Gouverner la zone euro après la crise : l`exigence de l

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INTRODUCTION
Lundi 12 octobre 2009. L’été se languit à Athènes, le bulletin météorologique annonce une température de 28°C en après-midi. Les baigneurs,
encore nombreux, profitent des plages des banlieues chics du sud de la
capitale grecque. Grand vainqueur des élections générales tenues 8 jours
plus tôt, le nouveau gouvernement socialiste, dirigé par George Papandréou, prend doucement les rênes du pouvoir. Les électeurs attendent les
premières mesures du plan de relance de 3 milliards d’euros promis, dont
une hausse des retraites. Un groupe de pop britannique, Pet Shop Boys,
annonce des dates de concert supplémentaires dans le cadre de sa tournée
mondiale, Pandemonium tour.
Pandémonium… Néologisme dû au poète anglais John Milton dans son
poème Le Paradis perdu ; le terme, forgé à partir des mots de grec ancien
√kµ et {lߥ›µ, désigne la capitale des Enfers, le siège de Lucifer. De fait,
la fin d’automne, déjà chaude, ne tarde pas à devenir brûlante dans la
capitale grecque. En fin d’après-midi, le porte-parole du gouvernement
annonce que le déficit public estimé pour 2009 ne sera pas de 6 % du
PIB, comme l’avait indiqué le précédent gouvernement, mais au moins
de 12 %. Finalement, il est établi quelques semaines plus tard à 15,7 %.
La nouvelle déplaît. Aux investisseurs, déjà, qui pointent la baisse
continue de compétitivité de l’économie grecque, l’accumulation des
déficits de la balance des paiements, la dégradation des perspectives de
croissance sous l’effet de la crise financière et le stock déjà important de
dette publique. Aux partenaires européens de la Grèce, ensuite. L’accueil
du nouveau ministre de l’Économie et des Finances par ses pairs lors de la
réunion de l’Eurogroupe du 19 octobre est peu amène. La situation a en
effet le goût amer du déjà-vu. Au printemps 2004, confronté à l’ouverture d’une procédure pour déficit public excessif, le gouvernement grec
nouvellement élu avait lancé un audit approfondi des comptes publics
qui révéla une manipulation majeure des statistiques budgétaires depuis
1997. Logiquement, la Grèce n’aurait jamais dû rentrer dans la zone euro
en 2001. Quatre ans d’échanges furent nécessaires entre la direction générale de la Commission chargée des statistiques, Eurostat, et les autorités
athéniennes pour rectifier les données budgétaires. Tout le monde pense
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alors l’affaire soldée, même si des doutes persistent. En avril 2009, le
Conseil de l’Union encourage le pays à améliorer la gouvernance statistique et la qualité de ses données numériques et l’invite à se conformer
davantage aux prescriptions européennes en la matière.
En fait, pendant toute la première décennie des années 2000, la Grèce
fait plus qu’appliquer les règles : elle en exploite les failles. Au terme d’un
pacte faustien avec des banques d’affaires nord-américaines, elle conclut
des swaps de devises sur les parts de sa dette émise en monnaie étrangère
(dollar, yen) à des taux de change très favorables. Mise en place à compter
de 2001, l’opération est connue mais suscite peu l’attention des régulateurs et des investisseurs.
À la fin du mois d’octobre 2009, George Papandréou tient donc à rassurer tant ses pairs que les marchés, et promet de revenir à un niveau de
déficit public inférieur à 3 % du PIB en trois ou quatre ans. Il reçoit pour
cela les conseillers de Goldman Sachs en novembre 2009 afin d’envisager
un nouveau montage financier, concernant cette fois-ci la dette sociale.
Aucune suite n’est donnée. La pression s’accroît sur le pays.
2010 débute mal. La première communication de la Commission est
consacrée aux données budgétaires grecques et constitue un sévère rappel
à l’ordre au respect des règles statistiques. Le 14 janvier, George Papandréou présente son plan d’assainissement : augmentation de la fiscalité,
gel des salaires de la fonction publique, réforme des régimes de retraite –
autant de mesures impopulaires, mais nécessaires. « Nous laisserons les
déficits derrière nous, promet le Premier ministre, et ferons de ce qui est la
plus complexe et importante crise des dix dernières années, une opportunité
pour le pays. »1 Les marchés réagissent peu à l’annonce. La situation générale des finances publiques en Europe est fortement dégradée. Les investisseurs sont dubitatifs quant à la capacité de l’Union et des États
membres à ramener leurs comptes publics dans la zone de confort dessinée par le traité de Maastricht : un déficit public inférieur à 3 % du PIB
et une dette publique à 60 % – ou supérieure, mais se rapprochant de
cette valeur. Dans ce contexte, les agences de notation Moody’s, Fitch
Ratings et Standard & Poor’s abaissent la note souveraine de la Grèce. Le
pays n’est pas le seul dans ce cas, mais cette dégradation, si elle doit s’accentuer, risque de menacer l’octroi de liquidités aux institutions de crédit
grecques par la Banque centrale européenne (BCE). Les titres de dette
grecs, fortement détenus par ces institutions, ne seraient plus éligibles aux
1. « PM: Stability plan is our only choice », The Athens News Agency, 14 janvier 2010.
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opérations de politique monétaire conduites par Francfort. La crise financière a déjà conduit à réduire les flux de capitaux vers la Grèce ; la fermeture du guichet d’approvisionnement de la BCE placerait le système
bancaire grec en grande difficulté et, par effet de ricochet, compromettrait tout espoir d’une reprise rapide. Une véritable descente aux enfers…
Cependant, personne ne mesure encore ni l’importance ni l’imminence
de la crise. Au niveau européen, chacun veut croire que le Pacte de stabilité et de croissance (PSC), révisé en 2005, constitue le corset adapté à la
situation. La BCE fait confiance à la Grèce pour présenter un déficit
public grec à 3 % pour 2012, fut-ce sur la base d’hypothèses de croissance jugées peu réalistes2. L’analyse réalisée par la Commission n’est pas
moins optimiste. Quant au Conseil, institution cardinale de la mise en
œuvre de la coordination des politiques économiques et de la discipline
budgétaire, ses premières appréciations sont positives. Du côté des marchés, les écarts des taux d’intérêt entre les obligations à 10 ans grecques et
allemandes s’ouvrent, signe de la perception d’un risque accru quant à la
capacité de remboursement d’Athènes. En même temps, tout malheur est
toujours bon à prendre, et les analystes financiers y voient des opportunités d’investissement particulièrement attractives pour qui conservera les
titres grecs jusqu’à maturité. Comme l’écrit un expert d’Amundi fin janvier 2010, « il est extrêmement peu probable qu’un État de la zone euro soit
en défaut de paiement dans les dix ans, et encore moins dans les trois années à
venir »3. Usant de cynisme, un autre investisseur relève début avril que
« les valorisations [des dettes souveraines] aberrantes sont autant d’opportunités d’investissement intéressantes »4.
Six ans plus tard, l’on ne peut qu’être étonné de l’assurance collective et
de la relative insouciance exprimée à l’époque des faits par les différents
acteurs – Europe, États et marché – face la situation. D’autant plus qu’à
ce jour, la crise n’est pas encore résolue. Malgré un troisième plan d’assistance financière de 86 milliards d’euros conclu en juillet 2015, la Grèce
doit supporter un niveau d’endettement public considérable qui ne se
2. Jean-Claude Trichet, « Introductory statement with questions & answers », Europa.eu, 4 février
2010, http://www.ecb.europa.eu/press/pressconf/2010/html/is100204.en.html, page consultée le
15 janvier 2016.
3. Nathalie Navarre, Regards sur les marchés : Revoir la hiérarchie de la dette souveraine en zone euro,
Amundi, 25 janvier 2010.
4. Axel Botte, « Les souverains ou le nouveau pari de crédit », Globalix.fr, 6 avril 2010, http://
www.globalix.fr/content/les-souverains-ou-le-nouveau-pari-de-credit, page consultée le 15 janvier
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réduira qu’à long terme : 200 % du PIB en 2016, 175 % en 2020 et
122 % en 2030. Et rien ne dit que ce scénario se réalisera, tant les
variables et les facteurs qui l’influent sont nombreux. En ce sens, le FMI a
contesté le caractère viable de la dette grecque lors des négociations du
troisième plan d’aide et, depuis, appelle à ce que l’assistance financière et
les réformes structurelles s’accompagnent d’une renégociation de la dette
publique. Le 11 octobre 2015, le président de la BCE, Mario Draghi,
jette un pavé dans la mare lorsqu’il admet l’intérêt d’un reprofilage de la
dette grecque : « We have expressed concerns about current debt sustainability. In our view, there will have to be an element of debt relief. »5
« If these things were so large, how come everyone missed them? », demande la
reine Elizabeth II à propos de la crise des subprimes à un professeur
d’économie, lors de sa visite à la London School of Economics en
novembre 2008. Six mois plus tard, les économistes font amende honorable et reconnaissent « un échec de l’imagination collective de nombreuses
personnes brillantes, ici dans ce pays [Royaume-Uni] et à l’étranger, pour
comprendre les risques du système [financier] dans son intégralité »6. La question vaut assurément pour la zone euro et la crise des dettes publiques.
Comment est-il possible que ni les institutions de l’Union chargées de la
surveillance des politiques économiques, ni les autorités nationales, ni les
investisseurs privés n’aient rien vu ? Au regard de l’importance de la crise
et de ses conséquences économiques et sociales, la question possède une
légitimité indiscutable.
L’on pourrait discuter à l’envi des imperfections passées, voire présentes
et futures de la gouvernance économique européenne, ou bien encore de
la manipulation ou du contournement des règles statistiques et budgétaires par les États membres. Le vrai sujet serait toutefois éludé : l’(in)
existence d’une volonté politique réelle, large des États membres en
faveur d’une véritable Union économique et monétaire. Le statu quo n’est
cependant ni possible ni admissible. Dans un monde en continuel changement, « s’arrêter signifie reculer, prévient Angela Merkel en mars 2007.
5. Mario Draghi, entretien donné au quotidien grec I Kathimerini, 11 octobre 2015, Europa.eu,
http://www.ecb.europa.eu/press/inter/date/2015/html/sp151011.en.html, page consultée le
15 janvier 2016.
6. « […] A failure of the collective imagination of many bright people, both in this country and internationally, to understand the risks to the system as a whole », cité dans « British Economists send Apology to Queen », HuffingtonPost.com, 26 août 2009, http://www.huffingtonpost.com/2009/07/26/
british-economists-send-a_n_244998.html, page consultée le 15 janvier 2016.
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Si l’Europe est divisée, elle trébuche plus rapidement que certains ne le
croient »7. La participation à l’Union économique et monétaire (UEM), le
partage d’une même monnaie unique créent une exigence : celle de progresser, de s’intégrer.
Mais que l’on ne se méprenne pas ! L’intégration que nous appelons de
nos vœux n’est pas la réduction des États et de leurs citoyens à une uniformité imposée par quelques institutions apatrides. Elle n’est pas l’affirmation d’une nouvelle hégémonie, fut-elle imposée par le droit et non
par la force. L’unité économique, monétaire, financière et politique de
l’Europe n’emporte pas nécessairement son uniformité. L’unité est une
perspective fondamentale de l’Union. Et, pour reprendre les mots du premier président de la Commission européenne Walter Hallstein, si
« [l’unité] est le leitmotiv de notre action », cela n’interdit pas le maintien
d’une forte diversité. « Bien entendu des différences subsistent. Il faut qu’elles
subsistent. L’Europe ne doit pas devenir un creuset où tout se confond. Elle est
diverse. Nous voulons conserver la richesse et l’originalité des caractères, des
aptitudes, des connaissances, des habitudes, des mœurs et des goûts. C’est ce
qui sépare que nous voulons éviter : les forces, les supériorités se dressant les
unes contre les autres, tout ce que la coexistence d’individualités différentes
peut avoir de destructeur. »8 Ainsi comprise, l’œuvre d’intégration se comprend comme une méthode pacifique d’organiser « de façon cohérente et
solidaire les relations entre les États du continent et leurs peuples »9. Elle réalise un équilibre continu et en perpétuel mouvement entre ces deux pôles
d’unité et de diversité.
L’intégration n’efface pas le fait étatique, comme cela peut être trop souvent dénoncé dans les débats publics : elle se nourrit de lui, se construit à
partir de lui. Cela ne signifie pas que l’État demeure inchangé : les fonctions exercées sont révisées au travers du prisme de l’intégration. « L’État
national classique est la forme de vie d’hier, nous dit Willy Brandt dans
l’allocution qu’il prononça en novembre 1973 devant le Parlement
européen. Notre avenir n’est plus l’État national considéré isolément, mais
l’Union ».
7. Angela Merkel, « Discours prononcé à l’occasion de la cérémonie célébrant le cinquantième anniversaire de la signature des traités de Rome », EU2007.de, 25 mars 2007, http://www.eu2007.de/
fr/News/Speeches_Interviews/March/0325BKBerliner.html, page consultée le 15 janvier 2016.
8. Walter Hallstein, L’Europe inachevée, Robert Laffont, 1970, p. 16.
9. Jacques Bourrinet, « L’intégration européenne confrontée aux défis du xxie siècle », in Jacques
Bourrinet (dir.), L’intégration européenne au XXIe siècle, La Documentation française, Ceric, 2003,
p. 11.
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Depuis 2010, la crise économique et financière qui frappe l’Union, ses
États et ses citoyens a interrogé la pertinence de l’équilibre entre unité et
diversité qui caractérisait jusqu’alors la gouvernance économique. Elle a
obligé à rouvrir un débat que le traité de Maastricht avait difficilement
soldé et que personne, depuis lors, n’avait souhaité véritablement aborder.
L’UEM, faut-il rappeler, constitue l’une des rares politiques ayant traversé
quatre exercices de réforme constitutionnelle sans subir de modifications
importantes !
Nécessaire pour faire face à la crise, la transformation profonde de la gouvernance économique n’en constitue pas moins un exercice souvent
indécis, et toujours difficile et épuisant. Les tensions politiques sont exacerbées, des propos peu amènes échangés, de vieilles rancunes ressorties
des tiroirs de l’Histoire. Car l’objet principal des réformes n’est pas
anodin : l’exercice de la politique économique. Celle-ci constitue l’un des
rares leviers à la disposition des États membres en matière d’action
publique. Elle exprime une volonté à même de façonner un destin collectif et d’affronter la mondialisation, souligne Manuel Valls en août
201510. L’outil est tout particulièrement fondamental pour les États de la
zone euro : la politique monétaire comme la politique de change leur
échappent pour relever de la compétence de l’Union. À cette sensibilité
première s’en ajoute une seconde : les composantes budgétaires et fiscales
de la politique économique constituent, historiquement, des sujets de
revendication politique majeurs des parlements contre les exécutifs. Si la
réalité actuelle est plutôt celle d’une érosion de l’autorité budgétaire des
parlements nationaux11, la conquête de leurs pouvoirs financiers reste
associée à la démocratisation des régimes politiques dans l’imaginaire collectif. Dans ce contexte, la politique économique est « le dernier bastion
de la souveraineté », selon la formule du Premier ministre luxembourgeois
Pierre Werner en 1969. S’y attaquer, c’est aussi attaquer l’État et la représentation que l’on s’en fait.
10. Manuel Valls, « Poursuivre nos réformes économiques pour affirmer nos valeurs », Vie-publique.
fr, 26 août 2015, http://discours.vie-publique.fr/notices/153002206.html, page consultée le 15
janvier 2016.
11. Allen Schick, « Les parlements nationaux peuvent-ils retrouver un rôle effectif dans la politique
budgétaire ? », in colloque L’évolution du rôle du Parlement dans le processus budgétaire, Sénat, 2425 janvier 2001, http://www.senat.fr/colloques/colloque_processus_budgetaire/colloque_processus_budgetaire4.html, page consultée le 15 janvier 2016.
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Dans ce contexte, l’Union et les États membres ont cherché – et continuent à le faire – un tiers chemin entre une coordination qui ne fournit
plus les moyens de penser son avenir et un transfert accru de compétences à l’Union trop audacieux pour trouver sa place en période de crise.
La gouvernance de la zone euro tourne en un exercice d’équilibrisme
juridique et politique. Les exceptions succèdent aux principes, les reculs
aux avancées, la protection des intérêts particuliers à la défense de l’intérêt général. Autant de subterfuges pour éviter d’avoir à choisir, quitte à
accentuer les contradictions de la gouvernance de la zone euro. Le résultat
en est une gouvernance complexe, illisible et difficilement compréhensible, y compris pour le public averti.
Ces débats techniques et politiques ne sauraient occulter une autre réalité : la conscience éclairée des citoyens européens quant à la capacité des
échelons nationaux et européens à pouvoir répondre à leurs attentes
sociétales. Le sondage Eurobaromètre de mai 2015 indique que la
confiance des citoyens envers l’Union a augmenté de 31 % à 40 % par
rapport à l’année passée, tandis que la confiance envers les gouvernements et les parlements nationaux n’a progressé que d’un point et lui
reste inférieure (31 %).
Fruit de la collaboration de trois auteurs aux expertises et expériences
complémentaires, le présent ouvrage s’adresse à tous les lecteurs soucieux
de comprendre la nouvelle gouvernance économique de la zone euro,
suspendue entre unité et diversité, entre espoir et perplexité.
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