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Le Voyage du ballon rouge
Author : Marion Pasquier
Date : 29 janvier 2008
Café lumière excepté, Hou Hsiao-Hsien a toujours tourné dans son pays, Taïwan, des films ancrés
dans la réalité taïwanaise. Avec Le Voyage du ballon rouge, film commandé par le Musée d’Orsay
et très librement inspiré d’un moyen métrage d’Albert Lamorisse (Le Ballon rouge, 1956), il réitère
l’expérience de déracinement menée au Japon en 2002, pour Café lumière. Le film se passe à
Paris et c’est Juliette Binoche qui interprète l’un des personnages principaux, Suzanne. Mais
parce que Hou continue d’explorer ici un geste qui est le sien, la Chine, son esthétique et sa
philosophie, s’invite dans la capitale française. Par l’intermédiaire du personnage de Song, la
baby-sitter chinoise du fils de Suzanne (Simon), parce que Suzanne est marionnettiste, mais aussi
parce que le regard que Hou porte sur ses personnages et ce qui les entoure est inextricable de la
posture chinoise qui imprègne le film.
Un ballon, une caméra, une ville et des êtres humains
Dès le premier plan, nous sommes chez Hou Hsiao-Hsien : devant une bouche de métro, Simon
s’adresse à une instance que le cinéaste laisse en hors champ, attentif à l’enfant, à sa façon de
parler et de se mouvoir. Lorsqu’il s’engouffre dans la bouche de métro, Hou le laisse partir et
c’est alors qu’il nous montre le contre champ muet jusqu’alors invisible auquel s’adressait le
petit, le ballon rouge. La caméra s’accroche à lui et le suit déambuler dans Paris, son ciel, ses
rues, son métro, baignant dans la luminosité estivale. Nulle vision touristique de la capitale
évidemment, mais une promenade à travers des lieux somme toute communs et des passants que
le cadre met souvent en valeur. Utilisant pour la première fois des effets spéciaux, Mark Lee Ping
Bin, fidèle chef opérateur de Hou, joue parfois avec les reflets, superpose des images dans la
richesse desquelles le regard se perd. Le ballon réapparaîtra régulièrement ensuite : furtive
apparition dans un coin de plan perçue par le seul spectateur, utilisé par Simon que filme Song
pour son court-métrage, Le Ballon rouge, fil conducteur que suit la caméra à travers Paris. C’est
aussi parce que la façon dont la caméra sonde l’espace et les êtres rappelle le rythme du ballon
que cette figure est omniprésente.
De même que le trajet du ballon ne s’effectue selon aucune ligne directrice qui le mènerait
quelque part, de même le film de Hou, plus encore que ses précédents, ne nous fait suivre aucune
histoire. Comme le ballon, la caméra flotte au milieu des êtres, en toute confiance, se laisse porter
par ce qui gravite autour d’elle, s’attarde sur les uns et les autres. Sans hiérarchie. Chinois en
cela, Hou refuse de distinguer ce qui serait digne ou non d’intérêt, et en sondant l’espace et les
êtres, met autant en valeur les figurants que ses personnages. La longue promenade à travers
Paris qui ouvre le film lui fait croiser un bus : nous attendons patiemment avec lui qu’en sortent les
passagers. Parmi eux Song, la nouvelle baby-sitter de Simon. Avant que Hou ne s’arrête sur elle
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et la suive, il ne lui accorde aucune prééminence dans le plan, sa silhouette étant masquée par
d’autres êtres ou éléments du décor. Le personnage chez Hou Hsiao-Hsien ne diffère pas par
nature du figurant : parce que toutes les existences se valent, il n’est qu’un élu parmi des
possibles qui mériteraient eux aussi qu’on s’y attarde. Pour autant, une fois choisis, ce sont bien
ces élus qui sont au centre de l’attention du cinéaste. Si le film est ponctué d’échappées où la
caméra les quitte pour suivre le ballon dans Paris, c’est pour mieux laisser résonner leur
présence, laisser au spectateur le temps d’assimiler ce qu’il vient de voir. C’est aussi parce que
pour un chinois, « depuis le rivage on voit mieux la rivière », que pour cerner les êtres il faut aussi
savoir les laisser à distance.
La confiance de l’entomologiste
Hou ne raconte pas d’histoire, parce que cela détournerait l’attention de l’essentiel, la façon
qu’ont les personnages d’exister. Pour leur laisser un vaste espace où se donner, le cinéaste a,
comme toujours, recours à de longs plans séquences. Il a laissé ses acteurs (non professionnels
pour ce qui est de Song, étudiante en cinéma, Simon, fils de l’attachée de presse du film et
Louise, fille du producteur) libres de trouver leurs dialogues, leurs déplacements, et a confié à
Juliette Binoche, complètement habitée par son personnage, le soin de décorer l’appartement
dans lequel vit Suzanne, quasi unique décor des scènes d’intérieur. Aucune crainte de sa part de
perdre ainsi le contrôle sur son film mais une disponibilité confiante en la réalité qu’il observe avec
la plus grande attention. Pour ce faire, il fait vivre aux personnages toujours les mêmes situations :
Song va chercher Simon à l’école, lui prépare son goûter, Suzanne arrive et déclenche une
tempête de nervosité, Suzanne fait des marionnettes… Cette répétition de mêmes scènes (souvent
filmées sous le même angle) permet d’être pleinement à l’écoute de la façon dont les
personnages les vivent, dans l’instant.
La biographie des personnages était très détaillée dans le scénario mais c’est toujours comme
incidemment que nous apprenons leur passé (c’est au hasard d’une conversation et au bout
d’une demi-heure de film que Simon évoque l’existence de sa demi-sœur, Suzanne celle de son
compagnon…). Leur ancrage dans une lignée ou une histoire n’est pas une information destinée au
spectateur mais aux seuls acteurs, pour qu’ils puissent réagir spontanément au moment des
prises en fonction de ça, qu’ils s’approprient leur personnage. Ce dernier existe donc pour nous
uniquement dans l’instant, qu’il investit intensément. Cette déconnexion, des séquences, des
êtres, et leur répétition, permet d’être attentif aux moindres gestes, paroles, regards, d’en
percevoir les infimes nuances et variations. Hou reprend ainsi le geste des peintres chinois qui,
plutôt que de représenter des événements remarquables, reprennent en les déclinant toujours les
mêmes motifs, pour aiguiser la perception que nous en avons. Confiance là encore du cinéaste en
la richesse de ce qu’il filme, qu’il ne se lasse pas de creuser, et en le spectateur qu’il n’a pas
peur d’ennuyer.
Suzanne, Song et Hou
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Le rythme du film ne dépend donc pas de ce qui se passe mais de qui habite la scène. Simon est
présent dans presque toutes, mais Hou ne regarde pas le monde à travers les yeux de l’enfant : il
rend sensibles les différentes ambiances qui varient selon que Simon se trouve avec la seule Song
ou que sa mère Suzanne les rejoint. La modalité d’être de ces deux femmes est en effet
antithétique. Suzanne est marionnettiste : si sa profession la rapproche de la tradition chinoise, son
rapport au monde en est aux antipodes. Suzanne se noie dans une suractivité qu’elle semble
choisir parce que rien ne la justifie, elle ne laisse aucune brèche dans laquelle pourrait s’immiscer
du vide. Elle remplit : son quotidien, parce qu’elle ne cesse de s’activer, l’espace, dont elle
investit nerveusement le moindre pan, et son appartement, dans lequel s’accumulent tout un tas
de choses. Suzanne n’est jamais seule : lorsqu’à la fin d’une scène elle raccompagne sur le pas
de la porte deux déménageurs de piano, Hou opère une ellipse et la montre sur ce même seuil, en
train d’accueillir Song et Simon, plus tard. Pour nous donc, le moment de solitude qu’elle traverse
entre les deux n’existe pas. On a d’ailleurs du mal à s’imaginer Suzanne sans personne autour
d’elle, tant elle existe essentiellement à travers la façon dont elle communique aux autres ses
angoisses. Le silence n’a ainsi jamais le temps de s’installer lorsqu’elle est là, elle n’en prend
pas le risque et le comble d’un flot de paroles.
À mesure qu’elle remplit se creuse pourtant sa solitude, car les autres s’éloignent : sa fille aînée,
partie vivre à Bruxelles, son compagnon, parti à Montréal, Simon qui, pourtant à côté d’elle, ne
grandit pas avec elle. Pour pallier son incapacité à donner sa présence, elle fait preuve d’une
générosité toute matérielle et démesurée : argent ou cadeaux sont les seules choses qui transitent
d’elle aux autres, par des gestes autant maladroits qu’émouvants. Suzanne ne cesse de répéter
que sa vie n’est pas simple : son ami Marc (Hippolyte Girardot), à qui elle loue un appartement, ne
lui paye plus de loyer, son travail la préoccupe, son compagnon ne donne plus de nouvelles. Mais
l’importance émotionnelle que prend pour elle la moindre contrariété est démesurée. Elle évolue
dans une sphère déconnectée de ce qui se passe autour d’elle, régie selon un ordre de valeurs
différent de celui du monde qui l’entoure, rappelant en cela certains des personnages interprétés
par Gena Rowlands dans les films de Cassavetes, Une femme sous influence ou Love Streams
notamment. Son inadéquation avec les situations fait parfois rire, ce qui est assez rare chez Hou
(les scènes où elle est confrontée à son voisin Marc sont notamment franchement comiques). Mais
la plupart du temps sa détresse, toutes incompréhensibles qu’en soient les causes, la rend très
émouvante. On ne comprend pas en effet ce qui fait obstacle à Suzanne, pourquoi elle est
incapable de prendre le temps de regarder ses proches pourtant aimants. En cela elle est bien
semblable aux personnages des précédents films de Hou (de Goodbye South Goodbye à Three
Times) qui, pourtant privés de réels problèmes, s’enferment dans leur imaginaire et restent sourds
au monde qui les entoure. Leur attitude, comme celle de Suzanne, est bien à l’opposé de celle du
cinéaste qui les regarde, ouvert à ce que le réel propose, minimisant l’action pour avoir le temps
de regarder le monde, là où Suzanne s’affaire pour ne pas y penser et le percevoir.
Song, étudiante en cinéma, est à cet égard l’égale de Hou. Comme lui, elle n’a pas peur du vide,
profite des instants quotidiens qu’elle investit en habitant pleinement le présent, et en s’en servant
pour l’intégrer dans le film qu’elle tourne. Si Suzanne rate son fils, Song redouble l’existence de
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l’enfant en tournant un court-métrage sur lui. Là où Suzanne se sert de l’art des marionnettes
pour se couper de la réalité, rêve d’un autre monde, Song créé et rêve à partir du réel. Les
modalités d’être des deux femmes rejoignent ainsi deux postures possibles par rapport à l’art.
«Robes sans couture du réel», où pensée chinoise et cinéma
moderne se retrouvent
Les scènes que Simon partage seul avec Song, en promenade dans Paris ou vaquant aux
occupations quotidiennes dans l’appartement, sont des plus sereines. Elles sont
systématiquement interrompues par l’arrivée de Suzanne, tornade de nervosité qui bouleverse
l’ambiance installée. Mais cette tension que Suzanne apporte avec elle ne chasse pas le calme
émanant des deux autres personnages : elle s’y rajoute, et cohabite avec lui. Si Suzanne envahit
l’espace visuel et sonore, Song, Simon et le rythme qu’ils portent avec eux n’en demeurent pas
moins présents, toujours perceptibles à proximité. Et c’est la capacité de Hou à faire cohabiter ces
diverses tonalités qui est fascinante. La pensée chinoise pose que la résorption des contradictions
est une facticité qui tronque le réel de sa richesse. C’est bien cette coexistence d’éléments
disjoints qui donne aux plans de Hou toute leur densité. Si la caméra est sans cesse en
mouvement, c’est que face à tout ce qui se joue devant elle, il est impossible de choisir ce qui
mérite le plus d’attention. Hou refuse de nous imposer ce vers quoi le regard doit se tourner mais
nous propose, en les réunissant en un seul plan séquence, différents éléments que nous sommes
libres d’élire, ou au milieu desquels nous pouvons nous laisser flotter.
Ainsi d’un extraordinaire plan séquence de presque dix minutes, vers la fin du film, où la caméra
parcourt des êtres dont émanent des rythmes différents, tout en les faisant cohabiter. Diverses
façons d’habiter l’espace coexistent : immobilisme de Simon devant sa Playstation, d’un
accordeur de piano aveugle penché sur l’instrument, errance nonchalante de Song, va et vient
agités de Suzanne… Face à la réunion des fragments de ces corps dans le même cadre, jamais
fixe, à la traversée, par la silhouette de l’un, d’un plan centré sur un autre, au hors champ
suggérant les mouvements des absents, le regard flotte au sein de l’éclectisme de ces mondes
dissonants. L’espace sonore est également des plus denses : se juxtaposent en un temps très
bref les douces paroles de Simon à sa sœur au téléphone, les hurlements de Suzanne contre Marc,
ses paroles de tendresse envers sa fille qui lui apprend, au téléphone, qu’elle ne reviendra pas
vivre à Paris avec elle. Pôle continu dans ce chaos, qui l’exacerbe tout en introduisant une ligne
d’apaisement, les sons frappés au piano par l’accordeur. Nous sommes ainsi en même temps
dans les mondes respectifs et antithétiques des personnages, le regard embrassant simultanément
les contraires. En quoi l’on retrouve la Chine donc, mais aussi l’appartenance du cinéma de Hou
à une modernité héritière de Rossellini, qui a révélé le hiatus entre les existences en réunissant
dans le même plan deux réalités opposées, inassimilables l’une pour l’autre. Comme si la
modernité occidentale avait découvert après la Seconde Guerre mondiale un principe ancestral
pour les Chinois, l’irrémédiabilité de la discontinuité. Mais là où ce principe fut constaté avec
douleur par les néoréalistes européens, Hou en prend acte avec la plus grande sérénité, parce que
la pensée chinoise fait de la coexistence des contraires un principe dynamique garant de la
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richesse du réel. Peu importe dès lors que l’on ne puisse y déceler un sens univoque.
La scène précédemment décrite, où la distance entre le monde de Suzanne et celui des autres
prend une ampleur considérable, est la dernière où Suzanne est présente. Hou en a tourné une
où, en regardant le film que Song a tourné avec Simon, Suzanne se rend compte qu’elle est
passée à côté de son enfant, et se met à pleurer. Mais il ne l’a pas gardée au montage, pour
laisser en suspens l’éventuelle prise de conscience de son personnage. Signe de confiance et de
respect envers son spectateur, à qui il n’ôte pas le privilège de participer activement à ce qu’il en
est des personnages, dont il imagine, donc créé, le devenir.
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