Enfin, la prolifération de « camps » dont le but est à la fois d’accueillir et
d’encercler les immigrés demandeurs d’asile ou les nomades, tout en
modifiant le paysage social, contribue pour sa part à transformer les
espaces urbains dans un lieu traversé par des nouvelles tensions
politiques, et où des divisions et des murs ne cessent de se multiplier sur
la toile de fond des nouvelles inégalités. La ville se trouve aujourd’hui
sous le poids de l’incertitude et du soupçon. Dans ce labyrinthe fait de
regroupements et de liens temporaires, où les relations sociales, les
projets existentiels et même la consommation des opportunités sont
pénétrées par la conscience du provisoire, la ville devient parfois le
théâtre de conflits inédits, comme ceux qui concernent l’utilisation des
espaces publics à Barcelone, ou les protestations contre l’insécurité
sociale à San Salvario (Turin). L’occupation d’édifices abandonnés par des
immigrés, les plus souvent « sans papiers », a été la source d’autres
problèmes, mais elle révèle en même temps l’effort que ces habitants de
la ville, citadins sans citoyenneté, font pour réaliser leurs espoirs, leurs
rêves, leurs désirs. C’est ainsi que les villes deviennent à nouveau des
laboratoires politiques et culturels pour la construction d’alliances et
d’économies alternatives ou illégales, de relations spontanées et
d’inventions sociales. Dans cet horizon, la volonté de ne pas rester piégés
par les contraintes de la bureaucratie et les dispositifs de contrôle
caractérisant les « technologies de la citoyenneté », fait que les jeunes ou
les sujets marginaux essayent de se rendre invisibles pour mieux
échapper aux normes, aux contraintes et aux coûts d’une ville que les
exclut ou demeure impénétrable à leurs désirs. Rien d’étonnant si le
religieux se fait porteur d’une demande d’affirmation, si les cultes se font
promoteurs de liens sociaux et de support, peu importe s’ils sont si
éphémères. Cette multitude de mondes parallèles – pas nécessairement
et pas toujours en communication entre eux – qui compose la ville, ce lieu
de styles de vie et de modèles de consommation hétérogènes se
réverbérant les uns sur les autres, est aussi l’espace-temps où, bien au
delà des appartenances culturelles, nationales ou religieuses, des
temporalités différentes continuent de s’imbriquer et de se délier sans
cesse, des dialogues auparavant inconcevables se construisent, des
futurs possibles continuent d’être imaginés et écrits. La ville est aussi
l’horizon où se dessine le futur collectif, le futur à écrire par des sujets
qui ne se résignent pas à être des purs citoyens passifs :
!
Nous partirons pour cela d’un texte de Gramsci moins connu que les
célèbres Cahiers de prison. Il s’agit de La città futura, un numéro spécial
d’une revue socialiste rédigé par Gramsci en 1917 (… ) Notons d’ores et
déjà l’ambiguïté du terme de città en italien sur lequel joue Gramsci :
notion qui renvoie autant à la cité qu’à la ville, à l’urbs qu’à la polis. Par
extension, les notions de citadinité et de citoyenneté se confondent elles
aussi dans le même terme cittadinanza, la notion de cittadini renvoyant
donc à la fois à l’idée de citadins et de sujets politiques, de citoyens.
Dans La città futura, la notion de città sert à Gramsci pour penser la
manière de bâtir un lieu politique d’émancipation des subalternes et
donc une cittadinanza active, en contraste avec la citoyenneté passive,
purement formelle et électorale, offerte par l’hégémonie bourgeoise. Ce
texte est destiné à exhorter les jeunes à battre leur indifférence dans et
pour la cité, autrement dit à assumer un rôle politique et historique de
transformation sociale. (Riccardo Ciavolella, 2014, Alter-politique).
!
Simona Taliani et Roberto Beneduce
Responsables scientifiques des séminaires
Fonds d’Alembert – Institut français