1
Les fausses évidences du marché.
Le cas de l’Accord de libre échange nord-américain
Michel Husson, Cahiers des Sciences Humaines, vol.30, n°1-2, 1994
Le 12 Août 1992, le Président mexicain Carlos Salinas de Gortari s'adressait à la nation et
définissait en ces termes les principaux effets à attendre de l'ALENA (Accord de Libre Echange
Nord-Américain, NAFTA en anglais, TLC en espagnol), signé quelques heures plus tôt par les
gouvernements des Etats-Unis, du Mexique et du Canada :
« Premièrement, le Traité nous relie à l'un des centres de l'économie mondiale et, pour cette
raison même, a éveillé l'intérêt et l'attention des autres grandes zones mondiales : l'Europe et
le Pacifique asiatique ; il fait de nous un pont vers notre Amérique Latine. En second lieu, le
Traité nous offre la garantie d'un accès large et permanent de nos produits au grand marché
d'Amérique du Nord, qui compte plus de 360 millions de personnes. Ceci est très important
parce que nos entreprises pourront profiter des avantages qui découlent de la taille de ce
grand marché et ainsi, en produisant pour plus de gens, offriront plus d'emplois aux
Mexicains, pourront baisser leurs prix et devenir plus efficientes.
Troisièmement, le Traité fixe des règles claires et stables pour nos échanges avec le Nord, qui
est déjà le plus intense et le plus important du pays. Il ne faut pas oublier que nous sommes
aujourd'hui le troisième partenaire commercial des Etats-Unis et que c'est avec ce pays que
nous commerçons le plus. Durant les trois dernières années, ce commerce a plus que doublé.
Quatrièmement, nous pourrons également spécialiser notre production dans les secteurs où
nous disposons d'avantages en raison de notre climat, de nos ressources ou de nos
compétences qui sont nombreuses, et nous pourrons utiliser des technologies permettant d'en
tirer meilleur profit. Enfin, en tant que consommateurs, vous tirerez avantage du Traité qui
vous permettra de trouver une plus grande variété de produits, de meilleure qualité et à des
prix inférieurs.
Mais surtout, le Traité signifie plus d'emploi et un meilleur revenu pour les Mexicains. C'est
l'essentiel ; et il en est ainsi parce qu'arriveront plus de capitaux, plus d'investissements, ce qui
veut dire plus de possibilités d'emploi ici, dans notre pays, pour nos compatriotes. En termes
simples, nous pourrons croître plus vite et concentrer alors toute notre attention à
l'amélioration du sort des plus démunis » (SALINAS, 1992).
Ce texte très révélateur montre à quel point - indépendamment même de ses effets ultérieurs
possibles - la perspective du Traité joue un rôle central dans la restructuration du climat
idéologico-politique et a permis au Président en place un étonnant rétablissement. Elu en
juillet 1988 dans des conditions délicates, Salinas de Gortari a su assez rapidement regagner
une légitimité fortement mise en cause par la térioration de l'économie mexicaine et
l'effritement du système politique. La construction d'un Grand Marché apparaît comme un
gigantesque levier permettant de débloquer toutes les contraintes qui viennent peser sur
l'économie et la société mexicaines. De ce point de vue, le Traité joue un rôle interne beaucoup
plus important au Mexique qu'aux Etats-Unis ou même au Canada.
Economiste. IRES - 1 rue de la Faisanderie, 75116 PARIS.
2
Le fil directeur de cette flexion sera donc assez simple et consistera à se demander pourquoi
le Traité est présenté comme la pièce maîtresse d'un projet économique cohérent, et dans
quelle mesure il peut effectivement assurer cette fonction.
LES JUSTIFICATIONS DU TRAITE
« Les trois pays couvrent une superficie de 21 millions de kilomètres carrés et possèdent en
1987 une population totale de 351,6 millions de personnes et un produit interne brut (PIB) de
plus de cinq mille milliards de dollars. En comparaison, les 12 pays membres de la
Communauté Economique Européenne couvrent une surface de 2,25 millions de kilomètres
carrés, leur population est de 323,8 millions d'habitants et leur PIB de 4150 milliards de dollars.
» (VEGA CANOVAS, 1991)
Voici un exemple, parmi cent, de la manière dont on présente comme une évidence les
bienfaits de la mise en place d'un Grand Marché en frappant l'opinion avec des données venant
souligner la taille de ce marché définie de manière simplement additive. Une telle présentation
est évidemment insuffisante : en 1991, le PIB mexicain représente- avec un peso suvalué - 283
milliards de dollars, et celui des Etats-Unis s'élève à 5677 milliards de dollars. Le PIB par tête
est de 22500 dollars par an aux Etats-Unis et de 3400 au Mexique, soit presque sept fois moins.
Il paraît donc difficile d'additionner des Mexicains et des Nord-Américains. Cependant,
l'argumentation peut avancer des arguments plus construits, qui insistent plutôt sur le
caractère complémentaire des économies :
« Pris dans leur ensemble le Mexique, les Etats-Unis et le Canada constituent une région riche
en ressources naturelles (notamment dans le domaine de l'énergie), en capital et en main
d'oeuvre (...) Pour de nombreux analystes, la combinaison du capital et de la technologie des
Etats-Unis, des ressources naturelles du Canada et de la main d'oeuvre et des ressources
naturelles mexicaines pourrait permettre la construction d'une zone de grande prospérité
économique » (VEGA CANOVAS, 1991)
On découvre ici une seconde erreur de méthode, qui consiste à raisonner comme si le Traité
allait mettre en relation des pays vivant jusque là en parfaite autarcie. Ce n'est pas le cas, et il
est primordial de prendre la mesure réelle des transformations en cours, en commençant par
rappeler les grandes lignes du Traité. Il a obtenu l'accord des trois gouvernements concernés
mais sa ratification par le Congrès américain ne semblait pas absolument acquise en juin 1993.
S'il est malgré tout signé sans délai supplémentaire, l'Accord entrera en vigueur le 1er janvier
1994. Durant la première année, les Etats-Unis devraient supprimer leurs taxes portant sur
7300 biens, qui représentent actuellement 84 % de exportations mexicaines non pétrolières
soumises à contingentement. De son côté, le Mexique aurait à supprimer ses taxes sur des
biens représentant 4 % de ses importations non pétrolières. Les droits de douanes restants
seraient annulés en deux étapes supplémentaires.
Il ne s'agit donc ni d'un véritable marché commun, ni d'une union douanière. Les trois pays ne
se sont pas engagés à mettre en oeuvre une politique commune, et deux domaines
particulièrement importants sont délibérément tenus à l'écart du Traité : il s'agit du pétrole
d'une part, de l'émigration mexicaine de l'autre. Ces réserves introduisent donc d'importantes
différences avec la construction européenne : il sera plus facile à une marchandise de passer la
frontière qu'à la main d'oeuvre mexicaine. Cependant, ces deux clauses ne sont pas en réali
aussi absolues qu'il y paraît, et ces réserves n'ont pas seulement des motivations d'ordre
3
économique. Du té mexicain, l'un des projets du gouvernement est de favoriser l'entrée des
capitaux étrangers dans la trochimie et son action s'est attachée à faire reculer les obstacles
à une telle association. L'un des premiers actes de l'actuel Président fut de décapiter le
puissant syndicat des travailleurs du pétrole qui, sous des formes ultra-corporatistes, cultivait
anmoins la grande tradition nationaliste. Le second obstacle, d'ordre constitutionnel, a
commencé à être levé, puisque la liste des produits l'apport de capitaux étrangers est
autorisée s'allonge au fil des ans.
Quant à l'émigration mexicaine, il suffit d'aller dans les villes de la zone frontière pour
constater que la barrière n'est pas parfaitement imperméable. L'ouverture globale risquerait
sans doute de déclencher un afflux difficile à absorber, mais il est clair que cette main d'oeuvre
bon marché trouve à s'employer non seulement dans les Etats du Sud mais de manière massive
dans les secteurs de services de toutes les grandes villes américaines.
Du côté mexicain, la perspective du Traité fonctionne comme un fantastique appel d'air qui
devrait permettre de régler tous les problèmes de l'économie mexicaine. Il faudrait étudier par
le menu la manière dont les argumentaires libéraux traditionnels ont été traduits en un
langage populaire, capable de susciter des espoirs d'amélioration et de rendre au
gouvernement toute sa légitimité. Les extraits du discours présidentiels cités en exergue en
donnent une bonne illustration.
Mais il ne s'agit à vrai dire que de très légères variations du discours dominant quant aux
vertus du libre échange et des lois du marché : l'établissement d'un marché ouvert permettrait
une meilleure allocation des ressources débouchant sur une situation meilleure pour tout le
monde. La situation initiale serait donc sous-optimale du point de vue de l'efficacité
économique. Toute la question est alors de savoir sur quels mécanismes on table pour accéder
à cette situation améliorée. Et cette question se pose en termes radicalement différents par
rapport à l'exemple européen. Les différences de performances économiques sont en effet
énormes entre les deux pays et l'on ne trouve pas en Europe de l'Ouest d'écarts du même ordre
de grandeur en ce qui concerne le salaire, la productivité ou même la taille relative des
entreprises.
Quels avantages comparatifs ?
La profondeur même de cet écart semble dans une certaine mesure renforcer les postulats de
base. Les bas salaires devraient en effet constituer une incitation très forte à la délocalisation
des capitaux américains qui, en venant s'investir, permettraient aux entreprises mexicaines
d'accroître leurs ventes, puis leur productivité. C'est l'énormité du différentiel qui garantirait
en soi l'efficacité du processus d'intégration.
Les bas salaires représentent de toute évidence l'avantage essentiel du Mexique, et cela dans
des proportions véritablement impressionnantes. Les estimations varient selon le champ de
référence et dépendent également du taux de change, mais on peut considérer que le coût du
travail est inférieur de 6 à 10 fois. Qui plus est, le salaire mexicain est également inférieur,
d'environ un tiers, au niveau atteint en Corée du Sud ou à Taïwan.
Cette main d'oeuvre est sans doute globalement moins productive, mais elle est capable de
s'adapter aux technologies avancées. Ainsi, dans l'industrie maquiladora de la frontière, on ne
trouve pas non seulement des chaînes ultra-taylorisées où de jeunes femmes viennent s'user à
assembler des pièces d'ordinateurs. Il existe aussi, comme l'usine Ford à Hermosillo des unités
4
de production intégrant les procédés les plus modernes et atteignant des niveaux de
productivité comparables avec ceux des usines nord-américaines. L'idée que l'avantage des bas
salaires aurait pour contrepartie une productivité insuffisante ne peut être étendue à
l'ensemble de l'industrie mexicaine. De plus, la faible distance séparant le Mexique du marché
américain permet d'intégrer assez facilement en un processus de gestion combinée les centres
de recherche et de production haut de gamme aux Etats-Unis et une production de masse au
Mexique, même si celle-ci n'est pas destinée au marché local.
Enfin, le Mexique offre aux investisseurs étrangers la possibilité de contourner la législation
sociale, les conventions collectives ou encore, comme y insistent particulièrement les syndicats
aux Etats-Unis, les mesures de protection de l'environnement.
Ces différent éléments dessinent à court terme la possibilité pour la production mexicaine de
se gagner de nouveaux marchés par exportation directe ou par délocalisation de productions
étrangères. C'est là un point de vue statique qui se double, dans les analyses les plus optimistes,
d'une perspective à long terme, où la concurrence accrue permettrait d'accroître l'efficacité de
l'offre nationale. De plus, l'investissement direct permettrait un transfert de technologie et le
déplacement de la spécialisation de l'industrie mexicaine vers les secteurs les plus modernes,
ainsi qu'une production plus intégrée. Enfin, les gains de productivité pourraient conduire à
une progression du salaire réel et donc à une élévation du niveau de vie qui pourrait se diffuser
à l'ensemble de la société.
Le verdict des modèles
Ce scénario optimiste apparaît comme tellement indiscutable qu'il n'est pas discuté sur le fond,
et cela d'autant plus que les modèles semblent apporter une confirmation scientifique et
quantifiée aux intuitions de la raison économique. Les exercices menés aux Etats-Unis par
diverses institutions font en effet apparaître des résultats convergents qui permettent à la
Commission du Commerce International du Congrès américain de conclure que les : « études
montrent de manière unanime que les trois pays béficieraient du NAFTA ».
Cependant l'éventail des simulations est très large en ce qui concerne la croissance. Elles vont
pour le Mexique d'une légère baisse à un supplément de croissance de 11 %, et pour les Etats-
Unis d'un effet nul à un supplément de croissance de 2 %. Cependant, à en croire un
intervenant auprès de la commission parlementaire, ce consensus reflète surtout « l'actuelle
étroitesse de vues des économistes ». Les outils utilisés sont des modèles d'équilibre général,
furieusement néo-classiques, qui présupposent le plein emploi et l'ajustement régulier du
marché du travail.
On ne doit interpréter qu'avec les plus grandes réserves les résultats obtenus à partir
d'instruments statiques, peu aptes à prendre en compte les processus dynamiques. Ainsi le
travail de Hufbauer et Scott, qui fait référence, montre que les Etats-Unis gagneraient 130000
emplois et le Mexique 600000. La mise en place du Traité conduirait notamment à une
croissance de 11,2 % des exportations du Mexique, ce pronostic - établi à la décimale près -
résultant de l'application d'une méthode dite historique. Mais pourquoi 11,2 % ? Tout
simplement parce que c'est la croissance moyenne enregistrée dans trente et un cas de
libéralisation répertoriés par la Banque Mondiale.
5
Cette méthode n'a évidemment rien de scientifique et l'on touche là à une limite des modèles,
et plus particulièrement des modèles centrés sur les effets d'offre. En réalité, leur
fonctionnement usurpe les vertus de la démarche scientifique : ce qu'il faut démontrer est
injecté dans le modèle, de telle sorte que le résultat est contenu dans les paramètres du
modèle. Une méthode équivalente avait d'ailleurs été retenue dans le cas européen, consistant
à calibrer un certain nombre d'effets supposés de la mise en place du Grand Marché à partir de
sondages auprès de chefs d'entreprises.
Le débat est alors clos sans avoir été ellement ouvert. Ainsi, Hufbauer et Scott supposent que
le Mexique va voir ses importations croître très vite, mais que le déficit qui en résultera sera
financé par des entrées de capital. Cet excédent commercial bénéficiant aux Etats-Unis
explique que l'on puisse y prévoir la création de 130000 emplois supplémentaires. Le Mexique
créerait lui aussi des emplois, en dépit de son déficit croissant. Admettons. Mais comment cette
configuration déséquilibrée peut-elle se prolonger indéfiniment ? Le modèle ne prenant pas en
compte les effets en retour sur l'investissement et le commerce extérieur, il ne peut répondre à
cette question. D'autres études sont sur ce point obligées de poser explicitement que
l'investissement augmente au Mexique sans pour autant reculer aux Etats-Unis : voilà encore
un exemple de la pratique consistant à prendre pour acquis le résultat favorable que l'exercice
avait pour fonction d'établir. On ne dispose au total que d'exercices à moitié tautologiques, à
moitié incomplets, qui ne produisent aucun effet de connaissance et doivent plutôt être
interprétés comme autant de chiffrages vaguement plausibles.
On ne peut donc, au total, que porter une appréciation très critique sur ce type d'approche :
"Cette discussion fait clairement apparaître que la modélisation d'équilibre général calculable
ne doit pas être confondue avec une étude scientifique objective. Les modélisateurs
entreprennent l'exercice avec la ferme conviction que la libéralisation du commerce est
mutuellement avantageuse. Ils construisent leurs modèles de manière à démontrer ce que la
théorie considère comme vrai. Quand les résultats sont décevants, les paramètres sont
modifiés et les équations sont transformées ou supprimées jusqu'à ce que les résultats
apparaissent convenables" (FAUX & LEE, 1992).
LE TRAITE OU L'ACHEVEMENT D'UN PROCESSUS
Une autre idée fausse, que l'on retrouve d'ailleurs dans le débat sur l'intégration européenne,
obscurcit la discussion : les défenseurs du Grand Marché font comme si l'on partait d'une
situation de parfaite autarcie et que le Traité (ou l'Acte Unique) constituait un acte fondateur
ouvrant des perspectives absolument nouvelles. Dans le cas mexicain, une telle présentation ne
peut s'expliquer que par l'ignorance de la réalité économique. Loin de marquer le début d'une
nouvelle période, la signature du Traité représente au contraire l'achèvement d'un processus
qui démarre au lendemain même de la crise financière de 1982. Une rapide mise en perspective
historique est ici nécessaire.
Le tournant vers un modèle de promotion des exportations
Le sexennat (nous transposons ainsi le terme mexicain de sexenio) d'Echeverria, de 1970 à 1976,
marque la fin de ce que l'on a pu appeler le « miracle mexicain ». C'est d'abord le
ralentissement brutal de la production agricole à partir de 1965 : la combinaison spécifique
d'un secteur agro-industriel (élevage compris) orienté vers l'exportation et d'une économie
paysanne issue de la réforme agraire, perd brusquement son efficacité. Le gonflement
simultané du déficit budgétaire à l'intérieur, et du déficit commercial à l'extérieur, est le signe
1 / 14 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !