La fortune morale en éthique et en rhétorique
Marc Dominicy
1. Quatre types de fortune morale: (i) constitutive (Pierre est né lâche/courageux); (ii)
déterminante (Pierre a violé sa petite fille. Il a lui-même été victime d’un pédophile dans son
enfance / Pierre anime beaucoup d’œuvres de bienfaisance. Son père était déjà un grand
philanthrope); (iii) circonstancielle (Maurice Papon/Jean Moulin: si la Deuxième Guerre n’avait
pas eu lieu, ces deux hauts fonctionnaires auraient eu des carrières comparables); (iv)
conséquentielle (Marie n’a pas voulu avorter malgré sa séropositivité; et son bébé est né/n’est pas
né malade du sida).
2. On ne peut maintenir la différence entre (i) ou (iii) et (ii) si on se situe dans un cadre
déterministe; la situation est analogue à celle de l’authenticité des artefacts humains (authentique
Vermeer/billet de banque/chemise Lacoste). Ceci appuie, par une autre voie, les conclusions de
Dupréel (1932) ou Strawson (1962).
3. La différence qui sépare (i) ou (iii) de (ii) est aussi que (ii) exclut l’empathie positive ou
négative (notamment la culpabilité/l’identification collective). En (ii), le point de vue est
« externe » (même s’il n’est pas déterministe); en (i) ou (iii), il est « interne » (Et si j’étais né
lâche comme Pierre? / Qu’aurais-je fait à la place de Maurice Papon?).
4. La catégorie (iv) est la plus intéressante (Williams 1976, Nagel 1976, Robinson 2002). Outre
le cas de la mère séropositive, les exemples classiques sont ceux du grand artiste égocentrique
(Gauguin, Verlaine, Rousseau) ou d’Anna Karenine. Quelques pistes:
a) Le problème de l’évaluation rétrospective:
(1) Gauguin a laissé/n’a pas laissé une œuvre majeure. Il a bien/mal fait d’abandonner femme et enfants.
(2) Le numéro gagnant est/n’est pas le 37. Pierre a été bien/mal avisé/inspiré de jouer le 37.
(1’) Gauguin fait bien/mal d’abandonner femme et enfants en ti ssi en tj il laisse/ne laisse pas une œuvre majeure.
(2’) Pierre est bien/mal avisé/inspiré de jouer le 37 en ti ssi en tj le numéro gagnant est/n’est pas le 37.
Même si (1’) et (2’) sont des principes (respectivement, éthique ou de rationalité), ils ne peuvent
guider Gauguin ou Pierre, car ceux-ci peuvent, tout au plus, obéir à des motivations irrationnelles
(wishful thinking, foi en son destin, révélation divine,…). Pour Nagel-Robinson, la
justification/condamnation par la conséquence incontrôlable (succès/échec) n’a pas de pertinence
éthique, et dès lors (1’) ne saurait être un principe éthique.
b) Le problème du point de vue: pour Nagel-Robinson, Gauguin est un « solipsiste » éthique (et
d’ailleurs aussi épistémologique), en ce sens qu’il ne peut entretenir un point de vue partageable
avec les personnes qui s’estiment lésées en ti. Par contre, en tj, le point de vue de Gauguin est
partageable avec toutes les autres personnes (pace Nagel-Robinson): Williams signale qu’en tj le
point de vue des personnes qui s’estiment lésées peut être pris en compte au moyen de la notion
de « coût moral » pourvu qu’il y ait bonne fortune conséquentielle (voir les fréquentes
discussions sur la construction des Pyramides, de Saint-Petersbourg, etc.: le sacrifice massif
d’êtres humains trouve-t-il sa justification dans la beauté de ces monuments?).
c) Williams introduit la notion de bonne/mauvaise fortune « intrinsèque » ou « extrinsèque »;
exemple: Gauguin meurt dans un naufrage lors de son voyage vers la Polynésie (« extrinsèque »).
Ceci oblige à abandonner un principe comme (1’) et à renoncer au « tiers-exclu éthique » pour
des propositions comme (3):
(3) Gauguin fait bien/mal d’abandonner femme et enfants en ti