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Table des Matières
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Table des Matières
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Introduction
Le christianisme des XIIIe-XVe siècles en Occident
Contexte
Sources et historiographie
Chapitre 1 - L'Occident latin à l'orée du XIIIe siècle
L'espace contrasté de l’Occident latin
Un cadre institutionnel solidement établi
La réaffirmation de la doctrine
Chapitre 2 - Renouveau du monde des réguliers et avènement des ordres mendiants
Ordres anciens et expériences nouvelles
Les ordres mendiants
L'insertion disputée des ordres mendiants
Chapitre 3 - Gouverner l’Église au XIIIe siècle
L'accroissement de la centralisation romaine
Papes, empereurs et rois : l’affrontement
L'affirmation face aux éléments extérieurs
Chapitre 4 - La papauté d’Avignon (1316-1377)
Le temps des papes français
Une machine administrative puissante et décriée
Avignon / Rome : quelle capitale ?
Chapitre 5 - L'encadrement pastoral
La paroisse et son « curé »
Les multiples voies de la transmission du message
La place des laïcs
Chapitre 6 - Le dynamisme des cultes et des dévotions
La quête du salut : une aventure collective
Les enjeux spirituels et identitaires des cultes
Pèlerinages, indulgences et jubilés
Chapitre 7 - Les voies de la perfection : spiritualité et sainteté
Les séductions persistantes de la voie pénitentielle
La conquête de l’intériorité
La nouvelle sainteté
Chapitre 8 - Église et vie sociale
Poursuite de l’œuvre d’assistance
La formation des esprits
Le « bon usage du monde »
Chapitre 9 - Le Grand Schisme, l’épisode conciliariste et la réaffirmation de la papauté
Le Grand Schisme (1378-1417)
L'épisode conciliariste
La nouvelle donne de la puissance pontificale
Chapitre 10 - L'Église face à ses adversaires et au monde extérieur
Anciennes et nouvelles hérésies
Extension de l’exclusion
L'Occident latin sur la défensive
Chapitre 11 - La réorganisation de la vie régulière et les mouvements de l’observance
Les ordres monastiques au défi du renouveau
La division interne des ordres mendiants
Aux marges de la réforme
Chapitre 12 - Les Églises d’Occident au tournant des XVe et XVIe siècles
Les Églises des royaumes de « vieille chrétienté »
Les Églises de l’Empire
Les Églises des royaumes de « chrétienté nouvelle »
Conclusion générale
Tableau récapitulatif des ordres religieux cités dans le volume1
Les papes et les conciles du XIIIe au XVe siècle
Bibliographie
Copyright © Armand Colin, 2009
978-2-200-24668-6
XIIIe-XVe siècle
Collection U
Histoire
Ouvrage publié sous la direction de Geneviève Bührer-Thierry
Au seuil de cet ouvrage, j’ai plaisir à exprimer ma vive reconnaissance aux promotions
successives d’étudiants qui m’ont permis de le mûrir et aux trois lecteurs qui m’ont aidée à lui
donner forme, Andrée Nordon-Gérard, Bénédicte Sère et Patrice Wahlen.
Je remercie également son éditrice, Marie Lécrivain, pour sa confiance,
son écoute attentive et ses suggestions.
Armand Colin
21, rue du Montparnasse
75006 Paris
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous
pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des
pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et constitue
une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations
justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées
(art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle).
Introduction
ENCADRÉE EN SES DéBUTS par le concile majeur de Latran IV (1215) et, en sa fin, par la crise
luthérienne ouverte en 1517, la période qui s’étend du XIIIe au XVe siècle alimente dans l’imaginaire
aussi bien la légende dorée que la légende noire du Moyen Âge religieux. Légende dorée du « temps
des cathédrales », ces grandes églises gothiques qui sont alors construites en nombre, partout en
Occident, et restent pour beaucoup dressées sous nos yeux ; légende dorée de la haute figure de
François d’Assise , l’un des rares saints dont la mémoire est encore présente à nos contemporains ;
légende dorée de la lumière des primitifs flamands ou de la douceur des maîtres italiens. Mais aussi
légende noire de l’épidémie de peste qui ravagea l’Europe en 1348 ; légende noire de l’Inquisition et
des persécutions contre les juifs ; légende noire des dernières croisades et des combats contre les
musulmans et les païens. Époque contrastée, s’il faut en croire les images qui en sont conservées : une
réalité à laquelle n’échappe aucun moment de l’histoire.
Mais l’histoire ne s’écrit pas avec des clichés et l’historien ne s’érige pas en juge de ce qu’il
observe. En s’appuyant sur le raisonnement critique, il s’efforce de comprendre comment les données
que lui livrent les sources ont pu advenir. Aussi, loin de tout schématisme, il donne aux images
mémorielles des nuances qui les rendent sans doute moins efficaces mais plus proches de l’expérience
des contemporains et, surtout, moins piégées.
Le christianisme des XIIIe-XVe siècles en Occident
À l’époque qui nous retient, les temps de cuisson des aliments se mesuraient en nombre de prières à
réciter. Les élites intellectuelles s’enflammaient à propos de la pauvreté volontaire ou du devenir des
âmes après la mort. Les autorités urbaines rémunéraient sur les deniers communs des prédicateurs de
Carême et soutenaient l’organisation de représentations théâtrales d’une durée de plusieurs jours,
durant lesquelles se jouaient la Passion du Christ ou l’histoire des saints. Autant dire que la vie
religieuse ne laissait personne indifférent. Depuis plusieurs siècles, en Occident, elle avait pour cadre
la religion chrétienne qui donnait alors à la société d’importantes structures institutionnelles et lui
fournissait ses représentations du monde comme ses principaux outils de pensée. Faire son salut
demeurait pour ces générations la grande aventure, quel que soit le niveau culturel où se situaient les
individus : la pratique religieuse n’était pas une affaire populaire. Ne pas en prendre conscience serait
s’exposer à ne pas comprendre les formes de l’expression religieuse observées pour la période, dans
toutes leurs dimensions, jusque dans leurs aspects les plus intransigeants.
Bien que solidement ancrée dans les sources de la révélation chrétienne (la Bible) et l’héritage des
générations antérieures (la Tradition), la manière dont l’Occident a vécu le christianisme entre le XIII e
et le XVe siècle n’en a pas moins revêtu des colorations spécifiques, en réponse aux aspirations de la
société de ce temps. L'objet de cet ouvrage est précisément d’en dégager les caractères. Ces évolutions
n’ont pas été systématiquement repoussées par le magistère qui les a orientées et accompagnées plus
qu’il ne les a anticipées. En tout état de cause, il a dû en tenir compte et en a tenu compte en partie. Du
siècle précédent, l’époque a hérité un foisonnement d’expériences nouvelles, dans des domaines aussi
variés que l’activité de la pensée ou les modalités de la vie religieuse. Le XIIIe siècle et une large
partie du XIVe siècle, encore, ont procédé à la mise en ordre et à la synthèse de ces innovations, ce
dont témoignent les grandes collections encyclopédiques de droit, de savoir profane ou de théologie
qui se sont alors élaborées et dont la Somme théologique de Thomas d’Aquin constitue le meilleur
exemple. Le mouvement s’est accompagné d’une vaste entreprise institutionnelle : la poursuite de la
construction du gouvernement centralisé de l’Église autour de la papauté, gouvernement étendu à
toutes les parties de l’Occident placées sous la tutelle romaine. Mais, au moment même où elle se
parachevait, l’unité de la chrétienté était ébranlée par des forces centrifuges qui l’emportèrent durant
la seconde phase de la période. Ainsi, avant même la Réforme, l’Église d’Occident a-t-elle déjà connu
le schisme à la suite du triomphe du mouvement hussite qui a provoqué la séparation de l’Église de
Bohême : l’affaire était pour elle beaucoup plus lourde de conséquences que le Grand Schisme (13781417) qui fut avant tout une crise politique.
Tous ces contrastes coexistent sans contradiction avec les courants de fond qui, dans le domaine de
la pastorale et de la spiritualité, traversent toute la période. Parmi les principaux, on citera l’essor de
l’activité enseignante, entre autres par la prédication, principalement illustrée par des religieux d’un
type nouveau, les ordres mendiants. S'y ajoutent l’enrichissement des cérémonies du culte
eucharistique et la diffusion des mutations de la doctrine relative aux fins dernières, c’est-à-dire de la
croyance au purgatoire, promise à un bel avenir. Mais la principale nouveauté de ces trois siècles
réside sans aucun doute dans les témoignages croissants livrés par les sources de l’appropriation du
message religieux par les laïcs, tant par les hommes que par les femmes. Ainsi, en dépit de la position
dominante dans laquelle se trouvent les clercs, voit-on surgir d’une même souche des phénomènes
aussi inédits qu’une initiative laïque soutenue en faveur du secours des pauvres, une large adhésion de
ces mêmes laïcs à la spiritualité de la pénitence, un vigoureux élan de mystique féminine. Se fait
également jour un puissant mouvement de contestation, d’origine aussi bien laïque qu’ecclésiastique :
celui-ci relève pour beaucoup de l’anticléricalisme mais peut aller jusqu’à remettre en cause la
définition même de l’Église telle qu’elle se conçoit alors. Même si ces divers courants ont enregistré
un certain reflux à la fin de la période, ils n’en ont pas moins laissé des précédents avec lesquels les
générations suivantes ont dû composer. À plus d’un titre, les dispositions de la réforme catholique
telle que l’a pensée le concile de Trente (1545-1563), prennent racine dans l’héritage légué par les
derniers siècles du Moyen Âge.
Contexte
Alors qu’ils présentent une véritable unité dans le domaine de la vie religieuse, les trois siècles
considérés ont connu un contexte économique, social et politique extrêmement contrasté.
Ils s’ouvrent sur le « beau XIIIe siècle » où l’Occident continue à bénéficier de la prospérité qui est
la sienne depuis plus de deux siècles. Ce dynamisme, bien que perturbé par quelques crises
ponctuelles, se manifeste dans toutes les régions et concerne tous les secteurs de l’activité : la
production agricole est stimulée, de même que celle des biens de consommation, notamment le
textile, et, en conséquence, les échanges. Le monde des villes est en pleine expansion : le fait mérite
d’être souligné, car la société qui s’y développe se montre, plus que les milieux ruraux, créatrice de
nouveaux courants religieux et réceptive à ces derniers.
Mais, à partir des années 1270, à des rythmes divers et avec une précocité variable selon les régions
de l’Occident, la conjoncture se renverse : la famine fait sa réapparition, d’abord dans le nord de
l’Europe, de 1315 à 1317 ; les revenus de la terre baissent ; les voies du commerce se déplacent. Sur
ce monde déjà affaibli, s’abat en 1347-1348 une épidémie de peste d’une rare violence, d’autant plus
vivement ressentie que le fléau avait disparu de l’Occident depuis le VIe siècle. Après cette ponction
générale de la population, le mal continue de sévir par flambées plus sporadiques et circonscrites dans
l’espace : il faut dire que toute maladie épidémique est alors qualifiée de « peste » par les documents.
Simultanément, l’affirmation du pouvoir des États, évolution qui affecte aussi la vie religieuse de
leurs habitants, suscite le déclenchement du long conflit franco-anglais : la guerre de Cent Ans. Le
royaume de France, principal théâtre des opérations militaires, en a subi les plus lourdes
conséquences. Mais la croissance des exigences fiscales provoquées par l’état de guerre a tout autant
pesé sur le royaume d’Angleterre. Quant aux diverses unités politiques de la péninsule Italienne,
opposées en guerres incessantes, elles ne sont guère plus favorisées.
Il faut attendre la seconde moitié du XVe siècle pour observer les signes d’une reconstruction, dans
un paysage économique recomposé : les voies commerciales sont déportées vers l’est, dans l’Empire,
et les grands ports italiens, encore très actifs, subissent la concurrence de ceux de Catalogne, tandis
que Bruges doit progressivement s’effacer devant Anvers. Les établissements ecclésiastiques, comme
les autres cellules sociales, n’échappent pas à ces aléas. Sans sombrer dans un déterminisme facile, les
formes de la vie religieuse, qui conservent leur dynamique propre, ne sauraient se comprendre isolées
du contexte dans lequel elles se sont déployées.
Sources et historiographie
La vitalité religieuse de la période envisagée, qui va de pair avec le recours de plus en plus
généralisé à l’écrit dans la vie sociale, a fait surgir pour le bonheur de l’historien un éventail de
sources plus important que celui des siècles antérieurs et qui aide à mieux saisir les phénomènes, dans
leurs nuances. De plus, pour cette période comme pour d’autres, l’investigation des historiens ne se
limite plus désormais à la seule documentation écrite, mais accorde une large place aux traces
matérielles de l’expression religieuse. Or celles-ci se font très nombreuses. Il n’est que d’observer la
parure monumentale léguée par la période en Europe pour constater que les lieux de culte y sont
représentés en proportion écrasante. Quant aux salles des musées, elles regorgent d’objets de dévotion,
de statues et de tableaux, signes d’une intense activité productrice, soutenue par le mécénat des
puissants, mais aussi par une forte demande d’objets modestes, produits en série. À partir de ces
diverses données, s’est déployée l’inventivité de plus de deux générations de chercheurs qui ont
considérablement fait évoluer la connaissance que nous avions de la vie religieuse entre le XIIIe et le
XVe siècle, ayant su trouver des informations là où on les aurait le moins attendues. Rappelons, par
exemple, à quel point le choix des noms de lieux ou de ceux des personnes (toponymie et
anthroponymie), les dispositions testamentaires ou les préambules des documents officiels, les
chroniques royales ou urbaines, les comptabilités princières comme les sources juridiques ont révélé
des éléments significatifs. Ces apports nouveaux sont venus compléter les informations livrées par les
sources traditionnelles de la vie religieuse, entre autres les documents issus de la chancellerie
pontificale et des chancelleries des autres institutions ecclésiastiques, les Vies de saints ou les œuvres
de théologie, de spiritualité et de dévotion.
L'élargissement des sources d’information est allé de pair avec le bouleversement des
problématiques sous une double influence : celle de l’école des Annales, qui s’est fait sentir
tardivement pour l’histoire religieuse, guère avant le milieu des années 1950 ; celle des évolutions
propres au christianisme contemporain, notamment, au sein de l’Église catholique, la convocation du
concile Vatican II (1962-1965). Pour reprendre une formule de Gabriel Le Bras, historien dont le rôle
a été marquant dans le développement de la sociologie religieuse, le regard s’est déplacé du Créateur
et de ses grands serviteurs, papes et autres dignitaires (cardinaux, évêques, abbés ou fondateurs
d’ordre), vers l’ensemble de ses adorateurs, le peuple des fidèles, hommes et femmes, dont on a tenté
de traquer, à travers les moindres documents, les aspirations et les modes d’expression de la foi.
Même si les historiens sont actuellement dubitatifs face à la notion de « religion populaire », très
appréciée il y a maintenant plus d’une génération et qui a guidé l’étude de nombreuses pratiques, dont
certaines sont, précisément, loin de relever du seul « peuple des fidèles », ils ne peuvent qu’en
reconnaître la fécondité, en son temps, dans les décennies 1970 et 1980. Les analyses en la matière
s’inspirent désormais d’une approche à caractère anthropologique qui permet de placer dans un
contexte plus large les données du christianisme. Il en ressort à la fois les traits communs que cette
religion partage avec les autres traditions ou sagesses, comme on l’a bien démontré entre autres pour
le pèlerinage, et ses spécificités. Enfin, dans la mesure où la perception chrétienne du monde nourrit
les références de cette société, il n’est pas surprenant de voir surgir des éléments relatifs à la vie
religieuse dans des études qui n’avaient pas pour première perspective cet angle d’observation. Les
historiens du politique ont à cet égard apporté des données de premier plan sur la manière dont les
pouvoirs, ceux des souverains ou des princes territoriaux, comme ceux des communautés urbaines, ont
usé du langage religieux pour communiquer avec leur peuple. Ils ont également montré comment les
identités nationales ou locales se sont forgées à partir de l’héritage religieux, quitte, dans les deux cas,
à se dégager progressivement de cette matrice.
D’une telle moisson, évoquée trop brièvement, les pages qui suivent aimeraient rendre compte, en
invitant le lecteur à approfondir les thèmes qui ne seront que survolés, par nécessité du genre, à l’aide
des références bibliographiques. Tout en alertant sur la diversité des situations au sein d’un monde
occidental aux couleurs bigarrées, les chapitres successifs font alterner l’histoire ecclésiastique, celle
des institutions et des gens d’Église, avec l’histoire religieuse, celle des pratiques, de la spiritualité et
de la sainteté, en espérant dépasser les clivages qui sont traditionnellement introduits entre ces deux
approches, en réalité étroitement imbriquées et complémentaires. Ils n’oublient pas non plus les
modalités d’insertion de l’Église dans la société, dans les deux secteurs privilégiés que sont
l’enseignement et l’assistance aux plus démunis, pas plus que le cadre matériel dans lequel s’est
déployée la vie religieuse. Ils entendent donc aborder l’Église dans son triple sens de communauté des
croyants, d’institution et de lieu de culte.
Chapitre 1
L'Occident latin à l'orée du XIIIe siècle
À L'ORÉE du XIIIe SIÈCLE, l’Occident s’est individualisé au sein du monde christianisé, au terme
d’un long processus dans lequel la conservation de la culture latine et les aléas des entités politiques
ont joué un rôle majeur. Mais loin de se limiter à la partie occidentale de l’ancien Empire romain, cet
espace inclut désormais des zones plus récemment christianisées, dites de « chrétienté nouvelle »,
qu’un solide cadre institutionnel, dont Rome et la papauté constituent le pivot, unit aux pays de «
vieille chrétienté ». Ses traits communs ne doivent pourtant pas cacher la persistance d’une certaine
diversité et la présence, au sein de cet ensemble, de profonds courants de contestation. La convocation
en 1215, par Innocent III, du IVe concile du Latran, appelé à siéger dans le palais du pape, à Rome,
marque la volonté de celui-ci tout à la fois de manifester et de construire l’unité de l’Église, ce corps
dont il est la tête, au nom des principes de la réforme grégorienne. À cette grande assise de la
chrétienté à laquelle avaient été conviés très largement les dignitaires des établissements religieux de
quatre-vingts provinces ecclésiastiques, mais aussi les rois, princes et consuls des villes libres,
devaient également se joindre des représentants de la hiérarchie des rites chrétiens orientaux, lesquels
se sont abstenus. Si la conscience de l’unité ne s’était pas totalement émoussée, elle avait pourtant été
mise à mal, ce qui explique l’éclatement du monde chrétien que le pape, au début du XIIIe siècle, ne
peut prétendre rassembler.
L'espace contrasté de l’Occident latin
La « chrétienté » et les autres Églises
L'unité de l’espace auquel est donné par commodité le nom d’Occident réside avant tout, à l’époque
considérée, dans la pratique d’un christianisme de rite latin et la reconnaissance de l’autorité romaine.
Aux côtés de l’Église latine, il existe alors dans le monde d’autres communautés chrétiennes qui,
tout en se référant à l’enseignement du Christ et donc à la Bible, possèdent leurs propres rites et leurs
propres hiérarchies religieuses, chacune dirigée par un patriarche (« chef de famille », en grec).
Certaines Églises vivent sous des régimes politiques chrétiens, tels l’Empire byzantin ou la
principauté de Kiev ; d’autres sont placées sous la domination musulmane, comme l’Église copte en
Égypte, l’Église arménienne, les Maronites du Liban ou les communautés nestoriennes, implantées
plus spécialement dans les actuels Irak et péninsule Arabique. Le monde musulman abrite aussi des
communautés de rite grec byzantin, qui relèvent du patriarche de Constantinople. Dans ces régions
d’Orient où coexistent diverses Églises, les croisades ont conduit à l’implantation dans les territoires
conquis d’une hiérarchie latine, tant dans les États latins d’Orient (royaume de Jérusalem , principauté
d’Antioche , comtés d’Édesse ߝ qui a disparu en 1150 ߝ et de Tripoli) que dans l’Empire latin de
Constantinople érigé après la IVe croisade et qui a duré de 1204 à 1261.
L'éclatement politique de la partie occidentale de l’Empire romain, à la suite de l’installation des
royaumes barbares aux Ve et VIe siècles, tout comme la progressive disparition de la maîtrise de la
langue grecque dans cette région et, en conséquence, l’effacement de la connaissance des grandes
œuvres philosophiques et spirituelles rédigées en cette langue, ont contribué à créer, entre les deux
moitiés du monde romain, un fossé qui n’a cessé de se creuser. De plus, la conquête musulmane a
laissé face à face les sièges des deux plus grands patriarcats, ceux mêmes des deux capitales
impériales, Rome et Constantinople, après avoir mis sous sa coupe les trois autres villes patriarcales
héritées des premiers siècles chrétiens, Jérusalem, Antioche et Alexandrie. Enfin, en l’absence de
grande hérésie menaçant l’unité de la foi chrétienne, l’usage de convoquer des conciles œcuméniques
(qui concernent « tout le monde habité », suivant le sens du terme grec « œkoumène »), durant
lesquels les évêques des diverses parties du monde chrétien entraient en relation, est tombé en
désuétude. Durant ce « temps de la gestion » qui succède au foisonnement intellectuel des origines
(Bernadette Martin), des coutumes distinctes se sont instaurées dans la manière de célébrer le culte :
le pain eucharistique est fermenté en Orient et sans ferment, « azyme », en Occident. De même dans
l’organisation du clergé : en Orient, le mariage est autorisé aux prêtres des paroisses, mais pas aux
évêques ; en Occident, le célibat s’impose progressivement à tous les échelons de la hiérarchie.
Quelques divergences dogmatiques ont aussi vu le jour, relatives notamment à la conception des
relations entre les trois personnes de la Trinité (le Père, le Fils et l’Esprit saint) ou à la vénération des
images. Mais ces différences, qui ont abouti aux excommunications réciproques en 1054 ߝ lesquelles
portaient sur les personnes et non sur les Églises ߝ ne sont pas perçues comme irrémédiables, jusque
dans les plus hautes sphères. La rupture entre les Églises grecque et latine n’a véritablement été
scellée que lors du siège de Constantinople mené en 1204 par les croisés et que, sur le moment, Rome
n’a pas désavoué. En pillant les reliques de la ville, les Latins sont devenus sacrilèges : la croisade est
totalement dévoyée, détournée de sa perspective originelle. L'événement a profondément marqué les
esprits, des élites aux plus modestes fidèles ; son souvenir reste encore vivant dans la Grèce
contemporaine.
Pour désigner le monde chrétien latin à l’époque médiévale et le distinguer du monde chrétien grec,
le terme de « chrétienté » est fréquemment utilisé, en une acception qui a quelque peu fait évoluer son
sens originel, synonyme d’ « Église », c’est-à-dire de communauté des croyants. Pour pertinente
qu’elle soit, cette appellation reste de portée strictement limitée dans l’espace et le temps. Elle sousentend en effet que l’espace ainsi nommé trouve son unité dans un facteur de nature religieuse et
ecclésiastique : l’observance du christianisme selon les usages latins et la reconnaissance de l’autorité
romaine sur l’Église. De fait, une telle réalité correspond à un moment précis de l’histoire occidentale,
que l’on peut faire débuter, au mieux, avec l’Empire carolingien (IXe siècle) dont les souverains ont
tenté d’unifier les communautés chrétiennes autour des usages romains et ont conduit une politique où
la christianisation allait de pair avec l’extension territoriale. Mais la notion de « chrétienté » paraît
encore mieux adaptée à la période qui a suivi, du Xe au XIIIe siècle, durant laquelle les structures
politiques occidentales se sont considérablement émiettées et la cohésion de l’ancien monde
carolingien a reposé avant tout sur l’Église, puisque l’Empire ne parvenait plus à fédérer tous les
peuples chrétiens. À partir du XIe siècle, dans le cadre du vaste mouvement réformateur dit «
grégorien », la papauté a unifié et centralisé sous sa direction cette Église qu’elle conçoit comme un
corps dont elle est la tête. Mais, passé le XIIIe siècle, qui marque le point culminant des ambitions
grégoriennes, l’émergence des États et de ce qu’il faut bien appeler les « Églises nationales » fait
voler en éclats la réalité de la « chrétienté », sans parler de la rupture de son unité religieuse, déjà
amorcée par le mouvement hussite en Bohême au XVe siècle, puis amplifiée par la Réforme
protestante au XVIe siècle.
Une christianisation plus ou moins ancienne
Ainsi définie, l’Église d’Occident ne présente pourtant pas un visage homogène en raison des
variations dans la christianisation des divers territoires qui la composent.
La zone centrale, qui correspond grossièrement aux limites de l’ancien Empire carolingien, c’est-àdire, à la fin du XIIe siècle, aux actuelles îles Britanniques, au royaume de France, à l’Empire avec ses
deux parties, germanique et italienne, ainsi qu’aux espaces restés chrétiens dans la péninsule Ibérique,
a été anciennement christianisée suivant un double mouvement. Un premier ensemble de
missionnaires est arrivé de la Méditerranée et a progressé vers le nord, comme on l’observe en Gaule,
notamment dans le couloir rhodanien et la vallée de la Saône. Les souverains des divers peuples
germaniques implantés sur le territoire occidental de l’Empire romain ont tous fini par se rallier au
christianisme nicéen (celui dont l’orthodoxie a été définie au 1er concile de Nicée en 325, contre
l’hérésie arienne), après être restés plus ou moins longuement fidèles à l’arianisme dans lequel ils
avaient été convertis, à l’exception des Francs qui passèrent d’emblée du paganisme au christianisme
nicéen, à la suite de la conversion de Clovis. D’autres évangélisateurs sont arrivés des îles
Britanniques, notamment de l’Irlande christianisée dès le Ve siècle par saint Patrick. Ils étaient mus
par une perspective très particulière, la peregrinatio missionnaire, cet état permanent de vie itinérante,
pèlerine, qui impose l’ascèse de la rupture avec leur patrie d’où ils ont gagné le continent, contribuant
à l’évangéliser : les plus célèbres d’entre eux sont saint Colomban († 615) et saint Boniface († 754). Il
y a donc plusieurs siècles que, dans toutes ces régions, les Églises se sont organisées avec l’appui, plus
ou moins fort selon les périodes, des pouvoirs politiques en place.
Il en va bien autrement dans les zones christianisées plus récemment, aux confins de ce noyau
central. C'est en effet entre le Xe et le XIIe siècle que les peuples de Scandinavie ainsi que les Slaves
d’Europe centrale et du Nord se convertirent au christianisme à la suite de l’action menée par des
missionnaires venus majoritairement de Germanie, mais aussi d’Angleterre et de Bohême.
L'événement décisif fut en règle générale le baptême de leurs rois, ensuite fréquemment promus à la
sainteté et dont le culte a constitué un puissant ferment identitaire et unitaire. Mais alors que les
souverains carolingiens avaient mené une politique d’intégration qui faisait entrer les territoires ainsi
christianisés dans leur empire, comme ce fut le cas, par exemple, pour la Bohême à la suite de la
conversion de saint Wenceslas (922-935) ou, toutes choses égales d’ailleurs, dans la partie de la
Neustrie qui devient la Normandie après l’installation des Vikings de Rollon à la tête du comté de
Rouen par le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911), papes et empereurs décidèrent, après l’an mil, de
constituer des Églises autonomes, une fois la conversion solidement établie. À la tête de celles-ci fut
installé un siège métropolitain qui entretint avec Rome des relations privilégiées.
Ces espaces dits de « chrétienté nouvelle » encerclent ceux de « chrétienté ancienne » du nord au
sud. On citera tout d’abord le cas des royaumes scandinaves dont les princes, tout en construisant un
pouvoir centralisé, ont entraîné dans l’orbite chrétienne, aux alentours de l’an mil et dans l’ordre
chronologique, le Danemark, la Norvège puis la Suède ; l’Islande connaît à la même période une
évolution comparable. Il s’en est suivi la constitution des trois sièges métropolitains à Lund (1104,
pour le Danemark), Nidaros ou Trondheim (1152, pour la Norvège et l’Islande) et Uppsala (1164, pour
la Suède). En Europe centrale, la christianisation est dominée par la haute figure de l’évêque de
Prague Adalbert († 997), noble issu d’une grande famille de Bohême et formé à l’école cathédrale de
Magdebourg. S'étant heurté à la contestation de l’action pastorale qu’il menait à Prague, il allait se
consacrer, entre autres choses, à la mission en Pologne et en Hongrie ; son influence devait
puissamment aider à la reconnaissance des Églises métropolitaines de Pologne (siège à Gniezno ,
1000) et de Hongrie (siège à Gran , 1001). Le territoire de la métropole allemande de Magdebourg
s’est également accru de nouveaux diocèses situés à l’est de l’Elbe pour encadrer d’autres petits
peuples slaves. Quant aux zones côtières de la rive est de l’Adriatique, elles sont également placées
dans l’orbite latine (création des métropoles de Split en 928, Raguse en 1022, Antivari en 1062 et Zara
en 1145).
Dans ces diverses régions, la christianisation s’est opérée au fil d’un processus complexe, marqué
par la coexistence durant plusieurs siècles des pratiques païennes et chrétiennes, et ponctué de
mouvements de révolte qui appelaient le retour au paganisme. Beaucoup plus récemment introduite, la
vie religieuse chrétienne y revêt donc des couleurs qui lui sont propres. L'Église, qui s’est largement
appuyée sur les princes et l’aristocratie pour gagner les peuples au christianisme, peine notamment à y
faire pénétrer les principes grégoriens d’une stricte séparation et hiérarchisation entre le Spirituel et le
Temporel : ainsi, les paroisses y restent-elles plus longtemps sous la tutelle des laïcs que dans les
zones de christianisation ancienne. En outre, le célibat des prêtres n’y est pas partout observé. Aussi
peut-on estimer que l’intégration des Églises de « chrétienté nouvelle » est encore loin d’être totale au
début du XIIIe siècle. L'implantation, au siècle précédent, des ordres religieux les plus dynamiques,
tels les Prémontrés ou les Cisterciens, a contribué à amorcer le mouvement que vont parachever au
XIIIe siècle les papes et les nouveaux ordres religieux, les ordres mendiants.
Les zones de frontière avec les musulmans et les païens
Un autre élément imprime sa marque propre sur les modalités de la vie religieuse de certaines
régions de l’Occident : le voisinage avec des populations païennes ou musulmanes, le long de zones
frontières aux délimitations larges et fluctuantes, loin du tracé linéaire des États modernes porté sur
les cartes.
Face aux musulmans, dits aussi Sarrasins ou Infidèles si l’on suit la terminologie des sources
médiévales, la situation de l’Occident varie d’un extrême à l’autre. En Orient, les Occidentaux se
trouvent sur la défensive, pour ne pas dire sur le recul. La défaite de Hattin face à Saladin, en 1187, a
débouché sur la perte de Jérusalem et la ruine progressive du royaume franc fondé par les Croisés,
lequel est de plus miné par les tensions internes qui opposent, dans la défense de leurs intérêts
respectifs, les barons, les ordres militaires et les marchands. En revanche, en Occident, la péninsule
Ibérique voit progresser, du nord vers le sud, l’avancée des royaumes chrétiens, aux dépens de la
partie musulmane, Al-Andalus. Cette opération est en général qualifiée de « reconquête » (la
reconquista), terme qui évoque la perspective dans laquelle elle est menée : retrouver l’unité
chrétienne de l’histoire de la péninsule, en fermant, en quelque sorte, la parenthèse musulmane.
L'opération est conduite par les royaumes chrétiens du Nord, León, Navarre, Aragon et, le plus
important d’entre eux, Castille, ainsi que par le royaume de Portugal. En 1085, le roi de Castille
Alphonse VI s’est emparé de la ville de Tolède, l’ancienne capitale du royaume wisigoth à laquelle est
attribuée la fonction de métropole ecclésiastique. Tarragone, une fois passée sous domination
chrétienne au XIIe siècle, se voit doter des mêmes fonctions pour la Catalogne et l’Aragon. À la fin de
ce siècle, la partie musulmane de la péninsule, qui connaît une nouvelle phase de divisions internes,
est le théâtre des interventions d’une dynastie berbère, les Almohades, qui remportent en 1195 la
bataille d’Alarcos sur les chrétiens. L'événement provoque de la part de ces derniers un sursaut qui
débouche sur leur victoire à Las Navas de Tolosa, en 1212 : les portes du Sud leur sont ouvertes. Ce
contexte de « guerre juste » donne un caractère original, plus rigoureux et combatif, à la vie religieuse
de la péninsule et à ceux qui en sont originaires, telle la mère de Saint Louis, Blanche de Castille. Les
ordres militaires y sont très présents et les rois, défenseurs de la foi, exercent sur « leur » Église un
contrôle plus étroit que dans les autres royaumes.
Pour les chrétiens du début du XIIIe siècle, un autre front de christianisation s’ouvre sur les rives de
la mer Baltique, au contact des populations païennes installées à l’est de la Vistule. Il s’agit, pour ne
citer que les principales et en progressant du sud-ouest vers le nord-nord-est, des Pruthènes (en
Prusse) puis, entre les fleuves Niémen et Dvina, des Lituaniens (région qui s’étend au nord de
l’actuelle Lituanie) et, enfin, des Lettons, installés jusqu’au golfe de Finlande (Lives et Estes, à
l’origine des actuelles Lettonie et Estonie). Associée à la colonisation allemande, l’Ostsiedlung, la
mission ne progresse que lentement sur ces terres. Les tentatives d’Adalbert de Prague, à la fin du Xe
siècle, ont été vouées à l’échec comme, plus tard, au XIIe siècle, celles des cisterciens qui ont été
emprisonnés. Il faut attendre le XIIIe siècle, où se déploie l’action énergique de l’archevêque de
Brême Albert de Buxhövden († 1229) et celle de l’ordre Teutonique, pour que s’opère dans la région
une extension des territoires chrétiens.
De l’Irlande au Niémen, de la Scandinavie à la Sicile, l’Occident est régi, pour ce qui regarde sa vie
religieuse, par un cadre institutionnel unitaire dont on peut considérer que la mise en place est achevée
dans ses grandes lignes à la fin du XIIIe siècle. Outre l’usage de la langue de culture commune qu’est
le latin et la référence partagée aux textes bibliques, il a constitué pour ce vaste territoire un puissant
facteur d’unité, sans pour autant gommer des différences d’accent et sans empêcher que se
manifestent ultérieurement des trajectoires historiques divergentes.
Un cadre institutionnel solidement établi
Tels qu’ils apparaissent au début du XIII e siècle, le cadre institutionnel et les modalités de la vie
religieuse occidentale sont tributaires d’un héritage qui doit à la fois à la tradition romaine et à
l’œuvre entreprise par la papauté depuis le milieu du XIe siècle, œuvre que les historiens nomment la «
réforme grégorienne » et s’accordent à voir culminer au cours du XIIIe siècle. Plus profondément que
les données institutionnelles et morales dans lesquelles celle-ci a été trop longuement enfermée
(centralisation du gouvernement pontifical et lutte contre les « vices » d’un clergé simoniaque et
nicolaïte), la réforme grégorienne, qui est sans équivalent dans les autres Églises, met en œuvre une
lecture chrétienne de l’ordre du monde. Celle-ci repose sur des distinctions anthropologiques sans la
connaissance desquelles on ne peut comprendre les réalités juridiques qui en découlent.
Clercs et laïcs
Plus que les périodes antérieures ne l’avaient fait, la réforme grégorienne a distingué dans la société
humaine deux états de vie (status), celui des clercs (étymologiquement « ceux qui ont été désignés par
le sort » ou « mis à part par le choix de Dieu ») et celui des laïcs (« ceux qui appartiennent au peuple
»). Elle a affermi leur définition, a établi entre les deux une hiérarchie de valeur qui place l’état
clérical au-dessus de celui de laïc et en a tiré toutes les conséquences.
À l’état de vie laïque revient la charge des affaires du monde et la perpétuation de l’espèce
humaine : le Temporel. Hommes et femmes laïques sont donc appelés au mariage dans la perspective
de la mise au monde des enfants et de leur éducation. Les hommes ont le droit et le devoir de manier
les armes et donc de verser le sang, du moment qu’ils le font pour de « bonnes causes », les « justes
causes » qui sont désignées par les autorités légitimes : il s’agit de la protection du territoire à la
demande du souverain, du secours des plus faibles et de la défense de la foi à la demande de l’Église.
De même, ont-ils à veiller au bon gouvernement de la cité, quelle qu’en soit la taille (communauté
d’habitants, ville, royaume, empire).
À l’état de vie clérical échoit la charge du Spirituel, en vue du salut de la société, à savoir la
définition de la foi et sa transmission, la célébration du culte, l’encadrement des fidèles par
l’administration des sacrements. On devient clerc à condition d’être un homme libre ou affranchi et de
respecter le célibat : présente dans la législation canonique dès le Haut Moyen Âge alors que persistait
l’ordination d’hommes mariés, cette condition a été réaffirmée avec vigueur par la réforme
grégorienne. Il s’ensuit un processus dont les étapes ont été fixées bien avant la dite réforme, vers le
IIIe siècle. Celui-ci commence par la tonsure, cette coupe de cheveux qui, à l’époque, ne laisse qu’une
couronne autour de la tête, signe distinctif de l’état clérical qui marque son renoncement au monde. Il
se poursuit par la réception des différents « ordres cléricaux ». Ces derniers sont au nombre de huit,
répartis en deux groupes. Les ordres mineurs correspondent à des fonctions secondaires exercées pour
le service de l’autel : portier, lecteur, exorciste, acolyte. Puis viennent les ordres majeurs qui, seuls,
obligent au célibat : sous-diacre, diacre, prêtre (qui donne le droit de célébrer l’eucharistie) et évêque
(du grec episcopos « surveillant », celui qui veille sur la communauté et qui dispose de la plénitude de
l’ordre, ce qui lui permet d’ordonner prêtres et évêques). En raison de leur état de vie, au contact avec
le monde divin, les clercs n’ont pas le droit de verser le sang : ils sont donc dispensés de participer
aux combats et de payer l’impôt direct au roi, dans la mesure où cette contribution n’est encore
justifiée que par le coût de la guerre. En revanche, les clercs acquittent les impôts indirects et les
impôts requis par leur évêque et par le pape. Pour la même raison de statut, les clercs bénéficient d’un
autre privilège, celui du for (« cour de justice ») ecclésiastique, qui leur permet de ne dépendre que
des tribunaux d’Église, les officialités, au nom du principe grégorien de la distinction entre le
Spirituel et le Temporel : les affaires de l’Église et celles des hommes d’Église ne doivent être jugées
que par les clercs et selon le droit de l’Église, le droit canonique. Le laïc, pour sa part, relève du droit
romain ou de la coutume en usage dans les tribunaux civils des seigneurs, des rois ou de l’empereur,
dont les juges sont réputés moins compétents que ceux d’Église et où les peines corporelles, ordalie ou
mutilations par exemple, demeurent en vigueur. Aussi la société médiévale connaît-elle une catégorie
de clercs qui se limitent à recevoir la tonsure pour bénéficier des privilèges « ecclésiastiques », sans
prétendre aux ordres majeurs, ce qui leur permet de se marier. Tel est notamment le cas de tous les
étudiants, quelle que soit la discipline qui est la leur, arts, droit, médecine ou théologie.
Les deux états de vie sont donc à comprendre comme les deux étages d’une construction verticale,
étant entendu que, suivant les conceptions de l’époque, le clerc est à la fois guide et modèle pour le
laïc. À l’un et l’autre correspond la réception d’un sacrement : l’ordre pour les clercs et le mariage
pour les laïcs. Bien que le mariage chrétien ait vu ses caractères définis de longue date (indissoluble,
monogame, exogame et consensuel), celui-ci n’est marqué par un sacrement qu’à partir du XIIe siècle.
Auparavant, l’Église n’était pas en mesure d’imposer aux futurs époux l’obligation d’échanger leurs
consentements en présence d’un prêtre qui bénit la cérémonie : les familles considéraient l’affaire
comme relevant du strict domaine privé. Soulignons aussi le volet juridique de ces distinctions, pour
en tirer les conséquences : la société médiévale était régie par deux droits, le droit canonique ne
s’appliquant aux laïcs que pour certaines causes touchant précisément au droit de la famille.
Il reste à noter que certaines personnes entraient difficilement dans les deux catégories ainsi
définies. Il s’agit tout d’abord du roi, dans la mesure où celui-ci était sacré, comme en France ou en
Angleterre (tous les souverains occidentaux ne l’étaient pas). Bien qu’il consiste en une onction avec
du chrême, une huile bénie par l’évêque, le sacre ne saurait se confondre avec un sacrement et ne
permet pas d’assimiler celui qui l’a reçu à un ministre du culte. La monarchie sacrée n’est pas pour
autant « sacerdotale », puisque le roi n’a jamais eu le droit de célébrer l’eucharistie ou d’administrer
les sacrements. Quant au toucher des écrouelles que pratiquaient les rois de France, il relève d’une
logique thaumaturgique et caritative qui n’est pas de nature cléricale : des laïcs aux charismes
particuliers ont pu opérer des miracles comparables. Aussi faut-il conclure que le roi occupe une
catégorie anthropologique qui lui est propre : en toute rigueur, il n’est plus totalement un laïc en
raison du sacre qu’il est seul à recevoir ; mais il n’est pas pour autant devenu clerc. De même est-il
difficile de situer en termes de clerc ou de laïc les personnes qui vivent sous une règle, les religieux et
les religieuses. Leur fonction, faut-il le rappeler, réside avant tout dans la prière, celle qui se récite au
fil des heures de la journée, l’office, à laquelle s’ajoute l’assistance à la célébration eucharistique ;
mais il ne leur appartient pas d’administrer les sacrements aux fidèles. Les vœux de religion
n’entraînent donc pas de la part des hommes qui les prononcent la réception des ordres cléricaux : ils
demeurent laïcs. Cependant, à l’époque considérée, il est fréquent que les moines soient en même
temps ordonnés prêtres et donc aptes à célébrer l’eucharistie. Le cas des religieuses serait en dernier
ressort le plus délicat : leur mode de vie et leur engagement perpétuel les font entrer de fait dans la
catégorie des « gens d’Église », selon l’expression des sources médiévales, et donc relever des justices
d’Église bien qu’elles ne soient pas ordonnées. De tradition, en effet, il n’y a pas dans l’Église
catholique de femme ordonnée par la réception du sacrement de l’ordre, mais des femmes consacrées,
qui prononcent des vœux.
Les renoncements qui leur sont imposés (célibat, modestie du vêtement et de l’alimentation, vie en
retrait des réjouissances profanes) et leur pratique de la prière ainsi que des cérémonies du culte,
placent les clercs sur une voie réputée plus propice au salut que le mode de vie des laïcs qui exposerait
à commettre davantage de fautes, notamment d’ordre sexuel ; mais les seconds, nous le verrons, ne
l’entendirent pas toujours ainsi.
Clergé séculier et clergé régulier
Les divers courants spirituels qui ont animé les « gens d’Église » et les différentes fonctions qu’ils
ont eu à remplir auprès des fidèles ont conduit à l’élaboration de catégories canoniques précises qui
sont bien définies au début du XIIIe siècle. Le clivage le plus important sépare les séculiers, membres
du clergé qui sont « dans le siècle », au contact des fidèles, des réguliers qui vivent sous une règle.
Le clergé séculier est organisé selon une structure hiérarchique qui repose sur celle des ordres
cléricaux. Au sommet se trouvent les évêques qui ont reçu la « plénitude de l’ordre », c’est-à-dire le
plus haut degré dans les ordres. Mais au sein du corps épiscopal se distinguent par leurs fonctions les
évêques métropolitains (nommés également à l’époque archevêques) : ils occupent des sièges
épiscopaux plus prestigieux qui leur confèrent autorité sur plusieurs diocèses, outre le leur. Puis
viennent les prêtres et les autres clercs qui ont reçu les ordres de rang inférieur, jusqu’au simple
tonsuré. Mais une autre distinction vient interférer avec celle-ci, d’ordre économique : la détention ou
non d’un bénéfice, à savoir d’une charge ecclésiastique et des revenus qui s’y rattachent. Les
bénéfices se répartissent en deux groupes : bénéfices majeurs (charge d’évêque ou d’abbé, par
exemple) et bénéfices mineurs (desserte d’une paroisse, charge de chanoine, chapelain au service d’un
grand).
Archevêques et évêques détiennent au titre de leur fonction des revenus issus des biens attachés à la
cathédrale de leur diocèse : depuis plusieurs siècles, ces biens ont été répartis entre la part de l’évêque
(la mense épiscopale) et la part des chanoines (la mense canoniale). Tous les diocèses ne se valent pas
à cet égard : certains sont réputés plus lucratifs que d’autres. À l’échelon inférieur, parmi les
bénéfices mineurs, les bénéfices de chanoine sont particulièrement recherchés. On désigne sous ce
nom des clercs séculiers vivant en communauté non cloîtrée et attachée à une église particulière où ils
assurent la prière quotidienne, office et messes. Certains, au service de la cathédrale (l’église-mère du
diocèse), entourent l’évêque et constituent le « chapitre cathédral ». En outre, des communautés de
chanoines, appelées « collèges », ont pu être fondées par des puissants, laïcs ou ecclésiastiques, pour
assurer le culte dans une église qui n’a pas rang de cathédrale et se trouve alors simplement nommée «
collégiale ». En toute rigueur, les chanoines ne remplissent aucune fonction pastorale, sauf s’ils se
voient attribuer une paroisse qui entre dans leur patrimoine. Même s’ils vivent dans des maisons
souvent groupées autour de la cathédrale ou de la collégiale, au point de constituer un enclos canonial
dont l’accès est fermé la nuit par une porte ou une chaîne, et même s’ils disposent de bâtiments
communs pour leurs délibérations collectives ou le stockage des revenus en nature de la mense
capitulaire, les chanoines séculiers ne mènent pas une vie proprement communautaire. Organisés en
un chapitre (organisme collectif qui dispose d’une personnalité juridique) régi par des coutumes, ils
ne peuvent cependant pas être assimilés à des religieux qui se conforment à une règle de vie.
Pour assurer leur subsistance, les clercs qui n’ont pas réussi à obtenir une charge canoniale peuvent
espérer devenir desservants de paroisse, autre bénéfice mineur : ils commencent à être appelés « curés
» dès la fin du XIIIe siècle, parce qu’ils ont la charge des âmes de leurs fidèles, la cura animarum (soin
des âmes). Enfin, ceux qui n’ont reçu aucun bénéfice doivent soit remplir des fonctions de vicaire
(remplaçant d’un prêtre de paroisse), soit célébrer des messes demandées par les fidèles, au fil de la
semaine. Du XIIIe au XVe siècle, la société occidentale a vu se développer un véritable prolétariat
clérical dont le niveau de vie était loin d’être florissant et qui était parfois condamné à l’itinérance, à
la recherche de maigres subsides, sans avoir la certitude d’être bien accueilli, surtout hors de son
diocèse d’origine (celui de l’ordination).
Sous le nom de « réguliers », on regroupera par commodité tous les « gens d’Église » qui vivent en
se conformant à une règle, au respect de laquelle ils se sont engagés à vie par des vœux ; à la
différence de ce qu’il en est pour le clergé séculier, il peut s’agir d’hommes ou de femmes. À l’orée
du XIIIe siècle, une grande diversité règne dans leurs rangs, qui va encore s’accentuer ultérieurement.
Les réguliers comptent tout d’abord le monde des moines et des moniales, hommes et femmes qui
se mettent à l’écart (le mot « moine », rattaché à la racine grecque monos, signifie « solitaire ») pour
mener une vie cloîtrée, avant tout contemplative et centrée sur la prière collective de louange (laus
Dei), c’est-à-dire l’office récité au chœur aux différentes heures qui ponctuent la journée et la nuit à
huit reprises, et le travail manuel au service de la communauté. Dans le renoncement aux biens de ce
monde (sexualité, biens matériels, honneurs), dans l’obéissance aux supérieurs et dans la stabilité (on
entre moine dans une maison dont on ne sort pas, sauf sur décision du supérieur), les moines vivent en
communauté dans la clôture de leurs monastères où ils partagent réfectoire, dortoir, salle du chapitre
et autres lieux de vie collective, sans parler de l’église. Les monastères se divisent en deux
catégories : en effet, les abbayes, dirigées par un abbé ou une abbesse (abba, « père »), secondé(e) par
un ou une prieur(e), peuvent avoir fondé des dépendances dont elles conservent la tutelle, les prieurés,
qui sont gouvernés par un ou une prieur(e).
En Occident, le monachisme a été profondément marqué par la règle de saint Benoît de Nursie († v.
550) dont saint Benoît d’Aniane († 821) a donné au IXe siècle une nouvelle interprétation qui s’est peu
à peu imposée à la majorité des communautés, sous l’influence du pouvoir carolingien, notamment
celle de l’empereur Louis le Pieux dont Benoît était très proche, et, surtout, aux Xe et XIe siècles, grâce
à l’action des maisons clunisiennes. Mais des monastères peuvent continuer à se trouver régis par
leurs propres coutumes, telle l’abbaye normande du Bec-Hellouin ou celle de Fleury-sur-Loire (SaintBenoît-sur-Loire). Au XII e siècle, la réforme cistercienne a encore apporté une relecture de la règle
bénédictine, une interprétation adaptée à la spiritualité de l’époque et qui se caractérise par son
ascétisme, son retrait rigoureux du monde et sa volonté de faire plus large place à la quête spirituelle
intérieure. Ce puissant mouvement a débouché sur la construction institutionnelle d’un ordre dont le
rayonnement s’est vite étendu à tout le monde chrétien latin, jusque dans les zones de « nouvelle
chrétienté ». Mettant davantage l’accent sur la dimension érémitique que les ordres précédents
qualifiés de « cénobites » (d’une racine grecque qui signifie « vie en commun »), des ordres ont vu le
jour, à partir du XI e siècle, hors de la famille bénédictine, dont le plus célèbre est celui des Chartreux
fondé par saint Bruno († 1101) : les Coutumes que lui a données le cinquième prieur de Chartreuse,
Guigues Ier (1109-1136), n’ont encore aujourd’hui connu aucune réforme. À ce courant érémitique se
rattachent, en Italie, les ordres de Vallombreuse et de Camaldoli, et, en France, les Grandmontains.
Aux côtés des moines, l’Occident a vu naître une autre catégorie de religieux auxquels est attaché le
qualificatif de réguliers « apostoliques » pour les distinguer des premiers et qui ont tenté de concilier,
à la manière des apôtres, les exigences de la vie communautaire de prière et de pauvreté avec celles de
l’action pastorale, autrement dit l’état du moine et celui du clerc séculier : ce sont les chanoines
réguliers. Ceux-ci vivent sous une règle, celle de saint Augustin, qui impose un mode de vie
communautaire dans la pauvreté, à la différence de celui des chanoines séculiers, cathédraux ou
collégiaux. Leur temps de prière collective, au chœur, est plus court que celui des moines, pour leur
laisser la possibilité de se consacrer à l’étude, à l’action caritative et à l’encadrement des fidèles. Dans
cette perspective, certains chapitres cathédraux, dans les régions méridionales principalement, en sont
venus à adopter un mode de vie proprement communautaire et régulier. Mais le mouvement des
chanoines réguliers s’est surtout illustré par la fondation d’ordres particuliers : le plus célèbre est
celui des Prémontrés, institué à l’initiative de saint Norbert en 1121 et dont la présence est très
importante dans les régions germanique et orientale de la chrétienté latine. Citons aussi les chanoines
de Saint-Victor qui agrégèrent autour de la maison-mère parisienne, brillant centre intellectuel, des
maisons réparties du nord de la Loire à la Scandinavie. Le succès du mouvement des chanoines
réguliers illustre combien certains membres du clergé étaient partagés entre les deux aspirations, celle
d’une vie active et celle d’une vie contemplative, que la tradition occidentale avait nettement
séparées. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi. Saint Martin († 397) n’avait-il pas été à la fois
grand évangélisateur et fondateur de monastères où il aimait à se retirer, tels Ligugé, près de Poitiers,
puis Marmoutier, près de Tours ? Rappelons que tous les mouvements réguliers, ou presque, comptent
un volet masculin et un volet féminin.
À la tête du clergé occidental, séculier comme régulier, se trouve le pape (papa, « père ») : le terme,
qui était appliqué à l’origine à tous les évêques, désigne désormais exclusivement celui de Rome dont
le rôle a considérablement évolué. Le prestige de ce siège diocésain, celui de la capitale de l’Empire
romain, ville où Pierre et Paul ainsi que d’autres chrétiens ont connu le martyre, a valu à son détenteur
une primauté d’honneur reconnue de longue date par tous les patriarches. L'évolution politique de la
partie occidentale de l’Empire et celle de la culture latine ont conduit l’évêque de Rome à adopter une
position très différente de celle du patriarche de Constantinople, tant vis-à-vis des souverains que visà-vis des Églises. En application des principes grégoriens qui distinguent et hiérarchisent le Spirituel
et le Temporel, le premier guidant le second en lui donnant ses valeurs, le pape s’est donc placé à la
tête de l’autorité spirituelle et de tous ceux qui l’incarnent au sein de l’Église. En conséquence, il s’est
doté de véritables organes de gouvernement, beaucoup plus étoffés que ceux dont dispose un simple
évêque et qui constituent la curie. Il peut envoyer des représentants, les légats, dans les diocèses et
auprès des souverains. Il s’appuie sur un conseil, le consistoire ou sacré collège des cardinaux qui sont
tous des clercs et dont la fonction consiste aussi à assurer la continuité du gouvernement de l’Église à
la mort du pape et, réunis en conclave, à élire son successeur : l’autorité politique n’a donc en principe
plus aucun droit d’intervention dans la procédure.
Des circonscriptions emboîtées
Aux différents types de gens d’Église qui viennent d’être cités, correspondent des circonscriptions
géographiques et des lieux de culte aux dénominations spécifiques.
Les circonscriptions séculières, en grande partie héritées de l’administration romaine et implantées
au fur et à mesure de la progression de la christianisation, présentent plusieurs niveaux. Quand cellesci sont au complet, il s’agit, par ordre de taille décroissant, de la province ecclésiastique, du diocèse
(auquel correspond l’église dite cathédrale), de l’archidiaconé, du doyenné et de la paroisse (à laquelle
correspond l’église paroissiale). La province ecclésiastique regroupe sous l’autorité d’un évêque
métropolitain plusieurs diocèses dont les titulaires sont dits ses « suffragants ». Les diocèses
correspondent pour beaucoup au territoire des cités antiques ; de taille très variable, petite dans les
régions méridionales plus densément urbanisées en raison de leur romanisation précoce, plus vaste
ailleurs, ils sont régis par les évêques qui exercent un triple pouvoir d’ordre, de juridiction et
d’enseignement, par la prédication. Il revient désormais à la papauté d’en modifier éventuellement le
découpage ou d’en instituer de nouveaux. Pour encadrer les fidèles, il a fallu déléguer les fonctions
cultuelles et sacramentelles qui étaient assurées dans les premiers temps de la christianisation par la
cathédrale et son clergé. Certains lieux de culte ont alors acquis le droit d’administrer le baptême et
d’organiser les sépultures : ainsi de simples églises où se célébrait le culte (l’eucharistie notamment)
sont-elles devenues églises baptismales qui, en Italie, ont gardé le nom de pieve. Elles rayonnaient sur
de vastes territoires qui ont pu se voir subdivisés ensuite en unités plus petites, les paroisses, après
négociation avec les clercs de la pieve, laquelle conserve un rang supérieur en dignité. Autant qu’on
puisse le savoir, les zones moins romanisées et plus tardivement christianisées n’ont pas gardé le
souvenir de ce processus, dans la mesure où il a eu lieu ; la subdivision des « grandes paroisses » y
suit le mouvement de création des communautés d’habitants. En revanche, en Italie, les pievi
demeurent une réalité jusqu’à la fin du Moyen Âge, par exemple dans les diocèses de Lombardie.
Entre le diocèse et la paroisse, les deux circonscriptions intermédiaires, l’archidiaconé et les
doyennés, sont loin, à l’orée du XIIIe siècle, d’être mises en place dans tout l’Occident latin.
L'archidiaconé, plus grand que le doyenné, correspond à la partie du diocèse confiée à un archidiacre,
dignitaire du chapitre cathédral ; il est divisé en plusieurs doyennés. Plus que les fidèles, ce découpage
concerne le clergé dans la mesure où il favorise son encadrement, notamment par les doyens, relais
entre l’évêque et les desservants des paroisses.
Les circonscriptions et la hiérarchie séculières de l’Église latine
En toute rigueur, l’autorité dont dépendaient les établissements réguliers d’un diocèse était celle de
l’évêque du lieu (ou l’« ordinaire du lieu ») qui avait à connaître de tous les aspects de la vie
religieuse du territoire de son ressort. Mais au fil des siècles, nombre de monastères, puis d’ordres
religieux, avaient obtenu le privilège de dépendre directement du siège romain qui présentait
l’avantage d’être beaucoup plus lointain que l’évêque. Ce régime d’« exemption » s’appliquait à
toutes les dépendances de l’établissement sur lesquelles l’abbé exerçait l’autorité au Spirituel. Il
pouvait se doubler d’un privilège d’immunité, accordé par le souverain (roi ou empereur) et qui
donnait à l’abbé le droit de gouverner ses biens au civil, à savoir d’y prélever l’impôt, lever l’armée et
rendre la justice par l’intermédiaire de ses propres officiers, en évitant l’ingérence des officiers
royaux ou impériaux, à charge ensuite pour lui de faire acheminer au souverain ses dus, contingents
militaires et revenus de la fiscalité et de la justice. Les patrimoines fonciers de ces établissements
constituaient ainsi de véritables enclaves, dont les habitants échappaient au maillage ecclésiastique et
civil. Or, ils étaient parfois fort étendus, puisqu’à la dotation initiale, allouée au moment de leur
fondation, s’étaient ajoutés des dons accumulés au fil des générations, en fonction du prestige des
lieux, et qu’aucun partage successoral ne venait disperser. La pauvreté individuelle vécue par leurs
membres ne préjugeait donc en rien de la richesse collective.
C'est dans ce cadre à la fois vigoureux et complexe que se sont opérées l’illustration, la
transmission et la défense de la foi chrétienne.
Du Patrimoine de Pierre aux États de l’Église
La papauté, dont l’autorité spirituelle s’étend sur tout l’Occident latin, exerce un pouvoir de
souveraineté politique sur un ensemble de territoires qui prend en écharpe la péninsule italienne en
son centre et s’étend de Rome à Ravenne : les « États de l’Église ». L'expression ne va pas sans
anachronisme jusqu’au règne du pape Innocent III († 1216) qui a donné à ces terres une organisation
institutionnelle justifiant une telle qualification.
Le premier noyau de ces territoires est constitué de ce qu’il faut appeler plus justement le «
Patrimoine de Pierre », à savoir les domaines qui ont été cédés par des bienfaiteurs à l’Église de
Rome, comme il en allait pour les autres Églises, avant même la fin des persécutions sous Constantin
(313). Compte tenu du prestige du siège romain qui attirait les libéralités, notamment impériales, ces
domaines sont nombreux, largement dispersés dans toute l’Italie et même au-delà dans l’Empire. À la
fin de l’Antiquité et au début de la période médiévale, ils ont gravement souffert des ravages dus aux
guerres, à l’effondrement du pouvoir romain et à l’implantation des Lombards. Puis le rapprochement
qui s’opère au VIIIe siècle entre le pape et les Francs a été à l’origine de donations qui devaient
compenser les pertes subies. Au début du XIIIe siècle, le Patrimoine de Pierre se compose tout d’abord
d’un ensemble qui correspond au duché de Rome mis en place par le pouvoir byzantin : la carence de
ce dernier avait conduit le pape à y exercer dès le VIIIe siècle une autorité publique. S'y ajoutent des
terres adjacentes concédées par les empereurs carolingiens, ottoniens et saliens ; enfin, les vastes
possessions, dispersées en Toscane, Émilie et dans la plaine du Pô, que la comtesse Mathilde de
Canossa a léguées à la papauté en 1115. Le territoire ainsi rassemblé présente deux noyaux : le
premier situé autour du Latium, comprenant la Sabine, la Tuscie et la Campanie romaine ; le second
autour de l’exarchat de Ravenne, de la Pentapole et de la Marche d’Ancône ; ils sont reliés entre eux
par une étroite bande de terres qui correspond au duché de Pérouse et enserre la Via flaminia qui va de
Rome à Ravenne. Mais, avant le début du XIIIe siècle, la domination exercée par la papauté est loin
d’y être partout effective : les territoires les plus éloignés de Rome lui échappent tandis que les
grandes familles de l’aristocratie se partagent le pouvoir dans le Latium.
Pour légitimer la domination temporelle qu’il exerce sur ces terres et que lui disputent les
empereurs, notamment Frédéric Ier Barberousse († 1190) puis Frédéric II († 1250), la papauté s’appuie
sur un document qui a fait couler beaucoup d’encre : la Donation de Constantin. Au titre de ce texte,
l’empereur Constantin, miraculeusement guéri de la lèpre et baptisé, donc purifié, par le pape
Sylvestre Ier, aurait donné à ce dernier la primauté sur les Églises patriarcales d’Orient, les Églises
romaines du Latran, de Saint-Pierre et de Saint-Paul-hors-les-Murs, divers biens fonciers, le palais du
Latran et, surtout, tout pouvoir sur les régions occidentales de l’Empire, déclarant se retirer en Orient.
Ce document, forgé au VIIIe siècle sans doute dans le royaume franc, à l’abbaye de Saint-Denis, et
complété dans les milieux romains, fut intégré aux collections canoniques dès le IXe siècle (Fausses
décrétales) puis a été retenu au XIIe siècle par le Décret de Gratien ; mais il n’a servi d’appui à la
politique pontificale qu’à partir du XIIIe siècle. Contesté dès cette époque, il attire au XVe siècle la
suspicion du cardinal et grand savant Nicolas de Cues et se trouve identifié comme un faux en 1440
par l’humaniste italien Lorenzo Valla grâce à des arguments philologiques. Plus qu’un document
juridique dont l’usage n’allait pas sans risque, puisque l’empereur pouvait revenir sur la décision de
l’un de ses prédécesseurs, les historiens veulent y voir un « récit de fondation » destiné à reconstituer
les origines de ces possessions, récit auquel il a été ultérieurement accordé une valeur juridique. ■
La réaffirmation de la doctrine
À l’orée du XIIIe siècle, le christianisme en a fini avec les grands débats doctrinaux qui ont animé
les premiers siècles de son histoire ; le contenu de son dogme a été fixé par les huit conciles
œcuméniques, dont le dernier date de 869. Cependant, en synergie avec le développement de la
réforme grégorienne, se sont fait jour, dès le XI e siècle et surtout au XIIe siècle, des mouvements de
contestation dont la profondeur et l’enracinement social ont conduit le magistère à une réaffirmation
solennelle de la foi lors du IVe concile du Latran et à un vaste élan pastoral.
Les fondements : Bible et Tradition
Les fondements doctrinaux du christianisme reposent tout d’abord sur la Bible (du grec biblia,
pluriel de biblion) qui se compose d’un ensemble de livres de nature très variée, dits « canoniques »
parce qu’ils sont reconnus inspirés par Dieu. Dans la Bible chrétienne, les différents livres bibliques
sont répartis en deux ensembles, l’Ancien testament (testament veut dire témoignage et alliance),
composé avant la fin du Ier siècle avant Jésus-Christ, et le Nouveau testament, issu de l’enseignement
de ce dernier. Sans entrer dans le détail de la composition des différentes « Bibles » hébraïque,
grecque ou chrétienne, pour le Moyen Âge, puis protestante, on rappellera que l’Ancien testament
s’ouvre sur les cinq livres (Pentateuque) de la Torah (Loi) : Genèse – récit symbolique de la création
du monde –, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome ; puis viennent les livres prophétiques,
sapientiaux, historiques et poétiques. Le Nouveau testament inclut les quatre évangiles de Matthieu,
Marc, Luc et Jean, les Actes des apôtres (qui décrivent la vie des apôtres après la fin de la vie terrestre
du Christ), les épîtres (lettres des apôtres, destinées aux premières communautés chrétiennes, les
premières « Églises ») et l’Apocalypse (Livre de la Révélation qui décrit la fin des temps à travers les
visions de l’évangéliste Jean). Les clercs occidentaux ont eu accès à un texte biblique dans différentes
versions qu’il serait faux de réduire à la seule « Vulgate » : ce terme désigne depuis le XVI e siècle la
version reconnue commune (vulgatus veut dire « répandu ») et qui renvoie en général à la traduction
de saint Jérôme († 420) réalisée à partir de l’hébreu pour l’Ancien testament et du grec et du latin pour
le Nouveau testament. Après des tentatives antérieures, notamment sous les Carolingiens, les exégètes
et les théologiens du XIIIe siècle, principalement Dominicains et Franciscains , ont repris le texte qui
circulait, dit Textus parisiensis, pour le corriger à partir des versions en hébreu et en grec. La première
impression de la Bible en 1452 par Gutenberg a suivi le texte en usage à l’université de Paris , texte
qui a encore subi des révisions au moment du concile de Trente. Dans les écoles, l’apprentissage de la
lecture se faisait dans l’un des livres bibliques le plus diffusé, le livre des Psaumes, ces cent cinquante
poèmes attribués au roi David qui traduisent le combat spirituel de l’homme et expriment son appel à
Dieu. Le Moyen Âge latin connaissait d’autres écrits, les apocryphes de l’Ancien et du Nouveau
testament, qui n’ont pas été retenus par le magistère ecclésiastique dans le corpus canonique, mais qui
cependant conservaient à ses yeux une authentique valeur pastorale. De tonalité apocalyptique ou plus
riches que les écrits canoniques en détails narratifs et anecdotiques sur la vie de Jésus et de ses
proches, ils ont en effet largement inspiré la création artistique et dévote.
Religion de la parole et de son commentaire (le Christ est nommé le Logos, le Verbe de Dieu, par
l’évangile de Jean), le christianisme reconnaît une autre source d’autorité, la Tradition, qui résulte de
l’accumulation par les générations d’interprétations autorisées. L'accès aux Écritures n’est donc pas
un exercice solitaire mais collectif. Sous ce terme, se regroupe un ensemble composite d’œuvres et de
décisions du magistère qui explicitent les contenus de la foi et règlent la vie de la communauté. Sans
cesse enrichie au fil des générations, la Tradition se compose des traités spirituels et catéchétiques des
Pères de l’Église, ces auteurs des premiers siècles dont émergent en Occident les figures des quatre
plus grands Pères latins, les Pères grecs étant moins connus. Il s’agit des saints : Jérôme († 420), déjà
cité, Augustin († 430), évêque d’Hippone dont la pensée a imprimé une marque profonde sur le
christianisme latin, Ambroise († 397), évêque de Milan et Grégoire le Grand († 604), pape, dont
l’œuvre est également très diffusée en Occident. S'y ajoutent les œuvres d’auteurs postérieurs, qu’ils
soient réguliers ou séculiers. La Tradition inclut aussi les décisions des conciles ; enfin, les
commentaires qui ont été donnés de ces différents textes au fur et à mesure de leur enseignement et
dont certains en sont venus à faire tout autant autorité que les œuvres dont ils traitent. Il s’en est
notamment dégagé un corpus législatif et disciplinaire sur lequel repose le droit canonique dont une
somme, le Décret, a été constituée à Bologne au milieu du XIIe siècle. Cette œuvre, longtemps
attribuée à un seul auteur, mal connu, Gratien, résulte, pour les spécialistes actuels, de deux versions
successives cumulées, dont la seconde fait place au Code de Justinien, à la différence de la première.
L'enseignement et la pratique du droit canon se réfèrent au Décret de Gratien durant toute la fin du
Moyen Âge et jusqu’en 1917.
L'expression synthétique des contenus de la foi chrétienne figure dans le Credo (« Je crois » en
latin), le texte de la confession de foi, fixé par les conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381),
appelé en conséquence le « symbole (signe de reconnaissance) de Nicée-Constantinople ». Une
version plus courte a été élaborée au IXe siècle, alors moins utilisée et connue sous le nom de «
Symbole des apôtres ». Le texte fondateur de la prière chrétienne est le Pater ou « Notre Père », dont
les évangiles rapportent qu’il a été enseigné par le Christ lui-même à ses disciples en réponse à leur
demande d’apprendre à prier : parfois également nommé pour cette raison la prière dominicale ou
prière du Seigneur (dominus, seigneur), elle adresse louanges et demandes à Dieu. S'y ajoute un
second texte, plus court, la salutation angélique ou Ave Maria, également d’origine scripturaire,
puisqu’il s’agit des paroles reproduites dans l’évangile de Luc et par lesquelles Marie a reçu l’annonce
de la naissance divine de son fils : il énonce l’un des deux mystères fondateurs du christianisme,
l’Incarnation, le second étant la Résurrection. Les clercs, qui sont familiers de ces trois textes,
s’efforcent d’en inculquer la connaissance et l’intelligence aux laïcs.
Les contestations du XIIe siècle
Jusqu’au XIIe siècle, les courants de contestation qui ont pu exister en Occident sont mal connus.
Quelques foyers émergent de sources qui sont toutes d’origine cléricale, à Monteforte en Italie
centrale, à Arras ou à Orléans , dans le royaume de France. À partir des années 1120, des dissidences
se repèrent plus clairement dans les pays mosans, la vallée du Rhin, l’Italie du Nord et du Centre, ainsi
que dans le Languedoc.
Au nom d’un évangélisme radical, dans une perspective qui accentue de nombreux thèmes de la
réforme grégorienne, les critiques portent sur l’enrichissement de l’Église et ses relations étroites
avec le monde politique. La hiérarchie est ébranlée au nom du principe selon lequel c’est la
conformité au mode de vie apostolique dans le renoncement et l’humilité qui fonde le droit à prêcher,
et non la détention des charges ecclésiastiques. Mais quelques éléments n’en restent pas à cet
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