Verbum V/1, pp. 73–85
1585-079X/$ 20.00 c
Akad´emiai Kiad´o, Budapest, 2003
LA LIBER DÉRIVATIONNELLE EN ANCIEN FRANÇAIS
KRISZTINA MARÁDI
Francia Tansz´
ek
B¨
olcs´
eszettudom´
anyi Kar
Debreceni Tudom´
anyegyetem
Egyetem t´
er 1. Pf. 33.
H–4010 Debrecen
maradi@delfin.klte.hu
In this study, the author provides a survey on a lexical aspect of Old French, namely
the liberty of derivation with the prefixes entre-, mal- and mes-. The study presents the
semantic components of these prefixes as well as a related morphological analysis.
At the end of the paper, the author offers a possible explanation for the frequency
of these prefixed forms.
Au cours de l’´
etude des textes m´
edi´
evaux, l’analyse du lexique va de pair, en
g´
en´
eral, avec celle de la grammaire, mais force est de reconnaˆ
ıtre que l’´
etude
du vocabulaire est moins ais´
ee, exige plus d’initiatives, plus d’imagination et
de recherches que celle de la grammaire. La mati`
ere en est dispers´
ee et diffici-
lement regroupable. Le lexique de l’ancien français est loin d’ˆ
etre connu dans
son entier. On ne l’atteint qu’`
a travers des textes et ceux-ci ne livrent pas la to-
talit´
e des mots effectivement employ´
es. Par exemple le travail, ses instruments,
la mani`
ere de les employer s’´
etablissent dans le domaine le plus quotidien de
l’existence, celui dont on ne parle gu`
ere et `
a propos duquel on ´
ecrit moins
encore. Les oeuvres litt´
eraires ne sont pas moins s´
electives. Si vari´
ees soient-
elles par le genre, le ton, les ´
ecrivains ont proscrit des mots, des locutions, des
termes d’appellation qu’ils estimaient trop familiers ou vulgaires.
En plus, l’ensemble n’est pas homog`
ene : les unit´
es qu’il englobe ont des
origines diverses et ne sont pas contemporaines. L’interpr´
etation exacte de
la r´
ef´
erence est souvent rendue difficile par le fait que l’on n’a pas d’image
exacte de la nature du r´
ef´
erent. Georges Duby observe qu’ «on ne connaˆ
ıt
les outils du XIIesi`
ecle, comme ceux du IXesi`
ecle, que par des mots c’est-
`
a-dire qu’on ne sait rien d’eux» (1973 : 211).1Par cons´
equent, le travail des
1Avant d’entamer l’analyse proprement dite, je voudrais faire une pr´
ecision terminolo-
gique : traditionnellement un mot d´
eriv´
eestuneunit
´
elexicaleform
´
ee sur une base par ad-
jonction d’un suffixe, et le compos´
eestuneunit
´
elexicaleform
´
ee, soit par association de deux
74 KRISZTINA MARÁDI
bons commentateurs de textes consiste `
a utiliser l’´
etymologie, l’histoire, les
ressources fournies par d’autres occurrences pour pouvoir d´
elimiter apr`
es, au
plus juste la port´
ee des termes dont un contexte trop ´
etroit ne r´
ev`
ele pas
du premier coup la valeur. En effet, l’´
etymologie, avec la morphologie, est
l’une des m´
ethodes qui peut nous aider `
a nous connaˆ
ıtre dans le jungle du
lexique ancien. Elle se pr´
esente comme un bon moyen d’instaurer un ordre
chronologique dans l’ensemble amorphe du lexique, comme, d`
es le IXesi`
ecle,
le lexique de l’ancien français est compos´
ed
´
el´
ements h´
et´
erog`
enes. Le plus
important est le stock des mots latins dont les Gaulois avaient appris l’usage
d`
es la conquˆ
ete. Bien moindre, mais non n´
egligeable, est celui des termes
celtiques du substrat gaulois, dont les paysans n’avaient pas perdu l’emploi.
Plus tard, au cours de la p´
eriode de bilinguisme qui r´
egnait en Gaule entre le
Veet le IXesi`
ecle, les Gallo-romans adjoignaient `
a leur vocabulaire des mots
d’origine francique, venant du superstrat et ils les latinisaient, en les adaptant
`
a la morphologie du gallo-roman.
L’autre m´
ethode non moins utile est la morphologie. En effet, durant
cette ´
epoque, la n´
eologie s’exerçait librement, hors de la contrainte des pu-
ristes ; la d´
ecouverte d’une mati`
ere, l’invention d’un engin appelaient la cr´
ea-
tion ou l’emprunt de termes propres. Ainsi, le lexique s’enrichissait `
alinitia-
tive des locuteurs, qui maniaient la langue avec une libert´
esurprenante.
L’analyse morphologique introduit un autre type d’ordre dans l’ensemble
apparemment confus du lexique, un ordre de caract`
ere syst´
ematique qui classe
les lex`
emes en mots radicaux inanalysables et en mots construits. Pour re-
grouper objectivement ces derniers, la d´
erivation et la composition consti-
tuent des cadres propices. Le nombre ´
elev´
e des formes d´
eriv´
ees en ancien
français sugg`
ere que les sujets, `
a cette ´
epoque, avaient une conscience claire
des moyens d’´
elargir une base radicale, mˆ
eme s’ils n’´
etaient pas en mesure de
d´
efinir, comme on le fait aujourd’hui, la nature et la port´
ee de ces transfor-
mations. De cette façon, il se dessine une classe tr`
es ´
elargie de bases affix´
ees
qui se d´
ecompose elle-mˆ
eme en sous-classes suivant la position et la fonction
de l’affixe.
Un coup d’oeil superficiel suffit pour constater que les proc´
ed´
es de d´
eri-
vation ´
etaient tr`
es productifs : le nombre des suffixes ´
etait relativement grand.
En ce qui concerne la formation de mots nouveaux par la pr´
efixation, cette
forme de composition est ´
egalement tr`
es fructueuse, de nombreux pr´
efixes
latins (a, de, des, en, par, re), restent vivants et l’ancien français avait souvent
recours `
a ces ´
el´
ements, comme par exemple aux pr´
efixes qui font l’objet de la
pr´
esente ´
etude : mes-, mal/mau-, entre-.
lex`
emes, soit par adjonction d’un pr´
efixe `
a une base lexicale. Mais moi, je suis plutˆ
ot pour la
tendance qui ne dissocie pas l’adjonction des suffixes et des pr´
efixes, en les classant dans deux
proc´
ed´
es morphologiques diff´
erents et je consid`
ere comme mots compos´
es uniquement les
unit´
es form´
ees de 2 lex`
emes pouvant figurer de façon autonome dans des phrases.
LA LIBERTÉ DÉRIVATIONNELLE EN ANCIEN FRANÇAIS 75
Les pr´
efixes que j’ai choisis pour l’analyse sont particuli`
erement fr´
equents
et `
apremi
`
ere vue rien ne semble limiter leur prolif´
eration. Ce sont, en ef-
fet, des pr´
efixes tr`
es forts qui ne deviennent pas opaques plus tard non plus,
les lex`
emes form´
es pouvant garder ainsi leur motivation. Les ´
etudes sur les
suffixes ont d´
emontr´
e quelles sont les conditions dans lesquelles la d´
eriva-
tion suffix´
ee est exploit´
ee : ainsi par exemple la substantivation par -ance doit
certainement sa prolif´
eration aux besoins de rimes. Quant aux formes pr´
e-
fix´
ees, l’une des explications de leur fr´
equence relativement grande se cache
dans l’´
economie de discours, un d´
eriv´
e´
epargnant de recourir `
aunsyntagme
complexe.
Certains points analys´
es seront compl´
et´
es par une comparaison avec la
situation en français moderne, sans m’efforcer pour autant d’atteindre l’ex-
haustivit´
e.
1. LE CONTENU S ´
EMANTIQUE DES PR ´
EFIXES
1.1. Le contenu s´emantique du pr´efixe entre-
a. la r´
eciprocit´
edunm
ˆ
eme proc`
es comportant deux actants – l’id´
ee de la
r´
eciprocit´
e est renforc´
ee par la forme pronominale du verbe ;
b. le proc`
es att´
enu´
e, accompli `
amoiti
´
e entre son sens positif et n´
egatif ;
c. le proc`
es est situ´
e`
a mi-chemin, entre deux termes implicites, d´
esignant
l’intervalle.
Ce dernier emploi correspond, d’ailleurs, au s´
emantisme de la pr´
eposition.
Pour tous les trois cas on trouve des attestations en français moderne, seules
les bases ont chang´
e`
a partir desquelles la formation est faite.
Quelques exemples :
s’entraler entrechenu2entrelaissier3
s’entrecommander entreclorre entrelarder
s’entrecompaignier entrepel´
e4s’entremetre
s’entrecorre entroblier entreprendre
s’entredonner entrebailleure entreoeil
s’entr’encontrer entrecheoir
s’entref´
erir
s’entreha¨
ır
s’entrevenir
2Entrechenu :‘
`
amoiti
´
echenu.
3Entrelaissier : ‘laisser de cˆ
ot´
e, abandonner’.
4Entrepel´e:‘d
´
egarni de poils ou de cheveux par endroits’.
76 KRISZTINA MARÁDI
L’exemple, choisi dans l’oeuvre de Chr´
etien de Troyes, montre l’extrˆ
eme fr´
e-
quencedecetypeded
´
erivation : dans un passage de sept ligne, on en trouve
quatre occurrences.
et maintenant qu’il s’antrevirent
s’antrevindrent et sanblant firent
qu’il s’antreha¨
ıssent de mort
Chascuns ot lance roide et fort
si s’antredonent si granz cos
qu’andeus les escruz de lor cos
percent, et li hauberc deslicent
(Ch. de Troyes Yvain, 815–821)
S’av¨
ıez fait votre talent
Jeo sai de veir, ne dut r¨
ıent
Tost m’avriez entrelaissiee
J’en sereie mut empeiriee
(M. de France : Equitan, 125–128)
Etantliadcri
´
e merci
Que de s’amur ase¨ura
E el sun cors li otria
Par lurs anels s’entresaisirent
Lur fiaunces s’entreplevirent5
Bien les tiendrent ; mut s’entramerent
Puis en mururent e finerent
(M. de France : Equitan, 178–184)
1.2. Le contenu s´emantique du pr´efixe mes-
Pr´
efixe n´
egatif, transformant le radical
a. en le neutralisant par la n´
egation ; la meilleure m´
ethode pour d´
emontrer
le s´
emantisme du pr´
efixe est la transformation paraphrastique qui montre
´
egalement que c’est dans cet emploi que l’´
economie du discours est le plus
tangible ;
Ex. : croire/mescroire croire/ne pas croire
b. en opposant son contraire, le radical ´
etant un terme neutre ou positif ;
transformation paraphrastique : faire/faire le contraire ;
Ex. : amer/mesamer aimer/ha¨ır
c. donnant une pr´
ecision au terme et cette pr´
ecision porte sur le carac-
t`
ere mauvais ou m´
echant de l’action, exprim´
ee par le radical ; transformation
paraphrastique : faire quelque chose/faire cette mˆ
emechoseenmal.
Ex. : changier/meschangier changer/changer en mal
5S’entreplevirent : ils se sont engag´
es mutuellement’.
LA LIBERTÉ DÉRIVATIONNELLE EN ANCIEN FRANÇAIS 77
Quelques exemples :
meschoisir mesamer mesavenir
mescroire mesaise6mescheoir
mesentendre mesbaillir7meschever
mesgarder mesprisier mesconseillier
mesoir mesestance mesdire
messavoir meserrer
messeir mesfaire
mesfiant mesjuger
mesparer8
mesparler
mespenser
mespartir9
mesprendre
mestailler
Si m’avez vous ramente¨ue
Une autre amour mesconne¨ue
(Roman de la Rose, 4659–4660)
De ma veisine dis folie :
De ses deux enfanz mesparlai.
Vers mei me¨
ısmes meserrai !
(M. de France : Fresne, 468–470)
Vous avez tort de cest amant,
Qui par vous est trop malmenez.
Sachiez que trop en mesprenez,
Car je n’ai pas encor apris
Qu’il dit vers vous de rien mespris,
Qu’amors le fait par force aimer
(Roman de la Rose, 3256–3261)
Or te garde bien de retraire
Chose des genz qui face a taire :
N’est pas proesce de mesdire
(Roman de la Rose, 2085–2087)
1.3. Le contenu s´emantique des pr´efixes mal-/mau-
Pr´
efixe p´
ejoratif, transformant le radical a) le s´
emantisme dominant du terme
vient de son ´
etymologie malus ; donc le pr´
efixe donne une pr´
ecision p´
ejorative
au terme ; b) en opposant son contraire le radical ´
etant un terme positif ; c)
n´
egation : neutralisation du radical.
On peut faire notre premi`
ere remarque concernant les parall´
elismes entre
les deux pr´
efixes : leurs contenus s´
emantiques se correspondent (s’entrecor-
respondent pour rester dans la mentalit´
em
´
edi´
evale).
6Mesaise : ‘embarras, chagrin, mis`
ere’.
7Mesbaillir : ‘maltraiter’.
8Mesparer : ‘mal fabriquer’.
9Mespartir :‘malpartager.
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