISCOURS RELIGIEUX
Georges Molinié
In Press | Pardès
2007/1 - N° 42
pages 67 à 75
ISSN 0295-5652
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-pardes-2007-1-page-67.htm
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Pour citer cet article :
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Molinié Georges, « Discours théologique/discours religieux »,
Pardès, 2007/1 N° 42, p. 67-75. DOI : 10.3917/parde.042.0067
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Discours théologique/discours religieux
G
EORGES
M
OLINIÉ
Les livres d’Emmanuel Levinas forment pour beaucoup d’entre nous
la source vive d’une pensée constamment neuve, renouvelante, vivi-
fiante : après tous les écroulements du siècle écoulé, la Shoah, le commu-
nisme, devant la montée des fondamentalismes religieux, face à l’ordre
moral de la mercantilisation mondialiste d’allure fascisante, voilà une
pensée du respect, de la fragilité, et du visage. Ruisselante d’humanité,
et tout entière spéculation, ayant métaphycisé l’éthique, comme test
ultime de toute pensée profondément philosophique, comme philoso-
phie pour notre aujourd’hui, des décombres – moderne.
Philosophie résiduelle, d’une certaine façon, au sens d’Antelme : la
seule qui reste, la seule possible, la seule supportable. Donc troublante,
dérangeante, même après que les petits Français ont cru découvrir la
phénoménologie et se sont imaginés européens et libérés. Effectivement
ils furent perturbés, et les réactions, violentes. À cause du substrat reli-
gieux (ce sera tout le thème de cette modeste contribution), par irréden-
tisme laïcard-rationaliste? C’eût été bien suspect, vu la révérence sincè-
rement affichée, et pour moi si agaçante, à la doxa ratio-dominatrice et
mono-modélique illustrée à l’égard de l’emblème Léon Brunschvicg.
À cause d’une incapacité à comprendre vraiment la portée du niveau de
la pensée de Levinas? Peut-être, mais très partiellement ; et, de toute
façon, ce serait un peu vexant de seulement en envisager l’hypothèse.
La cause souterraine et profonde de cette véritable (et sincère) aversion
réside à mon avis dans l’inavouable et tenace, et fondamental, antisémi-
tisme viscéral de la pensée européenne, notamment française, christiano-
voltairienne. Je maintiens, contre vents et marées, que nous ne sommes
qu’au début d’une réelle réflexion sur ce sujet.
Et nous voilà ainsi venus au point crucial : la considération de la diffu-
sion de la pensée de Levinas du point de vue de son écriture, de la forme
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de ses livres, comme profération en acte, ou comme acte de parole. Ce
qui permet de poser quelques questions radicales, non inutiles dans l’exé-
gèse levinassienne générale. Il s’agit donc d’un questionnement sémio-
tique. J’entends sémiotique au double sens, bien reçu, de réflexion sur
les procédures de production-réception de la valeur, et de tentative de
modélisation de ces procédures. Mon inflexion personnelle est que ces
procédures génèrent du sens, de la signification, comme valeurs socia-
lement et interactivement reconnues, à l’intérieur de groupes humains
d’extension variable, et que ces procédures sont de la sorte les diverses
espèces de langage, traitant les inter-relations de chaque subjectivité
(individuelle ou collective), dont le langage verbal, qui n’est qu’un langage
parmi d’autres. La forme du langage verbal, justement, c’est le discours,
en tant que manifestation publique de cette activité, socialement recon-
nue par les partenaires de l’interaction verbale occurremment réalisée.
Il est ainsi intéressant, pour attaquer la racine du problème, de se
demander si le discours expressément philosophique de Levinas n’est
pas parasité par d’autres discours : éventuellement en quel sens, quels
en pourraient être les enjeux, et, au fond, qu’est-ce que cela voudrait dire.
Ces autres discours pourraient évidemment bien être le discours théo-
logique, ou le discours religieux, étant entendu qu’il ne s’agit pas du
discours sur la théologie ni sur la religion (ni sur le théologique ou sur
le religieux?). Et il faudrait commencer par tenter une distinction.
Le discours théologique, pris dans sa généralité, serait analysable
comme un discours théorétique sur Dieu, sur le divin, sur la transcen-
dance. À partir de là, il y aurait divergence possible. Soit du côté de la
transcendance en tant que telle (si l’on ose dire…), ce qui se rapproche-
rait plus ou moins de ce que l’on appelle en sémiotique le monde (inat-
teignable, ingrignotable, inappréhendable, en tant que monde) : ce qui,
comme «objet» supposé, relève à tout le moins du peu, ou de l’absolu-
ment pas sémiotisable, techniquement indicible; et l’on vire logique-
ment vers la théologie négative. Soit on se range du côté de l’intérieur
de la construction d’un univers religieux, de son architecture, et l’on vire
vers la dogmatique.
Le problème, de ce côté théologique, est que l’auteur de ce discours
y croit ou n’y croit pas, ce qui entraîne une mise en question du sens
d’un tel discours, et de la portée humaine concrète, praxique, de sa profé-
ration en prenant au sérieux la position du locuteur à l’égard de la
substance du contenu mise en jeu.
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Ce qui nous conduit naturellement à regarder ce que pourrait être
plutôt un discours religieux. C’est une autre démarche, que dessine tout
discours, sur quelque objet que ce soit (la pensée, l’art, les voitures, le
sexe, Monaco, la bourse), imprégné d’une substance du contenu reli-
gieuse, intériorisant, dans la portée même de l’acte de signification, une
valeur de référence globalement religieuse. Le discours religieux oriente
tout environnement noétique (ratio-conceptuel), thymique (affectif et
pulsionnel) et éthique (moral et pratique) fondamentalement en fonction
d’un relation explicitement posée avec Dieu. L’avantage technique du
discours religieux est qu’il est sémiotiquement très clair; il facilite par
exemple grandement la pensée du fondement de l’éthique.
Le problème, de ce côté religieux, c’est : comment en conceptualiser
la portée de signification possible, dans sa génération au sein de l’inter-
action sociolangagière, vis-à-vis d’interlocuteurs croyants autrement, ou
incroyants? Il y a là une réelle aporie.
C’est par rapport à cette dialectique, à ce questionnement dialectique,
que je vais interroger le fonctionnement sémiotique d’un livre particu-
lier de Levinas, Difficile Liberté (Albin Michel, 1963 et 1976).
C’est un livre singulier, sous plusieurs aspects. Il réunit, comme on
sait, des textes, dont certains font très circonstances, étalés en gros depuis
la Libération jusqu’en 1963. Leur orientation et leur légitimation relè-
vent d’un autre ordre que ceux de la plupart des autres livres de Levinas
qui, à part la série des Lectures et Discours talmudiques, à la pragma-
tique extrêmement claire, s’affichent comme philosophiques : ils tracent
des lignes de réflexions et de positions sur l’humanité, sur le sens, sur
l’orientation du connaître, sur les axes de l’agir. Ces théorisations sont
sans doute juives (il faudrait évidemment creuser en quoi); elles ne sont
pas manifestement religieuses. Sauf à identifier judaïté à religieux,
assomption du religieux à religion juive, et dimension religieuse juive à
dimension universelle absolue de l’agir humain. Ce qui est capital.
Corrélativement, Difficile Liberté se présente comme un macro-discours
par lequel Levinas assume explicitement la croyance religieuse pour éclai-
rer tous les objets de sa réflexion. Il y a là un choix de posture proféra-
toire qui installe un discours d’univers religieux comme praxis intellec-
tuelle (ce qui peut induire l’un des sous-sens du discours théologique).
Ainsi, on aurait globalement, à première vue, une inflexion dominante
qui relèverait plutôt du type discours religieux (mais on verra qu’on aura,
justement, du mal à tenir la distinction). C’est pourtant apparemment
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simple, puisqu’il s’agit de rien de moins que de la relation judaïsme-
christianisme.
Voilà en tout cas une question d’historicité, que l’on peut présenter
et résumer en ces termes. Premier point : le christianisme n’a pas empê-
ché l’extermination. Au lendemain des exterminations hitlériennes qui
ont pu se produire dans un Europe évangélisée depuis plus de quinze
siècles, le judaïsme se tourna vers [ces] sources (p. 9) : ce qui compte,
c’est la relative, au ton concessif (espérons-le). Second point : il y a pour-
tant eu des chrétiens personnellement sympathiques. L’expérience hitlé-
rienne a été pour bien des juifs le contact fraternel des personnes chré-
tiennes qui leur ont apporté tout leur cœur, c’est-à-dire ont risqué tout
pour eux (p. 10). Troisièmement : donc, réfléchissons.
Or, dans cet esprit, si l’on met à part l’ordre civil, politique, social,
voire tout largement relationnel, «reste» le domaine religieux, en tant
que tel. C’est-à-dire, pour un philosophe précisément, celui de la
réflexion sur le contenu vivable du religieux. Et cela, non du point de
vue sociologique, ni même évidemment politique ; mais du point de
vue du rapport de la subjectivité personnelle à la transcendance, à Dieu.
Il s’agit forcément du rapport de la personne comme personne indivi-
duelle et/ou comme membre collectif : on arrive alors à la question
centrale, et d’une certaine façon redoutable, de la notion du Peuple (on
y reviendra, évidemment).
S’agit-il d’un contenu dogmatique (ce qui entraînerait au discours
précisément théologique)? Non. Mais c’est peut-être plus compliqué,
dans la mesure où l’on pourrait proposer que fût ainsi dessiné le domaine
du théologique, en tant que vécu par un croyant. La délicatesse demeure.
On sait au moins ce que nie ce discours, en tant que religieux, et qui
va aboutir, consubstantiellement, à un discours théologique négatif (ce
qui n’est absolument pas de la théologie négative). C’est Jacques Madaule
qui conforte Levinas : La présence des juifs rappelle aux conformistes de
toute espèce que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes
(p. 303). Ce qui est religieusement refusé, c’est trois positions précises.
D’abord, la solution Claudel. Claudel imaginait charitablement le
Peuple, reconnu et respecté, comme intendant des Lieux Saints, à la fois
en fonction de son expérience de gestionnaire et en vue de sa sécurité.
Voilà qui est totalement inacceptable.
Ensuite, le judaïsme ne peut pas être pensé comme une préfiguration
du christianisme. C’est effectivement la thèse novatrice, presque révo-
lutionnaire et prétendument dignifiante, des théologiens chrétiens nova-
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