B - Strehler, Lavelli, Chéreau et la vision personnelle du metteur en scène
Ces temps sont révolus. Depuis Strehler, Lavelli, Chéreau, le metteur en scène lyrique impose sa vision personnelle, sa conception
de l'ouvrage, en une « relecture », Si les Noces « de » Strehler respectent celles de Mozart tout en insistant sur le drame sous-jacent à
la comédie -lecture légitime et intelligente-, avec Lavelli et Chéreau commence l'ère des transpositions. Plus de Moyen Âge goethéen
pour Faust, mais le XIX
e
siècle bourgeois de Gounod. Privée de tout rouet, Marguerite étend son linge dans une cour. Du moins ces
transpositions se limitent-elles à la transposition temporelle. Ainsi Menotti déplaça l'action de La Bohème de l'époque de Murger à
celle de Puccini. Dans cette veine qu'on qualifiera de prudemment novatrice, la production de Louise à la Bastille (Mars-Avril 2007)
transpose l'action de la Belle époque au Front populaire, le Père arrive en vélo et la rue de Montmartre devient une station de métro,
fort judicieusement intitulé~ « Montmartre »» (ni Pyrénées, ni Austerlitz); nulle rame ne traverse jamais cette station dont le quai
barre la scène sur toute son ouverture; la balayeuse, le Chiffonnier, le Noctambule y font les cent pas. Comme le spectateur redoutait
pire, il se surprend à réprimer l'interrogation qui monte en lui. À la formule chic « pourquoi pas ? », il aimerait répondre :
« pourquoi ». Présupposé, l'impératif de rapprocher le spectateur de l'action repose-t-il sur une évidence incontestable? L'action
censée se dérouler en une époque historique déterminée éloigne-t-elle vraiment le spectateur contemporain ? Celui-ci est-il incarcéré
dans la contemporanéité au point de ne pouvoir imaginer que des hommes, ses semblables, ont vécu avant lui ?
La transposition temporelle comporte un risque : le porte-à-faux entre l'action et la forme musicale. Le connaisseur peut s'en
amuser, mais le spectateur néophyte a toutes chances de s'y perdre et de conclure qu'en matière de théâtre lyrique, mieux vaut
renoncer à comprendre. Si Cosi fan tutte selon M. Sellars se passe dans une cuisine équipée de l'électroménager moderne
(réfrigérateur, machine à laver la vaisselle, four microondes), pourquoi la camériste et ses patronnes devisent-elles en récitatifs italiens
accompagnés au clavecin ? Pourquoi chante-t-on Mozart? Le rock mondialisé suffirait, ou le bulletin des informations entrecoupé de
messages publicitaires. Admettons l'affaire entendue, la transposition temporelle relevant de l'oukaze, une représentation du Chevalier
à la rose ne peut qu'éviter Vienne et le règne de Marie-Thérèse. Il reste que si certaines transpositions n'entravent pas l'éclosion d'une
émotion musicale, d'autres parviennent, à force de ressentiment, à la destruction de l’œuvre. Le salut consiste-t-il à rentrer chez soi
pour lire la partition et pour écouter un enregistrement ?
C - La transposition poussée jusqu'à la destruction de l'œuvre
À Berlin, en mai 2007, au StaatsOper Unter den Linden (Opéra
d'État dont le directeur musical est Daniel Baremboïm), la
transposition règne sans partage, mais prend des formes contrastées
selon les soirs. Le 11 mai, La force du destin fait les frais d'un rare
acharnement. Un M. Herheim suppose et impose que la suivante de
Leonora est en même temps la vivandière Preziosilla. La même mezzo
apparaît donc en tant que suivante dès le premier tableau, puis en
Preziosilla dans la suite du massacre. Elle ne cesse d'échanger sa
perruque avec Leonora dont, en tant que suivante, elle a tué le père (à
l'aide de l'épée d'Alvaro qui n'en peut mais, tandis que la détonation de
l'arme à feu se fait entendre à l'orchestre). Autre trait de génie,
Leonora lance un réveil-matin dans la cour du couvent, lorsque tinte la
cloche prévue par Verdi. Les deux dames bercent de petits chevaux en
peluche, ailés comme Pégase. Puis apparaît au couvent le même
cheval ailé, mais énorme, confectionné en polystyrène, cette fois
éventré et sanguinolent. Le Marquis de Calatrava et le Padre
Guardiano, tous deux des « pères » -admirable finesse cent ans après
Freud- sont joués par la même basse, peut-être afin de réaliser des
économies. Lartige porte la même robe de chambre d'un rôle à l'autre.
Les choristes masculins, en complet Mao, plongent leurs bras jusqu'aux coudes dans les viscères du canasson et, dégoulinants,
vocifèrent « Maledizione ! » Commentaire pertinent, mais ce n'est pas fini. Rappel du film insoutenable de 1945 où l'on voit des
Berlinois éventrer un cheval mort et, à même la chaussée, s'y découper une improbable nourriture ? Au son de « la Vergine degli
angeli », les dames choristes déambulent, blouse ouverte sur des sous-vêtements négligés, pendant que des communiantes promènent
des cierges (évidemment phalliques, symbole oblige). Rien de tout cela, hargneux, et laid, n'entretenant le moindre rapport avec
l'action, s'agit-il encore d'une transposition ? Si l'on transpose Au clair de la Lune de la flûte piccolo à la contrebasse, où « Je t'ai
donné mon cœur » de Ré bémol à Ut, la mélodie demeure identique et il s'agit bien d'une transposition permettant de reconnaître la
ligne mélodique en question. Mais si M. Herheim substitue à l'œuvre de Verdi la projection de ses propres fantasmes, qui peut
reconnaître l'original ?
Le spectateur captif a-t-il au moins la ressource de fermer les yeux, échappatoire ordinaire aux plus mauvaises soirées ? Cette issue
lui est refusée. Pour la première fois une production s'en prend au déroulement musical : l'Ouverture n'intervient que dans la deuxième
partie de l' « exécution » et le rideau se lève sur le premier tableau déjà décrit. Cette ouverture, plus qu'aucune autre, installant un
climat qui commande toute la représentation, la déplacer revient à mutiler l'ouvrage lui-même. Lorsque Toscanini, apprit que Mahler,
chef d'orchestre et directeur de l'Opéra de Vienne, supprimait la scène finale de Don Giovanni, il commenta : « Vergogna ! ». Honte,
en effet. Puisqu'on défigure un opéra de Verdi, pourquoi se gêner avec des œuvres symphoniques ou instrumentales ? Pourquoi ne pas
intervertir l'ordre des mouvements dans une sonate de Mozart ou dans une symphonie de Beethoven ? Pourquoi des pitreries et des
insanités ne viendraient-elles pas se superposer, voire se substituer à leur interprétation ?
Deux mois plus tard, une chronique de Jacques Julliard, « Les assassins du théâtre » (Le Nouvel observateur, 16-22 août 2007) s'en
prenait radicalement, non aux seules mises en scènes lyriques, mais à la notion même de mise en scène : « On parle dos au public
pour bien montrer que celui-là, on s'en préoccupe comme d'une guigne. On se roule par terre en faisant un raffut du diable. À voir les
représentations contemporaines des classiques, le spectateur mal informé ressort convaincu qu'à l'époque élisabéthaine ou au Grand
Siècle, nobles, bourgeois et valets passaient leur temps à se rouler dans la poussière pour dire les choses les plus anodines ». Tout est
bon au metteur en scène pour empêcher l'auteur de lui faire une concurrence déloyale en détournant le spectateur de ses pitreries
préférées. Évoquant une représentation du Roi Lear dans la Cour d'honneur du Palais des Papes d'Avignon, cet éditorialiste remarque
« Aida » de Verdi, festival de Bregenz, juillet 2009, mise en scène de
Graham Vick, décors de Paul Brown. L'action se déroule sur une large
plateforme tournante et grillagée installée sur le lac de Constance. Tout
patauge, y compris les solistes, dominés par les fragments d'une
gigantesque statue de la Liberté en ruines.