Le rythme du film ne dépend donc pas de ce qui se passe mais de qui habite la scène. Simon est
présent dans presque toutes, mais Hou ne regarde pas le monde à travers les yeux de l’enfant : il
rend sensibles les différentes ambiances qui varient selon que Simon se trouve avec la seule Song
ou que sa mère Suzanne les rejoint. La modalité d’être de ces deux femmes est en effet
antithétique. Suzanne est marionnettiste : si sa profession la rapproche de la tradition chinoise, son
rapport au monde en est aux antipodes. Suzanne se noie dans une suractivité qu’elle semble
choisir parce que rien ne la justifie, elle ne laisse aucune brèche dans laquelle pourrait s’immiscer
du vide. Elle remplit : son quotidien, parce qu’elle ne cesse de s’activer, l’espace, dont elle
investit nerveusement le moindre pan, et son appartement, dans lequel s’accumulent tout un tas
de choses. Suzanne n’est jamais seule : lorsqu’à la fin d’une scène elle raccompagne sur le pas
de la porte deux déménageurs de piano, Hou opère une ellipse et la montre sur ce même seuil, en
train d’accueillir Song et Simon, plus tard. Pour nous donc, le moment de solitude qu’elle traverse
entre les deux n’existe pas. On a d’ailleurs du mal à s’imaginer Suzanne sans personne autour
d’elle, tant elle existe essentiellement à travers la façon dont elle communique aux autres ses
angoisses. Le silence n’a ainsi jamais le temps de s’installer lorsqu’elle est là, elle n’en prend
pas le risque et le comble d’un flot de paroles.
À mesure qu’elle remplit se creuse pourtant sa solitude, car les autres s’éloignent : sa fille aînée,
partie vivre à Bruxelles, son compagnon, parti à Montréal, Simon qui, pourtant à côté d’elle, ne
grandit pas avec elle. Pour pallier son incapacité à donner sa présence, elle fait preuve d’une
générosité toute matérielle et démesurée : argent ou cadeaux sont les seules choses qui transitent
d’elle aux autres, par des gestes autant maladroits qu’émouvants. Suzanne ne cesse de répéter
que sa vie n’est pas simple : son ami Marc (Hippolyte Girardot), à qui elle loue un appartement, ne
lui paye plus de loyer, son travail la préoccupe, son compagnon ne donne plus de nouvelles. Mais
l’importance émotionnelle que prend pour elle la moindre contrariété est démesurée. Elle évolue
dans une sphère déconnectée de ce qui se passe autour d’elle, régie selon un ordre de valeurs
différent de celui du monde qui l’entoure, rappelant en cela certains des personnages interprétés
par Gena Rowlands dans les films de Cassavetes, Une femme sous influence ou Love Streams
notamment. Son inadéquation avec les situations fait parfois rire, ce qui est assez rare chez Hou
(les scènes où elle est confrontée à son voisin Marc sont notamment franchement comiques). Mais
la plupart du temps sa détresse, toutes incompréhensibles qu’en soient les causes, la rend très
émouvante. On ne comprend pas en effet ce qui fait obstacle à Suzanne, pourquoi elle est
incapable de prendre le temps de regarder ses proches pourtant aimants. En cela elle est bien
semblable aux personnages des précédents films de Hou (de Goodbye South Goodbye à Three
Times) qui, pourtant privés de réels problèmes, s’enferment dans leur imaginaire et restent sourds
au monde qui les entoure. Leur attitude, comme celle de Suzanne, est bien à l’opposé de celle du
cinéaste qui les regarde, ouvert à ce que le réel propose, minimisant l’action pour avoir le temps
de regarder le monde, là où Suzanne s’affaire pour ne pas y penser et le percevoir.
Song, étudiante en cinéma, est à cet égard l’égale de Hou. Comme lui, elle n’a pas peur du vide,
profite des instants quotidiens qu’elle investit en habitant pleinement le présent, et en s’en servant
pour l’intégrer dans le film qu’elle tourne. Si Suzanne rate son fils, Song redouble l’existence de
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