Qu`est-ce que le néoconservatisme ?

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La guerre des États-Unis et de leurs alliés contre Saddam Hussein en janvierfévrier 1991 se traduisit par une victoire militaire claire, mais aussi par un échec
diplomatique retentissant. En effet, le dictateur survécut à la déroute de ses armées
et renforça même son pouvoir sur les Irakiens appauvris, notamment par le biais
du système de distribution de nourriture, tout en contournant le régime de sanctions et d’embargo mis en place par les Nations unies. Le travail commencé par
Bush père étant resté inachevé, la responsabilité de le terminer revint à Bill Clinton et à George W. Bush.
De 1991 à 2002, la politique américaine envers l’Irak consista dans l’« endiguement », ou containment, abandonné ensuite pour une doctrine nouvelle et
audacieuse : la guerre préventive et le renversement de régime associés à la démocratisation du monde arabo-musulman au nom de la mission démocratique,
morale et historique des États-Unis. Cette « doctrine Bush » est en fait, à l’origine,
celle d’une faction droitière du parti républicain, les néoconservateurs, qui existent depuis les années 1960 et restèrent longtemps marginaux, mais que le
11 septembre allait porter au pouvoir.
La doctrine Bush, énoncée dans ses grandes lignes le 20 septembre 2001
devant le Congrès, puis développée dans le discours sur l’état de l’Union du
29 janvier 2002, celui du 1er juin 2002 à l’école militaire de West Point et enfin
celui du 24 juin, fut codifiée dans le National Security Strategy, document clef
rendu public par la Maison-Blanche le 17 septembre 2002. Marquée par la tradition messianique et démocratique américaine (le wilsonisme), elle tire son origine
des frustrations nées de la politique de containment et du climat de peur suscité
par le 11 septembre. Elle exprime un volontarisme qui entend projeter la force
Michel GUELDRY, professeur au Monterey Institute of International Studies (MIIS), Monterey
(Calif.), directeur du département d’études françaises et d’études européennes.
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américaine dans le monde et y instaurer soit la crainte, soit la démocratie, d’abord
dans l’intérêt des États-Unis, puis, par association (du moins l’espère-t-on), au
bénéfice de la paix et de la démocratie.
Les neocons estiment qu’utiliser la force contre les dictatures, c’est renouer
avec les idéaux fondateurs de la République américaine et servir sa morale nationale, donc la morale universelle, car nul peuple n’aime la servitude et tous les
êtres humains aspirent à la liberté, à la dignité et à la sécurité. Or, pour eux, l’hégémonie des États-Unis sur le monde représente une garantie de sécurité puisque
les démocraties ne menacent pas les autres démocraties et qu’il y a convergence
naturelle entre les intérêts de l’Amérique et ceux du monde. Toute intervention
militaire de l’Amérique contre un tyran antiaméricain est donc ipso facto justifiée
par la morale des Lumières et par le renversement du régime visé ; une campagne
préventive est licite dès lors que la menace est changeante, que des terroristes
brutaux s’appuient sur des régimes malfaisants (evildoers) et que les alliés sont
trop faibles ou trop timorés pour reconnaître le mal et le combattre.
Dans le cas du Moyen-Orient, la doctrine Bush prédit un « effet domino »
vertueux, une contagion démocratique à la fois spontanée, les populations locales
voulant plus de liberté, et imposée par la diplomatie ou les armes américaines : les
projets néoconservateurs ont à ce titre des objectifs au moins aussi vastes que ceux
de l’accord franco-britannique Sykes-Picot de mai 1916 qui partagea l’Empire
ottoman à l’agonie en zones d’influence occidentale pour fonder le Moyen-Orient
moderne. Bien sûr, introduire la démocratie signifie que l’on se débarrasse de
l’ancien régime et que l’on reconstruit le pays libéré, ce qui suppose un
programme ambitieux de nation-building. Enfin, tout cela implique que l’on
s’émancipe des contraintes institutionnelles et juridiques imposées par les
alliances, traités et organisations internationales, notamment par l’OTAN et l’ONU.
Après 1991, l’Irak, les États-Unis, les Nations unies et le monde dans son
ensemble s’installèrent dans un compromis instable mais durable. Cependant
montaient au sein du gouvernement et de l’opinion publique américains les forces
qui allaient déclencher la guerre de 2003.
En mars 1992, Paul Wolfowitz, déjà numéro deux du Pentagone, haut fonctionnaire du Département de la Défense et du Département d’État depuis Jimmy
Carter, ancien ambassadeur en Indonésie et jouant un rôle depuis deux décennies dans la politique américaine au Moyen-Orient, défendit dans un rapport
confidentiel des thèses novatrices et révolutionnaires, celles justement de la
guerre préventive contre les ennemis des États-Unis. Ce Defense Planning
Guidance, 1992-1994 résultait de discussions qu’il avait menées de mai à août
1990 avec Dick Cheney, alors ministre de la Défense. Le New York Times en
publia des extraits dès le 8 mars 1992. George Bush père, réaliste et multilatéraliste traditionnel, comprenant le caractère explosif du document, ordonna à
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Dick Cheney, patron direct de Wolfowitz, de le récrire en en gommant les idées
compromettantes.
Le rapport Wolfowitz fut à l’époque classé sans suite, mais un groupe de
néoconservateurs, jugeant la politique de George Bush contre-productive, continua de développer les idées qu’il contenait et de préparer les conditions de leur
réalisation. Ces néoreaganiens se revendiquaient d’une conception morale des
relations internationales, comme au temps où Ronald Reagan dénonçait
l’« Empire du mal ». Même si une minorité d’entre eux faisait partie de l’administration Bush (père), ils déplorèrent sa politique d’équilibre et de réponse au
coup par coup, sa Realpolitik au Moyen-Orient, et attendirent des jours meilleurs
en fourbissant leurs armes.
En janvier 1993, D. Cheney publia leur programme dans un document intitulé
Defense Strategy for the 1990s : The Regional Defense Strategy. Destinée au
grand public, cette nouvelle version fut édulcorée par rapport à l’original de 1992,
mais il s’agissait bien de « modeler » le reste du monde et non de se contenter de
réagir aux crises. En 1995, Zalmay Khalilzad, proche de Cheney, signait From
Containment to Global Leadership. America After the Cold War, un opuscule dans
lequel il recommandait de prévenir l’émergence de tout concurrent.
Pour mesurer la distance qui sépare les neocons des réalistes traditionnels, il
suffit d’établir une comparaison avec la publication remarquée de Richard Haass
– qui fut par la suite membre de l’administration de George W. Bush –, The
Reluctant Sheriff, dont l’auteur soulignait en 1997 les limites du pouvoir américain 1. Enjoignant aux dirigeants de ne pas confondre la « primauté », normale
et désirable pour les États-Unis ; avec l’« hégémonie », source d’épuisement, il
allait jusqu’à prédire le déclin relatif des États-Unis par rapport à leurs grands
concurrents et envisageait le retour à une politique d’équilibre entre les puissances. Il est symptomatique que Haass soit devenu en 2000 « directeur de la
planification » dans un Département d’État moins ouvert au néoconservatisme,
alors que P. Wolfowitz redevenait numéro deux du Pentagone, bras armé de la
doctrine Bush.
Les mandats de Bill Clinton, de 1992 à 2000, furent une traversée du désert
pour les néoconservateurs, qui affichèrent leur mépris pour sa diplomatie et pour
ce qu’ils considéraient comme son absence de sens moral. Le 3 juin 1997, cette
avant-garde pugnace fondait un think tank influent, le Project for a New American Century (PNAC), destiné à promouvoir un leadership américain dans le monde
et dont la dénomination même faisait référence au « siècle américain » proclamé
le 17 février 1941, dans un éditorial de Life Magazine, par Henry Luce, grand
1. Cf. Richard Haass, The Reluctant Sheriff. The United States after the Cold War, New York,
Council on Foreign Relations, 1997.
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patron de presse anticommuniste, patriote et très influent fondateur du Time 2.
Dirigé par William Kristol, ex-directeur de cabinet de Dan Quayle (vice-président
de George Bush) et rédacteur en chef du Weekly Standard, le groupe des signataires comprenait les principaux théoriciens néoconservateurs : Donald Kagan ;
Jeb Bush, frère du président ; I. Lewis Libby, proche de Dick Cheney ; Dan
Quayle ; Francis Fukuyama, philosophe de l’histoire ; Elliott Abrams ; Zalmay
Khalilzad ; Norman Podhoretz ; Paul Wolfowitz. Parmi leurs alliés conservateurs
(mais non néoconservateurs au sens strict) qui signèrent l’acte fondateur du 3 juin
figuraient aussi Gary Bauer (droite chrétienne), William J. Bennett (conservateur
moral) et Donald Rumsfeld (ex- et futur ministre de la Défense).
Les neocons avaient en commun l’inquiétude et l’aversion que suscitaient
chez eux le « relativisme moral » de Bill Clinton et sa politique étrangère trop
prudente qui, selon eux, exposait l’Amérique à ses ennemis et frôlait la trahison.
Sa diplomatie était dénoncée comme une gestion réactive des crises à travers des
opérations sporadiques ad hoc, ce qu’ils appelaient avec dédain « crisis management » ou « international social work ». L’arbre, dans ce contexte tactique, leur
semblait cacher la forêt, les crises régionales comme Haïti, la Somalie, le Rwanda
et les Balkans masquaient les intérêts profonds de l’Amérique et les vrais dangers.
De plus, l’échec coûteux des États-Unis à Mogadiscio (Somalie) en octobre 1993
– mission mandatée par l’ONU – allait renforcer leur détermination à s’affranchir
des Nations unies et à réaffirmer l’indépendance nationale en augmentant les
moyens militaires. Il est vrai que l’impuissance des troupes de l’ONU dans les
guerres des Balkans, notamment à Srebrenica en 1995, justifiait ce souci d’indépendance.
En 1996, Robert Kagan et William Kristol publièrent un article remarqué dans
la revue Foreign Affairs 3, émanation du Council on Foreign Relations qui, basé à
New York, est depuis 1945 un haut lieu de pouvoir et de dialogue interne à l’establishment. Ils y dressaient un constat d’échec de la diplomatie démocrate des
années 1990 tout comme des alternatives offertes par les Républicains : « En
matière de politique étrangère, les conservateurs sont à la dérive. » Ils clamaient
leur mépris pour le « multilatéralisme wilsonien » de Bill Clinton, le néoisola-
2. L’article de Luce et les critiques qu’il suscita anticipaient sur les débats d’aujourd’hui. Cf.
Robert T. Elson, Time Inc. The Intimate History of a Publishing Enterprise, 1923-1941, New
York, Atheneum, 1968, p. 460-465 ; et surtout W. A. Swanberg, Luce and His Empire, New
York, Charles Scribner’s Sons, 1972, p. 180-184, 306-308, 438-439. On consultera le site
officiel du Project for a New American Century : http://www.newamericancentury.org.
3. Cf. Robert Kagan, William Kristol, « Toward a neo-Reaganite Foreign Policy », Foreign
Affairs, juil.-août 1996, vol. 75 (4), p. 18-32. Cf. également William Kristol, Lawrence
F. Kaplan, The War Over Iraq : Saddam’s Tyranny and America’s Mission, San Francisco
(Calif.), Encounter Books, 2003.
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tionnisme du Républicain Patrick Buchanan, le réalisme conservateur de Henry
Kissinger, l’internationalisme conservateur d’un Robert Dole et le pragmatisme
étroit de l’équipe Bush (père)-Baker. Ils déploraient que les États-Unis de 1996, y
compris dans les rangs conservateurs, soient plus préoccupés par l’équilibre du
budget fédéral que par leur place dans le monde et considéraient cette domination
de la politique intérieure comme une forme de déclin. Ils allaient contre le
« consensus tiède » de la classe politique, évoquaient la mobilisation idéologique
par Reagan dans les années 1980 et déclaraient que la « benevolent global hegemony », rôle naturel des États-Unis, était préférable à toute autre alternative :
c’était précisément le succès de la politique américaine de dissuasion et de
containment pendant la guerre froide qui permettait aujourd’hui aux Démocrates
et aux modérés de dénier toute ambition aux ennemis des États-Unis, voire même
de contester que l’Amérique eût des adversaires ; Clinton vivait, en matière de
défense, sur l’héritage de Reagan, et c’étaient les forces armées créées par ce
dernier qui avaient gagné la guerre contre l’Irak en 1991.
Dans ce credo se reflétait précisément le reaganisme : diplomatie militante,
patriotisme sans complexe, croyance en la supériorité morale des États-Unis,
responsabilité historique dans la direction des affaires du monde, affirmation
abrupte des intérêts nationaux, programmes d’armement pléthoriques, approbation d’un déficit budgétaire énorme, confrontation directe avec les ennemis des
États-Unis et propagation missionnaire de la démocratie. D’où la conclusion en
fanfare : « Une politique étrangère néoreaganienne serait bonne pour les conservateurs, bonne pour l’Amérique et bonne pour le monde. » Ce triomphalisme sans
complexe n’était cependant pas partagé par Condoleezza Rice, qui, en 2000, allait
leur répondre dans la même revue, sur un ton plus modéré et plus prudent, par un
article qui peut être considéré, compte tenu de la date de parution, comme la
traduction des orientations de l’administration Bush avant le 11 septembre 2001 4.
Après l’élection de George W. Bush, en novembre 2000, Wolfowitz fut
nommé adjoint de Donald Rumsfeld au Pentagone ; se trouvaient ainsi promues
les idées qui avaient germé une décennie durant. Toutefois, les principes diplomatiques du candidat Bush étaient relativement flous. Il se présentait comme
hostile au nation-building et aux interventions extérieures telles que les avait
menées Bill Clinton dans les Balkans ou en Haïti. Ses premières initiatives internationales (refus du protocole de Kyoto, de la Cour pénale internationale, du traité
anti-missiles balistiques, etc.) satisfaisaient le souverainisme des conservateurs
classiques, des isolationnistes et des néoconservateurs, mais son absence de
programme positif déçut les neocons, partisans d’une reconfiguration du monde
4. Cf. Condoleezza Rice, « Campaign 2000 : Promoting the National Interest », Foreign
Affairs, janv.-févr. 2000, vol. 79 (1), p. 100-122.
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par l’intervention vigoureuse des États-Unis. Ce furent les attentats du
11 septembre 2001 qui scellèrent l’alliance entre conservateurs traditionnels et
neocons. La doctrine Wolfowitz de 1992 devenait alors, dix ans après sa première
expression, la doctrine officielle des États-Unis, trouvant sa formulation dans le
National Security Strategy of the United States of America 5.
Les néoconservateurs sont ainsi nommés parce que les maîtres à penser du
mouvement, issus de la gauche historique des années 1930, se convertirent dans
les années 1960-1970 à un conservatisme patriotique, cela valant aussi bien pour
certains de ses membres actuels. Il est à cet égard indispensable de lire les
mémoires de Norman Podhoretz si l’on veut appréhender ce cheminement 6.
Dans ces années 1930-1940 marquées par Antonio Gramsci et l’école de
Francfort, les membres fondateurs de cette Old Left furent profondément influencés par le marxisme, surtout dans sa version trotskiste. Choqués par la crise du
capitalisme et de la démocratie comme par la montée en puissance des fascismes,
ces réformateurs appuyèrent le New Deal, l’action syndicale et la lutte armée
contre les mouvements fascistes. Mais, dans les années 1950, ils furent passionnément anticommunistes en général et antistaliniens en particulier. Ils soutinrent
aussi la lutte pour les droits civiques des minorités et celle de Martin Luther King
pour l’intégration des Noirs. Initialement favorables à l’émancipation des colonies
et à la disparition rapide des empires européens en vertu du principe wilsonien
d’autodétermination, ils se firent de plus en plus hostiles aux Nations unies quand
l’Assemblée générale, sous l’influence de nouveaux pays indépendants, s’orienta
vers le progressisme et le tiers-mondisme. La polarisation et la radicalisation politiques qu’entraînèrent la guerre du Viêt-nam et la contre-culture des années 1960
poussèrent les plus notables d’entre eux à effectuer un tournant complet : il en est
ainsi de Norman Podhoretz, longtemps rédacteur de l’important magazine conservateur Commentary et aujourd’hui actif au Hudson Institute, de Donald Kagan,
influent professeur d’histoire à Yale et feu père de Robert Kagan, ou d’Irving Kristol, né en 1920, père de William, tête pensante de The Public Interest et de The
National Interest. Quand l’Assemblée générale de l’ONU, en 1975, vota une résolution assimilant le sionisme au racisme, la rupture était consommée.
L’expression « New Left » fut forgée en 1960 par le sociologue C. Wright
Mills, grand pourfendeur du conformisme social propre à la société de masse et à
l’industrialisation. Cette « Nouvelle Gauche » était non pas d’inspiration marxiste,
mais plutôt de tradition libertaire, et ses partisans critiquaient la Vieille Gauche
5. Ce document capital peut être consulté sur le site
http://www.whitehouse.gov/nsc/nss.html.
6. Cf. Norman Podhoretz, Breaking Ranks. A Political Memoir, New York, Harper and Row,
1979. Pour les origines des neocons, cf. Irving Kristol, Neo-Conservatism : The Autobiography of an Idea, New York, Free Press, 1995.
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(Old Left) préoccupée de questions d’organisation partisane, de pureté doctrinale,
de prise du pouvoir central, et sa trop grande insistance sur la libération collective.
Ils dénonçaient par réaction le conformisme des mœurs, la passivité politique et
l’uniformisation sociale, soutenant l’émancipation et la réalisation personnelles,
les nouveaux mouvements sociaux, les minorités raciales et sexuelles, les combats
féministes et culturels. Vitupérant l’autorité, l’establishment, l’armée et la guerre
du Viêt-nam, ils rejetaient le patriotisme comme une forme d’aliénation et d’exploitation.
Les neocons s’en prirent alors à l’antimilitarisme et à l’antipatriotisme consécutifs à la guerre du Viêt-nam tout comme au réalisme amoral de Nixon et
d’Henry Kissinger, à l’antisionisme (voire à l’antisémitisme) d’une partie de la
gauche propalestinienne, aux faiblesses supposées des Démocrates de George
McGovern et de la Nouvelle Gauche pour l’URSS. Symptomatique à cet égard est
l’évolution de David Horowitz, né en 1939, l’un des fondateurs de la Nouvelle
Gauche de ces turbulentes années 1960 et directeur de son plus célèbre journal,
Ramparts, qui, devant la radicalisation de la Nouvelle Gauche et après l’assassinat de l’un de ses amis par les Black Panthers, passa au néoconservatisme.
Un autre exemple significatif est celui de Jeane Kirkpatrick : née en 1926,
ancienne marxiste convaincue et membre des Young Socialists du Socialist
Workers Party, cette politologue venue du parti démocrate passa au reaganisme
pur et dur ; dans les années 1960, l’aile gauche du parti démocrate se fit de plus
en plus hostile à la guerre du Viêt-nam, et son candidat à la présidence en 1972,
George McGovern, devint le héraut d’un retrait immédiat ; hostilité à McGovern,
anticommunisme et refus de la politique étrangère de Jimmy Carter, qu’elle
jugeait dangereuse, amenèrent alors Jeane Kirkpatrick à passer au parti républicain. Nommée ambassadrice aux Nations unies par Ronald Reagan, elle s’y distingua par son anticommunisme farouche, son soutien aux dictatures et aux régimes
autoritaires proaméricains (Augusto Pinochet au Chili, Ferdinand Marcos aux
Philippines, l’apartheid en Afrique du Sud) et son hostilité aux révolutions tiersmondistes de gauche, notamment au Nicaragua et à la Grenade. Elle est l’auteur
de la « doctrine Kirkpatrick », qui distingue entre les régimes totalitaires (communistes) et les régimes autoritaires (dictatures de droite proaméricaines), les
seconds étant jugés préférables aux premiers, car susceptibles, selon elle, d’évoluer vers plus de démocratie, alors que les dictatures de gauche ne peuvent qu’imploser ou faire la guerre.
Dénonçant chez les baby boomers de cette nouvelle gauche ce qu’ils considéraient comme un antiaméricanisme et un hédonisme irresponsables, les neocons
refusèrent la détente et la possibilité de coexistence pacifique entre Washington et
ses adversaires. Ils prônaient les idées de Theodore (« Teddy ») Roosevelt (18581919), 26e président des États-Unis (1901-1909), père de la politique musclée et
de l’expansionnisme au début du XXe siècle. La « politique du gros bâton » – l’ex-
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pression est de Teddy Roosevelt : « Speak softly and carry a big stick » – et le
respect des valeurs de la République impériale inspirent largement leur politique
étrangère.
Maints observateurs soulignent aussi l’influence du philosophe Leo Strauss
(1899-1973). Né dans la région de Marburg, dans la Hesse, d’une famille juive
conservatrice, il devient sioniste dès l’âge de dix-sept ans. Ses études à Marburg,
Hambourg et Berlin lui permettent de suivre les cours de Martin Heidegger et
d’Edmund Husserl, et de se familiariser avec Hobbes, Nietzsche et Max Weber.
En 1932, il émigre et s’installe aux États-Unis en 1938, se faisant naturaliser en
1944, après un passage de deux ans à Paris et un séjour de quatre ans à Londres.
Il enseigne à New York, puis à l’université de Chicago (1948-1967), où il comptera parmi ses élèves maints grands dirigeants conservateurs et neocons contemporains, tels William Bennett, Alan Keyes, William Kristol, John Podhoretz,
Clarence Thomas, Abram Shulsky et Paul Wolfowitz, Shulsky et Wolfowitz étant
titulaires d’un doctorat en sciences politiques de cette université.
Certes, peu nombreux sont ceux qui ont lu Strauss, et sa pensée reste d’un
accès difficile, mais sa place dans la philosophie politique américaine reste
immense. Ce sont les idéologues néoconservateurs qui ont conféré son aura à un
straussisme qui, sans eux, serait certainement demeuré l’un des secrets les mieux
gardés de la « tour d’ivoire » universitaire. Strauss défendait la lutte contre le relativisme des valeurs et l’éthique situationniste ; la volonté de transcender l’historicisme au nom de la raison, de la philosophie et d’une morale métahistorique ; le
besoin de redécouvrir les classiques grecs dans leur contexte, notamment Aristote
et Platon, et de s’appuyer sur les deux sources principales de la civilisation occidentale : la Bible et les Grecs ; l’impératif de philosopher en dehors de la
« caverne », c’est-à-dire, bien souvent, contre l’esprit de son temps, cette Weltanschauung historique qui domine et égare les masses ; la croyance en la difficulté
rédhibitoire de la philosophie, qui, bien sûr, exclut les masses de cet exercice
austère.
Particulièrement intéressante est chez lui la mention de l’utilité (ses critiques
parlent de « justification ») du « noble mensonge ». Ayant été témoin de la crise
morale de Weimar, Strauss craignait la crise des valeurs et la guerre des cultures
qui émergèrent dans les États-Unis des années 1960, car elles sapaient les fondements de la République qu’il fallait au contraire, selon lui, à la fois redécouvrir et
réhabiliter. Les adversaires des neocons l’accusent volontiers d’avoir inspiré et
justifié la « cabale » et le « détournement » par ces derniers de la politique étrangère des États-Unis dans la mesure où il réservait la sapience à une minorité et
distinguait le message exotérique de Platon, destiné au vulgum pecus, de son
savoir ésotérique, affaire des seuls happy few.
À supposer qu’un philosophe obscur puisse, trente ans après sa mort, continuer d’exercer une influence sur ses étudiants devenus entre-temps de hauts
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responsables politiques, la question est de savoir dans quelle mesure cette
influence a joué.
Strauss leur communiqua d’abord sa sympathie pour les idéaux fondateurs
américains et sa croyance sans complexe dans ces idéaux, et fournit des armes
philosophiques à ceux qui défendaient l’universalité et l’infaillibilité des principes
de l’Amérique contre le relativisme critique des années 1960, de la gauche, des
multiculturalistes, des tiers-mondistes et autres critiques de l’américanocentrisme. L’idée que le relativisme moral et la mise en doute des mythes fondateurs de l’Amérique représentent un désordre moral, politique et social qui doit
être combattu constitue un lien entre Strauss et les neocons.
Ensuite, l’insistance de Strauss sur la difficulté de penser est peut-être moins
la preuve d’une tendance à la conspiration qu’une manifestation de simple bon
sens : l’interrogation sur les conditions et les limites de la connaissance se situe
au cœur de toutes les sciences sociales. Cependant, il semble bien que Strauss
recommande à l’élite dirigeante de manipuler la vérité et de brandir la mythologie nationale pour faire avancer le bien, quitte à se faire prendre à son propre
piège. Ses détracteurs font valoir qu’une société laïque est à ses yeux une
mauvaise chose, car, estime-t-il, elle encourage l’individualisme, le libéralisme
et le relativisme : il croirait, à l’instar de Napoléon et de Mussolini, à l’utilité
sociale de la religion pour contrôler les masses. Ce point est troublant, car la religion devient affaire non plus de conscience individuelle, mais de conformisme
collectif. On reproche alors à Strauss de préconiser la mobilisation nationale, et
même nationaliste, permanente pour souder le corps social, quitte à fabriquer à
cet effet un danger extérieur 7.
L’argument de la « conspiration » est souvent invoqué à l’encontre des
neocons, mais ceux-ci exposent depuis des décennies à qui veut les entendre leurs
idées et projets dans une multitude de livres, d’articles, de conférences. L’accusation se fait toutefois plus consistante quand elle se réfère au rôle de certains hauts
fonctionnaires néoconservateurs dans la manipulation des renseignements relatifs
aux armes de destruction massive (ADM) que l’Irak était censé détenir ou aux
critiques de la CIA, du Département d’État et des militaires qui contestaient les
analyses de ces mêmes hauts fonctionnaires et prédisaient des lendemains de
conflit difficiles.
Abram S. Shulsky, par exemple, a souvent été pris pour cible par les observateurs critiques de la guerre. Proche de P. Wolfowitz, il dirigea de 2001 à 2003 l’Office for Special Plans (OSP) du Pentagone, une petite cellule de renseignement
militaire qui joua un rôle contesté dans l’interprétation des informations concer7. Ce que récusent David Tucker, Skirmishes at the Edge of Empire : The United States and
International Terrorism, Westport (Conn.), Praeger, 1997, et la fille du philosophe Jenny
Strauss Caly, « The Real Leo Strauss », New York Times, 7 juin 2003.
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nant les ADM de l’Irak. Seymour Hersh, journaliste respecté du New Yorker,
rappelle que Shulsky fut aussi un étudiant de Strauss et qu’en 1999 il publia, en
collaboration avec Gary Schmitt, « Leo Strauss and the World of Intelligence (By
Which We Do Not Mean Nous) 8 », un essai taxant les services de renseignement
américains d’aveuglement sur la nature et plus particulièrement sur la duplicité
des ennemis et en déduisant la nécessité pour Washington de tromper ceux-ci sans
scrupule, quitte à tromper aussi le peuple américain. La mise en examen, fin
octobre 2005, de Lewis « Scooter » Libby, chef de cabinet de Dick Cheney, pour
avoir menti à un procureur spécial chargé d’enquêter sur des fuites qui révélèrent
l’identité d’une femme travaillant pour la CIA et mariée à un diplomate opposé à
la guerre, semble confirmer ces soupçons de manipulation. L’un des principaux
disciples de Leo Strauss, Allan Bloom (1930-1992), également professeur à
Chicago, n’a-t-il pas publié The Closing of the American Mind (1987), l’un des
grands ouvrages de la « guerre culturelle » entre traditionalistes et gauche américaine, la filiation intellectuelle entre Strauss et Bloom amplifiant encore la
querelle autour du maître ?
Second chef d’accusation contre les néoconservateurs : leur trop grande
sympathie pour le Likoud et les projets territoriaux de la droite israélienne aux
dépens des Palestiniens. Les juifs étaient nombreux au sein de la première génération des neocons, et la suivante en compta davantage, relativement. Ainsi,
Commentary, le magazine de Norman Podhoretz, est l’émanation du American
Jewish Committee, l’une des plus importantes, sinon la plus importante organisation projuive des États-Unis, qui a pour vocation de lutter contre l’antisémitisme,
de renforcer la tolérance et d’approfondir l’amitié entre l’Amérique et l’État
hébreu.
Les neocons considèrent que l’alliance avec Israël est indispensable ; certains,
tels le disciple de Wolfowitz Richard Perle, l’Undersecretary of defense for policy
(numéro trois du Pentagone) Douglas Feith et Paul Wolfowitz lui-même, ont des
liens avec le Likoud et avec la Zionist Organization of America (ZOA), la plus
ancienne (1897) des organisations proisraéliennes des États-Unis. Le secrétaire
national de la ZOA, Jerome S. Kaufman, proclame qu’il est impossible de réconci-
8. Gary J. Schmitt, Abram N. Sulsky, « Leo Strauss and the World of Intelligence (By Which
We Do Not Mean Nous », in Kenneth L. Deutsch, John A. Murley (dir.), Leo Strauss, the
Straussians, and the American Regime, New York, Rowman and Littlefield, 1999, p. 407412. Cf. aussi Seymour M. Hersh, « Who Lied to Whom ? », The New Yorker, 31 mars 2003 ;
id., « Offense and Defense. The Battle between Donald Rumsfeld and the Pentagon », ibid.,
7 avril 2003 ; id. « War and Intelligence », ibid., 12 mai 2003 ; id., Chain of Command. The
Road from 9/11 to Abu Ghraib, New York, HarperCollins, 2004.
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lier islam et démocratie et qu’un État palestinien démocratique est incompatible
avec la sécurité d’Israël 9.
En 1996, une organisation israélo-américaine, l’Institute for Advanced Strategic and Political Studies (IASPS), commissionna après l’assassinat d’Yitzhak Rabin
une série d’études destinées à concevoir des alternatives aux accords d’Oslo, alors
fort mal en point. Huit personnes participèrent au groupe d’études « A », consacré
à une « nouvelle stratégie israélienne pour 2000 » (« A New Israeli Strategy
Toward 2000 »). Dirigé par Richard Perle en tant que membre influent de l’American Enterprise Institute, ce groupe comptait aussi dans ses rangs Douglas Feith
et David Wurmser ; tous trois faisaient partie du gouvernement Bush, Perle
siégeant également au conseil d’administration du Jerusalem Post.
La principale de ces études, intitulée « A Clean Break : A New Strategy for
Securing the Realm » (« ABC » pour la presse), fut remise le 8 juillet au Premier
ministre Benjamin Netanyahou, qui avait battu Shimon Peres aux élections de
mai. Elle fustigeait les échecs du « sionisme travailliste » dans les domaines de la
sécurité et de l’économie et, par conviction, recommandait un vigoureux néolibéralisme économique afin de s’affranchir de l’aide américaine, parfois subordonnée à une démarche en direction des Palestiniens, et de plaire au Congrès conservateur. Il y était préconisé de créer un axe stratégique Israël-Jordanie-Turquie et
de déstabiliser la Syrie en lui enlevant ses ADM, en soutenant les tribus hostiles à
Damas, en évinçant le parti Baas au pouvoir et, pour finir, d’instaurer une dynastie hachémite, de marginaliser Yasser Arafat en favorisant l’émergence d’un rival
pouvant prétendre à diriger le peuple palestinien, d’éliminer Saddam Hussein,
d’attirer les investisseurs américains en Jordanie afin d’émanciper ce pays de
l’Irak et, enfin, d’associer Israël au « bouclier antimissiles » des États-Unis.
Les auteurs du document insistaient aussi sur la nécessité que leur travail soit
utilisé par Netanyahou, à Washington, devant les parlementaires. De fait, celui-ci,
s’adressant le 10 juillet 1996 au Congrès, souligna l’intime solidarité entre les
deux pays et sa volonté de modeler l’économie israélienne sur un modèle libéral
inspiré de celui des États-Unis. Le document ABC se focalisait largement sur la
menace syrienne, dont le Premier ministre israélien se fit également l’écho.
Qui plus est, un entretien avec Douglas Feith portant sur la sécurité d’Israël et
le processus de paix au Moyen-Orient dans lequel Feith multipliait les conseils au
Premier ministre israélien pour gagner ses interlocuteurs américains à sa cause
parut dans le numéro de juillet-août 1996 du magazine Outpost [Avant-Poste].
Cette publication est éditée par une organisation sioniste américaine, Americans
for A Safe Israël, fondée en 1971 afin de défendre certaines convictions : qu’Israël devait « garder en sa possession et sous son contrôle la Judée, la Samarie,
Gaza et le Golan », « parties intégrantes d’Israël » ; qu’« un Israël fort [était] indis9. Cf. http://www.zoa.org.
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pensable à la sécurité des États-Unis » ; que « les villes juives de ces territoires
[restaient] les meilleures garanties contre la vulnérabilité stratégique » et présentaient en outre l’avantage de receler le potentiel nécessaire pour « rajeunir un
sionisme endormi et d’amorcer une seconde révolution sioniste » 10.
À la mi-avril 2003, la guerre contre l’Irak à peine terminée, le même Douglas
Feith enjoignit au Congrès américain de voter un Syrian Liberation Act semblable
à celui que le Congrès et l’administration Clinton avaient adopté en octobre 1998
contre l’Irak.
Daniel Pipes, spécialiste proisraélien du Moyen-Orient, directeur du Middle
East Forum à Washington et animateur de Campus Watch, une campagne d’information et de vigilance relative au traitement d’Israël sur les campus américains,
est un autre acteur clef de ces réseaux. Dans Ending Syria’s Occupation of Lebanon : The US Role, il appela en 2000 à la lutte armée contre la Syrie et à la libération du Liban afin de garantir la sécurité d’Israël. Parmi les signataires du texte
réclamant une frappe préventive contre la Syrie figuraient Elliott Abrams,
Douglas Feith, Richard Perle, tous trois membres du gouvernement de George
W. Bush, ainsi que Jeane Kirkpatrick, Frank Gaffney Jr et Michael Ledeen, que
l’on retrouve dans les principaux think tanks néoconservateurs 11.
Il convient toutefois de souligner que tous les neocons ne sont pas d’origine
juive : ainsi de Michael Novak, Jeane Kirkpatrick, Frank Gaffney et Max Boot.
Les conservateurs gentils infléchirent leur position en faveur de l’État hébreu
après 1967 (développement du radicalisme arabe), puis, à partir de 1979 (révolution khomeyniste), lorsque, les États-Unis perdant le pilier stratégique qu’était
l’Iran à côté de l’Arabie saoudite, Israël leur apparut de plus en plus comme partenaire de choix ; le 11 septembre 2001 marqua également un moment essentiel
dans l’alliance Israël-États-Unis.
Les neocons sont assez peu nombreux, mais ils sont liés par des relations familiales complexes : William Kristol, Robert Kagan et John Podhoretz poursuivent
la ligne tracée par leurs pères respectifs (Irving, Donald et Norman) ; Elliott
Abrams est le gendre de Norman Podhoretz, etc. Ils mobilisent habilement think
tanks, médias et contacts dans le monde des affaires pour faire avancer leur cause.
Ils sont financés par de puissantes fondations : John M. Olin Foundation, Sarah
Mellon Scaife Foundation, Lynde and Harry Bradley Foundation, Castle Rock
10. Le document ABC est disponible sur le site de l’institut commanditaire : http://www.israeleconomy.org, en date du 8 juillet 1996. On consultera notamment sur http://my.en.com le
discours prononcé le 10 juillet par Benjamin Netanyahou. L’entretien accordé par Douglas
Feith à Outpost et les informations concernant Americans for A Safe Israël se trouvent sur le
site officiel de l’organisation : http://www.afsi.org.
11. Pour Daniel Pipes, cf. http://www.meforum.org, http://www.campus-watch.org et son site
http://wwww.danielpipes.org.
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Foundation, Smith Richardson Foundation, Earhart Foundation et JM Foundation 12. Ils s’appuient également sur l’empire de communication du milliardaire
australo-américain Rupert Murdoch : The Weekly Standard, The New York Post,
Fox News et The Sun, ce dernier tabloïd britannique s’étant rendu célèbre par ses
insultes à l’égard de l’Allemagne, de Jacques Chirac, de la Commission européenne, de l’Union européenne et des étrangers. PNAC et Weekly Standard partagent d’ailleurs le même immeuble à Washington. John Bolton, ancien sous-secrétaire au Département d’État chargé des questions de non-prolifération, est
également issu en droite ligne du PNAC.
L’American Enterprise Institute for Public Policy Research (AEI), fondé en
1943, est l’un des maillons les plus importants ; Lynne V. Cheney, épouse du viceprésident, siège à son conseil d’administration, et l’institut a fourni vingt hauts
responsables de l’administration Bush, dont Donald Rumsfeld et Richard Perle,
directeur jusqu’en mars 2003 du Defense Policy Board, organisme public de
conseil du Pentagone. Le président Bush s’est déclaré très satisfait de la contribution de l’AEI à son gouvernement et lui a rendu un hommage appuyé 13.
Les neocons forment un rouage essentiel entre le gouvernement Bush et le
complexe militaro-industriel : ils facilitent, d’une part, une certaine militarisation
de la pensée stratégique des dirigeants du pays et, d’autre part, l’obtention de
contrats pour les industries de « défense ». Les neocons se retrouvent au Center
for Security Policy, créé par Frank Gaffney Jr, ancien membre du gouvernement
Reagan, pour promouvoir l’initiative de défense stratégique (IDS), autrement dit la
« guerre des étoiles », reprise par l’administration Bush en 2000 sous le nom de
Missile Defense System (MDS) 14. Donald Rumsfeld a par ailleurs présidé l’association Empower America, qu’il fonda avec Jeane Kirkpatrick et qui fut dès ses
débuts un haut lieu de l’élite conservatrice de Washington, des industriels et des
anciens militaires favorables à ce bouclier spatial antimissiles 15. Les neocons
apportent donc la justification intellectuelle de l’élargissement du champ de la
12. Cf. http://www.jmof.org et http://www.scaife.org. La Lynde and Harry Bradley Foundation (http//www.bradleyfdn.org), établie en 1985 à Milwaukee, dans le Wisconsin, finance
aussi le très conservateur Center for the Study of Popular Culture (http://www.cspc.org),
animé par son fondateur et président David Horowitz, et l’American Enterprise Institute.
13. Cf. son vibrant discours du 28 février 2003 devant l’AEI : http://www.aie.org/news.
Parmi les autres grands think tanks proches du gouvernement, on peut citer le Washington
Institute for Near East Policy (http://washingtoninstitute.org), The National Institute for
Public Policy (http://nipp.org), The Heritage Foundation (http://www.heritage.org), ainsi que
The Hudson Institute (http://www.hudson.org), où travaille Norman Podhoretz.
14. Cf. http://www.centerforsecuritypolicy.org.
15. Cf. http://www.empower.org. William J. Bennett, aussi grand apôtre de la moralité
sociale que flambeur (il a perdu des centaines de milliers de dollars dans les casinos), le
dirige avec Jack F. Kemp.
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sécurité nationale, cependant que les nationalistes et conservateurs culturels
mènent le combat pour les valeurs traditionnelles.
Le complexe militaro-industriel est aussi lié au gouvernement par le biais des
anciens ministres et hauts fonctionnaires qui se reconvertissent dans ce secteur. Au
premier rang des entreprises qui puisent au vivier gouvernemental figure Carlyle,
groupe d’investissement et de défense comptant un grand nombre d’ex-hommes
politiques républicains (dont George Bush père et James Baker) et, en moins
grand nombre toutefois, démocrates. L’itinéraire politique de James Baker est à
cet égard intéressant : directeur de cabinet de Reagan de 1981 à 1985, secrétaire
d’État de George Bush père de janvier 1989 à août 1992, directeur de cabinet de
ce dernier d’août 1992 à janvier 1993, puis directement employé et rémunéré par
le Groupe Carlyle à partir de 1993. Coïncidence troublante, la famille ben Laden
avait elle aussi des participations financières importantes dans ce groupe, du
moins jusqu’au 11 septembre 2001 16.
En 2000, Robert Kagan et William Kristol codirigèrent un volumineux recueil
de textes écrits par maintes plumes néoconservatrices, consacré aux « menaces du
temps présent », dont la lecture est indispensable à l’analyste. Richard Perle y
signait l’article sur l’Irak, accusant l’administration Clinton d’inaction face à
Saddam Hussein et de non-respect des obligations que lui avait fixées le Congrès
à travers le Iraq Liberation Act d’octobre 1998 ; il rejetait toute éventualité de
négociation avec Saddam Hussein de même que toute politique qui laisserait
celui-ci au pouvoir ; il recommandait la reconnaissance d’un gouvernement
irakien provisoire s’appuyant sur le Congrès national irakien, le renforcement et
l’extension des zones interdites en Irak, l’affectation des ressources pétrolières et
des avoirs irakiens gelés au gouvernement provisoire, la contestation du siège du
gouvernement irakien à l’ONU, l’interdiction de tout commerce avec l’Irak et la
punition des contrevenants, enfin, une guerre d’usure contre Saddam Hussein par
des bombardements nombreux et ciblés et par un soutien militaire à ses opposants 17.
Les néoconservateurs sont des unilatéralistes de principe, des cherry pickers
[cueilleurs de cerises] préconisant des alliances ad hoc en fonction des besoins et
des circonstances : la mission détermine la coalition. L’OTAN n’est pour eux que le
vestige d’un autre âge dont les membres sont susceptibles de limiter la marge de
manœuvre des États-Unis, comme en ont témoigné les difficultés faites en févriermars 2003, juste avant la guerre, par la France, l’Allemagne et la Belgique à
16. Cf. Dan Briody, The Iron Triangle : Inside the Secret World of the Carlyle Group, Hoboken (N. J.), John Wiley and Sons, 2003.
17. Cf. Richard Perle, « Saddam Unbound », in Robert Kagan, William Kristol (éd.), Present
Dangers. Crisis and Opportunities in American Foreign and Defense Policy, San Francisco
(Calif.), Encounter Books, 2000, p. 101-110.
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propos du dispositif de protection de la Turquie. L’article V du traité d’alliance fait
obligation à ses adhérents d’assister militairement un allié qui se trouverait attaqué. Cependant, le fait qu’ils croient à la contagion démocratique place aussi les
neocons, dans une certaine mesure, dans le droit-fil de l’idéalisme wilsonien.
Puisque la modération dans la défense de la vérité n’est pas vertu, ils estiment
être les véritables défenseurs de la vraie morale et excellent dans les manifestations de mépris à l’encontre des adversaires démocrates et français, dénoncés
comme lâches, opportunistes et moralement corrompus. Quiconque ne pense pas
comme eux – Européens, Saoudiens, membres de la gauche, Républicains modérés – se voit taxé de « munichois » ; parmi leurs cibles favorites figurent les intellectuels sceptiques et cosmopolites, la gauche américaine, les pacifistes, le Département d’État, les multilatéralistes, les réalistes et les moral relativists.
Dans le numéro de juillet 2003 de la conservatrice Foreign Policy, Newt
Gingrich, ancien président de la Chambre des Représentants du 104e Congrès
(1994-1996), renchérit, affichant son mépris pour les fonctionnaires du Département d’État, accusés d’arabophilie, et pour les réalistes modérés, tel Colin Powell,
accusés d’encourager les compromissions morales et politiques avec les tyrans,
donc un statu quo méprisable, contre-productif et contraire aussi bien aux idéaux
qu’à la sécurité des États-Unis 18. Dans un livre qui connut une grande diffusion,
Robert D. Kaplan, historien conservateur en vogue à Washington, dénonçait pour
sa part la « romance orientaliste » des « arabisants » du Département d’État 19 et
avançait différentes explications à leur proarabisme : le carriérisme (les relations
avec les pays arabes offriraient un plus grand nombre de postes dans la diplomatie que les relations avec Israël) ; la protection des avantages acquis (faire fructifier le difficile apprentissage de l’arabe) ; le « clientélisme culturel » ; l’élitisme ;
le romantisme qui les pousse à idéaliser les Arabes ; enfin, plus largement, une
arabophilie sincère née de liens d’amitié noués avec les Arabes.
Ces prises de position contre les diplomates et les spécialistes du MoyenOrient reflètent le débat qui divise les chercheurs aux États-Unis, où les études sur
le Moyen-Orient contemporain sont souvent agitées de violents remous. C’est par
exemple Martin Kramer, directeur du Middle East Quaterly (MEQ), qui s’en prend
à l’influence d’Edward Said (1935-2004), professeur de littérature comparée à
Columbia University et auteur d’Orientalism (1979), livre-phare qui récusait
l’exotisme et les stéréotypes des observateurs occidentaux envers l’Orient. Le
MEQ, créé en 1994, est une émanation du Middle East Forum (MEF), groupe de
pression fondé quatre ans plus tôt pour peser en faveur d’Israël, qui considère que
18. Cf. Newt Gingrich, « Rogue State Department » Foreign Policy, juil.-août 2003, p. 5062.
19. Cf. Robert D. Kaplan, The Arabists : The Romance of an American Elite, New York, Free
Press, 1993.
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les États-Unis ont des intérêts vitaux au Moyen-Orient et qui préconise l’alliance
avec Israël et la Turquie ainsi qu’« un approvisionnement pétrolier stable et à bas
prix ».
Edward Said, de son côté, issu d’une riche famille palestinienne de Jérusalem,
était l’un des défenseurs les plus célèbres de la cause palestinienne aux États-Unis
et fut longtemps membre du Parlement palestinien en exil. Martin Kramer, étant
pour sa part favorable à l’État hébreu, présentait ce champ intellectuel comme
contaminé par les idées politiquement correctes exposées dans Orientalism, vitupérait la timidité des spécialistes à condamner tant l’islamisme que les tendances
antidémocratiques au sein du monde arabo-musulman et parlait d’« échec » général des études sur le Moyen-Orient aux États-Unis et de « tours d’ivoire bâties sur
du sable » ; il enjoignit même au Congrès de suspendre tout financement aux chercheurs de ce secteur et alla jusqu’à les rendre en partie responsables du désarmement moral et politique de l’Amérique avant le 11 septembre 2001. Thèses polémiques et propositions radicales évidemment rejetées par d’autres spécialistes 20 !
Parmi les autres acteurs de ce forum agité se distinguent en particulier Bernard
Lewis, professeur émérite à Princeton et grand spécialiste du monde turco-arabe,
Fouad Ajami, enseignant à Johns Hopkins University, qui, à l’instar d’éditorialistes comme William Safire (New York Times), Charles Krauthammer (Washington Post) et Robert Bartley, directeur du Wall Street Journal, a fidèlement soutenu
la politique de George W. Bush au Moyen-Orient. Les attaques de cette droite
nationaliste contre des diplomates jugés antipatriotiques rappellent celles de
Joseph R. McCarthy, sénateur républicain du Wisconsin responsable de la chasse
aux sorcières contre Hollywood et le Département d’État de 1950 à 1954 ; McCarthy accusait les « tièdes », les « traîtres » et les « rouges » du Département d’État
d’avoir « perdu » la Chine au bénéfice de Mao en 1949, soutenu en cela par les
Républicains du MidWest, furieux de la victoire surprise de Harry S. Truman,
candidat démocrate, aux élections présidentielles de 1948.
Bien qu’également conservateurs, les réalistes traditionnels comme Colin
Powell et son adjoint Richard Armitage sont plutôt des multilatéralistes qui entendaient collaborer avec les Nations unies, cultiver les alliés, même difficiles, et
n’utiliser l’arme militaire qu’en tant qu’ultima ratio regum. L’influente conseillère
de George Bush, Condoleezza Rice (devenue Secrétaire d’État du second mandat
en 2004) comptait avant le 11 septembre parmi ces pragmatists qui eurent un
20. Cf. Martin Kramer, Ivory Towers on Sand : The Failure of Middle Eastern Studies in
America, Washington, Washington Institute for Near East Policy, 2001. Pour des vues opposées, cf. F. Gregory Ghause III, « Who Lost Middle Eastern Studies ? The Orientalists Strike
Back », Foreign Affairs, mars-avr. 2002, vol. 81 (2), p. 164-182 ; Edward Said, Orientalism,
New York, Vintage Books, 1979 (en français : L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident,
Paris, Le Seuil, 1997).
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certains succès dans l’affaire irakienne auprès du président puisqu’ils le persuadèrent de passer, au moins initialement, par l’ONU.
Colin Powell, soldat de métier, s’avéra en fait un « guerrier récalcitrant »,
marqué par l’échec du Viêt-nam. Comme les néoconservateurs, il croit en la
mission et en la vertu de l’Amérique, mais, échaudé par le Viêt-nam, il prend aussi
en compte l’équilibre du pouvoir dans le monde, les contraintes de l’histoire et les
limites imposées aux États-Unis : il voulait garantir la sécurité nationale par une
combinaison de forces et d’alliances, mais sans refaire le monde. Il appartient à la
vieille tradition réaliste stricto sensu, dont les grands représentants sont le Kissinger des années 1970 ainsi que George F. Kennan, Hans Morgenthau et Reinhold
Niebuhr 21. Pragmatiques, ces derniers soulignent le caractère relatif des situations ; ils conçoivent l’histoire comme un enchaînement de combats que les ÉtatsUnis peuvent et doivent gagner tout en s’accommodant des tyrans qui ne les
menacent pas directement.
Au contraire, les neocons, qui sont à la fois optimistes et triomphalistes, estiment qu’ils ont été élus pour mettre fin à l’histoire par la défense et l’exportation
urbi et orbi des valeurs américaines. Dick Cheney, qui s’était entouré de radicaux,
allait apporter à George W. Bush, néophyte en la matière, l’expérience et le
soutien de nombreux équipiers néoreaganiens. Son directeur de cabinet, I. Lewis
Libby, était membre fondateur du PNAC.
Quant à George W. Bush lui-même, il est à la fois conservateur, religieux,
provincial et nationaliste de tempérament ; cependant, précisément à cause de son
expérience et de sa connaissance limitées de la politique étrangère, il dut faire
appel à Karl Rove, l’un de ses conseillers les plus proches et « faiseur de rois »
(kingmaker) républicain. Issu de la caste dirigeante et largement inconscient des
privilèges de la couche sociale dont il faisait partie, George W. Bush flotta longtemps dans sa vie professionnelle et personnelle ; s’il connut quelque succès dans
les affaires pétrolières, c’est pour une large part grâce à son nom et aux contacts
établis dans ces milieux par son père et son grand-père. Affairiste plutôt
qu’homme d’affaires, il commit semble-t-il un important délit d’initié (22 juin
1990) qui ne lui valut cependant pas de condamnation, et gagna en popularité
parce qu’il était propriétaire d’une équipe de base-ball (les Texas Rangers). Par la
suite, gouverneur du Texas de 1994 à 2000, il allait trouver dans la politique
conservatrice texane un terrain à sa mesure. Candidat, puis président incertain, il
fut finalement déclaré vainqueur de l’élection par la Cour Suprême et trouva dans
le drame du 11 septembre une nouvelle identité, une chance, un destin et sa vraie
légitimité politique.
21. Cf. Colin Powell, Joseph E. Persico, My American Journey, New York, Random House,
1995.
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Une certaine Amérique se reconnaît dans sa personnalité (idéaliste, moraliste,
anti-intellectuelle, populiste, religieuse), sa psychologie (déterminée, énergique),
son langage (simple, familier) et sa vision du monde (simplificatrice, missionnaire). Il n’est pas dans sa nature de reconnaître ni de tolérer l’ambiguïté, de même
qu’il semble vivre peu de conflits intérieurs. Soutenu par les conservateurs religieux du Sud profond, financé par les milieux évangéliques et entouré de fondamentalistes protestants, George Bush trouve conseil dans la Bible et les livres
pieux. C’est la psychologie du born again Christian, du réformé prosélyte (c’est
un ancien alcoolique) qui le caractérise.
David Frum, journaliste américain d’origine canadienne qui passa l’essentiel
de l’année 2001 à la Maison-Blanche en tant que rédacteur de discours officiels et
qui est l’auteur d’une biographie de George W. Bush, rapporte que les premiers
mots qu’il entendit en arrivant furent : « Missed you at Bible study » ; c’est Frum
qui a forgé l’expression « axis of hatred » [axe de la haine], qui allait devenir
l’« axe du mal » en janvier 2002 22. Autre biographe, Bob Woodward montre lui
aussi les racines religieuses du comportement du président 23.
En résumé, la « doctrine » Bush, si elle n’a pas été inventée par le 43e président, ne lui en est pas moins très naturelle. Complètement acquis aux mythes
fondateurs américains, il est devenu, grâce au 11 septembre et au travail de fond
des neocons, le président idéal de ces derniers, alors que, de janvier 2000 au
11 septembre 2001, il avait, dans leur optique, plutôt mal commencé son mandat.
Le choc du 11 septembre, précisément, allait établir une convergence entre
diverses catégories de conservateurs et conduire à la conversion du président au
néconservatisme. Dès le 16 septembre, Paul Wolfowitz conseillait à George
W. Bush de s’en prendre à l’Irak ; mais c’est entre la fin des opérations majeures
en Afghanistan et le discours sur l’état de l’Union de janvier 2002 que G. Bush
épousa publiquement ses idées. Le discours qu’il prononça à West Point le 1er juin
2002 est la première présentation de ses vues et l’une des plus complètes. En effet,
la guerre contre les taliban était logique, puisqu’ils protégeaient Oussama
ben Laden ; c’est seulement après leur défaite que le président entra dans l’ère du
choix et que les neocons purent mettre en place la politique pour laquelle ils
avaient opté depuis 1991.
Le sort de Saddam Hussein était désormais scellé, et les négociations avec
l’ONU et le reste du monde se déroulèrent selon un calendrier déterminé en fonc22. Cf. David Frum, « The Real George Bush », Atlantic Monthly, 12 févr. 2003 ; id., The
Right Man. The Surprise Presidency of George W. Bush, New York, Random House, 2002.
Cf. également Richard Brookhiser, « What Makes W. Tick ? », Atlantic Monthly, 11 mars
2003 ; id., « The Mind of George W. Bush », ibid., 13 avr. 2003.
23. Cf. Bob Woodward, Bush at War, New York, Simon and Schuster, 2002 (en français :
Bush s’en va-t-en guerre, Paris, Denoël, 2004).
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tion non pas de la diplomatie elle-même, mais des besoins de la préparation militaire américaine dans le Golfe. Pour Colin Powell, adversaire des neocons, les
négociations avec les alliés et l’ONU démontraient la bonne foi de l’Amérique.
Pour Bush, elles ne faisaient que confirmer une décision déjà arrêtée ; pour les
neocons, elles n’étaient qu’une erreur et un mal. L’échec qu’elle subirent fut pour
Powell une défaite politique et personnelle, pour Bush un inconvénient, pour les
neocons une bonne nouvelle, une victoire, une justification longtemps attendue.
De fait, les preuves que le gouvernement des États-Unis avait dès l’origine
choisi la guerre contre Bagdad abondent. Outre les documents néoconservateurs
qui, depuis 1991, vont dans ce sens, on peut citer la lettre ouverte adressée au
début de 1998 au président Clinton par Wolfowitz et Zalmay M. Khalilzad
(envoyé spécial de la Maison-Blanche auprès de l’opposition irakienne en 2003,
ambassadeur à Bagdad depuis juin 2005) ainsi que huit autres personnalités, tous
futurs membres de la première équipe Bush (dont Elliott Abrams, Richard Armitage, John Bolton, Richard Perle, Donald Rumsfeld et Robert Zoellick) et lui
enjoignant de renverser Saddam Hussein. Le 31 octobre de la même année, Clinton étant toujours président, le Congrès votait l’Iraq Liberation Act (PL 105-338)
appelant à la destitution du dictateur et, le 1er décembre, le Weekly Standard proposait un guide pour renverser Saddam Hussein comportant notamment deux
articles de Paul Wolfowitz et de Zalmay M. Khalilzad. Dès 2002, l’armée américaine menait des opérations hostiles destinées à faciliter l’invasion de 2003. Bush
promettait le 13 mars 2002, à propos de Saddam Hussein : « On va s’en occuper »
(« We’re going to deal with him. »). Le 26 août 2002, devant l’association des
anciens combattants (Veterans of Foreign Wars) réunis à Nashville, dans le
Tennessee, Dick Cheney justifiait la guerre préventive contre l’Irak. Le
12 septembre 2002, le président Bush annonça à l’Assemblée des Nations unies
les conditions sévères qu’il entendait imposer aux Irakiens pour éviter la guerre,
mais ce n’est qu’une semaine plus tard, le 19 septembre, qu’il obtint un blancseing du Congrès : l’autorisation d’utiliser tous les moyens contre l’Irak, « y
compris la force ». Le 8 novembre 2002, après un compromis franco-américain
lourd de malentendus futurs, le Conseil de sécurité adoptait la résolution 1441 et,
dès le 3 janvier 2003, dans un discours aux troupes prononcé à Fort Hood (Texas),
le président américain déclarait la partie terminée : « We can now be certain that
[Saddam Hussein] holds the [UN] in contempt » – déclaration de guerre amplifiée par le discours belliqueux de Colin Powell devant le Conseil de sécurité du
5 février. Le 14 février encore, Colin Powell présentait les « preuves » américaines
de la duplicité irakienne ; cependant, l’origine de ses informations et la validité de
ses analyses politico-militaires devaient être contestées, notamment par la France.
Le 20 mars 2003, jour où les États-Unis renouent avec la guerre de 1990-1991,
marque donc la traduction en actes du rapport Wolfowitz de 1992. Si la doctrine
Bush, qui vient en droite ligne du néoconservatisme, se place dans le prolonge-
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Michel Gueldry
ment de certaines tendances lourdes de la diplomatie américaine (la « politique du
gros bâton » de Teddy Roosevelt ; l’idéalisme wilsonien ; la reconstruction et la
transformation des dictatures en démocraties, comme l’avait fait Harry Truman en
Allemagne et au Japon), elle systématise également d’autres traditions tel le roll
back, ou refoulement punitif de l’ennemi, et proclame ouvertement la prétention
américaine à frapper préventivement sans l’aval des Nations unies, privilège dont
Washington avait d’ailleurs largement usé depuis 1945, en particulier au Viêtnam. Bien qu’elle ne soit pas novatrice du point de vue théorique, elle n’en constitue pas moins, de par son caractère ambitieux et spectaculaire, une révolution en
matière de relations internationales.
Les sérieuses difficultés que rencontre actuellement la stabilisation de l’Irak,
les lenteurs de la reconstruction économique et politique du pays, le cadre financier et militaire imposé à l’engagement américain, le statu quo qui prévaut encore
largement au Moyen-Orient, à l’exception très partielle du retrait israélien de la
bande de Gaza en août 2005 et du désengagement syrien du Liban, montrent
d’ores et déjà à quel point la doctrine Bush reste limitée dans son application sur
le terrain.
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