le travail du spectacle, diverses formes de relations d'apprentissage, de conflit, de rejet, il y a
l'envers imaginaire du monde réel, celui où se promène le ballon rouge qui accompagne les
promenades de l'enfant dans la ville, et l'envers fantomatiquement réel de cet imaginaire, où un
assistant vêtu de vert tient en laisse le ballon avant d'être effacé numériquement. Il y a la musique,
les ordinateurs, les jouets, le cinéma, les marionnettes, il y a la Chine et l'Europe... Le film aussi
est à multiples demi-étages, quarts d'étages, mezzanines, avec passerelles branlantes, escaliers
en colimaçons, échelles de coupées, échappées libres vers le ciel pour relier ou ne pas relier tout
cela.
Puisque c'est bien une «vision du monde», du monde d'aujourd'hui, que construit le cinéaste
chinois en déplacement plus ou moins forcé à Paris. Affrontant des difficultés extrêmes pour filmer
dans son pays,Taiwan, Hou a commencé de trouver, grâce à la reconnaissance internationale dont
il jouit, des opportunités à l'étranger - Cafe Lumière, au japon, en avait été la première
manifestation. L'écart est cette fois infiniment plus grand, et pas seulement du fait de la distance
entre Taipeh et Paris. Les écarts plutôt, et en faire l'enjeu d'un film serait aussi logique que justifié.
Mais Hou Hsiao-hsien ne se satisfait pas d'une description de ces disjonctions ou parfois effets de
ressemblances plus ou moins trompeurs entre des éléments appartenant à des univers différents,
et qui pourtant font partie du monde. Il veut la questionner.
Le Voyage du ballon rouge, sous ses airs de petite fable intimiste profitant d'une commande du
musée d'Orsay (Cahiers n'618) dresse bien une cartographie des fragments qui compose le
monde globalisé d'aujourd'hui : rapports (et crise des rapports) de voisinages, de filiations, de
différences culturelles, du réel et du virtuel, du lointain et du proche, du tourisme et de
l'émigration... Mais cette cartographie n'est encore qu'une étape, le véritable enjeu du film est une
méditation sur la nature de ce qui rapproche et ce qui sépare toutes ces composantes. Méditation
politique, inévitablement (il s'agit de ce qui fait union et de ce qui fait conflit)1, mais construite en
termes esthétiques, et principalement musicaux : les maîtres mots du film sont «harmonie» et
«dissonance», toute sa composition vise à mettre à l'épreuve de possibles accordailles ce qui
n'était pas fait pour aller ensemble ou ne savait plus le faire.
Les résultats sont variables, le film n'affirme pas plus une unité secrète du monde qu'il ne
dresserait le constat de son irrémédiable fragmentation. Les déménageurs atteindront l'étage de
Suzanne pour y installer le piano, et celui-ci sera accordé, le film n'en fait pas sa conclusion. Nulle
conclusion, d'ailleurs, plutôt un suspens provisoire avec l'énigniatique envol d'un ballon, peut-être
réel et peut-être imaginaire (le cinéma ?), au-dessus des toits de Paris, pour continuer un voyage
qui n'a pas de fin.
Le nouveau film de Hou aura offert des hypothèses, parfois incongrues, parfois impraticables,
parfois naïves et parfois très subtiles. En laissant à chacun, à l'oreille interne de chacun, le soin de
se demander qu'est-ce qui va ensemble et qu'est-ce qui ne colle pas dans ce puzzle composés de
pièces volontairement cinpruntées à des boîtes différentes, et avec lesquelles il faut bien faire
quand même une image - une vie, un monde. Quitte à ce qu'il y ait dedans pas mal de trous.
Jean-Michel Frodon
© Cahiers du Cinéma n° 631
Février 2008
1. Le hasard (mais en est-ce vraiment un ?) veut que le même mois où sort le filin de HHH parait en librairie un livre qui
met en question exactement les mêmes enjeux, avec des outils très différents mais grâce au même croisement
d'éclairages chinois et européens. Signé d'un des meilleurs connaisseurs occidentaux de la civilisation chinoise,
François Jullien, De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (Fayard) étudie de
manière savante exactement ce que Le Voyage du ballon rouge interroge avec les moyens du cinéma, et ils
proposent, chacun à leur manière, des hypothèses très comparables fondées sur les ressources de ce que Jullien
nomme l'écart, dans le rejet de ce qu'il décrit comme la stérile symétrie des «deux fantasmes figés du Même et de
l’Autre».