CE QUI NOUS RASSEMBLE AUTOUR DE LA « DERNIÈRE BIÈRE » : VIVRE LE FEELING DU MOMENT EN BEAUCE (QUÉBEC) Thèse Paulo Rogers da Silva Ferreira Doctorat en anthropologie Philosophiae doctor (Ph.D.) Québec, Canada © Paulo Rogers da Silva Ferreira, 2016 CE QUI NOUS RASSEMBLE AUTOUR DE LA « DERNIÈRE BIÈRE » : VIVRE LE FEELING DU MOMENT EN BEAUCE (QUÉBEC) Thèse Paulo Rogers da Silva Ferreira Sous la direction de : Manon Boulianne, directrice de recherche Résumé Cette thèse propose une lecture anthropologique de la consommation d’alcool. Elle met de l’avant une approche novatrice qui repose sur le concept de « métaphysique du quasiarrêt ». Cette approche a été développée à la suite d’une recherche ethnographique réalisée dans la région de la Beauce, au Québec. Au lieu de considérer la consommation d’alcool comme un problème social ou de santé publique, j’ai cherché à comprendre comment et pourquoi l’on boit, en Beauce, en me laissant guider par les buveurs et les buveuses côtoyés sur place. En prenant part à de nombreuses soirées où la bière est omniprésente, que ce soit dans les garages, les bars ou l’aréna local, je me suis laissé affecter par les sensations ressenties et par les paroles prononcées lorsque les buveurs éprouvent ce qu’ils appellent le « feeling du moment ». En prenant du recul, j’ai constaté que les Beaucerons qui boivent ont développé des stratégies défensives pour échapper à la tentative de contrôle de la société québécoise sur leurs conduites alcooliques et, plus largement, sur l’alcoolisme. En effet, dans la perspective de la « métaphysique du quasi-arrêt », la quantité de verres consommés n’a d’importance qu’eu égard au « feeling du moment »; les normes culturelles ou médicales liées à la consommation d’alcool ne tiennent pas, et c’est pourquoi cette approche permet d’expliquer des discours et des pratiques liés à la consommation d’alcool qui, à première vue, semblent paradoxaux, voire complètement absurdes. Pour bien montrer en quoi l’approche mise de l’avant se distingue, mais surtout pour expliquer comment la consommation excessive d’alcool en est venue à représenter, en anthropologie comme dans d’autres disciplines, une pratique problématique qu’il faut comprendre pour la combattre, une première partie de la thèse consiste en une mise en perspective historique de l’alcoolisme en tant que concept scientifique et enjeu de société. Y sont passées en revue les approches et concepts développés, depuis la fin du XVIIe siècle, par des médecins, des psychologues, des économistes, des sociologues et des anthropologues euro-américains pour aborder ce genre de consommation. Je suggère que ces scientifiques mènent, depuis plus de deux siècles, une véritable croisade contre les « buveurs excessifs ». Collaborant avec l’État, les mouvements de tempérance et les entreprises privées, ils ont contribué à contenir les abus d’alcool en Occident. Dans la seconde partie de la thèse, l’ethnographie sert de support au déploiement de la perspective théorique développée à l’issue du travail de terrain. Il s’agit d’analyser comment les buveurs d’alcool vivent et font durer le « feeling du moment » au cours du boire social. Sur le terrain, j’ai découvert que les buveurs d’alcool ont inventé onze stratégies pour vivre et faire durer le « feeling du moment » en consommant de l’alcool avec les autres. Ces stratégies constituent une forme de résistance face à une société qui cherche à contrôler les conduites alcooliques. iii Abstract This thesis offers an anthropological understanding of alcohol consumption and puts forward an innovative approach based on the « metaphysics of the near-ending ». This approach was developed following an ethnographic research conducted in the Beauce region of Quebec. Instead of considering alcohol as a social or public health problem, I sought to understand how and why we drink, in Beauce, letting myself be guided by local drinkers. By taking part in many evenings where beer is omnipresent, whether in garages, bars or the local arena, I allowed myself to be affected by words and sensations that go along with what they call the « feeling of the moment ». Looking back, I found that Beauce drinkers have developed defensive strategies to escape the control exerted on their alcoholic behavior and, more broadly, on alcoholism. In fact in the perspective of the « metaphysics of the near-ending », the amount of drinks consumed is not important, given the « feeling of the moment »; cultural or medical standards related to alcohol consumption do not prevail, and that is why this approach can explain the discourses and practices related to alcohol consumption which at first sight seem paradoxical or even completely absurd. To show how the approach put forward is distinctive, but especially to explain how alcohol consumption has come to represent, in anthropology as in other disciplines, a practical problem that must be understood in order to fight it, the first part of the thesis is a historical perspective of alcoholism as a scientific concept and social issue. I present a critical review of different approaches and concepts developed from the late seventeenth century by doctors, psychologists, economists, sociologists and euro-american anthropologists to address consumption, and especially what is considered as an excessive consumption of alcohol. I suggest that these scientists have conducted, for over two centuries, a crusade against « excessive drinkers ». Working with the State, temperance movements and private companies, they have contributed to containing alcohol abuse in the West. In the second part of the thesis, ethnography is used to support the theoretical perspective developed after the end of the fieldwork. I analyze how alcohol drinkers live and make last the « feeling of the moment » during social drinking. Throughout my field work, I discovered that alcohol drinkers have invented eleven strategies in order to live and sustain the « feeling of the moment » by consuming alcohol with others. These strategies are summarized in the concept of a « metaphysics of the near-ending ». They are a form of resistance in the context of a society that seeks to control alcoholic behavior. iv Table de Matières Résumé ............................................................................................................................................... iii Abstract .............................................................................................................................................. iv Table de matières……………………………………………………………………………………………………………………………v Listes de tableaux ............................................................................................................................... ix Liste des figures................................................................................................................................... x Remerciements ................................................................................................................................. xiii INTRODUCTION GÉNÉRALE ......................................................................................................... 1 PARTIE I ............................................................................................................................................ 9 1. LA NAISSANCE DU MAL .......................................................................................................... 10 1.1. À PROPOS DU MAL ................................................................................................................ 11 1.2. L’INVENTION D’UNE CROISADE ............................................................................................ 13 1.3. LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ..................... 15 2. LA PROPAGATION DU MAL .................................................................................................... 40 2.1. LA CONSOMMATION EXCESSIVE DU VIN EN FRANCE COMME UN PROBLÈME SOCIAL À RÉGLER ........................................................................................................................ 41 2.2. GABRIEL TARDE (1843-1904) FACE À LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ............................................................................................................. 45 2.3. SIGMUND FREUD (1856-1939) ET LA RENAISSANCE DU MAL ...................................... 52 2.4. LE RÔLE DES ÉCONOMISTES .............................................................................................. 56 2.5. L’ÉMERGENCE DE L’ALCOOLOGIE ET DE L’ADDICTOLOGIE COMME SCIENCES INTERDISCIPLINAIRES ................................................................................................................ 61 3. LE MAL CHEZ NOUS ....................................................................................................................... 69 3.1. LE MODÈLE CULTUREL ........................................................................................................ 70 3.2. LE MODÈLE DE L’ETHNOGRAPHIE DE QUARTIER ......................................................... 75 3.3. LE MODÈLE-SYNTHÈSE DE MARY DOUGLAS .................................................................... 79 3.4. LE MODÈLE DE L’ANTHROPOLOGIE MÉDICALE CRITIQUE ........................................... 83 3.5. LE MODÈLE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DU SUJET IVRE ..................................................... 87 4. LA CROISADE SCIENTIFIQUE QUÉBÉCOISE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ................................................................................................................................... 96 4.1. « CE N’EST PAS SEXISTE, C’EST SCIENTIFIQUE » ........................................................... 97 4.1.1. LES ANNÉES 1960 : LA COLLABORATION ENTRE LES MÉDECINS ET LES ANTHROPOLOGUES ..................................................................................................................... 98 4.1.2. LES ANNÉES 1970 : L’APPROCHE PSYCHOSOCIALE..................................................... 111 v 4.1.3. LES ANNÉES 1980 : LA CONSTRUCTION DU SUJET MALADE ET SON STYLE DE VIE ................................................................................................................................................... 115 4.1.4. DES ANNÉES 1990 À NOS JOURS : L’APPROCHE HUMANISTE DE RÉDUCTION DES MÉFAITS CAUSÉS PAR LES ABUS D’ALCOOL (RdM) .................................................. 124 4.2. L’ALCOOL ET L’IMAGINAIRE SUR LA BEAUCE ............................................................ 131 4.2.1. L'HISTOIRE DE L'ALCOOL : LA BEAUCE……………………………………………...135 4.2.2. LES COUTUMES BEAUCERONNES ASSOCIÉES À LA CONSOMMATION D'ALCOOL…………………………………………………………………………………….….137 4.2.3. LA CONSOMMATION EXCESSIVE D'ALCOOL COMME DÉGRATATION MORALE………………………………………………………………………..……………..….139 4.2.4. LES BEAUCERONS, LA POLITIQUE ET L'ALCOOL………..………………………….140 4.2.5. L'AMBIVALENCE DES USAGES DE L'ALCOOL DANS LES CONTES BEAUCERONS…………………………………………………………………………………...142 4.2.6. L'IMAGINAIRE DE LA « REUSSITE ÉCONOMIQUE BEAUCERONNE » ET LES BUVEURS D'ALCOOL………………………………………….……………………………..…143 4.2.7. LA PRESSE…………………………………………………………………………………146 4.3. L’IMPOSSIBILITÉ DE POSER UNE QUESTION DE RECHERCHE AVANT D’ÊTRE ALLÉ SUR LE TERRAIN .............................................................................................................. 151 PARTIE II ....................................................................................................................................... 158 5. LA MÉTHODOLOGIE ..................................................................................................................... 159 5.1. LES DÉFIS DE CETTE ETHNOGRAPHIE ................................................................................ 160 5.1.1. LE PREMIER DÉFI .............................................................................................................. 161 5.1.2. LE DEUXIÈME DÉFI .......................................................................................................... 163 5.2. L’ORIENTATION ETHNOGRAPHIQUE DÉPLOYÉE SUR LE TERRAIN ........................ 166 5.3. LA QUESTION DE L’INCERTITUDE DE LA PROCHAINE BIÈRE..................................... 169 5.4. LA MESURE DE LA QUANTITÉ « INTENSIVE » DANS LE « FEELING DU MOMENT » .................................................................................................................................... 171 5.5. LES AXES DE LA RECHERCHE ............................................................................................... 173 5.5.1. SE LAISSER AFFECTER PAR LES BUVEURS D’ALCOOL ............................................. 174 5.5.2. LE DIALOGUE ENTRE L’ANTHROPOLOGIE ET LA PHILOSOPHIE ............................ 176 5.5.3. L’ANALYSE DE LA MÉCONNAISSANCE DE SOI DANS LE « FEELING DU MOMENT » .................................................................................................................................... 181 5.6. LA COLLECTE DES DONNÉES ................................................................................................ 182 5.6.1. LE REFUS D’EMPLOYER DES QUESTIONNAIRES....................................................... 183 5.6.2. LE REFUS D’ENREGISTRER LES CONVERSATIONS DES BUVEURS ....................... 183 5.6.3. PASSAGE DE L’INTERDIT À L’INTER-DIT .................................................................... 183 5.6.4. LE MATÉRIEL RECUEILLI SUR LE TERRAIN ............................................................... 184 vi 5.6.5. LE RECRUTEMENT DES « PARTICIPANTS »................................................................. 185 5.6.6. LE PROFIL DES BUVEURS SELECTIONNÉS ..................................................................... 185 5.6.8. LES QUESTIONS ÉTHIQUES............................................................................................. 186 6. LA VIE DANS LE « FEELING DU MOMENT »...................................................................... 188 6.1. INVENTER DES CONCEPTS, C’EST RÉSISTER : LE POINT DE DÉPART D’UN PROBLÈME ANTHROPOLOGIQUE ................................................................................................ 189 6.1.1. LE CONTRÔLE DE LA CONDUITE DES « BUVEURS EXCESSIFS » ........................... 189 6.1.1.1. LE SENSATIONNALISME DE LA PRESSE RÉGIONALE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ................................................................................................................................. 189 6.1.1.2. LA POLITIQUE DE PRÉVENTION CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ......... 190 6.1.1.3. LE REGARD MORAL DE LA SOCIÉTÉ LOCALE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ................................................................................................................................. 190 6.1.1.4. LE « BESOIN DE LUXE » DES BUVEURS D’ALCOOL .................................................. 191 6.1.2. L’ALCOOLISME COMME MALADIE................................................................................... 192 6.1.3. LA STRATÉGIE DES BUVEURS D’ALCOOL DE FAIRE PLACE À DU NOUVEAU AU COURS DU BOIRE SOCIAL ......................................................................................................... 193 6.2. ON BOIT DANS LA BEAUCE, DONC ON RÉSISTE........................................................... 193 6.2.1. LE PARI DES BUVEURS D'ALCOOL QUANT À L'INCERTITUDE DU MOMENT DU « FEELING »………………………………………………………………………………………195 6.2.2. L’INVENTION DE L’OUBLI ACTIF POUR LAISSER LA PLACE AU « FEELING DU MOMENT » .................................................................................................................................... 199 6.2.3. AVOIR UN CORPS QUI SUPPORTE L’EFFET DE L’ALCOOL ........................................ 205 6.2.4. L’ACTE DE SE TROMPER VOLONTAIREMENT ET TROMPER LES AUTRES POUR FAIRE DURER LE « FEELING DU MOMENT » ........................................................................ 208 6.2.5. LA PERTE DE SOI-MÊME DANS LE « FEELING DU MOMENT » ............................... 212 6.2.6. LE GOÛT DU RISQUE DES BUVEURS D’ALCOOL .......................................................... 218 6.2.7. L’ATTENTE DE LA PROCHAINE BIÈRE DANS LE « FEELING DU MOMENT »....... 222 6.2.8. L’INVENTION DE LA « DERNIÈRE BIÈRE » PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL..... 231 6.2.9. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXCÈS DANS CES SÉRIES DE BIÈRES ....................... 236 6.2.10. LA PRUDENCE RELATIVE DANS LE « FEELING DU MOMENT » ........................... 239 6.2.11. LA QUÊTE DE « NOUVEAUTÉ » PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL........................ 243 7. PAR-DELÀ LE VRAI ET LE FAUX : LE DERNIER MOT DES BUVEURS D’ALCOOL À SAINTE-BROSSE-DE-BEAUCE................................................................................................... 247 7.1. À PROPOS DU DERNIER MOT DES BUVEURS D’ALCOOL .............................................. 248 7.2. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « J’ARRÊTE DE BOIRE QUAND JE vii VEUX! » ......................................................................................................................................... 250 7.2.1. « LE HOCKEY, C'EST SÉRIEUX! »………………………………………………………251 7.2.1. « NOUS SOMMES FATIGUÉS DE BOIRE! NON, NOUS NE LE SOMMES PAS! »……………………………………………………………………………………………...253 7.2.3. « C'EST LA "DERNIÈRE"! NON, C'EST LA PROCHAINE, LA "DERNIÈRE"! » ………256 7.2.4. « C'EST LA SERVEUSE "X" DU BAR "Y" QUE J'AIME BEAUCOUP, MAIS PEUT ÊTRE UNE AUTRE »…………………………………………………………………………………….258 7.3. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « JE VIENS BOIRE POUR OUBLIER MES PROBLÈMES PERSONNELS! » ................................................................................................... 260 7.3.1. « NOUS SOMMES LES "VEUVES" DES CHASSEURS EN "VACANCE DE MARIAGE »……………………………………………………………………………………….260 7.3.2. « ON VA AU BAR BOIRE POUR OUBLIER NOS PROBLÈMES PERSONNELS, MAIS ON EST EN QUÊTE DE NOUVEAUTÉ »…………………………………………………....….264 7.3.3. « BUVONS, MES CHUMS, POUR QU'ON PUISSE OUBLIER LES BARRAGES POLICIERS SUR LES ROUTES DU COIN »………………………………………………… 266 7.4. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « ON NE BOIT PAS PENDANT LA SEMAINE, C’EST JUSTE UNE BIÈRE POUR FAIRE DU SOCIAL! » ...................................... 269 7.4.1. « NOUS NE SOMMES PAS DES IVROGNES, ON BOIT JUSTE POUR FAIRE DU SOCIAL »………………………………………………………………………………………….269 7.4.2. « IL S'AGIT JUSTE D'UNE BIÈRE POUR FAIRE DU SOCIAL AVEC LES AUTRES, EST-CE QUE VOUS AVEZ COMPRIS FINALEMENT CE QUE C'EST FAIRE DU SOCIAL ENTRE NOUS AUTRES? » ........................................................................................................... 271 7.4.3. « VOUS ÊTES À LA BONNE PLACE POUR FAIRE DU SOCIAL! »…………………………………………………………………………………………273 8. CE QUI NOUS RASSEMBLE AUTOUR DE LA « DERNIÈRE BIÈRE » DANS LA BEAUCE ......................................................................................................................................... 278 8.1. L’INVENTION D’UN CONCEPT : LA TRADUCTION DE LA DURÉE DANS LE « FEELING DU MOMENT » EN TERMES ANTHROPOLOGIQUES........................................... 279 8.1.1. L’ACQUISITION DU GAI AVOIR COMME PUISSANCE D’AGIR PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL ....................................................................................................................... 279 8.1.2. LA « MÉTAPHYSIQUE DU QUASI-ARRÊT ».................................................................. 283 8.1.3. LA RÉPÉTITION PERPÉTUELLE DU « FEELING »……….…………………………...293 8.2. APRÈS COUP OU LE RETOUR DU TERRAIN........................................................................ 297 CONCLUSION GÉNÉRALE ......................................................................................................... 304 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................. 311 viii Liste de tableaux Tableau 1 : Profil socio-économique des buveurs d’alcool côtoyés sur le terrain ........................167 ix Liste des figures Figure 1 Carte de la Beauce……………………………………………………………………….132 Figure 2 Bouteille d’alcool jetée sur la route……………………………………………………...213 Figure 3 Bouchon de bière jeté sur la route ……………………………………………………….213 Figure 4 Bouteille d’alcool jetée sur la route.……………………………………………………..213 Figure 5 Cannette de bière jetée sur la route.................................................................................... 213 Figure 6 Panneau d’avertissement à l’entrée de Sainte-Brosse-de-Beauce...................................... 267 x Aux buveurs d’alcool xi Anne Desbaresdes boit de nouveau un verre de vin tout entier les yeux mi-clos […]. À la cuisine, on annonce qu’elle a refusé le canard à l’orange, qu’elle est malade, qu’il n’y a pas d’autre explication. Marguerite Duras dans Moderato Cantabile, 1962 [1958] : 98-100. xii Remerciements Il m’est très difficile de remercier toute les personnes qui m’ont aidé à mener cette thèse à terme. Je voudrais tout d’abord remercier les buveurs d’alcool que j’ai côtoyés en Beauce, au Québec. Ils m’ont aidé à identifier l’orientation conceptuelle dont je me suis servi pour écrire cette thèse en anthropologie de l’alcool. Je tiens à remercier Madame Manon Boulianne, ma directrice de thèse, qui m’a accompagné tout au long de ma recherche et qui m’a apporté son indéfectible appui scientifique au cours de l’élaboration de cette thèse. Je remercie aussi Mesdames Sylvie Poirier, Sabrina Doyon et Marie-Andrée Couillard ainsi que Messieurs Eduardo Viveiros de Castro, Raymond Massé, Bruno Jean et Daniel Lins pour leurs suggestions. Un grand merci à mes parents Paulo et Terezinha, à mon frère Ronney et à ma sœur Rogelma, à mon beau-frère Fernando et à ma belle-sœur Luzia ainsi qu’à mes neveux Maria Eduarda et Luís Eduardo. Mes remerciements à Gilles Ayotte qui a révisé le français de cette thèse. Je remercie également toutes les personnes qui m’ont aidé au cours de ces années consacrées à la rédaction de cette thèse : Aylane Cândido, Thaís Cunegatto, Noëlle Counord, Mathieu Parent, Ayla Cândido, Ana Keyla Carmo Lopes, Clarice Rodrigues de Carvalho, Esperanza de Godoy, Kaciano Gadelha et Claudia Alexandra Duque. Sans oublier Raphael Meciano, celui qui est ma « dernière bière ». Je remercie finalement le Canadian Centre for Health and Safety in Agriculture (CCHSA) et le département d’anthropologie de l’Université Laval qui m’ont apporté un soutien financier. xiii i INTRODUCTION GÉNÉRALE Cette thèse repose sur une double démarche. L’une a fait de l’évolution des principaux travaux qui ont influencé les approches contemporaines en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme un premier objet d’enquête. Celle-ci s’est appuyée sur des documents issus des sciences médicales, psychologiques et sociales publiés dans l’espace et dans la culture euro-américaine, incluant le Québec. L’autre correspond à une ethnographie de la consommation d’alcool effectuée dans la région de la Beauce. Mon objectif est d’analyser l’impact des discours scientifiques sur les buveurs d’alcool contemporains. Ces discours circulent depuis l’invention du concept d’alcoolisme, au XIXe siècle, en Suède, et persistent de nos jours. Il s’agit d’approfondir les rapports qui se sont développés entre l’État, la société et les scientifiques dans le contexte de la lutte contre l’alcoolisme, en examinant les recherches portant sur cette maladie et les politiques de prévention contre les abus d’alcool, notamment dans le domaine de la santé publique. Il s’agit aussi de constater les impacts de cette démarche sur la vie et les pratiques des buveurs d’alcool. J’ai débuté ma recherche en 2012 par une recension des écrits mobilisant le concept d’alcoolisme. Cette recension m’a servi à construire une lecture historique des principaux modèles théoriques de l’alcoolisme s’étant succédés dans plusieurs domaines scientifiques, incluant l’anthropologie. J’ai constaté que ces modèles théoriques ont été utilisés par les pouvoirs publics pour élaborer des politiques de prévention contre cette maladie, ce qui a donné lieu à un mouvement que je qualifie de croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Cette idée de croisade scientifique m’a été inspirée d’Howard Becker (1963). Becker, en effet, a mis de l’avant le concept de croisade morale, pour faire référence aux efforts des scientifiques états-uniens associés au gouvernement et aux mouvements de tempérance au XXe siècle, pour contenir les conduites alcooliques. Selon Becker, l’objet d’une croisade est toujours de réformer les mœurs et d’instaurer de nouvelles lois : « Une des conséquences majeures d’une croisade victorieuse, c’est bien sûr l’instauration d’une nouvelle loi ou d’un nouvel ensemble législatif et réglementaire, généralement accompagnés d’un appareil adéquat pour faire appliquer ces mesures » (Becker, 1987 [1963] : 176). 1 J’ai constaté, en faisant une lecture approfondie de la littérature scientifique sur l’alcoolisme, que sa base interprétative était influencée par la Réforme protestante du XVIIe siècle, alors que l’Église anglicane, en Angleterre, dénonçait le désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie qui empêchait les buveurs d’alcool de travailler pour l’Œuvre de Dieu (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009). Au XVIIIe siècle, la science, surtout la médecine, va prendre la relève du clergé pour dénoncer, cette fois-ci, le désordre causé par l’alcool dans l’organisme humain, après avoir défini le concept d’alcoolisme. Des années 1980 à nos jours, les anthropologues vont pour leur part étudier le désordre culturel, le sujet malade, les styles de vie délétères et les méfaits causés par cette maladie chronique. L’ensemble de ces discours scientifiques a débouché sur la création de dispositifs de santé publique et de lois destinées à contrôler la conduite des « buveurs excessifs ». Après avoir exploré les études et les interventions mises de l’avant au Québec sur le sujet de l’alcoolisme, j’ai pensé qu’il convenait de recourir, dans ce cas également, au concept de croisade pour en rendre compte tout en ciblant les discours sur la consommation d’alcool dans les études sociales sur l’alcoolisme au Québec afin de savoir ce qui s’était passé au niveau du contrôle des conduites alcooliques sur le plan régional et plus spécifiquement chez les buveurs d’alcool de la Beauce. En ce qui concerne la consommation d’alcool en Beauce, j’ai découvert, au cours de mon travail sur le terrain, la « logique du sens »1 que les buveurs d’alcool donnaient à une expression fréquemment utilisée quand je les questionnais à savoir comment ils savaient quand ils devaient arrêter de boire : le « feeling du moment »2. En effet, l’expression renvoie à une lecture collective du boire social, l’intensité des sensations en groupe alors ressenties. Elle ne repose en rien sur des normes culturelles ou morales associées aux En recourant au concept de « logique du sens », je m’inspire de Gilles Deleuze. D’après Deleuze : « Il est certain que toute désignation suppose le sens, et qu’on s’installe d’emblée dans le sens pour opérer toute désignation ». Deleuze, G., 1969, La logique du sens. Paris, Gallimard, p. 41. À ce sujet, Sean Bowden souligne à propos de la « logique du sens » de Gilles Deleuze : « […] La Logique du sens n’est rien d’autre que le “problème de l’événement” », c’est-à-dire le problème de l’affirmation de la priorité ontologique des événements sur les substances ». Bowden, S., 2009, La priorité ontologique des événements dans la Logique du sens de Gilles Deleuze. Thèse de doctorat, département de philosophie, Université de Paris VIII, p. xii. 2 L’expression d’origine anglaise « feeling du moment » n’est pas exclusive de la Beauce. En faisant une recherche historique sur son apparition, j’ai constaté qu’elle est employée en toute Amérique et qu’il n’y a pas une date précise sur son historique. En revanche, les buveurs d’alcool que j’ai côtoyés en Beauce donnaient à cette expression le sens du moment à chaque fois qu’ils buvaient en groupe. 1 2 quantités d’alcool consommées, sur la base de ce qui est considéré comme étant acceptable et « normal » dans chaque culture ou dans un contexte donné. L’expression « feeling du moment » vient du fait que chaque buveur d’alcool ne cesse de boire que lorsque les autres arrêtent aussi. Je la traduis, en termes anthropologiques, par le concept de « métaphysique du quasi-arrêt », car j’ai constaté que lors de ces rencontres chargées d’intensités, ce qui va définir la limite des verres d’alcool bus sera le « feeling du moment » lui-même partagé entre les buveurs présents, et non pas les normes sociales rattachées à cette consommation. Il s’agit donc, dans cette thèse, d’approfondir cette problématique et d’exposer cette dynamique complexe, à partir de l’ethnographie réalisée sur le terrain. La thèse est divisée en deux parties qui comptent chacune quatre chapitres. Dans la première partie, je décris la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs », qui a cours depuis le XVIIe siècle avec la Réforme protestante en Europe et en Amérique. L’analyse en profondeur de cette croisade est motivée par la question de recherche suivante : À quel point cette croisade scientifique a-t-elle influencé le cadre théorique contemporain de l’anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme? Mon objectif est de démontrer que les recherches récentes des anthropologues, à ce sujet, ont été influencées par cette croisade qui a mobilisé toute la société occidentale : les Églises catholique et protestantes, les gouvernements et les scientifiques, qu’ils soient spécialistes de la médecine, de la psychologie, de l’économie ou de la sociologie. Dans cette perspective, la consommation excessive d’alcool est traitée comme un désordre social et physique et l’alcoolisme comme un mal à combattre. J’expose donc, dans cette première partie, les bases de modèles théoriques qui nous informent sur anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme contemporaines, incluant l’anthropologie de l’alcoolisme qui s’est développée au Québec. Ainsi, la première partie est divisée comme suit. Dans le premier chapitre, La naissance du mal, je m’attarde à l’évolution de la notion de désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie, un désordre dénoncé par la 3 Réforme protestante au XVIIe siècle, et une approche qui débouchera, éventuellement, sur le concept d’alcoolisme, développé par la médecine, au XIXe siècle. Je présente le parcours historique de l’une des premières influences théoriques en anthropologie de l’alcool. Dans ce chapitre, j’expose les principaux éléments constitutifs, historiquement, de l’approche médicale de l’alcoolisme : facteurs biochimiques, discours sur les mauvaises conduites des « buveurs excessifs », observations sur les organes malades, etc. Mon objectif est de démontrer 1) la nature analytique du regard posé sur les conduites alcooliques et 2) comment ce regard médical a été réapproprié par les modèles théoriques contemporains en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme. Dans le second chapitre, La propagation du mal, j’explique comment le concept d’alcoolisme, issu de la médecine, a ensuite été diffusé dans plusieurs domaines des sciences sociales. Cette diffusion a eu cours, en grande partie, par le biais du développement de deux nouveaux domaines scientifiques interdisciplinaires : l’alcoologie, au cours des années 1960, et l’addictologie, au cours des années 1990. Elles ont servi à intégrer les approches psychologiques, économiques, sociologiques et anthropologiques pour mieux contribuer à la lutte menée par les médecins afin de contenir le mal des « buveurs excessifs ». Dans ce chapitre, j’évoque le premier appel formellement lancé aux anthropologues afin qu’ils collaborent à la croisade scientifique contre l’alcoolisme. Dans le troisième chapitre, Le mal chez nous, je présente les principaux modèles théoriques de l’anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme qui ont été développés pour étudier et freiner les abus d’alcool, qui sévissent dans plusieurs milieux culturels. Il s’agit du modèle culturel de l’anthropologie de l’alcool des années 1940-1950; du modèle associé à l’étude des styles de vie des habitants des quartiers des grandes villes des années 19601970; du modèle-synthèse des Alcohol Studies proposé par Mary Douglas dans les années 1980; du modèle de l’anthropologie médicale critique des années 1980 et du modèle phénoménologique du sujet ivre des années 1990. J’examine les principaux éléments de base de ces modèles et j’identifie les intérêts défendus par les anthropologues qui prennent part, d’une manière ou d’une autre, à la croisade scientifique qui vise l’éradication des 4 « buveurs excessifs ». Il sera surtout question du rôle important qu’a joué le modèlesynthèse de Mary Douglas. Dans le quatrième chapitre, La croisade scientifique québécoise contre les « buveurs excessifs », j’explique comment les anthropologues québécois se sont positionnés, au cours du XXe siècle, dans le domaine des études sociales sur l’alcoolisme. Mon objectif, dans ce chapitre, est d’expliquer la place tenue et le rôle joué par les anthropologues québécois dans la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Je présente aussi les principales orientations qui ont permis d’élaborer une politique de prévention contre l’alcoolisme chronique au Québec, une politique à laquelle les buveurs d’alcool en Beauce sont directement confrontés. Dans la seconde partie de la thèse, je me concentre sur la consommation d’alcool en Beauce, en présentant l’ethnographie effectuée auprès des buveurs de la région. J’explique comment les mesures de prévention de l’alcoolisme mises de l’avant par l’État québécois se manifestent localement et quelles sont les stratégies développées par les buveurs pour y échapper. Dans mon ethnographie, j’utilise la méthode de l’anthropologie inversée proposée par Roy Wagner (2014 [1975]). Selon Wagner : « Si nous partons de l’idée que tout être humain est un “anthropologue”, un inventeur de culture, il en découle que tout le monde a besoin d’un ensemble de conventions partagées, semblables – d’une certaine façon – à notre “culture” collective, pour communiquer et comprendre ses expériences » (Wagner, 2014 [1975] : 64). Autrement dit, l’anthropologie inversée consiste à mettre le concept de « culture » des autres au même niveau que celui de l’anthropologue. Cela veut dire que les buveurs d’alcool peuvent, eux aussi, inventer des concepts complexes comme celui du « feeling du moment » tout en contribuant à l’invention de l’anthropologie de l’alcool à laquelle se livre l’anthropologue. En me laissant guider par cette méthode de l’anthropologie inversée, j’ai découvert le concept de « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool en Beauce au cours du boire social. À ce moment-là, j’ai pu élaborer ma deuxième question de recherche qui oriente la seconde partie de cette thèse doctorale, centrée sur la dynamique du « feeling du 5 moment ». Voici la question : Quelle est la logique du sens que prend le « feeling du moment » au cours du boire social? Je souligne que cette question de recherche doit être posée au moment où l’anthropologue ressent le « feeling du moment » avec les buveurs d’alcool puisque chaque « feeling » est singulier en raison des sensations éprouvées entre les buveurs. Après avoir expérimenté plusieurs fois le « feeling du moment » avec les buveurs d’alcool pendant mon séjour sur le terrain, j’ai constaté que cette question de recherche m’a aidé à comprendre la complexité de ce concept. Ainsi, la seconde partie de la thèse est divisée comme suit. Dans le cinquième chapitre, La méthodologie, je présente comment j’ai procédé sur le terrain pour aborder la question classique de la mesure de la consommation d’alcool que les anthropologues québécois abordent par le biais des normes socioculturelles. Quant à la consommation excessive d’alcool, la question est plus complexe, car les anthropologues ont travaillé en collaboration avec les professionnels de la santé publique; référer aux normes socioculturelles ayant trait à ce qui constitue une consommation d’alcool acceptable ne suffisait alors plus; la vision médicale de l’alcoolisme comme maladie (à combattre) s’est en quelque sorte imposée. Étant donné l’importance accordée par les sujets beaucerons au « feeling du moment », j’ai opté pour ma part pour une approche différente qui consiste à s’intéresser à la quantité « intensive » de la consommation d’alcool associée aux sensations ressenties dans le « feeling du moment », plutôt que de mesurer la quantité éthylique associée à l’alcoolisme ou encore les valeurs accordées à certains comportements de consommation sur la base des normes socioculturelles en place. Dans le sixième chapitre, La vie dans le « feeling du moment », je présente les situations de terrain où tous les éléments sont réunis pour vivre la dynamique du « feeling du moment » entre les buveurs d’alcool. J’expose d’abord les manières dont la conduite des buveurs beaucerons sera scrutée par l’État et par les médias, ce qui se manifeste notamment par le biais d’une presse sensationnaliste qui a vite fait de relever les drames qui se jouent dans la Beauce lorsque l’alcool est impliqué. Par la suite, je présente une à une les différentes manifestations de la résistance des buveurs d’alcool à cette croisade sociétale et 6 médiatique qui s’expriment dans le « feeling du moment » et ce qu’elles impliquent pour les corps et les cœurs des buveurs. De la prudence relative à l’excès, en passant par la première et la « dernière bière », l’exposé s’attarde sur des situations, des discours et des sensations qui révèlent la logique locale au cours du boire social. Dans le septième chapitre, Par-delà le vrai et le faux : le dernier mot des buveurs d’alcool, je me concentre sur trois expressions prononcées à maintes reprises par les buveurs quand je buvais avec eux : « J’arrête de boire quand je veux! »; « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! » et « On ne boit pas pendant la semaine, c’est juste une bière pour faire du social! », parce qu’elles ont une signification sous-jacente qui va bien au-delà de leur sens littéral. Pour le dire autrement, j’approfondis les motivations et les contradictions des buveurs d’alcool au moment où ils prononcent ces mots. Par « dernier mot » des buveurs d’alcool, j’entends le « feeling du moment » lui-même, ce qui va par-delà le vrai et le faux de leurs mots volontairement trompeurs. Dans le huitième et dernier chapitre, Ce qui nous rassemble autour de la « dernière bière » dans la Beauce, je présente le concept que j’ai élaboré pour saisir la pratique de la consommation d’alcool, « métaphysique du quasi-arrêt », et qui se base sur la manière dont les buveurs d’alcool conçoivent la durée dans le « feeling du moment ». Pour l’aborder, j’introduis d’abord le concept de gai avoir, qui renvoie au sentiment de puissance ressenti sous l’influence de l’alcool ingéré en compagnie des autres. Il renvoie à la consommation mesurée par l’intensité du moment et non par les quantités de bières bues. Dans la soussection suivante intitulée La répétition perpétuelle du « feeling », je mets l’accent sur la succession de « feelings du moment » au cours de la vie sociale des buveurs d’alcool. Pour clore ce chapitre, je reviens à l’anthropologie de l’alcool pour présenter une nouvelle façon de faire de la recherche scientifique dans ce domaine. En somme, cette thèse doctorale porte sur deux champs discursifs et deux ensembles de pratiques inter-reliés. D’une part, elle expose l’évolution du discours expert sur la consommation (excessive) d’alcool et constate qu’une véritable croisade scientifique en a découlé, au Québec comme ailleurs dans les sociétés euro-américaines. Par ailleurs, elle 7 s’attarde aux pratiques de consommation observées et expérimentées dans la région de la Beauce, à partir d’une démarche consistant à se laisser affecter par la relation intensive établie entre l’anthropologue et les buveurs d’alcool au cours du boire social, celle qui m’a permis de constater que les buveurs côtoyés ont développé des stratégies pour échapper au contrôle exercé dans la société québécoise sur leurs conduites alcooliques, des stratégies qui prennent tout leur sens quand on examine ce qu’implique vivre le « feeling du moment », ancré dans une véritable « métaphysique du quasi-arrêt ». Finalement, l’originalité de cette thèse vient du fait qu’elle présente une approche alternative en anthropologie de l’alcool, une approche qui fait passer la consommation d’alcool du statut de problème social à résoudre à celui de mode d’expression d’une certaine puissance d’agir qui se décline de différentes manières. 8 PARTIE I LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » 9 1. LA NAISSANCE DU MAL « Je sais. » - « Je sais. ». « Nous ne savons pas. » Maurice Blanchot dans Le pas au-delà, 1973 : 112. INTRODUCTION À partir de ma première question de recherche, À quel point la croisade scientifique qui a cours depuis le XVIIe siècle a-t-elle influencé le cadre théorique contemporain en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme?, je me propose ici de problématiser le passage du discours religieux de la Réforme protestante de la fin du XVIIe siècle en Angleterre, lequel est centré sur le fantasme du désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009) au concept scientifique d’alcoolisme, proposé par un médecin protestant suédois au cours de la première moitié du XIXe siècle. Mon objectif est de démontrer où se situent les premières interprétations scientifiques de la conduite des buveurs d’alcool qualifiées d’excessives et d’analyser le regard de la médecine qui s’est peu à peu substitué à celui de la Réforme protestante et qui va influencer, à la fin du XXe siècle, les approches théoriques mobilisées en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme. Mon choix de présenter une approche historique du concept scientifique d’alcoolisme vient du fait que ce concept ne renvoie pas qu’à des questions biochimiques; les scientifiques de différentes disciplines (médecins, psychologues, économistes, sociologues et anthropologues) associent ce phénomène à des absences du côté de la morale et de la responsabilité; à des problèmes d’ordre psychologique, sanitaire et social; à des désordres économiques et culturels. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas de faire un simple exposé des savoirs qui se sont développés au cours de la récente histoire de l’Occident sur cette question; le but l’exposé est de mettre en relief les principaux éléments 10 fondateurs des discours scientifiques qui concernent les « buveurs excessifs », depuis l’invention du concept d’alcoolisme jusqu’à nos jours. 1.1. À PROPOS DU MAL Mes recherches m’ont permis de comprendre que le mot mal présente une ambiguïté, car il est tantôt associé au démon par les Églises catholique et protestantes, tantôt associé à la maladie par la médecine. C’est pourquoi je l’ai utilisé dans le titre de ce premier chapitre. Le concept de mal, professé par la Réforme protestante pour nommer le mal (démon) du désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie au XVIIe siècle en Angleterre, a été récupérée par la médecine, en Suède, pour référer au mal de l’alcoolisme au XIXe siècle (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009). Dans les ouvrages de médecine, on constate bien que la racine du terme malade porte déjà en elle le mot mal (Foucault, 1978; Bologne, 1991; Fabre, 1998). Par exemple, en consultant le Dictionnaire de médecine, on trouve la définition suivante de la maladie : « […] du latin male habitus […] altération de l’état de santé » (Dictionnaire de médecine, 2001 : 550). La malignité est quant à elle définie comme étant « […] le caractère insidieux d’une affection qui se traduit par des symptômes inhabituels et une évolution anormale » (Dictionnaire de médecine, 2001 : 550). Le terme malin « […] se dit des néoplasmes infiltrant les tissus voisins et donnant des métastases [cancer] » (Dictionnaire de médecine, 2001 : 552). Cette étonnante récurrence du mot mal en médecine n’est pas fortuite. Elle provient de la formation religieuse (surtout chrétienne) qu’ont reçu nombre des médecins ayant fondé cette science moderne au XVIIIe siècle et qui ont transposé le salut des Églises catholique et protestantes au salut médical (Foucault, 1978; Bernard, 1984; Sournia, 1986; Fabre, 1998). En ce qui concerne l’expression « mal de l’alcoolisme », j’ai constaté qu’elle est récurrente à différentes périodes historiques en Occident et associée à des séries de discours normatifs et ambivalents portant sur la consommation (excessive) d’alcool. Dans le passage des discours ecclésiastiques du Moyen-Âge aux discours scientifiques contemporains, on 11 constate que les valeurs de la tradition populaire ont été récupérées afin d’encadrer les pratiques des buveurs d’alcool sur la base d’une quantité du boire qui soit compatible avec la santé, les valeurs de la société, les dépenses économiques, l’ordre culturel et l’imaginaire social. Ainsi, l’imaginaire occidental de la consommation excessive d’alcool (l’abus, l’excès, le manque de responsabilité, l’oubli des devoirs) a construit une symbolique des usages de ce produit à partir des valeurs qui lui sont directement rapportées, en lien avec l’expérience même de sa consommation : l’ivrognerie, le démon, le désordre moral, la folie, le mal de l’alcoolisme. Ces éléments sont issus de valeurs morales qu’on trouve fréquemment dans les prescriptions médicales, dans la tradition populaire et, plus récemment, dans les textes anthropologiques. Michel Foucault, qui nous présente la « gestion du mal » en médecine depuis le début du XVIIIe siècle, écrit à propos de la naissance de la clinique : « Cette nouvelle structure [la clinique] est signalée, mais n’est pas épuisée bien sûr, par le changement infime et décisif qui a substitué à la question : “Qu’avez-vous?”, par quoi s’inaugurait au XVIIIe siècle le dialogue du médecin et du malade avec sa grammaire et son style propres, cette autre où nous reconnaissons le jeu de la clinique et le principe de tout son discours : “Où avez-vous mal?” » (Foucault, 1978 : xiv). Au milieu du XIXe siècle, on voit les médecins remplacer l’éthique religieuse par l’éthique médicale. Toujours d’après Foucault : « C’est un médecin du XIXe siècle qui a prononcé cette phrase très profonde : “Au XIXe siècle, la santé a remplacé le salut”. Je crois que ce personnage du médecin ainsi formé […], qui a pris la relève du prêtre, qui a rassemblé autour de lui pour les rationaliser toutes les vieilles croyances et crédulités de la province […], ce personnage est demeuré assez figé, assez immobile […] même depuis cette date » (Foucault, 2011 : 32). Ainsi Magnus Huss (1807-1890), un médecin protestant d’origine suédoise, inventeur du mal nommé alcoolisme chronique en 1849, a pris la relève des pasteurs protestants, dont les idées étaient plutôt figées tout comme l’étaient les idées d’Huss. Les principaux éléments historico-religieux qui ont amené la médecine à s’engager dans une croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » seront exposés dans la section suivante. 12 1.2. L’INVENTION D’UNE CROISADE Je me suis d’abord questionné quant à l’apparition du mal nommé alcoolisme. Il s’agit de comprendre pourquoi les idées du médecin suédois Magnus Huss vont se propager dans toute l’Europe et en Amérique à partir de la fin du XIXe siècle. Huss a, en effet, rallié à sa cause nombre de médecins européens et américains, des chercheurs en sciences sociales, certaines classes de la société civile et les gouvernements occidentaux contre l’alcoolisme. Le terme de croisade scientifique m’a été inspiré par Howard Becker, auteur d’un ouvrage intitulé Outsiders, études de sociologie de la déviance, paru en 1963. Dans son chapitre Les entrepreneurs de morale, le sociologue catégorise ceux-ci en deux types, à savoir : ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer. Il va donc parler de plusieurs croisades morales, auxquelles les scientifiques ne sont pas étrangers. Une croisade peut obtenir un succès impressionnant, comme ce fut le cas du mouvement pour la prohibition avec l’adoption du 18e Amendement à la Constitution. Elle peut au contraire échouer complètement, comme la campagne pour la suppression de l’usage du tabac ou le mouvement contre la vivisection. Elle peut aussi n’obtenir un grand succès que pour voir ses acquis compromis par des changements dans la moralité publique et par une jurisprudence de plus en plus restrictive : tel fut le sort de la croisade contre la littérature pornographique. Une des conséquences majeures d’une croisade victorieuse, c’est bien sûr l’instauration d’une nouvelle loi ou d’un nouvel ensemble législatif et réglementaire, généralement accompagnés d’un appareil adéquat pour faire appliquer ces mesures. (Becker, 1985 [1963] : 176) Il ajoute que toute croisade a une « coloration humanitaire » : « Des nombreuses croisades morales ont une coloration humanitaire marquée. […] Les prohibitionnistes estimaient qu’ils ne cherchaient pas seulement à imposer leur morale aux autres, mais qu’ils tentaient de créer les conditions pour améliorer le genre de vie des gens que la boisson empêchait de mener une vie vraiment satisfaisante » (Becker, 1985 [1963] : 172). Finalement, il conclut que les croisades morales visent toujours à instaurer des réformes et à rédiger de nouvelles lois : 13 La conséquence la plus évidente d’une croisade réussie, c’est la création d’un nouvel ensemble de lois. Avec la création d’une nouvelle législation, on voit souvent s’établir un nouveau dispositif d’institutions et d’agents chargés de faire appliquer celle-ci. Certes, ce sont parfois les institutions existantes qui prennent en charge l’administration de la nouvelle loi, mais il est plus fréquent que soit créée une nouvelle catégorie d’agents spécialisés […]. Avec la mise en place de ces organisations spécialisées, la croisade s’institutionnalise. Ce qui a débuté comme une campagne pour convaincre le monde de la nécessité morale d’une nouvelle norme devient finalement une organisation destinée à faire respecter celle-ci. (Becker, 1985 [1963] : 179) Au milieu du XIXe siècle, Huss, en croisade contre les « buveurs excessifs » au nom de la famille, de la commune et de la Suède, mesure les quantités d’alcool absorbées par des patients pauvres alités dans les hôpitaux de Stockholm et qu’il considère comme étant des « buveurs excessifs » (Nourrisson, 1990). Ayant découvert les effets de l’alcool sur l’organisme humain, il nomme cette nouvelle maladie alcoolisme chronique (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990). Il considère que la conduite de ces patients est due aux excès d’alcool qui causent des dégâts à leur santé physique et mentale (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009). Pour Huss, l’alcoolisme est associé à la morale personnelle de certains buveurs d’alcool. La nouvelle de la découverte d’une maladie nommée alcoolisme chronique par Huss, qui entremêle le discours biomédical aux jugements d’ordre moral et religieux, atteint le reste de l’Europe et l’Amérique quelques années plus tard. Les gouvernements, les moralistes, les scientifiques en général, les médecins et les économistes en particulier, informés de cette découverte bouleversante, commencent donc à s’inquiéter des progrès de l’alcoolisme, dorénavant perçu comme étant un problème social dans leurs pays. La propagation rapide des idées d’Huss vient du fait que l’on constate que cette nouvelle maladie sert dans tout l’Occident (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Bologne, 1991; Nicholls, 2009). Toutes les institutions de la société (l’État, le Droit, l’Église, la Science, les mouvements de tempérance) se mettent à lutter contre elle, comme on l’a fait en s’attaquant à la tuberculose (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009). Si la lutte contre l’alcoolisme est semblable à la lutte contre la tuberculose, un fait singulier demeure : les « buveurs excessifs » ne sont pas des malades comme les autres, 14 parce que l’alcoolisme n’est pas causé par un microbe ou par un virus, mais plutôt par leur conduite excessive3 (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009). Cette spécificité de l’alcoolisme est l’élément-clé qui permet d’ouvrir la voie à des études interdisciplinaires sur cette problématique en sciences sociales et, notamment, en anthropologie. 1.3. LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » Dans cette section, je présente les premières interprétations des scientifiques sur la conduite des « buveurs excessifs ». En ciblant notamment l’apparition de l’approche médicale au XVIIIe siècle comme le principal argumentaire « rationnel » ayant permis la mise en branle de cette croisade scientifique, je m’attarde aux principaux éléments historiques qui ont amené les discours de la médecine à se substituer aux discours de la Réforme protestante du début du XVIIe siècle en Angleterre dans la lutte contre le mal de l’alcoolisme. J’ajoute que le discours moral sur l’excessivité n’est pas exclusif à la croisade scientifique contre la consommation excessive d’alcool. Dans l’Histoire de la sexualité, Foucault démontre comment la question morale de l’excessivité est présente dans la Grèce à l’époque classique. En parlant d’une « problématisation morale des quantités », il souligne : Dans la réflexion des Grecs à l’époque classique, il semble bien que la problématisation morale de la nourriture, de la boisson, et de l’activité sexuelle ait été faite de façon assez semblable. Les mets, les vins, les rapports avec les femmes et les garçons constituent une matière éthique analogue; ils mettent en jeu des forces naturelles mais qui tendent toujours à être excessives […]. Question du bon usage. Comme le dit Aristote : “Tout le monde, dans quelque mesure, tire du plaisir de la table, du vin et de l’amour; mais tous ne le font pas comme il convient”. (Foucault, 1984a : 71) Il est étonnant qu’en 2016 nous soyons encore plongés dans cette lecture issue de la Grèce antique. La croisade scientifique menée contre les groupes à risque vient du fait que les « excessifs » ne font pas ce qui convient à leur corps, à leur société, à leur économie, à Dans les années 1980, les porteurs du sida ont un statut semblable, car leur conduite est comprise comme étant excessive. Par conduite excessive, on entend dans ce cas que les porteurs du sida ont des partenaires multiples faisant partie des groupes à risque. 3 15 leur santé et à leur culture. Je peux en donner des exemples : 1) les porteurs de maladies sexuellement transmissibles associés au nombre excessif de partenaires; 2) les usagers de drogues de toutes sortes, lesquelles détruisent leurs cellules nerveuses; 3) les obèses et les anorexiques, qui ne savent pas contrôler leurs prises alimentaires en fonction des quantités de calories quotidiennes recommandées. Je mentionne aussi la croisade scientifique menée contre les femmes aux passions excessives dans l’ouvrage classique de Robin Norwood intitulé Ces femmes qui aiment trop, paru en 1985. Mais, retournons en arrière, tel qu’annoncé. En Angleterre, à la fin du XVIIe siècle, les usines recrutent des paysans dans tout le pays car la mécanisation de l’industrie exige une main-d’œuvre nombreuse et bon marché. On assiste donc à l’arrivée massive d’une population immigrante dans les villes. Leur mode de vie cause un choc à la bourgeoise urbaine puisque la majorité des paysans passe les fins de semaine à boire de l’alcool dans les cabarets. Comme les élites urbaines leur réservent les travaux les plus durs, ceux-ci doivent être en bonne santé pour assumer correctement leurs tâches (Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Le mode de vie (et de boire) de ce type de travailleur commence à préoccuper les élites soucieuses du progrès industriel. La consommation régulière d’alcool des paysans en ville, qui passent leur temps à boire du gin dans les tavernes, est peu à peu perçue comme un problème économique, car un ouvrier ivre ne peut pas bien travailler (Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). À la campagne, la consommation d’alcool est chose commune. On boit pour célébrer les récoltes. On fréquente les tavernes du village pour y rencontrer les autres. On boit après le travail et on organise des fêtes où l’on vende du gin afin de financer l’édification d’églises (Nicholls, 2009). Le gin est la boisson alcoolique préférée des paysans et la plupart d’entre eux en boit. D’après Monti : « Alcool de grain aromatisé aux baies de genévrier, le genièvre était déjà connu en Grande-Bretagne grâce aux soldats : ils avaient fait campagne en Europe et en Terre sainte aux côtés des Hollandais et ceux-ci s’en servaient pour se donner de l’ardeur au combat » (Monti, 2014 : 11). Le gin est aussi un exemple des avancées technologiques, puisqu’il est passé d’un mode de production artisanal à un mode de production industrialisé. Fierté d’une Angleterre rurale en transition, il est une véritable passion nationale (Nicholls, 2009). 16 L’aristocratie urbaine et rurale s’adonne aussi à la consommation d’alcool. Les aristocrates imitent la façon de boire des nobles. À ce sujet, Jean-Charles Sournia souligne : « En Angleterre, les gens aisés et les aristocrates buvaient des vins de France ou du Portugal, du brandy d’origine également française et du punch antillais parfumé de fruits locaux, alors que les humbles s’adonnaient à la bière, et de plus en plus au gin. Si beaucoup de nobles, de politiciens, d’intellectuels étaient connus pour leur intempérance, celle des pauvres était dangereuse pour la vie de la nation » (Sournia, 1986 : 38). La consommation d’alcool des paysans au travail dans les usines commence aussi à inquiéter le clergé anglican. Ces pauvres qui boivent du gin en excès ne peuvent pas travailler pour l’Œuvre de Dieu, parce qu’ils s’adonnent aux vices du péché. D’après Monti : « Un pauvre qui boit travaille moins et moins bien. Il se blesse, il se tue […]. Un évêque de l’Église anglicane le dira sans fard : c’est pour le travail que Dieu a créé les pauvres! Mais si les choses continuent au même rythme, il n’y aura plus de travailleurs : il n’y aura que des soûlards » (Monti, 2014 : 15-16). Le clergé va donc se mettre à parler des excès commis par les intempérants. Selon le discours du clergé, le désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie est causé par le démon qui mène à la démesure et à l’aveuglement (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009; Monti, 2014). L’Église anglicane catégorise la consommation excessive d’alcool comme une espèce de gourmandise, l’un des sept péchés capitaux identifiés par Saint Thomas d’Aquin (Nourrisson, 1990). On voit l’influence de la Réforme protestante sur la vie des paysans qui sont devenus des ouvriers en ville. D’après Max Weber : « […] la Réforme ne signifiait certes pas l’élimination de la domination de l’Église dans la vie de tous les jours, elle constituait plutôt la substitution d’une nouvelle forme de domination à l’ancienne. Elle signifiait le remplacement d’une autorité extrêmement relâchée, pratiquement inexistante à l’époque, par une autre qui pénétrait tous les domaines de la vie publique ou privée, imposant une réglementation de la conduite infiniment pesante et sévère » (Weber, 1964 [1904] : 31-32). Il s’agit-là d’un changement important de la morale catholique du Moyen-Âge, où l’ancienne contemplation de Dieu dans les monastères isolés est substituée par la conception du travail quotidien des fidèles protestants dans les usines comme le sacrifice 17 qui leur permet d’accéder au paradis promis. Weber parle donc de l’éthique protestante associée à l’esprit du capitalisme : Le manque absolu de scrupules, l’égoïsme intéressé, la cupidité et l’âpreté au gain ont été précisément les traits marquants des pays dont le développement capitaliste bourgeois – mesuré à l’échelle occidentale – était resté en retard. Tout employeur le dira : le manque de coscienziosità des ouvriers de ces pays – l’Italie par exemple, comparée à l’Allemagne – a été, et dans une certaine mesure demeure, l’un des principaux obstacles à leur développement capitaliste. Le capitalisme ne peut pas utiliser le travail de ceux qui pratiquent la doctrine du liberum arbitrium indiscipliné, pas plus qu’il ne peut employer […] un homme d’affaires absolument sans scrupules. La différence n’est donc pas une question de degré dans la soif du gain pécuniaire. […] L’homme ne désire pas « par nature » gagner de plus en plus d’argent, mais il désire, tout simplement, vivre selon son habitude et gagner autant d’argent qu’il lui en faut pour cela. (Weber, 1964 [1904] : 58-61) Au cours de la Réforme protestante, le travail, associé à la vocation et à la sobriété, est devenu une obligation morale. Le travail […] doit s’accomplir comme s’il était un but en soi – une « vocation » […]. Or un tel état d’esprit n’est pas un produit de la nature. Il ne peut être suscité uniquement par de hauts ou de bas salaires. C’est le résultat d’un long, d’un persévérant processus d’éducation. […] La capacité de concentrer sa pensée aussi bien que le fait de considérer son travail comme une « obligation morale » se trouvent […] couramment associés avec un esprit de stricte économie, sachant calculer la possibilité de gains plus élevés, et avec une maîtrise de soi, une sobriété qui augmentant considérablement le rendement. (Weber, 1964 [1904] : 63-64) À partir de la Réforme protestante en Angleterre au début du XVIIe siècle, l’idéal de l’homme sobre, celui qui travaille pour l’Œuvre de Dieu, représente le chemin vers le paradis. Autrement dit, les ouvriers doivent être sobres (sacrifice offert à Dieu) quant à leurs économies, à leurs conduites et à leurs obligations morales tout en se transformant en bons ouvriers de la Providence divine. On parle donc de rationalisation des conduites. « L’ancien mode de vie, confortable et sans façons, lâchait pied devant la dure sobriété de quelques-uns. Ceux-ci s’élevaient aux premières places qu’ils ne voulaient pas consommer, mais gagner, tandis que ceux-là, qui désiraient perpétuer les anciennes mœurs, étaient obligés de réduire leur dépenses » (Weber, 1964 [1904] : 71). 18 Le plaisir et le goût de l’aventure des hommes doivent être substitués par la morale de la sobriété, la seule qui amène les hommes et les femmes à Dieu : « […] ces novateurs [des hommes d’affaires] furent élevés à la dure école de la vie, calculateurs et audacieux à la fois, des hommes avant tout sobres et sûrs, perspicaces entièrement dévoués à leur tâche, professant de opinions sévères et de stricts “principes” bourgeois » (Weber, 1964 [1904] : 72). Les hommes ont désormais une obligation morale associée à la sobriété et au travail : « Quel est donc l’arrière-plan d’idées qui a conduit à considérer cette sorte d’activité, dirigée en apparence vers le seul profit, comme une vocation […] envers laquelle l’individu se sent une obligation morale? Car ce sont ces idées qui ont conféré à la conduite de l’entrepreneur “nouveau style” son fondement éthique et sa justification » (Weber, 1964 [1904] : 78). On voit donc une rupture de la Réforme protestante avec l’Église catholique du Moyen-Âge : « L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de la vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société […] devoirs qui deviennent ainsi sa “vocation” » (Weber, 1964 [1904] : 90). Il s’agit d’une nouvelle morale appliquée au contrôle des conduites individuelles : « Le tout premier résultat de la Réforme fut – par contraste avec les conceptions catholiques – d’accroître considérablement les récompenses […] d’ordre religieux que procurait au fidèle son travail quotidien, accompli dans le cadre d’une profession, et d’en faire un objet de morale […] saint Paul avait exprimée dans I Cor. VII : Chacun peut faire son salut dans l’état où il se trouve placé » (Weber, 1964 [1904] : 94-95). Le travail vient ainsi pour la gloire de Dieu : « On reconnaît ainsi que le travail, au service de l’utilité sociale impersonnelle, exalte la gloire de Dieu; qu’il est donc voulu par lui » (Weber, 1964 [1904] : 124). Le travail est le sacrifice qui permet d’accéder au divin. Les ouvriers doivent être sobres, sûrs, équilibrés et confiants en eux-mêmes (maîtrise de soi) pour accomplir cette tâche à laquelle ils sont prédestinés : « […] afin d’arriver à cette confiance en soi, le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen le meilleur. Cela, et cela seul, dissipe le doute religieux et donne la certitude de la grâce » (Weber, 1964 [1904] : 128). On arrive à la rationalité du salut des « saints » (fidèles) : « La vie du “saint” était exclusivement dirigée vers une fin transcendante : le 19 salut. Pour cette raison précisément, elle était totalement rationalisée en ce monde, et dominée entièrement par ce but unique : accroître sur terre la gloire de Dieu » (Weber, 1964 [1904] : 136). Ces femmes et ces hommes, protestants et sobres, qui assurent euxmêmes leur salut forment ainsi la communauté des élus : « […] il était solidement établi que Dieu lui-même bénissait les siens par le succès de leur travail » (Weber, 1964 [1904] : 156-157). C’est ainsi que Weber parle du contrôle des conduites selon l’éthique protestante : « L’individu était donc motivé à contrôler méthodiquement son propre état de grâce dans sa propre conduite, et ainsi à imprégner celle-ci d’ascétisme. […] une telle conduite ascétique signifiait une mise en forme rationnelle de l’existence toute entière, rapportée à la volonté de Dieu » (Weber, 1964 [1904] : 184-185). Ce qui est condamnable par la Réforme protestante est le repos, le gaspillage du temps et le besoin de luxe : Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c’est le repos dans la possession, la jouissance de la richesse et ses conséquences : oisiveté, tentations de la chair, risque surtout de détourner son énergie de la recherche d’une vie « sainte ». Et ce n’est pas dans la mesure où elle implique le danger de ce repos que la possession est tenue en suspicion. En effet, le repos éternel des saints a son siège, lui, dans l’au-delà; sur terre, l’homme doit, pour assurer son salut, « faire la besogne de Celui qui l’a envoyé, aussi longtemps que dure le jour » [Jean, IX, 4]. Ce n’est ni l’oisiveté ni la jouissance, mais l’activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu, selon les manifestations sans équivoque de la volonté. Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les péchés. Notre vie ne dure qu’un moment, infiniment bref et précieux, qui devra « confirmer » […] notre propre élection. Passer son temps en société, le perdre en « vains bavardages », dans le luxe, voire en dormant plus qu’il n’est nécessaire à la santé – six à huit heure au plus – est passible d’une condamnation morale absolue. […] Le temps est précieux, infiniment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine. Aussi la contemplation inactive, en elle-même dénuée de valeur, est-elle directement répréhensible lorsqu’elle survient aux dépens de la besogne quotidienne. (Weber, 1964 [1904] : 189) Selon les réformateurs en croisade contre tous ceux qui ne travaillent pas pour l’Œuvre de Dieu, le travail constitue le but même de la vie alors que le besoin de luxe véhicule des valeurs tout à fait opposées : « Le travail cependant est autre chose encore; il constitue surtout le but même de la vie, tel que Dieu l’a fixé. Le verset de saint Paul : “Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus” vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce » (Weber, 20 1964 [1904]: 191). Le besoin de luxe est donc un danger chez les protestants, car les hommes peuvent « gaspiller » leur temps avec des choses inutiles dans leur courte vie qui doit être consacrée exclusivement à construire l’Œuvre de Dieu : « […] l’ascétisme protestant, agissant à l’intérieur du monde, s’opposa avec une grande efficacité à la jouissance spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets de luxe » (Weber, 1964 [1904]: 209). Le besoin de luxe est ainsi un péché grave qui doit être éradiqué le plus vite possible : […] la lutte contre les tentations de la chair et la dépendance à l’égard des biens extérieurs ne visait point l’acquisition rationnelle, mais un usage irrationnel des possessions. Ce dernier consistait avant tout à estimer les formes ostensibles de luxe, condamnées en tant qu’idolâtrie de la créature, pour naturelles que ces formes fussent apparues à la sensibilité féodale, tandis que l’usage rationnel, utilitaire des richesses, était voulu par Dieu, pour les besoins de l’individu et de la collectivité. Ce n’étaient point des macérations qu’il s’agissait d’imposer aux possédants, mais un emploi de leurs biens à des fins nécessaires et utiles. De façon caractéristique, la notion de « confort » englobe le domaine de la consommation éthiquement permise […] et le style de vie attaché à cette notion. (Weber, 1964 [1904] : 210) Peu à peu, on voit un déplacement de l’éthique protestante vers les principes utilitaristes laïques qui fondent le capitalisme : « […] ces profonds mouvements religieux – dont l’importance pour le développement économique tenait surtout à l’influence éducative de leur ascétisme – n’exerçaient en général, leur plein effet sur l’économie qu’une fois retombée la vague de l’enthousiasme religieux. L’ardeur de la quête du royaume de Dieu commençait à se diluer graduellement dans la froide vertu professionnelle : la racine religieuse dépérissait, cédant la place à la sécularisation utilitaire » (Weber, 1964 [1904] : 217). La Réforme protestante a laissé, à la fin du XVIIe siècle en Angleterre, l’idéal de l’ouvrier sobre, rationnel, celui qui est capable de faire son propre salut et de travailler de manière utilitaire : « […] la puissance de l’ascétisme religieux mettait à sa disposition des ouvriers sobres, consciencieux, d’une application peu commune, faisant corps avec une tâche considérée comme un but voulu par Dieu. Enfin, elle lui donnait l’assurance réconfortante que la répartition inégale des biens de ce monde répond à un décret spécial de la Providence qui, avec ces différences comme avec la grâce particulière, poursuit des fins pour nous secrètes » (Weber, 1964 [1904] : 218). 21 Alors, à cette époque, tous les ouvriers qui consomment du gin de manière excessive sont perçus comme représentant une menace contre l’idéal de sobriété laïque basé sur des principes utilitaristes. Au Parlement britannique, le clergé et la bourgeoisie naissante nouent des alliances pour dénoncer le fait que la consommation de gin représente un danger pour les travailleurs (Nicholls, 2009). Le défi initial consiste à démontrer que le gin, produit national et l’un des moteurs de l’économie britannique, est incompatible avec le travail (Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Des savants et des membres du clergé anglican se mettent à parler des problèmes associés à la consommation excessive qui entraînent l’ivrognerie, l’intoxication, le péché, la faible rentabilité des travailleurs dans les usines, les accidents au travail, l’augmentation de la pauvreté et du crime. Ainsi, le Gin Act de 1729 impose-t-il des taxes sur cet alcool, dans le but d’en limiter la consommation. D’après Monti: « Les taxes sont augmentées de manière drastique : rien que la licence pour pouvoir vendre de l’alcool au détail coûte plus cher que les revenus annuels de la plupart des commerçants! Bien entendu, on ne touche pas aux intérêts des nobles et des riches qui détiennent des terres » (Monti, 2014 : 16). James Nicholls, en parlant de la politique de la sobriété en Angleterre au début du XVIIIe siècle, souligne que les coffee houses et les alehouses jouent un rôle important dans une société sous contrôle qui pratique des distinctions de classes. Il s’agit surtout de lieux de socialisation. Les coffee houses ne sont fréquentées que par des bourgeois. On y trouve des intellectuels (économistes, politiciens, médecins et artistes) qui se rencontrent pour discuter de l’avenir de l’Angleterre alors en pleine industrialisation. D’après Nicholls : « They acquired the nickname “penny universities” for their role in disseminating education beyond the closeted and elitist groves of contemporary academe » (Nicholls, 2009: 52). En contrepartie, les alehouses ne sont fréquentées que par les paysans immigrants venus en ville qui rencontrent leurs amis dans ces tavernes où ils trouvent parfois un gîte. Toujours d’après Nicholls : « For such people alehouses provided both rudimentary lodgings and a place where they could put their ear to the ground and find out what work might be on offer locally » (Nicholls, 2009 : 10). Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, l’aristocratie traditionnelle se transforme peu à peu en une bourgeoisie intellectualisée. Une nouvelle classe moyenne se rassemble dans les 22 coffee houses pour débattre chaleureusement des idées de progrès, de rationalité et de modernité. Ces rassemblements préoccupent la noblesse et le clergé : « Coffee houses represented the aggressive carving out of a new cultural middle ground : neither the ivory towers of aristocracy nor the alehouses of the poor » (Nicholls, 2009: 53). Ces débats relatifs à la démocratie et à un projet de modernité, associé à une idée de rationalité au niveau de la sphère publique, constituent l’une des préoccupations de la noblesse et du clergé. Selon Nicholls, les coffee houses ne sont pas, par définition, un lieu de débat pour les « buveurs excessifs ». Les buveurs de café argumentent que même si cette boisson est un stimulant, elle n’est pas intoxicante. Ils disent aussi qu’on ne trouve dans les alehouses que des groupes d’ivrognes. Les coffee houses servent donc de symbole à une bourgeoisie intellectualisée et « sobre » qui accroît son pouvoir politique dans une Angleterre en transition, au moment même où la noblesse et le clergé considèrent que le gin est une boisson anarchique qui fait des « ravages » dans la tête des pauvres (Nicholls, 2009; Monti, 2014). Dans les discours d’une bourgeoisie intellectualisée qui s’estime sobre et rationnelle, les statistiques servent à établir que les paysans immigrants travaillent mal parce qu’ils s’adonnent à l’ivrognerie. D’après Sournia : « Cette notion d’ivrognerie populaire trouvait des arguments dans la statistique et la démographie, car dans ces sciences l’Angleterre fut l’initiatrice de l’Europe. La population générale du pays augmenta régulièrement à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe, et en dépit d’une forte immigration des paysans vers Londres » (Sournia, 1986 : 38). La consommation excessive de gin s’intensifie peu à peu. Les notions de pauvreté et d’ivrognerie sont associées aux ouvriers issus du milieu rural dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle (Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Les élites urbaines propagent l’idée que le comportement des nouveaux citadins qui s’adonnent à l’ivrognerie mène au crime. C’est ainsi que le problème de la consommation excessive d’alcool attire l’attention des médecins. Ils peuvent en tirer profit en augmentant leur clientèle (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nicholls, 2009). Les médecins scruteront de plus en plus le corps humain à la recherche des causes de ce phénomène. 23 La sobriété, terme employé à l’origine par les puritains et la bourgeoisie intellectualisée britanniques, intègre peu à peu le vocabulaire médical (Sournia, 1986; Nicholls, 2009). Dès lors, on soigne les travailleurs immigrants afin d’améliorer leur productivité (Sournia, 1986). De plus, les psychologues entrent dans ce jeu en se mettant à parler de moralité publique au sujet de la consommation excessive d’alcool et des romanciers écrivent des confessions de « buveurs excessifs » pleines de passions démesurées associées au crime commis par ce type de buveur d’alcool (Nicholls, 2009). C’est ainsi qu’on assiste à la naissance de la « déraison »4 associée à ce genre de consommation en même temps qu’on voit se développer la médicalisation du problème (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Le discours des médecins et des aliénistes, qui veulent se faire valoir auprès de la bourgeoisie intellectualisée, du clergé et de la noblesse, fait état du grand nombre d’ivrognes qu’on trouve dans les hôpitaux surpeuplés de pauvres (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Ainsi, les médecins guident le regard de la société vers un danger visible qui se trouve au cœur même des centres hospitaliers (Foucault, 1978; Bernard, 1984; Nourrisson, 1990). Par exemple, l’un des débats à la mode dans les hôpitaux de l’époque porte sur la façon d’éliminer les « mauvaises habitudes » telles que la consommation excessive d’alcool chez la classe laborieuse. Les médecins se demandent comment inculquer aux paysans venus en ville le sens de la responsabilité morale et l’idée de progrès d’une nation moderne guidée par un idéal de sobriété tout en les éloignant de leurs désirs destructeurs de consommer du gin en excès (Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Ainsi, le « bien-être » de la classe laborieuse préoccupe la bourgeoisie intellectualisée et les médecins de manières différentes, en ce sens que la première s’attache À propos de la notion de « déraison », Foucault écrit : « Le désordre de la vie signalait, trahissait l’infidélité religieuse; mais il n’était ni pour elle une raison d’être, ni contre elle le grief principal. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on se met à dénoncer un nouveau rapport où l’incroyance n’est plus guère qu’une suite des licences de la vie. Et c’est au nom de celles-ci qu’on va porter condamnation. Péril moral plutôt que danger pour la religion. La croyance est un élément de l’ordre; c’est à ce titre qu’on veille sur elle. Pour l’athée, ou l’impie, chez lequel on redoute la faiblesse du sentiment, le désarroi de la vie plus que la force de l’incroyance, l’internement a fonction de réforme morale pour un attachement plus fidèle à la vérité. Il y a tout un côté, quasi pédagogique, qui fait de la maison d’internement une sorte de quartier de force pour la vérité : appliquer une contrainte morale aussi rigoureuse qu’il est nécessaire pour que la lumière devienne inévitable : “Je voudrais voir un homme, sobre, modéré, chaste, équilibré” ». Foucault, M., 1961, Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Librairie Plon, p. 122. 4 24 avant tout à la morale publique alors que les médecins se penchent aussi sur le corps humain (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Toujours au XVIIIe siècle, à l’époque de la découverte du Nouveau Monde, les médecins entendent parler des théories raciales qui circulent dans toute l’Europe. Carl von Linné (1707-1778), botaniste, zoologue et naturaliste, est le précurseur du racisme scientifique. En 1758, il classe Homo sapiens en quatre sous-groupes variétés : Europeaeus, Asiaticus, Afer et Americanus. Friedrich Blumenbach (1752-1840), médecin, anthropologue et biologiste allemand, pour sa part, donne naissance à l’anthropologie physique, dans les années 1790, en divisant l’humanité en cinq races : blanche, jaune, rouge, noire et malaise. Il est influencé par Emmanuel Kant (1724-1804) qui publie différents traités sur les races humaines entre 1775 et 1788. Dans ce contexte, le concept de maladie alcoolique, tel qu’entendu par la médecine, est associé à la question de la conduite morale des individus et aux théories raciales qui associent le malade à son lieu d’origine, à la couleur de sa peau et à l’envergure du corps plutôt qu’à la relation de cause à effet qui donne naissance à la médecine moderne au XIXe siècle (Foucault, 1978). Philippe Pinel (1745-1826), médecin français renommé comme aliéniste, précurseur de la psychiatrie et accessoirement zoologiste, est l’un des premiers à chercher les causes de la maladie mentale dont fait partie la consommation excessive d’alcool. Dans son Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, paru en 1801, il associe la manie aux questions morales et raciales. D’après Pinel : « La marche progressive des lumières sur le caractère et le traitement de l’aliénation mentale se rapporte entièrement à celle qu’on a suivie pour les autres maladies, suivant les degrés plus ou moins avancés de la civilisation des peuples » (Pinel, 1801 : iij). Ce médecin français classe les abus d’alcool comme un type d’aliénation mentale qu’il nomme idiotisme. Toujours d’après Pinel : « Il [idiotisme] peut tenir à des causes variées, l’abus des plaisirs énervants, l’usage des boissons narcotiques, des coups violents reçus sur la tête […]. La plupart des idiots ne parlent point […]. Un état habituel de stupeur, une sorte d’inertie invincible forment leur caractère » (Pinel, 1801 : 167-168). J’ajoute que la majorité des patients qui fréquentent les asiles d’aliénés à l’époque de Pinel est des pauvres que l’on associe aux races inférieures. 25 Le clergé, les mouvements de tempérance et les gouvernements consultent de plus en plus souvent les médecins pour combattre la conduite des « buveurs excessifs ». Les travaux médicaux relatifs à ce mal naissant sont l’objet d’une première synthèse par le médecin britannique Thomas Trotter (1761-1832). En 1804, Trotter écrit An essay medical philosophical, and chemical on drunkenness and its effects on the human body, où il donne un aperçu d’une vision plus rationnelle du mal des « buveurs excessifs ». D’après Trotter: « Mankind, ever in pursuit of pleasure, have reluctantly admitted into the catalogue of their diseases, those evils which were the immediate off spring of their luxuries. Such a reserve is indeed natural to the human mind : for of all deviations from paths of duty, there are none that so forcibly impeach their pretensions to the character of rational beings as the inordinate use of spirituous liquors » (Trotter, 1804 : 1). Pour Trotter, l’ivrognerie est associée à des problèmes psychologiques, et provoque le délire. « Drunkenness is the delirium occasioned by fermented liquors » (Trotter, 1804 : 9). Il cherche la cause de ce délire dans les organes humains. Trotter précise quels sont les groupes de buveurs (parmi les travailleurs) les plus vulnérables à la maladie : les femmes enceintes, les enfants et les pauvres. D’après Sournia : « Il [Trotter] fut l’un des premiers à déclarer que l’intempérance était l’une des causes de la folie dont on voyait augmenter le nombre des cas dans les hôpitaux, les asiles et les maisons spécialisées nouvellement créées, en même temps que l’on voyait croître le crime, la maladie et le paupérisme (terme nouveau crée en Angleterre dans les années 1830) » (Sournia, 1986 : 40). En ce qui concerne les conditions de travail au XVIIIe siècle, il est courant que tous les membres d’une même famille ouvrière travaillent en usine (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009; Monti, 2014). On y voit des hommes, des femmes adultes, des enfants et des aînés, bref des familles entières. Les médecins sont préoccupés par le « bienêtre » de ces groupes plus vulnérables afin d’assurer la reproduction biologique de cette main-d’œuvre (Sournia, 1986). Aussi est-il très important que les femmes enceintes soient sobres, parce qu’elles portent dans leur ventre des travailleurs qui assurent l’avenir de la nation (Trotter, 1804). 26 À partir des travaux de Trotter, les études sur les « buveurs excessifs » sont progressivement systématisées et l’on y fait davantage d’observation directe sur les patients. De plus, le vocabulaire médical se modifie. Dans la littérature médicale de l’époque, on parle d’une classe laborieuse et non plus d’une classe de paysans immigrants et pauvres (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Les médecins ont intérêt à classer les « buveurs excessifs » comme étant des malades en argumentant que la consommation excessive d’alcool cause aussi du « désordre » à la santé (Sournia, 1986). Le succès des travaux de Trotter tient à sa démonstration d’une vision rationnelle du délire des « buveurs excessifs » ainsi qu’au regard qu’il porte sur le comportement moral de leurs conduites. Il s’agit-là d’une voie séculaire, comprise comme étant scientifique, ce qui est très important aux yeux des intellectuels qui fréquentent les coffee houses, car la bourgeoisie intellectualisée adhère volontiers aux explications rationnelles et non religieuses qu’on donne au désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie pour soigner les pauvres afin qu’ils puissent accéder à l’idéal de la révolution industrielle et du progrès (Nicholls, 2009). Les idées de Trotter sont donc propagées dans toute l’Europe lors de colloques de médecine. Ce médecin est même cité par les romanciers. Ses idées sont traduites en France, en Allemagne, aux États-Unis, en Suède, bref partout en Occident. C’est ainsi que se diffuse l’idée selon laquelle un « buveur excessif » est un malade mental dépendant de l’alcool (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Aux États-Unis, le délire des « buveurs excessifs », dont parle Trotter, a un sens particulier. La lutte de l’élite américaine, en construisant son idéal républicain, cible le danger de la consommation excessive d’alcool. On voit se développer deux nouveaux types de « buveurs excessifs » potentiels : les Noirs et les Indiens. D’après Sournia : « C’étaient d’abord les Noirs; un esclave qui buvait ne travaillait pas bien, s’il s’enivrait l’idée lui venait parfois de s’élever contre sa condition. L’accès aux tavernes lui était proscrit, et le resta après son affranchissement […]. Quant aux Indiens, on prétendait qu’ils ne supportaient pas l’alcool et devenaient violents : leur en vendre était interdit » (Sournia, 1986 : 46-47). On édicte alors des lois qui prohibent l’accès des tavernes et la vente d’alcool à ce type de clientèle. L’élite américaine (le clergé, la bourgeoisie intellectualisée 27 et bien sûr, les médecins) entame une nouvelle croisade contre la consommation d’alcool des Noirs et des Indiens en imitant les croisades menées contre la classe laborieuse et leurs excès de boissons en Angleterre (Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Le médecin-chef des armées américaines, signataire de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, Benjamin Rush (1745-1813), lecteur de Trotter, de Pinel et admirateur des théories raciales qui classent les « buveurs excessifs » selon leur pays d’origine, se met à parler des dangers physiques et mentaux associés à la consommation excessive d’alcool chez certaines races en Amérique (surtout les Noirs et les Indiens). Il écrit : « Let us next attend to the chronic effects of ardent spirits upon the body and mind. In the body, they dispose to every from of acute disease; they moreover excite fevers in persons perdisposed to them, from other causes » (Rush, 1812: 8). Les autres causes dont parle Rush renvoient à la faiblesse morale des hommes et à leur compulsion. Grâce à ses travaux, Rush est considéré comme étant le fondateur de la psychiatrie américaine. D’après Sournia : « Rush préconisait l’emploi de menaces puis de douches froides, l’abstinence de toute boisson alcoolique pouvant seule aboutir à la guérison. Cette solution radicale étant difficile à obtenir, Rush voulait construire des maisons de désintoxication, des asiles, des “sober houses”, où les récidivistes seraient enfermés jusqu’à guérison » (Sournia, 1986 : 48). Pour le médecin américain, la consommation excessive d’alcool mène à la pauvreté, au relâchement des mœurs, au désordre social et à la mort. « We see poverty and misery, crimes and infamy, diseases and death, are all the natural and usal consequence of the intemperance use of ardent spirits » (Rush, 1812 : 13). Rush associe aussi ce type de consommation à l’impuissance sexuelle et à la masturbation. Puisqu’on a besoin de main-d’œuvre, on doit éviter tout comportement qui freine la croissance de la population. En somme, la consommation excessive d’alcool devient un problème de santé publique en raison du développement d’une économie industrielle au XVIIIe siècle en Europe, mais aussi en Amérique du Nord (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009; Monti, 2014). À ce sujet, Didier Nourrisson nous donne l’exemple des « Saints Lundis » en France, qui commencent à être vus comme problématiques : « Le “Saint 28 Lundi”, autrement appelé le “lundi bleu”, correspond à un chômage hebdomadaire et volontaire pratiqué par de nombreux ouvriers qui se rendent ce jour-là en “coteries” (groupes) au cabaret » (Nourrisson, 1990 : 198). Le coût social de la consommation d’alcool est de plus en plus élevé en termes de productivité de la main-d’œuvre. Dans les années 1820 en France, on voit naître l’hygiène publique sous l’impulsion de médecins soucieux d’allier un savoir et une pratique médicale à un discours moral sur la classe laborieuse. Toujours d’après Nourrisson, on pose : « […] un regard apitoyé sur les classes dites “inférieures” et dénonçant les grands problèmes sociaux qui accompagnent la Révolution industrielle (paupérisme, conditions du travail, prostitution, logement ouvrier, dépopulation…). L’hygiénisme croise nécessairement le phénomène du trop-bu. Pour les hygiénistes, cette consommation excessive est “un vice particulier des classes laborieuses” » (Nourrisson, 1988 : 493). Dans les hôpitaux, les médecins hygiénistes disent que la consommation excessive d’alcool prédispose à l’apoplexie. Le médecin René Laennec (1781-1826) compare la cirrhose du foie à la tuberculose. Le médecin Pierre-François Olive Rayer (1793-1867) remplace le terme delirium tremens, inventé par le médecin britannique Thomas Sutton (1767-1835), par celui d’œnomanie, une espèce de manie causée par l’abus du vin et des liqueurs spiritueuses. À cette époque, le médecin hygiéniste Louis-René Villermé (1782-1863), l’un des précurseurs de la sociologie, considéré notamment comme l’un des pionniers de la médecine du travail, devient célèbre. En 1837, l’Académie des sciences morales et politiques de la France, préoccupée par l’économie matérielle, la vie civile et l’état social des travailleurs d’usine du pays, lance un appel afin qu’on mène des enquêtes sur la situation de la classe laborieuse (Tyl, 1971). C’est ainsi que Villermé est chargé de mener l’enquête dont il est question ici. Son ouvrage intitulé Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, paru en 1840, fait époque. Villermé décrit les conditions de vie des paysans pauvres employés dans les usines du département du Haut-Rhin, où la consommation excessive d’alcool fait des « ravages ». Dans chaque usine qu’il visite, il est témoin d’abus d’alcool. Il en vient à être frappé par le besoin de luxe des ouvriers, car s’ils gagnent très peu, se dit-il, ils doivent dépenser leur argent pour l’achat de nourriture et non 29 pas pour de l’alcool. Même s’ils ne mangent que des pommes de terre, le médecin voit bien qu’ils achètent des vêtements dispendieux qu’ils portent le dimanche et qu’ils boivent de l’alcool dans les cabarets. Mais leurs économies sont presque inexistantes. D’après Villermé : « Et encore ces économies se réduisent-elles à presque rien. Pour les faire, il faut nécessairement que les malheureux ouvriers ne cèdent jamais au désir de boire un verre de vin ou d’ajouter quelque chose à leurs misérables repas » (Villermé, 1971 [1840] : 57-58). En parlant des manufactures, où travaillent les ouvriers du Département du Nord, de Lille, de Roubaix et de Tourcoing en particulier, Villermé ajoute : « Un grand nombre se tenait debout faute de place pour s’asseoir, et l’on voyait parmi eux beaucoup de femmes. Tous buvaient de la détestable eau-de-vie de grain, ou bien de la bière. Quant au vin, il est d’un prix trop élevé pour qu’ils puissent y atteindre […]. Je puis l’affirmer : je n’ai jamais vu à la fois autant de saletés, de misères, de vices, et nulle part sous un aspect plus hideux, plus révoltant » (Villermé, 1971 [1840] : 75). Et afin de militer en faveur de la sobriété, perçue comme un modèle de bonne conduite, le médecin français fait l’éloge de la classe des retordeurs de fils : « Ils ne touchent que de très modiques salaires; et cependant leur sobriété, leur économie font qu’ils sont généralement moins misérables que des ouvriers d’autres industries qui gagnent davantage » (Villermé, 1971 [1840] : 76). Dans la conclusion générale de son enquête, Villermé écrit : « Arrivée à ce degré, non seulement l’ivrognerie s’oppose à l’épargne, […] au bonheur de la famille; mais encore elle ruine celle-ci, elle la plonge et la retient dans une profonde indigence; elle rend l’ouvrier paresseux, joueur, querelleur, turbulent; elle le dégrade, l’abrutit, délabre sa santé, abrège souvent sa vie, détruit les mœurs, trouble, scandalise la société, et pousse au crime » (Villermé, 1971 [1840] : 209). En Angleterre, quatre ans après les résultats de la recherche de Villermé en France, un jeune bourgeois nommé Friedrich Engels (1820-1895), influencé par les théories raciales, préoccupé par les excès des ouvriers qui boivent dans les cabarets londoniens, associe ce type de buveur à leur pays d’origine tout en construisant ses concepts de Révolution industrielle et de lutte de classes. Dans son ouvrage intitulé La situation de la classe laborieuse en Angleterre, paru en 1844, il s’attarde à la transformation de l’Angleterre en nation capitaliste industrielle. Il y traite de la situation de la classe ouvrière 30 qu’il voit comme une « […] base réelle d’où sont issus tous les mouvements sociaux actuels parce qu’elle est en même temps la pointe extrême et la manifestation la plus visible de la misérable situation sociale actuelle » (Engels, 1975 [1844] : 31). Ce qui m’intéresse ici, c’est le regard porté par Engels sur la consommation d’alcool des paysans irlandais ayant immigré en Angleterre. Par exemple, dans le chapitre intitulé L’immigration irlandaise, l’auteur, influencé par les théories raciales, souligne : « Ces gens, qui ont grandi presque sans connaître les bienfaits de la civilisation, habitués dès leur jeune âge aux privations de toutes sortes, grossiers, buveurs, insoucieux de l’avenir, arrivent ainsi, apportant leurs mœurs brutales dans une classe de la population qui a, pour dire vrai, peu d’inclination pour la culture et la moralité » (Engels, 1975 [1844] : 135). Engels est préoccupé par la consommation du gin chez les paysans irlandais. En parlant de leurs conditions de vie misérables, il dénonce le gin qui fait des « ravages » dans les têtes des ouvriers. Selon lui, la révolution du prolétariat (concept marxiste qui sert à désigner les travailleurs s’opposant au capitalisme) doit être sobre. Toujours d’après Engels: « Le caractère méridional, frivole de l’Irlandais, sa grossièreté qui le place à un niveau à peine supérieur à celui du sauvage, son mépris de tous les plaisirs plus humains, qu’il est incapable de goûter en raison même de sa grossièreté, sa saleté et sa pauvreté, autant de raisons qui favorisent l’ivrognerie – la tentation est trop forte, il ne peut résister, et tout l’argent qu’il gagne passe dans son gosier » (Engels, 1975 [1844] : 137). En 1859, Charles Darwin (1809-1882) formule sa théorie sur l’évolution des espèces. Selon cette théorie, seuls les mieux adaptés à leur milieu poursuivent leur marche évolutive. Aux États-Unis, l’anthropologue Lewis Henry Morgan (1818-1881), auteur d’un ouvrage intitulé Ancient Society, paru en 1877, présente sa théorie en avançant l’idée que l’évolution de l’humanité suit un schéma unique, caractérisé par trois stades successifs : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. Au milieu du XIXe siècle, l’ensemble de ces questions raciales portant sur la conduite et sur l’adaptation des individus sera aussi associé aux « buveurs excessifs ». En classant les « buveurs excessifs » selon leur pays d’origine, leur physiologie corporelle et leur couleur de la peau, les théories raciales et médicales synthétisent le regard scientifique sur ce type de conduite. 31 En ce qui concerne la médecine du XIXe siècle, elle change son discours sur les « buveurs excessifs ». On passe d’un discours philosophique sur la maladie, qui spécule sur l’état moral des ouvriers qui boivent trop d’alcool, à un discours objectif en observant les « buveurs excessifs » alités dans les hôpitaux (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009; Monti, 2014). On sépare ainsi les « buveurs excessifs » alités des autres malades pour les compter et les classer par catégories. La mode à l’époque est en effet à la classification, à la manière du naturaliste Carl von Linné (1707-1778), qui établit des classes, des genres et des espèces. Dès lors, on parle des « symptômes subjectifs des buveurs » en s’inspirant des confessions de buveurs criminels des romans bourgeois (Nicholls, 2009). Les médecins utilisent un langage de plus en plus rationnel pour qualifier la conduite des « buveurs excessifs ». De sujets, ceux-ci deviennent des objets d’étude sous observation par les médecins tout comme s’ils sont des rats de laboratoire. Les médecins vont alors les écouter et traduire leurs paroles dans une doxa scientifique. À ce sujet, Foucault ajoute à propos du regard médical du XIXe siècle : La qualité singulière, l’impalpable couleur, la forme unique et transitoire, en acquérant le statut de l’objet, ont pris son poids et sa solidité. Aucune lumière ne pourra plus les dissoudre dans les vérités idéales [de la médecine moderne]; mais l’application du regard, tour à tour, les éveillera et les fera valoir sur fond d’objectivité. Le regard n’est plus réducteur, mais fondateur de l’individu dans sa qualité irréductible. Et par là il devient possible d’organiser autour de lui un langage rationnel. C’est cette réorganisation formelle et en profondeur, plus que l’abandon des théories et de vieux systèmes, qui a ouvert la possibilité d’une expérience clinique; elle a levé le vieil interdit aristotélicien : on pourra enfin tenir sur l’individu un discours à structure scientifique. (Foucault, 1978 : x) C’est dans cet univers évoqué par Foucault que se constitue l’expérience clinique de Magnus Huss, dont il est question dans les pages suivantes. Avant d’aborder l’approche médicale de Magnus Huss, il me semble bon d’expliquer dès maintenant mon intérêt envers cette approche qui fonde le concept de l’alcoolisme. En découvrant l’alcoolisme chronique en 1849, Huss pose son regard clinique (un mélange d’idées tirées de la Réforme protestante, du nationalisme et de la médecine moderne) sur la conduite morale des patients pauvres qui sont alités dans les hôpitaux 32 publics de Stockholm, en Suède, en raison de leur ivresse alcoolique. En parlant de « symptômes subjectifs de ces buveurs d’alcool » qui oublient leurs devoirs familiaux et patriotiques, qui causent des dégâts économiques, la violence domestique et qui poussent au crime et à la récidive, Huss les associe à l’alcoolisme chronique car il constate que la présence de l’effet de l’alcool dans l’organisme humain est causée par ces « mauvaises habitudes » (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne 1991; Nicholls, 2009). J’avance que le concept d’alcoolisme chronique d’Huss, qui synthétise deux siècles de recherches scientifiques (les XVIIIe et XIXe siècles) sur le mal des « buveurs excessifs », sera transposé dans les approches en anthropologie de l’alcool, comme on le verra plus tard. Huss est un médecin de formation protestante, qui a découvert sa vocation en réfléchissant à sa propre consommation excessive d’alcool. D’après Sournia : « Comme jeune médecin militaire, il aurait été révolté de percevoir son salaire en partie en bränwin [la boisson distillée de la bourgeoisie suédoise], et étudiant à Uppsala, il aurait été si malade après une nuit d’ivresse (selon une coutume usuelle dans ce milieu) qu’il se serait juré de ne plus jamais succomber, même s’il ne fut pas dans sa vie un abstinent total » (Sournia, 1986 : 68). À l’époque d’Huss, la Suède est un pays protestant5 où l’on ne produit pas de vin (Bernard, 1984, Sournia, 1986; Nourrisson, 1990). Par contre, on voit de plus en plus de « buveurs excessifs » parmi les ouvriers des grandes villes du pays qui boivent tout autant d’eau-de-vie qu’en Angleterre, aux États-Unis et en France (Bernard, 1984; Sournia, 1986). De plus, dès le XVIIe siècle, chaque ferme produit de l’alcool en distillant des grains et des pommes de terre. C’est ces mêmes paysans pauvres qui immigrent à Stockholm pour faire la fête en consommant de l’alcool comme ils le font chez eux (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Monti, 2014). À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, ce médecin profondément nationaliste et religieux se met à combattre la misère des pauvres, ce qui Sur l’histoire religieuse de la Suède, Patrick-Dominique Linck écrit : « L’histoire religieuse chrétienne de la Suède commence probablement vers les VIIe – VIIIe siècles avec le passage de missionnaires anglais ou irlandais. Au IXe siècle, le moine bénédictin franc Ansgar est envoyé, à la demande du roi Björn, à Birka, aujourd’hui petite île dans l’archipel de Stockholm, pour évangéliser les peuples nordiques. Après la mort d’Ansgar en 865, l’Église qu’il avait fondée périclite. Il faut attendre les environs de l’an 1000 pour qu’Olof Skötkonung soit baptisé et devienne le premier souverain chrétien de Suède. Les missions, tant anglaises qu’allemandes, se poursuivent dans le pays ». Linck, P-D., 2013, Histoire religieuse de la Suède (1520-1930), Paris, Les éditions du Cerf, p. 9. 5 33 revient à mener un combat contre les « buveurs excessifs ». La misère qu’Huss voit dans le mal des « buveurs excessifs » est la même que la Réforme protestante voit dans les vices qui affectent les pauvres (Bernard, 1984; Sournia, 1986, Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009; Linck, 2013; Monti, 2014). De plus, il assimile les pauvres aux races inférieures qui boivent de l’eau-de-vie, la boisson alcoolique la moins chère. L’augmentation du nombre d’ivrognes, dès lors identifiée scientifiquement dans les villes suédoises, incite l’État à établir un impôt sur l’alcool. En 1775, le roi Gustave III interdit la distillation domestique et crée des distilleries d’État (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990). Les bourgeois intellectualisés et les médecins commencent alors à dénoncer les dangers causés par la consommation excessive d’alcool sur la santé de la population (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Linck, 2013). Dès la fin du XVIIIe siècle et au cours de la première moitié du XIXe siècle des mesures sont prises par l’État pour contrôler les abus d’alcool des ouvriers. D’après Sournia : « Peut-être sous l’influence des événements d’Angleterre, l’ivrognerie alarma cependant certains esprits, on mit à son compte la dégradation des mœurs, la pauvreté et le crime; en Suède aussi, l’industrialisation créait des populations ouvrières mal logées, on comptait encore des paysans attachés à la terre vivant dans des conditions misérables » (Sournia, 1986 : 66). On voit donc naître les associations antialcooliques : C’est dans les années 1830 que se créent un peu partout dans le pays des associations [antialcooliques]; il ne s’agit pas de s’abstenir de tout alcool mais de boire avec mesure. En revanche, en 1831, est fondée la première association absolutiste à Stockholm […]. Ceux qui entrent dans ces associations doivent promettre publiquement de s’abstenir de toute boisson alcoolisée; ils ne sont encore qu’une minorité. Parmi les ecclésiastiques, certains, plus modérés, préfèrent la tempérance à l’absolutisme. En 1836, l’évêque Tegnér, qui recommande la tempérance, demande aux prêtres de donner l’exemple en ne buvant pas plus d’un verre d’eau-de-vie par repas, en s’abstenant d’inviter des jeunes, pas encore confirmés, à boire au presbytère, etc. (Linck, 2013 : 165166) En juin 1836, l’Américain Robert Baird, missionnaire presbytérien antialcoolique, visite la Suède. Toujours d’après Linck : « Cette visite entraîne la traduction en suédois d’un livre sur les associations antialcooliques d’Amérique du Nord. La traduction est 34 financée par le roi Carl XIV lui-même et le livre est envoyé à tous les curés du royaume. Robert Baird est […] modéré : il s’abstient d’eau-de-vie mais autorise le vin et la bière [boissons des riches]. L’Association antialcoolique de Suède, créée en 1837, suit la “doctrine” de Baird » (Linck, 2013 : 166). Selon Linck, nombre de prêtres travaille aussi à diminuer la consommation excessive d’alcool, surtout l’eau-de-vie, dans les villes et dans les campagnes. « En 1855, il est interdit de distiller son propre alcool. Les mouvements antialcooliques ont déjà touché bon nombre de Suédois. Ce n’est que plus tard, dans les années 1870, que les mouvements antialcooliques absolutistes se développement dans les milieux des Églises libres, où tout alcool sera supprimé » (Linck, 2013 : 166). Par ailleurs, en 1847, l’État promulgue une ordonnance pour s’attaquer à la pauvreté dans le pays : La mendicité est interdite et les villes doivent créer un centre de soins pour les pauvres. De même, dans les villages, la prise en charge des pauvres doit être assumée par l’association villageoise. Pour la première fois dans l’histoire de la Suède, cette ordonnance transfère le soin des pauvres de l’Église à la société qui se dote d’une législation. Ainsi la société fait son devoir et l’Église est cantonnée aux choses purement religieuses. Avec les lois des communes de 1862, c’est chaque commune qui reçoit la charge de ses pauvres. Le curé peut naturellement continuer de participer aux réunions de l’association qui en prend soin dans la commune. (Linck, 2013 : 307) En avril 1849 est fondé un institut de formation pour les diaconesses de l’Église suédoise. Toujours d’après Linck : « Les diaconesses doivent être entièrement au service de Dieu comme institutrices, infirmières à domicile ou à l’hôpital, directrices de prison ou d’orphelinat. Elles ont un rôle caritatif et pédagogique, dévouées aux soins du corps et de l’âme » (Linck, 2013 : 312). L’un des conseillers de cet institut est le médecin Magnus Huss : « […] Magnus Huss […], s’associe à l’association et apporte ses conseils; […] Ceux qui viennent se faire soigner doivent aussi “se convertir” ou du moins être aidés à vivre chrétiennement » (Linck, 2013 : 313). Selon Henri Bernard, le premier texte d’Huss sur l’alcoolisme chronique est paru entre 1848-1849 dans la revue Hygiea, publication de la Société de médecine de la Suède, fondée par Huss et ses amis. Bernard souligne qu’Huss s’est lancé dans une enquête exhaustive pour répertorier les symptômes associés aux « buveurs excessifs ». D’après Huss : « J’ai consacré de nombreuses années à étudier au lit du malade, dans le plus grand 35 hôpital de Stockholm, les maladies qui surviennent chez les grands buveurs d’aquavit [une boisson distillée]; j’ai réuni les résultats de cette étude, établis le plus fidèlement possible d’après nature, puis je les ai comparés aux données des empoisonnements, et j’ai ainsi obtenu le tableau clinique que j’ai décrit » (Huss, 1849 cité dans Bernard, 1984 : 618). L’éducation protestante d’Huss le plonge dans une ambivalence certaine; cette ambivalence est partagée entre son idéal d’objectivité scientifique et sa croyance en la Parole du Seigneur (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990). Huss a, en effet, acquis son expérience de clinicien dans les hôpitaux dirigés par la noblesse et par le clergé suédois (Nourrisson, 1990). Si l’Église ne se préoccupe que du salut de l’âme des « buveurs excessifs », il se préoccupe aussi du salut du corps (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990). Après avoir réussi à mettre fin à ses propres excès d’alcool, il est de son devoir de contrôler les abus des autres (Sournia, 1986). D’après Bernard, au XIXe siècle, la toxicologie est l’une des disciplines scientifiques majeures. Huss intègre son expérience clinique dans la construction médicale des maladies classifiées selon les niveaux d’intoxication. À cette étape nosographique, sa découverte de l’alcoolisme chronique doit être confrontée aux autres maladies répertoriées dans ce domaine. Il démontre ainsi que le problème des « buveurs excessifs » alités dans les hôpitaux est une intoxication exogène causée par les boissons alcooliques : « J’ai attribué à cette maladie le nouveau nom alcoholismus chronicus, pour marquer sa place parmi les maladies par empoisonnement, et pour avancer qu’à travers des symptômes caractéristiques elle mérite une place autonome dans la nosographie » (Huss, 1849 cité dans Bernard, 1984 : 618). Le médecin suédois participe activement à la formation d’une conscience hygiéniste dans son pays. Il devient le directeur général du bureau d’hygiène de Stockholm, puis médecin personnel du roi. Dorénavant, la consommation excessive d’alcool ne sera plus considérée comme une folie volontaire comme la qualifie le clergé, ou comme un idiotisme selon le classement de Pinel (1801), ou encore comme un délire tel que Trotter (1804) le soutient, mais bien comme de l’alcoolisme chronique, cette nouvelle maladie des classes ouvrières qui est devenue plus que jamais un problème visible scientifiquement. 36 Par ailleurs, Huss ne parle pas de la consommation excessive du vin et de la bière, très peu consommés en Suède par les pauvres, mais des liqueurs distillées, cibles potentielles des médecins britanniques désireux d’arrêter les excès observés dans les alehouses, où les paysans immigrants pauvres se réunissent. Il présente un véritable corpus des lésions associé à cette nouvelle maladie nommée alcoolisme. D’après Jean-Claude Bologne : « L’alcool du pauvre [surtout l’eau-de-vie] va connaître une extension extraordinaire au XIXe siècle; la crainte qu’il inspire, avatar de la vieille hantise chrétienne des violences liées à l’ivresse, sera d’autant plus vive que, pour la première fois, on va voir jusqu’où elle peut aller. Ces deux données vont changer notablement l’image de l’ivrognerie – désormais rebaptisée alcoolisme – et les moyens de lutte qu’on lui oppose » (Bologne, 1991 : 334). Huss voyage dans toute l’Europe et son concept d’alcoolisme est adopté partout en Occident. Le médecin suédois est considéré comme un « éminent bienfaiteur public » en Europe et même en Amérique (Sournia, 1986). Dès lors, l’alcoolisme existe en tant que maladie. Il s’agit du mal à combattre, et ce, jusqu’à nos jours. CONCLUSION Dans ce premier chapitre, mon intention fut de présenter l’émergence du discours scientifique sur l’alcoolisme et les premières manifestations d’une croisade contre les « buveurs excessifs » qui a cours depuis le XVIIe siècle. En développant l’historique des principaux éléments qui composent cette croisade scientifique, j’ai ciblé le passage de la Réforme protestante du XVIIe siècle, centré sur le désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie, dénoncé par l’Église anglicane, en Angleterre, au discours médical du mal de l’alcoolisme perçu comme une maladie chronique, comme l’a défini le médecin suédois Magnus Huss au milieu du XIXe siècle. Il a aussi été question de la collaboration des scientifiques avec les pouvoirs en place (la bourgeoisie intellectualisée, les industries et l’État). Celle-ci se justifie par un idéal de progrès développé dans un discours médical, qui se voulait rationnel afin de freiner les conduites excessives des buveurs d’alcool les plus pauvres qui travaillaient dans les usines. Entre les XVIIe et XVIIIe siècles, on développe un discours qui invente une catégorie scientifique de « buveur excessif » associée à la maladie 37 et qui remplace l’ancien discours de la Réforme protestante qui associait les « buveurs excessifs » aux vices et aux péchés de toutes sortes. Cette collaboration entre l’État, la bourgeoisie intellectualisée, les industries et les scientifiques est facile à constater. On a vu qu’à la fin du XVIIe siècle en Angleterre, les usines recrutaient des paysans sobres dans tout le pays car la mécanisation de l’industrie exigeait une main-d’œuvre nombreuse et bon marché (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Monti, 2014). Comme les élites urbaines réservaient les travaux durs aux paysans immigrants pauvres, ceux-ci devaient être en « bonne santé » pour assumer correctement leurs tâches (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990, Nicholls, 2009). L’idéal de la sobriété est ainsi propagé dans le discours des pouvoirs dominants (le clergé, la bourgeoisie intellectualisée naissante, la science et l’État) pour retenir les races inférieures (les pauvres) dans les usines en pleine activité au nom de l’avenir de la nation, de la science moderne et de la révolution industrielle. Les élites de cette époque voyaient la consommation excessive d’alcool des pauvres comme anarchique, car les pauvres, qui buvaient de l’alcool en excès, pouvaient se rebeller contre leurs conditions de travail en causant le « désordre » dans la société (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Au début du XVIIIe siècle, le discours des médecins pour obtenir plus de clientèle dans leurs centres hospitaliers ajoutait que cette consommation d’alcool chez les pauvres pouvait causer elle aussi le « désordre » dans les fonctions de la santé (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nicholls, 2009). La propagation du mal de l’alcoolisme dans de nombreux discours scientifiques a ensuite contribué à en faire un problème de santé publique. En retraçant l’évolution du concept d’alcoolisme, j’ai démontré qu’il a été construit en intégrant des éléments qui relèvent non seulement de la médecine à proprement parler, mais aussi de valeurs socioculturelles qui renvoient au discours sur le « bien-être » social et sanitaire associé au patriotisme, à la famille, au travail, à la santé et au devoir moral. En somme, je retiens que la première influence théorique qui fonde les approches contemporaines en anthropologie de l’alcool, soit le concept médical d’alcoolisme apparut 38 au XIXe siècle, est fondée sur un mélange de jugements moraux et religieux, issus des XVIIe et XVIIIe siècles, entremêlé d’avis médicaux. 39 2. LA PROPAGATION DU MAL Il n’y a pas de faits moraux, mais seulement une interprétation morale des phénomènes. Friedrich Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal, 1971 [1886] : 93. INTRODUCTION J’intitule ce chapitre La propagation du mal parce qu’il vise à montrer la diffusion du concept médical d’alcoolisme par des spécialistes de plusieurs domaines scientifiques en sciences humaines et sociales à partir de la fin du XIXe siècle. Ceux-ci se mobilisent contre la consommation excessive d’alcool, surtout la consommation excessive du vin, en s’intéressant aux conséquences psychosociales des abus d’alcool : la violence, le crime, les passions démesurées et les dépenses économiques. Par la voie d’une approche historique, il s’agit surtout de décrire l’émergence des études interdisciplinaires en alcoologie et en addictologie, disciplines autonomes qui empruntent leurs outils de connaissance aux principales sciences humaines, économiques et juridiques. C’est dans ce cadre que les anthropologues sont invités formellement, pour la première fois, à collaborer à cette croisade scientifique. Mon objectif est, finalement, d’aborder le rôle joué par l’anthropologie dans les programmes publics de prévention de l’alcoolisme. Ce chapitre est divisé en cinq sections. Dans la première, je m’attarde à l’entrée en scène du vin, qui est la boisson des riches en Europe et en Amérique au début du XIXe siècle, comme étant porteur du mal de l’alcoolisme, après que cette boisson soit devenue plus accessible aux pauvres, selon les scientifiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il s’agit de suivre le parcours historique qui mène à l’introduction du mal de l’alcoolisme en sciences humaines et sociales et la consommation excessive du vin fait de plus en plus l’objet d’études par ces spécialistes. Dans la deuxième, je mets en évidence une voix discordante dans cette croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». 40 Gabriel Tarde (1843-1904), sociologue français, jette un regard alternatif au discours hégémonique sur le mal de l’alcoolisme. Tarde est rapidement oublié, cependant, avec l’argumentaire de son rival au Collège de France, Émile Durkheim (1858-1917), qui relance la croisade scientifique contre l’alcoolisme. Dans la section suivante, j’explique comment Sigmund Freud (1856-1939) contribue à renforcer les conclusions de Durkheim, en réservant à l’alcoolisme un traitement purement psychologique. Ensuite, dans la quatrième section, je souligne que les économistes se sont joints à la croisade scientifique en contribuant à l’établissement de la politique de la Prohibition aux États-Unis (19191933). Finalement, je montre, dans la dernière section du chapitre, comment les anthropologues en sont venus à s’intéresser, eux aussi, à l’alcoolisme. 2.1. LA CONSOMMATION EXCESSIVE DU VIN EN FRANCE COMME UN PROBLÈME SOCIAL À RÉGLER Je débute cette section en traitant de la consommation croissante du vin en France, par les ouvriers à la fin du XIXe siècle, et du lien établi, par les scientifiques, entre les buveurs de vin qui commettent des excès et la hausse du taux de criminalité dans ce pays. Mon objectif est de montrer comment les études médicales et sociales sur la consommation excessive du vin et les problèmes sociaux entraînés par cette consommation (la violence, les dépenses économiques, les passions démesurées et le crime) vont aboutir, à la fin du XXe siècle, à l’émergence de l’alcoologie interdisciplinaire française. À la fin du XIXe siècle, les médecins hygiénistes multiplient les enquêtes statistiques sur les quantités de boissons alcooliques consommées par les habitants de chaque département français. Ils établissent des relations entre ces chiffres et les données sur l’alcoolisme dont ils disposent alors : nombre d’inculpés pour ivresse publique, morts accidentelles (surtout au travail), suicides et internements pour folie causée par l’alcoolisme (Nourrisson, 1990). Il ressort de ces enquêtes que les ouvriers ont de plus en plus facilement accès au vin. D’après Nourrisson, deux raisons peuvent expliquer l’accessibilité du vin pour les ouvriers. D’une part, la production de masse des industries provoque un certain engorgement du marché et par conséquent la tendance à l’avilissement des prix et à l’allégement de la fiscalité en stimulant ainsi la consommation et, d’autre part, des progrès du mode de circulation et de transport de la marchandise. Pour lui : « Dans les années 1840, 41 Villermé affirmait que les ouvriers “ne mangent de la viande et ne boivent du vin que le jour ou le lendemain de la paie, c’est-à-dire deux fois par mois” […] à la fin du siècle par contre, on peut affirmer que le vin prend régulièrement sa place à chaque repas à la table de l’ouvrier » (Nourrisson, 1990 : 34-35). Si le vin est présent à chaque repas à la table de l’ouvrier et s’il provoque le mal de l’alcoolisme chez les pauvres, comme c’est le cas de l’eau-de-vie, les médecins hygiénistes ne peuvent pas manquer de constater que le vin, la boisson du Christ et des Européens riches, est à l’origine de problèmes de santé publique (Durand et Morenon, 1972; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991). Quant aux buveurs de vin qui sont riches, l’argument à la mode veut que les riches qui boivent en excès risquent de s’appauvrir eux aussi. On voit donc que l’imaginaire de l’alcoolisme associé à la pauvreté s’éteint aux classes les plus riches. D’après Sournia : « Dans les classes supérieures, l’ivrogne incurable, dissipateur de son patrimoine, coureur de filles et détruisant sa famille était envoyé dans ces maisons que l’on ne sait comment désigner puisqu’on y trouvait aussi bien des aliénés ou des arriérés, que des délinquants mineurs de l’aristocratie » (Sournia, 1986 :53). La consommation excessive du vin est comprise comme la cause de l’augmentation de la violence et des dépenses économiques (Durand et Morenon, 1972; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Monti, 2014). On comprend bien que les ouvriers ont de plus en plus facilement accès à cette boisson alcoolisée au point que le Dr. Renaudin, directeur de l’asile de Méréville, introduit le concept d’alcoolisme chronique de Magnus Huss en France en 1853 (quatre ans après la découverte du mal par le médecin suédois), tout en s’interrogeant quant à la possibilité que le mal de l’alcoolisme peut atteindre les buveurs de vin. Or, si le mal de l’alcoolisme appauvrit les riches, cette boisson doit, elle aussi, être classée comme étant dangereuse. Renaudin affirme que l’alcoolisme observé par Magnus Huss est d’une « simplicité primitive » (Renaudin, 1853 : 85), parce que ce dernier réserve cette maladie à la consommation excessive d’eau-de-vie, en excluant les buveurs de vin. Le médecin français argue que la consommation du vin est directement associée à l’augmentation de la 42 population urbaine : « L’abus de boisson se développe en raison de l’agglomération de la population; c’est surtout dans cette condition qu’il devient endémique. La capitale de la Suède offre surtout cet affligeant spectacle. L’altération des mœurs, la facilité de se procurer le liquide, et surtout l’irrégularité du régime et des habitudes, contribuent à répandre le vice honteux de l’ivrognerie » (Renaudin, 1853 : 86). En 1871, quelques années après que le Dr. Renaudin diffuse les idées de Magnus Huss en France, le mot alcoolisme entre dans le jargon populaire du grand public. Lors de la Commune de Paris, ce mouvement d’insurrection contre le gouvernement, la bourgeoisie s’indigne et dénonce la collusion entre la révolution et l’alcool. D’après Nourrisson : « La Commune est présentée comme “un monstrueux accès d’alcoolisme aigu” ou “une éruption d’alcoolisme” […]. Celui-ci devient ainsi un moyen d’occulter la question sociale et politique que pose la Commune » (Nourrisson, 1990 : 208). La presse dénonce très rapidement les excès d’alcool engendrés par les révolutionnaires de la Commune, en indiquant qu’ils sont causés par la maladie alcoolique. Dans la presse, on compare le sang qui coule dans les rues au vin rouge. Toujours d’après Nourrisson : « Désormais l’image du révolutionnaire fou, ivre de sang et d’alcool, du massacreur débauché et titubant sert de repoussoir de la question sociale, de cache-misère au sens premier du terme : l’association alcool-désordre justifie la société de tempérance-ordre moral » (Nourrisson, 1990 : 209). De 1872 à 1885, on prend de plus en plus de mesures pour lutter contre la criminalité : répression de l’ivresse publique (loi du 22 janvier 1873), adoption du principe de l’enfermement cellulaire individuel dans les prisons départementales (loi du 5 juin 1875), relégation des récidivistes (loi du 27 mai 1885). D’après Marc Renneville : « On voyait se développer aussi l’idée que la criminalité ne peut être efficacement combattue sans une connaissance objective des criminels […]. Médecins et anthropologues ne se contentent plus désormais de tâter les crânes des infracteurs : ils scrutent minutieusement toutes les parties de leurs corps » (Renneville, 2004 : 8). De fait, la médecine hygiéniste contribue à l’émergence de l’anthropologie criminelle. Il s’agit d’une branche de l’anthropologie physique, cette science qui est intégrée aux pratiques judiciaires et à la législation pénale. La méthodologie utilisée à 43 l’époque démontre objectivement l’hérédité pathologique et anatomique détectée chez la plupart des criminels, inclus les « buveurs excessifs » (Renneville, 2004). En s’appuyant sur les théories raciales, on mesure des crânes, des arcades dentaires, l’envergure du corps et le poids des criminels pour démontrer quelles sont les races les plus susceptibles de commettre des crimes. L’un des plus éminents anthropologues physiques est l’italien Cesare Lombroso (1835-1909), co-fondateur de l’école de criminologie en Italie. La théorie du criminel-né rend Lombroso célèbre. Le médecin anthropologue dit que les criminels font partie des races inférieures, des fous moraux, des épileptiques. En parlant du vin et du jeu, perçus comme étant les principaux indices permettant d’identifier les criminels-nés, Lombroso avance : « Après les plaisirs de la vengeance et la vanité satisfaite, il n’en est point, pour le criminel, de supérieur à celui du vin et du jeu. La passion pour les liqueurs fermentées est en somme très complexe, car elle est en même temps une cause et un résultat du crime » (Lombroso, 1895 [1878] : 116). Lombroso associe aussi la misère à l’alcoolisme comme le fait Magnus Huss : « Le vrai régime préventif ne saurait consister que dans de profondes réformes sociales. Le criminel-né serait sûrement très rare, s’il n’était créé par la société elle-même. Ses grands facteurs sont la misère et l’alcoolisme » (Lombroso, 1895 [1878] : 19). En 1886, le premier congrès d’anthropologie criminelle dirigé par Lombroso a lieu à Rome. Les scientifiques discutent alors du criminel-né, de mesures anatomiques et de théories raciales (Renneville, 2004). Gabriel Tarde (1843-1904), philosophe français, sociologue et juge à Sarlat, se trouve parmi les invités. Tarde exprime son désaccord avec la méthodologie employée par les anthropologues physiques quant aux mesures des crânes, des arcades dentaires, de l’envergure du corps et du poids des criminels pour identifier les criminels-nés. En présentant une nouvelle approche théorique sur les conceptions des criminels, qui inclut les « buveurs excessifs », Tarde bouleverse l’imaginaire de l’époque (à la fin du XIXe siècle). Le changement théorique proposé par Tarde fait donc l’objet de la section suivante. 44 2.2. GABRIEL TARDE (1843-1904) FACE À LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » Dans cette section, je présente une voix qui s’élève contre l’imaginaire négatif de la fin du XIXe siècle portant sur la conduite des « buveurs excessifs ». Gabriel Tarde s’intéresse aux concepts de délit et de crime et non uniquement à la consommation excessive d’alcool. Il adopte un point de vue différent en s’opposant à Lombroso qui considère les « buveurs excessifs » comme des malades et des criminels. En critiquant l’approche de Lombroso qui associe le criminel-né aux théories raciales, Tarde souligne notamment le fait que la consommation d’alcool est une question à la fois sociale et psychologique qui n’est aucunement reliée aux dimensions de la boîte crânienne du criminel-né. Il écrit, dans son premier ouvrage intitulé La criminalité comparée, paru en 1886, que le crime n’est pas tant une question d’ordre anthropologique (au sens physique et racial du terme), qu’une question d’ordre social. Il argumente, à propos du concept de délit, qu’en matière pénale, on ne peut associer le crime aux théories raciales qui circulent à propos du concept de criminel-né et que l’acte criminel est plutôt commis par suggestion, par contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, lors des contacts sociaux. À ce sujet, Tarde ajoute que la presse écrite constitue un exemple de suggestion qui pousse au crime avec ses chroniques judiciaires, ordurières et haineuses, friandes de scandales (Bautier et Cazenave, 2008). D’après Tarde : « Ce que je crois pouvoir affirmer sans crainte d’être démenti, c’est que la thèse générale développée dans le présent ouvrage [La criminalité comparée], à savoir l’explication du délit par des causes sociales et psychologiques plutôt que biologiques, et la répression du délit demande des moyens d’ordre moral plutôt que naturel » (Tarde, 2004 [1886] : 27). En démontrant que Lombroso mélange le fou, le sauvage, le barbare et le demicivilisé dans son concept de criminel-né, Tarde, qui a pour tâche quotidienne d’imposer des sentences aux criminels, propose aux étudiants de droit de ne pas mesurer les boîtes crâniennes comme le fait Lombroso. Il ajoute que les étudiants « […] ne seraient admis au cours de droit criminel qu’à la condition de se faire préalablement inscrire comme membres d’une Société de patronage des prisonniers, présidée par leur professeur » (Tarde, 2004 [1886] : 40). Cette activité permet aux étudiants d’établir un contact direct avec les 45 criminels, ce qui constitue une nouvelle façon d’effectuer de la recherche scientifique à cette époque. Tarde développe sa théorie sociologique en deux volets à savoir : 1) une approche de la criminalité qui est plus sociale que médicale et 2) une théorie sociologique de l’imitation par la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche. Ainsi, il insiste sur le caractère social du crime et sur les transformations des valeurs dans le parcours historique de l’humanité : « Au Moyen Âge, le plus grand des forfaits était le sacrilège; puis venaient les actes de bestialité ou de sodomie, et bien loin ensuite le meurtre et le vol. En Égypte, en Grèce, c’était le fait de laisser ses parents sans sépulture. La paresse tend à devenir, dans nos sociétés laborieuses, le plus grave méfait, tandis qu’autrefois le travail était dégradant » (Tarde, 2004 [1886] : 45-46). Pour établir sa théorie de l’imitation par la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, il se livre à une analyse comparative qui associe le suicide, la forte consommation d’alcool et la multiplication des possibilités de contacts interpersonnels. Il affirme : « On se rend parfaitement compte de tous les faits statistiques, notamment de la fréquence des suicides dans le Nord, où la consommation infiniment plus forte de l’alcool et l’émancipation plus complète des consciences concourent avec la densité plus grande de la population plus urbanisée » (Tarde, 2004 [1886] : 176). En outre, il expose aussi sa nouvelle loi de l’imitation en faisant référence aux délits : « […] un malfaiteur, en commettant un délit, copie en partie d’autres malfaiteurs (et en partie aussi se détermine par les impulsions de son éducation, de sa classe ou de sa nationalité, imitation d’autre sorte, plus profonde encore et plus puissante); […]. Voilà, entre autres explications, l’interprétation qu’on peut donner aux chiffres officiels » (Tarde, 2004 [1886] : 116). Cette position de Tarde à propos du délit déconcerte les scientifiques qui associent le crime aux « buveurs excessifs ». En 1891, Tarde publie l’ouvrage intitulé La philosophie pénale. En parlant de la responsabilité du criminel, il souligne : « Les conditions de la responsabilité ou de l’irresponsabilité en général étant posées, il vaut la peine maintenant de rechercher les conditions de la responsabilité pénale, c’est-à-dire de nous demander […] ce que c’est que le crime et ce que c’est que le criminel, dans quelles circonstances physiques ou sociales ils éclosent l’un et l’autre, comment ils se forment et se transforment l’un et l’autre au cours 46 des étapes de la civilisation » (Tarde, 1891 : 216). Il contribue à modifier la conception qu’on a des vicieux en vertu de laquelle on associe les « buveurs excessifs » à la violence et au crime : « Peut-être on naît vicieux, mais à coup sûr on devient criminel. La psychologie du meurtrier, c’est, au fond, la psychologie de tout le monde, et, pour descendre dans son cœur, il nous suffit de sonder le nôtre. On pourrait sans trop de peine écrire un traité sur l’art et devenir assassin » (Tarde, 1891 : 237). Tarde ne fait aucune distinction entre individu et société. Le crime est compris comme issu d’un rapport social et psychologique établi de proche en proche par la suggestion, par la contagion imitative de l’exemple dans un lien social passionné. La stabilité du lien social dépend de la croyance et du désir des sujets engagés dans l’association. Il propose donc une sociologie des associations par les relations sociales et affectives, développées de proche en proche. Les concepts de Tarde qui contredisent les discours scientifiques sur les « buveurs excessifs » associés à la folie (Rush, 1812), aux races maladives6 (Morel, 1857) et au crime (Lombroso, 1878), deviennent célèbres. En 1900, il est élu au Collège de France où il occupe la chaire de philosophie moderne. Son principal rival dans cet établissement, Émile Durkheim (1858-1917), réfute ses idées tout en donnant des atouts aux défenseurs de la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Durkheim ne voit pas le social comme le voit Tarde. Pour lui, la société est une chose extérieure à l’individu et lui dicte des règles de conduites acceptables. Tout en cherchant à fonder une sociologie objective, positive, distincte de tous les autres domaines métaphysiques, et notamment de la psychologie et de la philosophie (domaines chers à Tarde), Durkheim sépare tout d’abord la société (l’objet sociologique inventé par Durkheim lui-même) de l’individu (l’objet qu’il réserve aux psychologues). Dès lors, il parle d’une conscience collective, extérieure à l’individu qui le contrôle, le contraint et freine ses La théorie de la dégénérescence issue des théories raciales annoncées par les psychologues et les anthropologues physiques sert à propager l’idée que les « buveurs excessifs » sont des dégénérés. Bénédict Augustin Morel (1809-1873), psychiatre franco-autrichien et directeur-chef de l’asile des aliénés de SaintYan, devient célèbre en affirmant que « […] les aliénés sont des représentants de certaines variétés maladives de l’espèce humaine » (Morel, 1857 : 5). Toujours d’après Morel : « Je pense avoir déjà accumulé assez de faits pour établir d’une manière irréfragable qu’il existe entre les races naturelles et les variétés dégénérées des caractères distinctifs, fixes et invariables […] sans qu’il soit nécessaire de rejeter pour cela la théorie de la communauté d’origine des différentes variétés de l’espèce humaine ». Morel, B., 1857, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine. Paris, J.B. Baillière, p. 5. 6 47 passions démesurées. D’après Durkheim : « Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le veuille ou non » (Durkheim, 1973 [1894] : 4). Le sociologue établit une distinction entre le normal et le pathologique : « Nous appellerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques » (Durkheim, 1973 [1894] : 56). De plus, il conceptualise une sorte d’individualité abstraite : « Si l’on convient de nommer type moyen l’être schématique que l’on constituerait en rassemblant en un même tout, en une sorte d’individualité abstraite, […] on pourra dire que le type normal se confond avec le type moyen, et que tout écart par rapport à cet étalon de la santé est un phénomène morbide » (Durkheim, 1973 [1894] : 56). Il pose donc l’existence d’une normalité fondée sur un type d’individu moyen abstrait; ce qui échappe à cette normalité est classé par Durkheim comme étant un phénomène morbide. Au sujet du crime, Durkheim l’associe à une question de sociologie normale et de santé publique. Il affirme : « Classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n’est pas seulement dire qu’il est un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes; c’est affirmer qu’il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine […]. Le crime est normal parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible » (Durkheim, 1973 [1894] : 66-67). C’est donc la société, cette chose extérieure à l’individu, qui fabrique la conduite criminelle. À la différence de Lombroso, qui associe la conduite criminelle à la race et à la structure anatomique des corps, ou de Tarde, qui l’attribue à la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, dans une relation sociale et affective, Durkheim considère que la conduite criminelle prend naissance dans la société qui dicte des règles de conduites normales et morbides. Selon lui, la société elle-même a besoin de ce phénomène inévitable. On passe donc d’une association intersubjective, de proche en proche, par la contagion imitative de l’exemple, chez Tarde, à une société hiérarchisée chez Durkheim, où chaque individu présente un taux de normalité, exerce une fonction sociale, vit dans un contexte social et atteint un niveau d’intégration basé sur la moralité sociale. 48 Durkheim publie trois essais sur la morale : La définition du fait moral dans l’introduction à l’ouvrage De la division du travail social, paru en 1893; Détermination du fait moral dans l’ouvrage Sociologie et philosophie, paru en 1898, et Morale et science des mœurs, paru en 1917 dans une publication posthume préparée par Marcel Mauss sur le titre Textes, religion, morale, anomie. Il associe le fait moral aux règles de conduites idéales : « Toute morale, quelle qu’elle soit, a son idéal : la morale que suivent les hommes à chaque moment de leur histoire a donc le sien qui s’incarne dans les institutions, dans les traditions, dans les préceptes qui règlent usuellement la conduite » (Durkheim, 1975 [1917] : 316). Dans l’ouvrage Sociologie et philosophie, Durkheim démontre comment construire sociologiquement des « réalités morales » : La morale se présente à nous comme un ensemble de maximes, de règles de conduite. Mais il y a d’autres règles que les règles morales, qui nous prescrivent des manières d’agir. Toutes les techniques utilitaires sont gouvernées par des systèmes de règles analogues. Il faut chercher la caractéristique différentielle des règles morales. Considérons donc l’ensemble des règles qui régissent la conduite sous toutes ses formes, et demandons-nous s’il n’y en a pas qui présentent des caractères particuliers spéciaux. Si nous constatons que les règles qui présentent les caractéristiques ainsi déterminées répondent bien à la conception que tout le monde se fait en gros des règles morales, nous pourrons leur appliquer la rubrique usuelle et dire que ce sont là les caractéristiques de la réalité morale. (Durkheim, 1963 [1924] : 59) Durkheim aborde l’alcoolisme dans son ouvrage intitulé Le Suicide, paru en 1897. Il y présente les caractéristiques psychologiques de l’alcoolisme (la folie, le crime, les passions démesurées) en les associant aux pauvres, pour déclarer qu’il ne semble pas y avoir, sur la base des données existantes, de lien de causalité entre l’alcoolisme et le suicide : Mais il est un état psychopathique particulier, auquel on a, depuis quelque temps, l’habitude d’imputer à peu près tous les maux de notre civilisation. C’est l’alcoolisme. Déjà on lui attribue, à tort ou à raison, les progrès de la folie, du paupérisme, de la criminalité. Aurait-il quelque influence sur la marche du suicide? A priori, l’hypothèse paraît peu vraisemblable. Car c’est dans les classes les plus cultivées et les plus aisées que le suicide fait le plus de victimes et ce n’est pas dans ces milieux que l’alcoolisme a ses clients les plus nombreux. (Durkheim, 1985 [1897] : 46) 49 En ce qui concerne Tarde, Durkheim dévalorise sa théorie sociale de la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, en argumentant qu’il s’agit d’une approche purement psychologique, et non pas sociologique : « Que l’imitation soit un phénomène purement psychologique, c’est ce qui ressort avec évidence de ce fait qu’elle peut avoir lieu entre individus que n’unit aucun lien social. Un homme peut en imiter un autre sans qu’ils soient solidaires l’un de l’autre ou d’un même groupe dont ils dépendent également, et la propagation imitative n’a pas, à elle seule, le pouvoir de les solidariser » (Durkheim, 1985 [1897] : 107). Le choc des idées entre Durkheim et Tarde se poursuit lorsque ce dernier fait paraître, en 1902, un ouvrage des plus étonnants intitulé Psychologie économique et qui se veut une réponse partielle à Durkheim. L’ouvrage modifie le concept de « buveur excessif » qu’on avait à l’époque alors qu’on voit les mouvements de tempérance se multiplier en Europe et en Amérique, lesquels associent « buveurs excessifs » et dépenses économiques. Ce qui me semble étonnant dans son ouvrage, c’est le fait que Tarde parle de plus en plus de la consommation d’alcool comme d’un courant imitatif, de proche en proche, et surtout le fait qu’il développe une théorie sociale du luxe. Pour une théorie sociale du luxe, Tarde met l’accent sur l’admiration et l’imitation par contagion imitative de l’exemple. Ceci s’applique notamment à l’admiration des roturiers pour le luxe affiché par les nobles au XVIIIe siècle en France. En citant les exhibitions du luxe seigneurial, il écrit: […] l’admiration du paysan français de Louis XIV pour les beaux vêtements brochés, pour les superbes carrosses, des gentilshommes de la cour qu’il voyait passer sur les grandes routes en bêchant sa terre, pouvait paraître un sentiment purement désintéressé, sans nulle convoitise. Mais, chez le roturier enrichi, qui assistait aux exhibitions du même luxe seigneurial, l’admiration se mêlait déjà d’envie; et, à mesure que, au cours du XVIIIe siècle, ce roturier est devenu plus riche, que sa fortune grandissante lui a fait entrevoir la possibilité de se régler sur ce brillant modèle, l’envie s’est, chez lui, substituée à l’admiration, qui n’avait jamais été, d’ailleurs, au fond, que de l’envie en puissance. (Tarde, 1902 : 146) Cet envie de luxe, par contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, Tarde l’associe aussi à la consommation du vin, du cidre et de la bière : 50 Dans le domaine économique […], il est impossible d’y expliquer les besoins d’alimentation, de vêtement, d’abri, sans avoir égard, avant tout, à l’action directe des agents extérieurs sur la sensibilité de l’individu; et il n’est pas moins impossible d’y rendre compte des besoins supérieurs d’art, de luxe […] sans invoquer les actions et les réactions mutuelles des sensibilités, des intelligences, des volontés humaines en échange perpétuel d’impressions. […] Même les besoins les plus grossiers de l’organisme, tels que boire et manger, ne sont ressentis que moyennant des communications traditionnelles ou capricieuses d’esprit à esprit : ainsi le besoin de manger se spécifie en désir de manger ici du pain, ailleurs du riz ou des pommes de terre; le besoin de boire, en désir de boire ici du vin, ailleurs du cidre ou de la bière; et c’est seulement en se spécifiant de la sorte que ces besoins, estampillés pour ainsi dire par la société, entrent dans la vie économique. (Tarde, 1902 : 84) Tarde parle du luxe comme un objet de désir dans le parcours historique des civilisations : « Il n’est pas un objet de première nécessité, la chemise, les souliers, le chapeau, qui n’ait commencé par être un objet de luxe » (Tarde, 1902 : 122). C’est ainsi qu’il associe le besoin de luxe au boire social de la consommation d’alcool : Un exemple frappant de cette […] classe de désirs [de luxe] est celui de boire des liqueurs alcooliques (désir né, dans ses multiples variétés, d’inventions telles que celle de la distillation de l’alcool, du bitter, du vermouth, de l’absinthe, etc.). Non seulement le désir de cette consommation […] est de ceux qui, une fois éprouvés et satisfaits, se répètent le plus sûrement et s’enracinent le plus vite, mais encore il trouve pour auxiliaire, dans sa propagation au dehors, un désir des plus répandus, et des plus nobles, le désir de causer et de fraterniser avec des camarades. […] Boire ensemble, encore plus que manger ensemble, est un besoin social. On trinque, on boit à la santé d’une personne; on ne mange pas, on ne choque pas les assiettes à sa santé… (Tarde, 1902 : 123124). Si ce passage est pertinent, c’est que le besoin de luxe des ouvriers, qui consomment de l’alcool dans les cabarets, constitue la grande préoccupation des médecins hygiénistes, du clergé, des moralistes, des gouvernements, de la presse et des économistes, partout en Europe et en Amérique depuis le XVIIe siècle. Tarde considère pour sa part que le luxe est un besoin indispensable à la vie humaine : « […] on dirait que la vie, en s’épanouissant de la sorte, cherche, avant tout, à s’émanciper hors d’elle-même, à rompre son propre cercle, et ne tend à fleurir que pour s’essorer; comme si rien ne lui était plus essentiel, comme à toute réalité peut-être, que de s’affranchir de son essence même. Le superflu donc, le luxe […] c’est la raison d’être de tout le reste, de tout le nécessaire et de tout l’utile » (Tarde, 1904 51 [1890] : 58-59). Il va donc bouleverser les idées relatives à la valeur économique. D’après lui : « La valeur, entendue dans son sens le plus large, embrase la science sociale tout entière. Elle est une qualité que nous attribuons aux choses, comme la couleur, mais qui, en réalité, comme la couleur, n’existe qu’en nous, d’une vie toute subjective » (Tarde, 1902 : 51). En affirmant que la valeur a une vie toute subjective, Tarde dérange les économistes et les sociologues qui s’en tiennent à l’objectivité scientifique dans leurs analyses. Il va redéfinir les notions de prix, d’intérêt, d’humeur du marché, de capital, de richesse, de tendance, tout en leur donnant un sens qui peut soulever les passions des économistes : Cet homo oeconomicus, qui poursuivrait exclusivement et méthodiquement son intérêt égoïste, abstraction faite de tout sentiment, de toute foi, de tout parti pris, n’est pas seulement un être incomplet, il implique une contradiction. Quel est l’homme dont l’intérêt le plus cher ne soit pas précisément d’éviter toute lésion faite à sa foi et à son orgueil, à son cœur et à son culte? […] je n’aperçois trace d’une transformation réfrigérante de l’homme dans un sens de moins en moins passionnel et de plus en plus rationnel. Je n’aperçois pas non plus le contraire, mais il me semble que la passion et la raison, d’âge en âge, progressent ensemble. (Tarde, 1902 : 85) L’approche préconisée par Tarde fait long feu et sa lecture sociologique du boire est rapidement oubliée. Bientôt, l’argumentation durkheimienne quant aux causes extrasociales de l’alcoolisme, perçues comme étant d’ordre purement psychologique, de même que les notions de normalité et de pathologie, ont un second souffle grâce à un jeune neurologue autrichien, Sigmund Freud (1856-1939), le père de la psychanalyse. 2.3. SIGMUND FREUD (1856-1939) ET LA RENAISSANCE DU MAL Dans cette troisième section, j’aborde la renaissance du mal nommé alcoolisme. Si Durkheim restreint la source du mal de l’alcoolisme, inventé par Huss, à des facteurs extrasociaux, les facteurs psychologiques, en excluant les analyses sociologiques de son rival Tarde, Sigmund Freud légitime la voie durkheimienne en apportant un argument supplémentaire à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». En s’entretenant avec les aliénés, Freud, à la recherche de leur inconscient, vient à formuler le concept de la paranoïa qui s’applique tout à fait aux « buveurs excessifs ». Dès lors, les « buveurs excessifs » ne sont plus des fous, mais des paranoïaques, des pervers. 52 Dans Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le président Schreber) paru en 1911, Freud compare le délire de jalousie de l’alcoolique au délire du paranoïaque en établissant un lien avec l’homosexualité inconsciente. Autrement dit, selon lui, les « buveurs excessifs » tentent de sublimer les femmes par une homosexualité inconsciente qu’il nomme « perversion », associée à la surconsommation d’alcool. Chez les hommes, l’alcool est devenu le substitut aux femmes. Envisageons d’abord le délire de jalousie alcoolique […]. C’est après avoir été déçu par une femme que l’homme en vient à boire, mais cela revient à dire qu’en général il recourt au cabaret et à la compagnie des hommes qui lui procurent alors la satisfaction émotionnelle lui ayant fait défaut à domicile, auprès d’une femme. Ces hommes deviennent-ils, dans leur inconscient, l’objet d’un investissement libidinal plus fort, il s’en défendra alors au moyens du troisième mode de la contradiction : « Ce n’est pas moi qui aime l’homme – c’est elle qui l’aime » - et il suspecte la femme d’aimer tous les hommes qu’il est lui-même tenté d’aimer. (Freud, 1966 [1911] : 309) Pour le psychanalyste, le fait de boire de l’alcool au cabaret est un mécanisme projectif et défensif qui révèle une homosexualité inconsciente des groupes d’hommes face aux femmes qui les ont abandonnés. Les femmes sont donc les responsables de cette « double perversion » chez les hommes (l’homosexualité inconsciente et l’alcoolisme). Toujours d’après Freud : « L’alcoolique ne s’avoue jamais que la boisson l’a rendu impuissant. Quelle que soit la quantité d’alcool qu’il supporte, il rejette cette notion intolérable. C’est la femme qui est responsable, d’où le délire de jalousie, etc. » (Freud, 1969 [1895] : 101). Freud qualifie aussi l’alcoolisme d’équivalent masturbatoire. Dans une autre lettre à Fliess datée du 22 décembre 1897, il ajoute : « La masturbation est la seule grande habitude, le “besoin primitif”, et les autres appétits tels que le besoin d’alcool, de morphine, de tabac, n’en sont que des substitutifs, les produits de remplacement » (Freud, 1969 [1895] : 211-212). De plus, il associe la foi à la dépendance narcotique tout comme Karl Marx (1818-1883) qui considère la religion comme l’opium du peuple : « L’effet des consolations que la religion apporte à l’homme peut être mis en parallèle avec celui des narcotiques : ce qui se passe actuellement en Amérique l’illustre fort joliment. On veut làbas priver les humains – évidemment sous l’influence du règne des femmes – de tout 53 excitant, de toute boisson enivrante, et on les gave en échange avec de la piété » (Freud, 1971 [1927] : 69). Les idées de Freud sur la « double perversion » que sont l’homosexualité inconsciente et l’alcoolisme seront très rapidement acceptées partout en Europe et en Amérique. Les ouvrages de sociologie et d’économie traitent à nouveau de la vie des ouvriers et des débits de boissons. C’est le cas de Maurice Halbwachs (1877-1945), sociologue français de l’école durkheimienne, dans son ouvrage intitulé La classe ouvrière et les niveaux de vie, recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines, paru en 1913. Il y présente une théorie sociologique des besoins. Il classe, mesure et chiffre les tendances consommatrices des ouvriers et leurs désirs de luxe selon une hiérarchie des besoins tout en liant les représentations collectives, dont parle Durkheim, aux expériences individuelles, dont parlent les psychologues. Le plus souvent l’homme n’a qu’à faire appel à son expérience, et à se guider un peu sur ce que font les autres, pour sortir de l’indécision, savoir ce qu’il doit préférer, et jusqu’à quel point. Le sauvage lui-même se souviendra qu’il a pleuré le soir, parce qu’il avait vendu son lit le matin pour avoir du rhum. Les hommes qui ne sont pas sous l’empire exclusif des sens, ou de telle ou telle passion, par simple réflexion et bon sens, en viendront à distinguer les besoins d’après l’ordre réel de leur importance. La nature des besoins n’en sera pas changée : ils resteront irréductibles l’un à l’autre. Il n’en reste pas moins que l’homme se souviendra qu’il a mieux valu pour lui satisfaire celui-ci que celuilà, et dans telle mesure. Il aura d’ailleurs une tendance à suivre l’exemple des autres, par sympathie naturelle, et aussi parce que le grand nombre de ceux qui agissent ainsi laisse supposer qu’ils ont de bonne raisons; et il s’apercevra, en effet, qu’il s’en trouve mieux. Ainsi se formulera dans sa pensée une échelle des valeurs, une hiérarchie des besoins qui sera son œuvre, qui exprimera son expérience. (Halbwachs, 1913 : 394) La contribution sociologique d’Halbwachs donne lieu à de nouvelles notions de genre de vie et de conscience de classe, associées aux dépenses économiques, tout en établissant la mesure objective et la rigueur scientifique du « taux de luxe » des ouvriers. On peut classer les besoins des hommes de beaucoup de manières. Nous aurions dû, semble-t-il, nous demander, avant d’étudier les habitudes consommatrices des ouvriers, si la distinction de leurs besoins en quatre ou cinq catégories (nourriture, logement, etc.) correspondait à quelque réalité. Mais nous étions bien obligés de l’accepter, puisque c’est sous ces chefs que leurs 54 dépenses nous sont présentées dans toutes les enquêtes. Au reste, si cette classification a été choisie par les enquêteurs, acceptée par les enquêtés, elle doit avoir une raison d’être. Enfin, elle nous a conduit à constater des rapports certains entre les diverses catégories de dépenses ainsi distinguées et telles ou telles conditions sociales. Si cette division était tout artificielle, comment les expliquer? – il nous faut maintenant chercher quelle en est la base, et quelle théorie des besoins peut en rendre compte. (Halbwachs, 1913 : 418) Halbwachs associe donc les désirs de luxe à l’origine de classe : « Il se peut, d’ailleurs, qu’on soit entraîné à ces excès, dont souffre toute la famille […] C’est un sentiment de classe et un sentiment de famille mal entendus qui sont à l’origine de telles déviations » (Halbwachs, 1913 : 419). Il utilise des idées de déviance, de niveaux de vie, de conscience de classe pour classer les « buveurs excessifs » en soutenant qu’ils constituent un problème social à régler. Il introduit, dans la sociologie française, la notion de satisfaction sociale des besoins (le taux de satisfaction nécessaire à chaque classe sociale). Du côté de la psychanalyse, on fait plutôt valoir une autre classification des groupes d’alcooliques. Carl Gustav Jung (1875-1961) devient célèbre grâce à ses recherches portant sur la psychogenèse de la maladie mentale. Si Freud compare la religion aux effets négatifs de la dépendance narcotique, Jung, lui, conseille à ses patients de rechercher des expériences spirituelles pour la guérison de leur âme. Dans Psychogenèse des maladies mentales, qu’il commence à écrire en 1907, Jung, disciple de Freud, parle des « buveurs excessifs ». Il considère la double personnalité et la consommation excessive d’alcool comme étant un effet de déplacement d’inconscient (un concept freudien) : « Mais il existe […] un déplacement du complexe [sexuel] très fréquent […]. Nous rencontrons fréquemment ce phénomène chez les gens obligés de chasser un souci chronique qui les tourmente […]. Les femmes se trahissent par une gaieté débridée, agressive, les hommes par des excès soudains et démesurés d’alcool » (Jung, 2001 [1907] : 67). À propos de l’importance de l’inconscient en psychopathologie, Jung souligne que le sujet qui atteint de déséquilibre psychique essaie de se défendre contre son propre inconscient, autrement dit, qu’il combat les influences compensatrices de l’inconscient. C’est le cas de ce que Jung appelle paranoïa de l’alcoolique : « Une forme particulièrement typique de compensation inconsciente […] c’est la paranoïa de l’alcoolique. L’alcoolique cesse d’aimer sa femme; la compensation inconsciente essaie de le ramener à son devoir, mais n’obtient qu’un succès 55 partiel parce qu’elle le pousse seulement à devenir jaloux de sa femme comme s’il l’aimait encore » (Jung, 2001 [1907] : 255). Ces enquêtes sur l’inconscient sont reformulées par Georges Heuyer (1884-1977), fondateur de la pédopsychiatrie en France en 1949, et par le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981), qui présentent à la Société médico-psychologique française des groupes d’alcooliques subaigus. Dans une recherche parue en 1933 intitulée Alcoolisme subaigu à pouls normal ou ralenti. Coexistence du syndrome d’automatisme mental, Heuyer et Lacan vont classer les alcooliques subaigus en pervers et paranoïaques. On voit ainsi ces psychanalystes approfondir la théorie freudienne sur l’inconscient. Le traitement réservé au patient K, Maurice, 40 ans, constitue un bon exemple des enquêtes auxquelles se livrent Heuyer et Lacan. En catégorisant sa paranoïa, les médecins commentent : « Alcoolisme chronique. Idées délirantes de persécution. Hallucinations auditives très actives. Entend des voix à travers les murs. Injures. Menaces. Propositions obscènes […]. Interprétations : a été intoxiqué par la cocaïne. Moyen érotique employé pour l’intoxiquer […]. Aveu d’excès de boisson (3 litres, de plus, apéritifs et cafés arrosés) » (Heuyer et Lacan, 1933 : 2). En d’autres termes, Heuyer et Lacan argumentent, tout comme Freud, que l’alcoolisme contribue à exacerber la paranoïa et la sexualité projective. Les idées de Freud, de Jung, d’Heuyer et de Lacan sont très vites propagées aux États-Unis. Dans ce pays, où les effets de la politique de la Prohibition se sont fait sentir de 1919 à 1933, les économistes, qui associent les débits de boissons aux dépenses économiques qu’ils occasionnent, prennent part, eux aussi, à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». 2.4. LE RÔLE DES ÉCONOMISTES Dans cette quatrième section, je traite du discours des économistes qui se rallient à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». On convient que l’avènement de la Prohibition aux États-Unis (1919-1933) permet à ce groupe de savants d’acquérir une notoriété internationale. 56 En 1890, Richard Theodore Ely (1854-1943) participe à la fondation de l’American Economic Association. D’après Mark Thornton (1991), la plupart des membres fondateurs de cette association provient de familles puritaines, associées au postmillénarisme piétiste. Le postmillénarisme piétiste est un mouvement religieux composé de chrétiens protestants qui croit au retour du Christ dans les années 2000 en proclamant que les hommes doivent être responsables afin de préparer les conditions nécessaires à cet événement. Les économistes puritains associent les « buveurs excessifs » au manque de responsabilité. L’un des économistes les plus célèbres de cette époque est Simon Nelson Patten (1852–1922). Patten avance qu’une politique prohibitionniste peut apporter des avantages à l’économie. Il explique que l’abstinence est le résultat inévitable de la compétition évolutive. Dans son ouvrage Les fondements économiques de la protection, paru en 1899, il rappelle l’avantage de pouvoir compter sur des hommes sobres pour l’avenir de l’économie américaine : « Les hommes sobres, en effet, jouissent aujourd’hui d’un avantage économique considérable sur les consommateurs de boissons, et cet avantage ira toujours en augmentant » (Patten, 1899 : 174). Pour lui, la sobriété est une question de survie pour l’économie. Dans sa perspective évolutionniste, la Prohibition est comprise comme désirée et inévitable. Il se base sur trois éléments pour étayer son propos : 1) l’augmentation de la consommation d’alcool en Amérique et la contrebande dont elle fait l’objet; 2) la présence constante de « buveurs excessifs » dans tout le pays et 3) l’avancement technologique qui a abouti à la production des boissons alcoolisées de qualité inférieure et plus accessibles à la population (Thornton, 1991). Un autre économiste fort populaire à l’époque, Irving Fisher (1867-1947), organise des congrès sur la politique de la Prohibition pour l’American Economic Association. D’après Thornton: « Fisher’s staunch support of Prohibition helped to insulate the policy from criticism […]. He promoted the claims that Prohibition would reduce crime, improve the moral fabric of society, and increase productivity and the standard of living » (Thornton, 1991: 16). Les trois ouvrages de Fisher sur la Prohibition (Prohibition at its worst, paru en 1927, Prohibition still as its worst, paru en 1928, et The « noble experiment », paru en 1930) constituent des analyses empiriques basées sur les statistiques sociales relatives à la consommation d’alcool, aux activités criminelles et à la santé 57 publique. Dans l’ensemble de ces ouvrages, les données statistiques servent de base objective et scientifique permettant de justifier la politique de la Prohibition aux États-Unis. Fisher révise la loi prohibitionniste et établit les taux de criminalité associés à la consommation excessive d’alcool. De plus, il parle des accidents au travail qui surviennent dans les usines en établissant un lien entre ceux-ci et les excès d’alcool. À propos de la politique de la Prohibition, Fisher souligne : « On the side of constitutional right, therefore, as decided by the highest tribunal in America, on the side of scientific investigation of the effects of moderate drinking on the average human individual, and on the side of experience in promoting safety from accidents on the highways and in the factories of the nation, the weight of evidence is altogether in favor of Prohibition » (Fisher, 1928 : 24). Alors que l’on applique les lois prohibitionnistes aux États-Unis, la fin de la Première Guerre mondiale accélère l’urbanisation qui se traduit par une augmentation du revenu des ouvriers dans tout le pays, ce qui bouscule les fondements de la morale traditionnelle. JeanPierre Martin ajoute que le fort taux de mortalité des hommes tombés au combat élève sensiblement l’âge moyen de la population, alors que le pourcentage et la durée du célibat féminin a augmenté. Dans tous les milieux sociaux, on assiste à une croissance des taux de divorce de même qu’à une réglementation, de la part de l’État, de la contraception médicale. De plus, des enquêtes démontrent une diminution de la pratique religieuse chez les femmes. D’après Martin : « Garçonne, jazz et gin sont indissociables aux États-Unis, et composent un modèle culturel popularisé par la presse, mais aussi par les médias nouveaux, radio et cinéma. L’américaine des années vingt boit, en privé, en public, et beaucoup – malgré la Prohibition, à cause de la Prohibition » (Martin, 1993 : 71). En 1921, le gouvernement commence à réévaluer la politique de la Prohibition. Toujours d’après Martin : « Disposant d’effectifs insuffisants, sous-équipées, mal payées, soumises aux pressions constantes des appareils politiques, les polices d’État se montrent incapables de faire respecter la loi » (Martin, 1993 : 89). C’est dans ce contexte que l’économiste Herman Feldman lance son ouvrage intitulé Prohibition : its economic and industrial aspects, paru en 1930. Il s’agit d’une vaste enquête statistique portant sur les aspects économiques de la politique de la Prohibition qui se livre au repérage des dépenses économiques qu’elle entraîne. Feldman critique les calculs de Fisher: « Even the writings 58 on prohibition by some distinguished economists show a certain freedom from scientific restraint not normally found in their discussions of other subjects. One of the most curiously constructed statistical statements, for exemple, is that by which Professor Irving Fisher, of Yale, deduces that prohibition has been worth as least $6,000,000,000 a year to this country » (Feldman, 1930 : 3). Feldman est connu pour ses recherches sur l’absentéisme. Il compte les absences et les retards des travailleurs les lundis et les jours de paie afin d’évaluer l’efficacité de la politique prohibitionniste. À cette fin, il distribue des questionnaires. L’une des conclusions de Feldman est que la politique de la Prohibition est inefficace parce que la méthode d’enquête par questionnaires comporte des défauts et ne tient pas compte des préjugés des répondants face à la consommation d’alcool (Thornton, 1991). Il critique donc la méthode des économistes en faveur de la politique de la Prohibition en indiquant notamment que leurs calculs manquent d’objectivité. Un autre économiste, Clark Warburton, à la suite de Feldman, critique les enquêtes menées par les économistes de l’époque de la Prohibition. En 1932, il publie l’ouvrage intitulé The economic results of Prohibition, alors que le terme Prohibition entre dans l’encyclopédie des sciences sociales des États-Unis en 1934. Warburton poursuit ses recherches en critiquant l’applicabilité des données des économistes sur l’absence des travailleurs d’usines les lundis. Il conclut que la politique de la Prohibition n’a pas changé cette mentalité : « The average national work week declined 3.14 percent in the preProhibition period, 9.19 percent in the transitional period, and did not change in the Prohibition period » (Warburton, 1932 : 205). À cet égard, Thornton ajoute sur l’ensemble des résultats de Warburton : « Warburton found that the data did not show a measurable relationship between Prohibition and the decrease in industrial accidents. He also found the Prohibition had no measurable effect on the observed increase in industrial productivity and the statistical evidence was lacking to establish the influence of Prohibition on industrial absenteeism » (Thornton, 1991: 28). Ces économistes dénoncent les méthodes employées par certains des leurs, lors de la mise en vigueur de la politique de la Prohibition, alors même qu’on assiste à une forte 59 augmentation du nombre de distilleries. La consommation d’alcool touche tous les milieux. Là encore, des associations de féministes et de chrétiennes dénoncent leurs époux ivrognes (Matin, 1993). Les médecins, les psychologues et les industries pharmaceutiques veulent à tout prix démontrer au gouvernement que l’alcoolisme chronique n’a toujours pas été éradiqué. Au moment où l’on applique la politique prohibitionniste, les travaux médicaux portant sur l’alcoolisme chronique, associés à la physiopathologie et à la psychologie expérimentale, jouent un rôle important dans le discours scientifique sur les abus d’alcool. Ces travaux médicaux permettent de resserrer les rangs de la profession médicale au sein de l’American Medical Association for the Study of Inebriety and Narcotics, l’ancienne Medical Temperance Society. Ainsi, dès que les économistes constatent l’inefficacité de la politique prohibitionniste pour freiner la consommation d’alcool, les médecins reformulent le concept d’alcoolisme (Jellinek, 1960). En 1930, le Laboratory of Applied Biodynamics de l’Université de Yale, sous la direction d’Howard W. Haggard, présente ses travaux en recourant à des recherches réalisées en sciences sociales et en médecine (Jellinek, 1960). Le docteur Haggard va fonder le Quarterly Journal of Studies on Alcohol, qui porte maintenant le nom de Yale Center of Alcohol Studies. On fait de plus en plus appel à la psychologie, à la sociologie et à l’économie afin de combattre l’alcoolisme sur la base des résultats de recherches interdisciplinaires. En France, les recherches sociales axées sur les « buveurs excessifs » associent médecine et démographie grâce à Sully Ledermann (1915-1967), ce médecin co-fondateur de l’Institut national d’études démographiques (INED), dont l’ouvrage en deux tomes intitulé Alcool, alcoolisme, alcoolisation, parus en 1956 et 1964, lui assure la célébrité. En se livrant à une analyse de la population française, toutes classes confondues, Ledermann mesure le degré d’intoxication de la population afin de déterminer la juste quantité d’alcool que le français moyen peut absorber sans mettre sa santé en jeu. D’après Ledermann : « Des enquêtes effectuées par l’Institut National d’Hygiène dans des milieux que l’on peut considérer en bonne santé ont fourni, pour le vin, les limites maximales de consommation : 60 1 litre par jour pour un travailleur de force très actif (10 cl. d’alcool pur); ¾ de litre pour un travailleur d’une activité physique modérée; ½ litre environ pour le sédentaire (5 cl. d’alcool pur) » (Ledermann, 1956 : 106). Dans les années 1960, c’est cependant le biostatisticien, physiologiste et chercheur en alcoolisme Elvin Morton Jellinek (1890–1963), co-fondateur en 1937 du Research Council on Problems of Alcohol aux États-Unis et l’un des premiers experts de la jeune Organisation Mondiale de la Santé, qui va développer le regard interdisciplinaire dans les recherches sur les « problems of alcohol ». Dès lors, on ne parle plus de domaines spécifiques (la médecine, la psychologie, l’économie et la sociologie) et de disputes internes entre spécialistes, de vanités et de guerres d’égos auxquelles donnent lieu la recherche de la bonne voie lors des études portant sur l’alcoolisme, mais bien de collaboration interdisciplinaire, pour reprendre le terme employé par Jellinek (1960), dont il est question dans la prochaine section. 2.5. L’ÉMERGENCE DE L’ALCOOLOGIE ET DE L’ADDICTOLOGIE COMME SCIENCES INTERDISCIPLINAIRES Dans cette dernière section du chapitre, j’aborde l’émergence de l’alcoologie et de l’addictologie, dans la seconde moitié du XXe siècle, en tant que sciences interdisciplinaires mises au service de la croisade scientifique menée contre les « buveurs excessifs ». Mon objectif est d’expliquer comment et à quel moment les anthropologues se joignent à nouveau aux recherches spécialisées dans le domaine de l’alcoolisme. Le concept d’alcoologie, inventé par le médecin français Pierre Fouquet en 1967, a subi l’influence de Jellinek qui propose de jeter un regard interdisciplinaire sur l’alcoolisme. En 1960, Jellinek définit les alcooliques comme des « buveurs excessifs », dont la dépendance et la perte de contrôle à l’égard de l’alcool atteignent un tel degré qu’ils présentent des troubles mentaux importants. Il propose donc de les soumettre à des traitements. Le médecin américain entreprend, comme l’a fait Ledermann en France, une étude statistique sur la conduite des « buveurs excessifs » qui porte notamment sur les dommages qu’ils subissent en fréquentant les débits de boisson - l’alcoolisme et les 61 dépenses économiques indues. Il considère que la politique de la Prohibition ne résout pas les problèmes des « buveurs excessifs » et que les nombreux facteurs qui sont en jeu (sociologiques, économiques, psychologiques, anthropologiques) permettent d’expliquer l’alcoolisation d’un peuple. Dans son ouvrage le plus célèbre, The disease concept of alcoholism, paru en 1960, Jellinek présente une synthèse de l’histoire du concept d’alcoolisme chronique qui souligne l’apport de plusieurs disciplines spécifiques comme la sociologie, la psychologie, l’économie, les statistiques et l’anthropologie, afin de démontrer l’importance de la collaboration interdisciplinaire pour combattre cette maladie. Il cherche à faire comprendre quelles sont les façons de boire des Latino-américains, des Anglo-saxons, des Français, des Grecs et de plusieurs autres peuples. Il rappelle qu’aux États-Unis, le concept d’alcoolisme n’a remplacé le concept d’ivresse qu’au début du XXe siècle. Il présente surtout sa propre classification des types d’alcoolisme : a) l’alcoolisme alpha : dépendance purement psychologique; b) l’alcoolisme bêta : complication dans les organes sans dépendance physique ni psychique (polyneuropathie, gastrite ou cirrhose); c) l’alcoolisme gamma : dépendance physique à l’égard de l’alcool. Le sujet a perdu la possibilité de se maîtriser et de s’abstenir; d) l’alcoolisme delta : l’incapacité de s’abstenir, sans perte de contrôle et e) l’alcoolisme epsilon : crises d’intoxications périodiques. L’un des fondateurs de la préventologie en France, Pierre Fouquet (1913-1998), répond à l’appel de Jellinek afin de résoudre ce problème de santé publique que constitue l’alcoolisme. Fouquet fonde, en 1978, la Société française d’alcoologie (SFA). Il va diviser le syndrome alcoolique en trois facteurs : 1) psychique – prédisposition mentale amenant des troubles; 2) tolérance – permet au sujet d’absorber des boissons alcooliques en plus ou moins grandes quantités – et 3) toxique – les effets de l’éthanol dans l’organisme. La méthode employée par Fouquet pour traiter l’alcoolisme porte sur les aveux d’échecs des alcooliques en clinique. On voit l’emploi de cette méthode des aveux d’échecs des alcooliques en clinique dans le premier ouvrage de Fouquet et de Jean Clavreul intitulé Une thérapeutique de l’alcoolisme, essai de psychothérapie éducative, paru en 1956, où les auteurs parlent de 62 l’objectivité scientifique par le biais de cette méthode. En s’adressant directement aux alcooliques et en leur proposant d’avouer leurs échecs lors de la thérapie, Fouquet et Clavreul soulignent : « En écrivant votre autobiographie […], en acceptant de suivre ma suggestion de vous confier à moi, il est possible que vous soyez allé plus loin dans la confidence que vous ne le pensiez tout d’abord » (Fouquet et Clavreul, 1956 : 62). Je peux dire que Fouquet et Clavreul prennent ainsi la relève du prêtre en jouant le rôle des « bons amis » qui prêtent une oreille attentive aux alcooliques qui se confessent en clinique : « Votre médecin devenu ainsi le détenteur de vos confidences, se trouve engagé à être toujours, systématiquement, avec vous dans votre désir de mieux réussir votre vie. En un mot, il est devenu votre ami dans le meilleur sens de ce terme » (Fouquet et Clavreul, 1956 : 63). Lors d’une conférence à l’Institut catholique, Fouquet (1962) établit un lien entre alcool et religion, ce qui peut expliquer, en partie, sa démarche. La méthode des aveux d’échecs des alcooliques en clinique, proposée par Fouquet et Clavreul en 1956, relève de ce que Foucault nomme la science-aveu, associée à la méthode de la confidence employée en clinique : Une science-aveu, alors science qui prenait appui sur les rituels de l’aveu et sur ses contenus, une science qui supposait cette extorsion multiple et insistante, et se donnait pour objet l’inavouable-avoué. Paradoxe théorique aussi et de méthode : les longes discussions sur la possibilité de constituer une science du sujet, la validité de l’introspection, l’évidence du vécu, ou la présence à soi de la conscience, répondaient sans doute à ce problème qui était inhérent au fonctionnement des discours de vérité dans notre société. Peut-on articuler la production de la vérité selon le vieux modèle juridico-religieux de l’aveu, et l’extorsion de la confidence selon la règle du discours scientifique? (Foucault, 1976 : 86) Je peux établir un parallèle entre cette science-aveu, les confessions des péchés devant le prêtre des ivrognes du XVIIe siècle et les aveux d’échecs des alcooliques reçus en clinique à la fin du XXe siècle. Les médecins prennent donc encore une fois, ici, la relève des prêtres en remplaçant le confessionnal de l’Église par une espèce de psychothérapie éducative. Grâce à cette nouvelle thérapie, on voit réapparaître les fameuses « raisons de boire » dans le discours scientifique. Les thérapeutes peuvent dorénavant diagnostiquer la souffrance et la dépendance des « buveurs excessifs » qui font face au mal de l’alcoolisme. C’est en écrivant des lettres aux alcooliques pour qu’ils puissent avouer leurs échecs que 63 Fouquet et Cravreul commencent à démontrer la réduction du concept d’alcoolisme, jusque-là utilisé par les médecins qui s’appuient sur des facteurs biochimiques, pour introduire des questions d’ordre psychosocial servant à établir une nouvelle discipline scientifique, l’alcoologie. Les médecins passent un accord avec les alcooliques pour qu’ils suivent un traitement thérapeutique : « Pour aujourd’hui, il suffit que nous soyons d’accord sur ce point que vous êtes arrivé à une impasse. L’alcool, mais aussi bien d’autres facteurs vous y ont poussé. En fermant les yeux sur les causes de votre mal, on ne saurait que se désarmer devant lui. Aussi, je vous propose de tenter avec moi de faire le tour du problème » (Fouquet et Clavreul, 1956 : 12-13). Dans l’article intitulé « Éloge » de l’alcoolisme et la naissance de l’alcoologie, paru en 1967, Fouquet propose effectivement une nouvelle science interdisciplinaire : l’alcoologie. Plus que jamais, les alcooliques (les vieux « buveurs excessifs ») deviennent un véritable objet d’étude en sciences humaines et sociales. D’après Fouquet, l’alcoolisme est un « […] objet ingrat, déplaisant, irritant, qui “ne devrait plus exister”… [il] se développe cependant quelle que soit la structure de la société. Or, nous savons à quel point cet objet est fascinant par la multiplicité de ses facettes et des énigmes qu’il pose à notre savoir » (Fouquet, 1967 : 4). Le thérapeute reconnaît l’importance des travaux de Jellinek et de son projet de collaboration interdisciplinaire : « Telle était donc très approximativement la situation en 1940 lorsque l’école américaine avec Jellinek entreprit ses premiers travaux. Ceux-ci sont trop présents à notre mémoire pour que j’insiste sur leur qualité : pour la première fois furent effectués des travaux collectifs dans un vaste esprit de synthèse par des sociologues, des psychologues, des juristes et des médecins » (Fouquet, 1967 : 7). Ce médecin français explore l’inventaire du champ alcoologique en faisant un appel à la collaboration interdisciplinaire. Il démontre la faiblesse d’une méthode qui consiste à isoler chaque domaine spécifique lorsqu’il s’agit de mener des recherches sur l’alcoolisme. On peut affirmer que Fouquet critique le concept d’alcoolisme chez les médecins, mais il ne critique jamais le discours scientifique des sciences sociales contre les « buveurs excessifs » auquel la recherche interdisciplinaire a donné lieu. Il permet que ces sciences prennent part à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Toujours d’après Fouquet : « Pour nous, et dans une vue prospective, la conceptualisation de la discipline 64 alcoologique dans toutes ses dimensions et l’application de ce concept à un programme de recherches et d’enseignement apparaissent comme la tâche pressante à entreprendre » (Fouquet, 1967 : 11). C’est ainsi que Fouquet définit l’alcoologie : Discipline consacrée à tout ce qui a trait dans le monde à l’alcool éthylique : production, conservation, distribution, consommation normale et pathologique avec toutes les implications de ce phénomène, cause et conséquences, soit au niveau collectif : national et international, social, économique et juridique, soit au niveau individuel, spirituel, psychologique et somatique. Cette discipline autonome emprunte ses outils de connaissance aux principales sciences humaines, économiques et juridiques, trouvant dans son évolution dynamique ses lois propres. (Fouquet, 1967 : 10) Entre 1980 et 1990, on assiste au développement d’une nouvelle clinique partout en Europe et en Amérique. Celle-ci est centralisée sur les approches psychothérapeutiques de Fouquet et sur la méthode des aveux d’échecs des alcooliques (Morel, 2002; Moins, 2010). De plus, les changements survenus dans les sociétés occidentales de l’ère post-industrielle, surtout aux États-Unis, l’hyperconsommation et l’apparition des nouvelles addictions (les drogues de toutes sortes), modifient encore une fois le regard que l’on pose sur les « buveurs excessifs ». On assiste donc à un rapide passage de l’alcoologie à l’addictologie au début des années 1990. D’après Pascale Moins : « De l’alcoologie à l’addictologie, l’intérêt est passé de l’étude de l’influence discrète et continue de l’alcool dans une clinique référée aux propos des patients à un autre exercice, le recensement d’items objectivables pour une prise en charge du buveur à usage problématique avec alcoolisations abusives » (Moins, 2010 : 55). On modifie dès lors la méthode des aveux d’échecs des alcooliques en clinique, utilisée en alcoologie, pour faire place au concept scientifique de libre choix, que l’on peut mettre en parallèle avec la notion de libre arbitre chrétien, selon lequel chacun connaît la Vérité de Dieu et décide du chemin à suivre par lui-même. Dorénavant, on estime que chacun connaît le danger des addictions annoncé par les scientifiques et décide de la conduite à adopter par lui-même. À propos du regard sur le libre choix des conduites individuelles et de la surveillance de soi-même face au danger des addictions annoncé par les scientifiques, on peut de nouveau établir un parallèle avec les dires de Foucault qui parlent du « souci de soi » lorsqu’il conceptualise la clinique moderne : « L’attitude 65 individualiste, caractérisée par la valeur absolue qu’on attribue à l’individu dans sa singularité, et par le degré d’indépendance qui lui est accordé par rapport au groupe auquel il appartient ou aux institutions dont il relève […]. On est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut » (Foucault, 1984b : 59). Le médecin et psychiatre américain Aviel Goodman présente en 1990 le concept de trouble addictif, qui remplace celui de comportement excessif. Par trouble addictif, il entend les troubles associés à l’utilisation de substances psychoactives, les troubles du contrôle des impulsions et les troubles de comportements alimentaires : « […] addiction may be defined as a process whereby a behavior, that can function both to produce pleasure and to provide relief from internal discomfort, is employed in a pattern characterized by (1) recurrent failure to control the behavior (powerlessness) and (2) continuation of the behavior despite significant negative consequences (unmanageability) » (Goodman, 1990 : 1404). Les propos de Goodman sur les addictions sont diffusés dans toute l’Europe ainsi qu’en Amérique. Au cours des années 2000, on s’intéresse de plus en plus aux études en addictologie (Loonis, 2001; Morel; 2002; Valleur et Matysiak, 2006; Balland et Lüscher, 2009; Tsikounas, 2009; Moins, 2010). Dès lors, on tourne plutôt le regard vers la conduite individuelle (le libre choix) de chaque alcoolique face au danger annoncé par les médecins quant aux substances addictives, et on met au rancart tant la méthode de l’observation des organes malades, que propose Magnus Huss en 1849, que la méthode des aveux d’échecs des alcooliques, inventée par Fouquet et Clavreul à la fin des années 1950. Cette nouvelle voie scientifique appelée addictologie est définie comme suit dans le Dictionnaire des drogues et des dépendances : La croisée de toutes les disciplines qui s’intéressent à l’homme et à ses conduites (psychologie, neurobiologie, cliniques, etc.) mais aussi aux substances qu’il consomme pour s’automodifier (pharmacologie, histoire des drogues, etc.) et aux contextes qui interagissent sur ces conduites (sociologie, géopolitique, économies, anthropologie culturelle, etc.). (Dictionnaire des drogues et des dépendances, 2004 : 14) 66 Peu importe, en alcoologie comme en addictologie, les scientifiques des sciences humaines et sociales ainsi que les médecins continuent à affirmer que le mal réside dans les conduites excessives des buveurs d’alcool. CONCLUSION Il fut question dans ce chapitre de retracer historiquement le développement du concept scientifique d’alcoolisme entre les XIXe et XXe siècles jusqu’à l’arrivée de l’alcoologie et de l’addictologie interdisciplinaires. Mon objectif fut de mettre en évidence l’émergence de l’appel à la collaboration interdisciplinaire pour contenir cette maladie chronique comme étant un problème de santé publique en Europe et en Amérique. Les scientifiques vont propager le mal des « buveurs excessifs » en sciences humaines et sociales et ils vont conjuguer leurs efforts à ceux des médecins pour mener cette croisade scientifique. J’ai adopté une approche historique qui m’a amené à aborder la façon dont les différentes disciplines scientifiques des sciences sociales (psychologie, économie et sociologie) vont classer les « buveurs excessifs ». Pour les psychologues, ils sont des pervers et des paranoïaques. Pour les économistes, ils causent des dépenses, car ils sont des irresponsables qui ne règlent pas leurs dettes. En ce qui concerne les sociologues, les « buveurs excessifs » constituent un problème social à régler. De plus, j’ai souligné l’importance théorique de Gabriel Tarde (1843-1904) qui s’élève contre cette croisade scientifique. En critiquant l’approche anthropologique adoptée par Lombroso, qui se penche sur le criminel-né, l’approche sociologique de Durkheim, qui conçoit la société comme extérieure à l’individu en lui dictant des règles de conduites normales et morbides, et les économistes, qui développent le concept de valeur, Tarde annonce une théorie sociale du luxe par la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, en ciblant leurs objets de luxe (les arts, les vêtements dispendieux, la consommation d’alcool) comme étant fondamentaux pour établir des liens sociaux et affectifs. 67 En ce qui concerne l’anthropologie, on a vu qu’elle a contribué à certains courants de cette croisade scientifique. L’anthropologie physique a associé les problèmes des « buveurs excessifs » à des questions raciales (lieu d’origine, couleur de la peau et envergure du corps). L’anthropologie criminelle, science intégrée aux pratiques judiciaires et à la législation pénale, a considéré les « buveurs excessifs » comme des criminels-nés. En somme, ce chapitre a décrit la transformation dans les approches de l’alcoolisme qui a eu cours tout au long des XIXe et XXe siècles. D’abord une chasse gardée de la médecine et de la psychiatrie, l’alcoolisme est devenu ensuite un objet d’étude appréhendé par le biais d’approches psychosociales et interdisciplinaires qui, à la fin du siècle, ont pris le nom d’alcoologie et d’addictologie. C’est dans ce contexte d’interdisciplinarité que les anthropologues sont à nouveau invités à collaborer, à partir des années 1980, aux recherches sociales sur l’alcoolisme, qui feront l’objet du chapitre suivant. 68 3. LE MAL CHEZ NOUS Pour ce qui est de mon avis personnel, il y a même quelque chose d’inconvenant à ne tenir qu’à son bien-être. Que ça soit bien ou mal, il y a des fois où démolir quelque chose, ça vous fait rudement plaisir. Et en somme, ici, je ne prends parti ni pour le bien-être, ni pour la souffrance. Je prends parti… pour mon caprice, pour qu’il me soit garanti quand j’en aurai besoin. Fiodor Dostoïevski dans Notes d’un souterrain, 1992 [1864] : 76. INTRODUCTION Dans ce chapitre, j’expose l’arrivée du discours sur le mal de l’alcoolisme dans les textes et dans la discipline anthropologiques à partir de la fin du XXe siècle. Le titre Le mal chez nous renvoie au fait que les anthropologues collaborent de plus en plus étroitement avec des spécialistes de l’alcoologie et de l’addictologie. À ce sujet, je décortique les principaux modèles théoriques qui se sont succédés dans le champ de recherche de l’anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme en Europe et en Amérique. J’entends de démontrer que les études sociales québécoises sur l’alcoolisme ont suivi ces modèles pour élaborer leurs approches théoriques. Ce chapitre est divisé en cinq sections. Dans la première, il est question du modèle culturel en anthropologie de l’alcool. Apparu dans les années 1940-1950, la consommation d’alcool y est vue comme une fonction de l’organisation sociale. Dans la section suivante, je présente une approche centrée sur l’ethnographie des quartiers des grandes villes. Apparue dans les années 1960-1970, elle se centre surtout sur la consommation excessive d’alcool. Dans la troisième, il s’agit du modèle-synthèse de Mary Douglas que l’on trouve dans l’ouvrage collectif Constructive drinking, perspectives on drink from anthropology, 69 paru en 1987, et qui fait une synthèse des Alcohol Studies anglo-saxonnes. Dans la quatrième, je m’attarde à une autre approche qui émerge elle aussi à la fin des années 1980 et qui critique les approches médicales tout en proposant de s’attarder à la construction sociale de la maladie (incluant l’alcoolisme). Cette approche, qui relève de l’anthropologie médicale critique, s’intéresse aux relations entre le patient, son historie de vie, ses souffrances et les normes culturelles en place. Finalement, dans la dernière section, j’aborde le modèle phénoménologique du sujet ivre des années 1990 qui pose la question de l’existence du buveur excessif ou du malade en tant que tel et de l’imaginaire de la chute alcoolique et de l’ivresse en ciblant les histoires de vie des buveurs, les discours de la médecine et les textes littéraires. 3.1. LE MODÈLE CULTUREL En 1943, Donald Horton, l’un des pionniers des études culturelles américaines, publie un article intitulé The functions of alcohol in primitive societies : a cross-cultural study qui deviendra classique et qui ouvrira la voie aux anthropologues qui se livrent alors à des analyses fonctionnalistes de la culture en ciblant l’alcoolisation des populations. À cet sujet, Dwight Heath remarque qu’Horton a joué un rôle de premier plan dans le domaine : « Anthropological viewpoints […] gained widespread recognition among professionals of many other disciplines, perhaps most dramatically with Horton’s (1943) pioneering crosscultural study, which is still one of the most cited sources on the big question “why do people drink to get drunk?” » (Heath, 1987 : 17). D’après Horton, la consommation d’alcool dans les sociétés primitives encourage la paix sociale et aide à combattre l’anxiété et l’agressivité, y inclus l’agressivité sexuelle : « The primary function of alcoholic beverages in all societies is the reduction of anxiety » (Horton, 1943 : 223). Il considère aussi que la consommation d’alcool favorise la solidarité sociale. Elle atténue les conflits. Il s’agit donc d’une anthropologie de l’alcool basée sur les normes socioculturelles (rites, mythes, valeurs morales) qui aborde la consommation d’alcool sous l’angle de sa fonction sociale. 70 Ce modèle culturel est surtout influencé par les travaux de Durkheim qui portent sur l’idée de normalité (la société crée des normes sur la consommation d’alcool qui sont basées sur des valeurs morales comprises comme allant de soi) et par Bronislaw Malinowski qui expose son concept de culture en l’associant à l’idée de fonction dans l’organisation sociale des groupes humains. D’après Malinowski : « L’analyse […] qui permet de déterminer le rapport de l’acte culturel au besoin de l’homme, élémentaire ou dérivé, nous l’appellerons fonctionnelle. Car la fonction n’est autre que la satisfaction d’un besoin au moyen d’une activité où les êtres humains agissent en commun, manient des objets, et consomment des biens » (Malinowki, 1968 [1944] : 36). Sous l’influence de ces deux auteurs, les anthropologues conçoivent la consommation d’alcool comme relevant d’un ensemble de règles sociales préétablies en se servant du modèle culturel. Ils découvrent donc que les conduites excessives peuvent déstabiliser les règles sociales. L’argumentaire mis de l’avant dans ce modèle culturel se retrouve dans d’autres domaines scientifiques comme l’archéologie, l’histoire, la sociologie, le folklore, etc. L’anthropologue américain Dwight Heath, l’un des plus importants théoriciens de ce modèle, a écrit plusieurs articles de synthèse sur les Alcohol Studies7. Dans son article intitulé Historical and cultural factors affecting alcohol availability and consumption in Latin America, paru en 1982, Heath explique que des facteurs historiques, folkloriques et culturels font en sorte que la consommation d’alcool a une fonction sociale importante et propre à favoriser la solidarité sociale chez les Latino-américains. À propos des rituels religieux et des usages de l’alcool en Amérique Latine, il mentionne : « […] drinking and drunkenness are highly valued aspects of the fiestas that accompany religious observances of a significant portion of the population of Latin America. This refers not only to religions of aboriginal tribes, but also to Roman Catholicism as it is practiced by the folk of urban as well as rural communities » (Heath, 1982: 151). Voir par exemple Heath, D., 1987, « Anthropology and alcohol studies: current issues », Annual Review of Anthropology, Palo Alto, 16: 99-120; Heath, D., 1987, « A decade of development in the anthropological study of alcohol use, 1970-1980 », 16-69, in Douglas, M. (dir)., 1987, Constructive drinking, perspectives on drink from anthropology. Cambridge, Cambridge University Press. 7 71 Étant donné que, dans cette perspective, on reconnaît la fonction sociale de la consommation d’alcool, Heath considère que les programmes de prévention de l’alcoolisme, comme maladie, doivent en tenir compte. Ainsi : There are few areas of the world where alcoholic beverages are more common among diverse populations than in Latin America, or where they have more varied meanings and functions, or where we know so much about their importance throughout history. For all of these reasons, a brief review of historical and cultural factors affecting alcohol availability and consumption in Latin America should be useful in helping to provide context for our discussion of approaches toward the understanding and prevention of alcohol-related problems. (Heath, 1982 : 128) C’est ainsi qu’Heath conclut : I will go a step further and suggest that we may soon find ourselves in a situation where the tired old question – « prevention of what? » takes on new and immediate significance. This may occur because another important generalization from Latin American experience is that alcohol-related problems, like « alcoholics » and « alcoholism », are rare – at least in comparison with populations in the rest of the hemisphere, and even in comparison with population in rest of the word. (Heath, 1982 : 157) Au fond, on voit bien qu’Heath applique le relativisme culturel à l’alcoolisme. Pour lui, il faut d’abord comprendre les fonctions sociales de la consommation de l’alcool avant de s’arrêter à l’étiologie de l’alcoolisme. Il reste que dans cette perspective, la consommation excessive d’alcool risque de provoquer une certaine désintégration sociale. On peut lire une approche semblable dans l’article de Claude Fischler intitulé Notes sur les fonctions sociales de l’alcool, paru en 1990. L’anthropologue argumente que l’alcool a une fonction de « lubrifiant social » qui permet d’assurer la solidarité sociale, mais qu’une trop forte dose est synonyme de désintégration : « À faible dose, il agit comme un “social lubricant”, un lubrifiant social […] l’alcool rapproche l’individu de la périphérie vers le centre, en levant de manière temporaire les obstacles formels : il est intégrateur. Mais à plus forte dose, dans d’autres circonstances de consommation (elles-mêmes étroitement liées aux usages définis par la culture de référence), il devient désintégrateur » (Fischler, 1990 : 164-165). À ce niveau-là, on parle plutôt d’une anthropologie de l’alcool 72 et non d’une anthropologie de l’alcoolisme, car la consommation (normale ou excessive) est comprise comme étant définie sur des bases culturelles. À cet égard, Janet Chrzan souligne : « Cultures have overlapping norms of belief and behavior across multiple fields of human action that mutually reinforce the “rightness” of specific ways of seeing the world and interacting with others. […] As a result, there is much variation in rules and expectations of alcohol from culture to culture » (Chrzan, 2013 : 5). L’anthropologue américaine Robin Room publie, en 1984, un article intitulé Alcohol and ethnography : a case of problem deflation?, où elle critique ce modèle culturel. Elle insiste sur la dangerosité de l’alcoolisme (dépendance, maladie, mort, etc.) et considère qu’elle est malencontreusement sous-estimée et négligée par le modèle culturel des Alcohol Studies américaines. Le problème, pour elle, est tour à tour « amplifié » ou « réduit » en anthropologie; au final, elle se positionne contre un relativisme exacerbé. The terminology of « amplification » and « deflation » tends to imply that there is some absolute criterion against in a culture can be calibrated. There is, of course, no such absolute standard : one culture’s problem may be another culture’s solution. But neither, I would contend, are the problems associated with drinking entirely relative […]. A casualty death or a case of cirrhosis is to some extent unwelcome in most cultures and most circumstances. For that matter, in terms of social consequences, we may suspect that most cultures would find problematic the degree of social disorganization associated with, say, gin drinking in 18th-century London. There is no unarguable solution to this issue; in the present discussion, the implicit criterion is simply a matter of judgment – a judgment with which others may well disagree. I fully recognize that I am also covering over with this blanket of personal judgment the vexed issue of alcohol’s causative role in problems. (Room, 1984 : 171) Pour démontrer les limites de l’approche culturelle, elle l’associe à la perspective fonctionnaliste durkheimienne : A functionalist perspective is biased towards the « gains » side of the equation. From Durkheim onward, in fact, the emphasis tends to have been on the hidden gains behind apparent losses, where what seems to a casual observer to be peculier, pointless, or cruel behavior towards an individual or a subgroup is argued to be functional for the maintenance of the group as a whole. In alcohol studies, as Heath notes, the function of drinking perhaps most often cited is in the maintenance of social cohesion or conviviality. (Room, 1984 : 171) 73 Room, qui critique la « wet generation » (les anthropologues nord-américains qui voient la consommation d’alcool comme normale au sens durkheimien du terme), ajoute : « Those of us who have worked on social science and epidemiological studies in the alcohol field have long been disturbed by the discrepancy between the evidence on levels of alcohol-related problem as we saw it and reported it and the way the evidence was presented in policy-oriented documents » (Room, 1984 : 170). Néanmoins, elle considère qu’« amplifier » le problème n’est pas souhaitable non plus. Room constate aux États-Unis de plus en plus d’anthropologues deviennent des spécialistes de l’alcoolisme. En d’autres termes, l’anthropologie américaine devient peu à peu une discipline interventionniste désireuse de collaborer avec les médecins et l’État pour combattre le mal des « buveurs excessifs ». The emphasis in the present analysis has been on « problem deflation », since until recently this has been, I believe, the dominant tendency in ethnographic studies. In the future, however, the issue may rather be « problem amplification ». There are several trends pointing in this direction. One is the relatively new phenomenon […] of the fulltime engagement of anthropologists in alcohol research funded by mission-oriented agencies. […] A second development is the strong trend towards studies by ethnographers of drinking practices and problems in their own society. Frequently these studies are carried out in clinical environments, under clinical auspices, or in collaboration with clinicians – usually psychiatrists […]. This second trend is potentiated by the third : there are many signs that the 50-year respite in broad societal concerns about drinking, a respite which was a break with the previous century of American history, is now over. (Room, 1984 : 178) En 1987, Heath publie A decade of development in the anthropological study of alcohol use (1970-1980), dans l’ouvrage classique Constructive drinking, perspectives on drink from anthropology, dirigé par Mary Douglas. Il ajoute au modèle culturel les aspects étiologiques de l’alcoolisme : « The ethnographic viewpoint, therefore, has not only added to our understanding of the range of variation in human beliefs and behaviors with respect to alcohol, but to the fundamental realization that many of the outcomes of its use are mediated by cultural factors rather than chemical, biological, or other pharmacophysiological factors » (Heath, 1987: 18). 74 En résumé, le modèle culturel est le premier modèle contemporain en anthropologie de l’alcool. Il s’agit d’un modèle fonctionnaliste et relativiste. La critique de ce modèle, à laquelle se livre Room (1984), sera étoffée par Mary Douglas dans l’introduction du fameux ouvrage collectif paru en 1987. C’est avec Douglas qu’on voit se consolider, au niveau international, le passage de l’anthropologie de l’alcool à l’anthropologie de l’alcoolisme. Avant d’y arriver, voyons quel est l’apport des études urbaines sur la consommation excessive d’alcool. 3.2. LE MODÈLE DE L’ETHNOGRAPHIE DE QUARTIER Dans cette section, il est question du modèle connu sur le nom de l’ethnographie de quartier (street ethnography), apparu aux États-Unis dans les années 1960-1970. Pour définir ce genre d’ethnographie urbaine, je cite la définition de James P. Spardley dans la préface à l’ouvrage collectif Street Ethnography, dirigé par Robert S. Weppner : « “Street ethnography” implies that the people who spend much of their lives on city streets have acquired a culture. At first glance, the ethnographic method, developped in remote tribal societies, may appear inappropriate to street life that involves crime and drug use » (Spardley, 1977: 13). Il s’agit d’un modèle qui s’inscrit dans la culture associée aux styles de vies des quartiers des grandes villes, surtout les quartiers ouvriers, les comportements et stéréotypes des consommateurs de drogues et d’alcool (Singer, 2012). Le terme culture prend ici un sens spécial car il est divisé entre culture au sens le plus large du terme (la culture d’un peuple, par exemple) et les sous-cultures des habitants des quartiers. Cette approche s’intéresse à l’histoire collective des quartiers. Dans l’ouvrage de Jean-Pierre Castelain intitulé Manières de vivre, manières de boire, paru en 1989, l’anthropologue recourt à ce modèle. Castelain associe la vie des dockers, les habitants du port du Havre, en France, à leur consommation d’alcool et au style de vie propre au quartier qu’ils habitent. Les dockers du Havre ont, depuis toujours, la réputation d’une consommation excessive d’alcool, et plus particulièrement ceux qui résident dans un quartier excentré, socialement très homogène, que ses habitants nomment le Village. Les villageois sont fréquemment considérés comme des alcooliques notoires 75 par les services sociaux et médicaux comme par la population du centre-ville. Il est vrai que, au moins jusqu’à une époque récente, manières de boire et manières de vivre étaient indissociables dans ces milieux. La dimension historique, essentielle pour la compréhension du rapport des professions portuaires à l’alcool, a donc été retenue en complément des entretiens avec des dockers et des villageois. (Castelain, 1989 : 7) Dans cette perspective, l’anthropologue relativise l’alcoolisme des dockers par le biais du style de vie des habitants du quartier : « Pour les dockers, l’alcoolisme comme maladie n’avait aucun sens, sinon la volonté des bourgeois de les réduire en leur imposant des manières de vivre qu’ils refusaient. Dès lors, l’ivrogne n’est pas un malade mais celui qui, ne se satisfaisant plus des codes et des rituels du groupe, rompt avec les règles de solidarité de la communauté, laquelle, à son tour l’exclut. La mort sociale précède la mort physique » (Castelain, 1989 : 9). Il s’agit de percevoir la consommation d’alcool à partir du principe durkheimien de la solidarité sociale : ce qui définit la vie et la mort en société. Ainsi les « buveurs excessifs » existent chez les dockers. Ce sont tous ceux qui n’obéissent pas à l’ordre social préétabli par un style de vie codé. Castelain parle plutôt d’alcoolisation et non d’alcoolisme pour justifier ce modèle rempli de codes sociaux de quartier : « […] nous voudrions désigner l’alcoolisation comme un élément, parmi d’autres il est vrai, de la cohérence sociale et la solidarité dans une corporation extrêmement homogène : signe d’appartenance et support de l’identité, expression d’un plaisir pour autant qu’il soit partagé, l’alcool, à ce titre, a une fonction sociale positive exprimant à sa façon une volonté de vivre fièrement revendiquée » (Castelain, 1989 : 10). Finalement, il conclut en parlant du style de vie des dockers profondément ancré dans le passé historique du quartier : Les modes de vie et de travail des dockers d’aujourd’hui, leur particularisme et l’image qu’en a la ville – et les autres ouvriers qui souvent les jalousent -, les spécificités qu’ils revendiquent et affichent, s’enracinent dans les rapports anciens de la ville et du port. Ils s’enracinent aussi dans les conditions constitutives de leur communauté à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dans la naissance du prolétariat et du développement massif au XIXe siècle des alcools distillés, dans ce port en particulier. Sans trébucher sur les écueils d’une nostalgie ouvriériste, il faut convenir que la permanence des comportements et des images qu’ont les dockers d’eux-mêmes est très forte. Qu’il s’agisse des références à l’anarcho-syndicalisme, de la crainte farouche de tout ce qui est extérieur à la communauté… ou de la distinction entre la boisson (la bière, le vin – des « boissons hygiéniques ») et l’alcool, ou, encore, de la virilité associée aux capacités d’absorption d’alcool, les constances de leur 76 conduite durant des dizaines d’années disent l’ancrage profond de l’identité socioculturelle et professionnelle du milieu docker. (Castelain, 1989 : 19) On trouve un autre exemple de ce modèle dans l’ouvrage de Gilles Bibeau et Marc Perrault intitulé Dérives montréalaises, à travers des itinéraires des toxicomanes dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, paru en 1995. Les anthropologues y traitent des styles de vie des toxicomanes dans un quartier de Montréal, et l’alcoolisme fait partie de leurs récits8. Bibeau et Perrault définissent leur ethnographie de quartier comme étant : L’élaboration d’une problématique de recherche à partir d’un quartier bien précis (alors qu’elle n’y est, comme c’est le cas ici, qu’accessoirement liée), implique pour nous, anthropologues, que nous puissions articuler une sémiotique de la ville et de ses territoires selon des réseaux complexes de sens et d’action. C’est ainsi que cette étude sur la toxicomanie et le sida dans Hochelaga-Maisonneuve nous a amenés à réfléchir tout autant sur les notions de dépendance et de comportement à risque que sur les fondements d’une anthropologie urbaine des formes symboliques de la « surmodernité ». (Bibeau et Perrault, 1995 : 74) Il s’agit de définir le style de vie des consommateurs de drogues et de la propagation du sida dans un quartier ouvrier pour collaborer, par le biais d’un regard anthropologique, aux programmes de prévention en santé publique contre le sida et la toxicomanie. Que ce soit à New York, à Boston, à Toronto ou à Montréal, on constate depuis une dizaine d’années que la prévalence de l’infection par le virus du sida augmente de manière constante dans la population des toxicomanes utilisateurs de drogues injectables. Certains quartiers résidentiels de ces métropoles, […] comme dans le cas du quadrilatère sud d’Hochelaga, apparaissent d’autant plus vulnérables et potentiellement dangereux dans une perspective de santé publique. […] Enfin, une étude anthropologique a été adjointe à toutes [les] activités d’intervention et d’évaluation : il était demandé aux anthropologues de présenter une ethnographie au moins sommaire du milieu des piqueries et de la prostitution de rue, en dégageant plus particulièrement les normes qui ont cours dans ce milieu et en décrivant le contexte quotidien dans lequel vivent ces À cet égard, Bibeau et Perrault exposent le récit de Denise, une femme de trente-trois ans qui habite le quartier Hochelaga-Maisonneuve : « Fait que suite au décès de mon père quand j’avais douze ans, ma mère a eu un amant qui m’a violée pendant six mois de temps… lui, bon il a commencé par vouloir m’attraper avec une bouteille d’alcool et j’ai commencé comme ça. Je me suis organisée pour être de moins en moins souvent chez nous, à arriver tard, à partir de bonne heure… Fait que avec toute ça, je me suis ramassée avec des gens qui consommaient beaucoup de coke, de… dans le temps c’était plutôt… [de la] mescaline… le haschisch, tout ce qui était substance chimique, pis le cristal ». Bibeau, G. et Perreault, M., 1995, Dérive montréalaises, à travers des itinéraires des toxicomanies dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Montréal, Boréal, p. 13. 8 77 personnes et dans lequel elles ont à prendre diverses décisions, dont celles qui sont relatives à l’utilisation de seringues stériles et de condoms. (Bibeau et Perrault, 1995 : 40-44) En parlant de sous-cultures urbaines, de « racines ouvrières », les anthropologues vont délimiter les principaux éléments de l’identité collective du quartier : Il est important de considérer le quartier Hochelaga-Maisonneuve selon les caractéristiques sociohistoriques (notamment ses racines ouvrières et le sousemploi endémique y sévissant depuis près de quarante ans) qui permettent à la fois de le dégager de l’ensemble de la région montréalaise et de l’y articuler. […] nous avons rappelé la nécessité de comprendre la problématique de consommation de stupéfiants dans le quartier comme une particularité locale d’un phénomène complexe propre à une certaine culture urbaine nordaméricaine et à certains milieux (surtout défavorisés). (Bibeau et Perrault, 1995 : 95-96) Un autre ouvrage permet d’illustrer ce modèle, Singularités ordinaires, approche ethnographie du quartier Alouettes (carrières sur Sienne) de Clotilde Lebas, paru en 2008. En parlant du quartier Alouettes, à Paris, en France, l’auteure souligne que la consommation excessive de drogues et d’alcool, associée au quartier par les élites parisiennes, mène à considérer ce stéréotype et à négliger les causes historiques et sociales pouvant expliquer la prévalence de ces comportements « déviants » : « Aussi évocatrices et fortes qu’elles soient, ces images occultent les logiques de précarisation, de paupérisation et de discrimination qui s’y déroulent. Par ailleurs, elles ont tendance à faire reposer l’explication sur le lieu plutôt que sur les raisons, politiques et historiques, qui l’ont configuré ainsi » (Lebas, 2008 : 24-25). En somme, les études sur la consommation excessive d’alcool, menées dans la perspective de l’ethnographie de quartier, s’intéressent aux sous-cultures urbaines. Centrées sur les identités collectives des quartiers des grandes villes, surtout les quartiers ouvriers (les codes, les stéréotypes, les étiquettes, l’ancrage historique), elles présentent une vision codée des pratiques des habitants par rapport à leurs conduites alcooliques et aux autres toxicomanies. Il s’agit d’identifier ces quartiers dans les grandes villes, ainsi que les valeurs culturelles de certains habitants, associées aux conduites à risque, pour que les 78 anthropologues puissent collaborer avec les programmes de prévention contre l’alcoolisme dans le domaine de la santé publique. 3.3. LE MODÈLE-SYNTHÈSE DE MARY DOUGLAS Cette section traite du modèle-synthèse de Mary Douglas parce qu’il traduit bien le déplacement historique de l’anthropologie de l’alcool, ancrée dans une approche culturelle, relativiste et fonctionnaliste, vers une anthropologie de l’alcoolisme, associée au domaine de la santé publique, à partir de la fin des années 1980. Le modèle-synthèse de Douglas se trouve dans l’introduction de l’ouvrage collectif Constructive drinking : perspectives on drink from anthropology, paru en 1987. Je retiens surtout qu’il vise à définir le rôle que les anthropologues doivent jouer dans la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs », à côté des médecins et des gouvernements. Douglas avance que les approches biomédicales des abus d’alcool restent partielles puisqu’elles se centrent surtout sur les aspects biochimiques du phénomène. Ce faisant, elle ouvre la voie aux anthropologues afin qu’ils interviennent davantage dans le domaine de la compréhension et de la contention de l’alcoolisme. En effet, bien qu’elle met l’emphase sur la contribution potentielle de l’anthropologie à la compréhension culturellement située de la consommation d’alcool, ce chapitre a finalement incité, dans les faits, au renforcement des approches qui la considèrent comme un problème de santé publique. Ses propos sur la possible collaboration interdisciplinaire entre médecins et anthropologues dans le domaine de la santé publique ont été repris par les tenants de la lutte contre les abus d’alcool et l’alcoolisme. Voyons de plus près quelle approche anthropologique du boire elle privilégie, en général, et ce qu’elle défend dans ce texte qui fait école et qui est constamment cité dans les écrits subséquents en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme. Auteure de plusieurs ouvrages classiques, désireuse de définir les bases même de l’anthropologie, comme Durkheim l’a fait avec la sociologie en écrivant Les règles de la méthode sociologique en 1895, les questions religieuses analysées dans les travaux de Douglas servent d’outils théoriques qui l’ont fait connaître comme l’une des plus grandes théoriciennes de l’anthropologie des institutions et des religions. Elle s’intéresse aux rituels 79 de purification et aux tabous. Dans ses ouvrages qui ont notamment pour titre Purity and danger : an analysis of concepts of pollution and taboo (1966); Pollution (1968); In the wilderness : the doctrine of defilement in the Book of Numbers (1993); Leviticus as literature (1999) et Jacob’s tears : the priestly work of reconciliation (2004), on peut remarquer sa forte inclinaison envers la moralité chrétienne comme objet d’étude. Dans l’ensemble de ses écrits, on voit des catégories telles que le bien et le mal, l’ordre et le désordre, la mesure et la démesure, la pureté et la saleté, le permis et l’interdit, le pur et l’impur, la structure et l’anti-structure qui permettent de comprendre la structure sociale des religions et des institutions. La pensée binaire de Douglas est influencée par le structurofonctionnalisme d’Evans-Pritchard et de Victor Turner. Dans son introduction à Constructive drinking9, Mary Douglas affirme que si les abus d’alcool sont vus comme un « problème social » par les sociologues, ils représentent plutôt une « question culturelle » pour les anthropologues. Ainsi : « Ce livre [Constructive drinking] veut développer l’idée que les anthropologues ont leur propre perspective en ce qui concerne l’acte de boire […], ils ne le traitent pas nécessairement en tant que problème » (Douglas, 1990 [1987] : 63). C’est ainsi que Douglas différencie l’approche anthropologique des approches sociologique et biomédicale qui traitent de problèmes sociomédicaux associés aux abus d’alcool. Elle relativise le concept d’alcoolisme, vu comme maladie, en expliquant que ce concept n’existe pas dans toutes les cultures et qu’il faut donc saisir la logique locale de la consommation d’alcool pour savoir comment les sociétés construisent leurs normes en matière des usages de l’alcool (modèle culturel). Citant les travaux de Heath, Douglas ajoute : « D’un point de vue comparatif plus large, qui est celui de l’anthropologie, l’acte de boire considéré comme problème est un fait exceptionnel. L’alcoolisme semble “pratiquement absent, même dans de nombreuses sociétés où l’ivresse est fréquente, valorisée et activement recherchée” » (Douglas, 1990 [1987] : 63). Elle présente ainsi sa démarche anthropologique : « Autorité communautaire, rituels de la communauté, solidarité communautaire, semblent mettre le boire sous contrôle […]. La version française adoptée par ma thèse doctorale de l’introduction A distinctive anthropological perspective de Mary Douglas, paru en 1987 dans l’ouvrage Constructive drinking: perspectives on drink from anthropology, fut publiée en 1990 : Douglas, M., « Analyser le boire : une perspective anthropologique spécifique », Cahiers de sociologie économique et culturelle, Ethnopsychologie, Havre, 14 : 63-77. 9 80 Ces méthodes d’estimation de la force relative des différentes formes de contrôle social seraient parfaitement réalisables pour des études comparatives de la consommation d’alcool » (Douglas, 1990 [1987] : 66). Pour établir l’ordre social chez les buveurs d’alcool, Douglas remarque : « Échantillonner une boisson, c’est échantillonner ce qui arrive à une catégorie de la vie sociale. Il nous faut montrer que ce qui est catégorisé dans n’importe quelle réunion de la taverne ou à domicile est une part de l’ordre social » (Douglas, 1990 [1987] : 69). Néanmoins, les excès d’alcool existent. Pour les appréhender, Douglas repend l’idée lévi-straussienne du passage de la nature à la culture, tout en l’inversant. Elle affirme qu’il s’agit, sur le plan structurel, d’un passage de la culture (le boire social) à la nature (le boire excessif). D’après Douglas : « [Pour les anthropologues], il leur paraît indiscutable que la conduite d’un homme ivre révèle le relâchement des contraintes culturelles devant un retour à l’état de nature » (Douglas 1990 [1987] : 64). Ce passage à la nature est perçu par l’anthropologue comme représentant le danger et la démesure du monde idéal de la culture; les « buveurs excessifs » mettent le désordre dans la culture. Douglas associe l’état de nature (l’oubli des devoirs moraux causé par les abus d’alcool) à la nécessité d’une socialisation pour rappeler les « buveurs excessifs » à l’ordre culturel : « Boire est essentiellement un acte social accompli dans un contexte social reconnu. Si l’on doit mettre l’accent sur l’abus d’alcool, le travail de l’anthropologue suggère alors que la façon la plus efficace de le contrôler passe par la socialisation » (Douglas, 1990 [1987] : 64). Sur cette base, Douglas ouvre la porte à une collaboration interdisciplinaire entre anthropologues et médecins : « Dans un programme comparatif idéal où coopèrent anthropologues et chercheurs en médecine, les premiers fourniraient une analyse systématique du nombre et de l’incidence des règles qui régissent le boire. Le projet comparatif impliquerait une comparaison du degré d’alcool absorbé par un individu moyen par rapport aux normes locales établies (où et quand boit-on, que boit-on et en quelle compagnie?) » (Douglas, 1990 [1987] : 64). Douglas trouve une place pour les anthropologues dans ce nouveau champ interdisciplinaire nommé alcoologie, où la collaboration (et non une subordination) entre anthropologues et médecins doit être perçue comme un moyen de contrôler les abus 81 d’alcool. En effet, elle affirme que : « […] sur ce terrain important de la recherche, les deux catégories de spécialistes ne devraient pas mener leur travail sur des pistes parallèles. À l’avenir, les études sociales et culturelles sur la consommation d’alcool devraient être associées aux études médicales » (Douglas, 1990 [1987] : 65). Elle parle donc du rôle de l’anthropologue agissant à titre de collaborateur du médecin : Dans une culture qui ne connaît qu’une boisson qui signifie « amitié », ou deux boissons, l’une signifiant « membre de droit » et l’autre « étranger », il est probable qu’une charge importante d’inquiétude va s’accumuler sur les frontières de la consommation partagée. On pourrait commencer à pronostiquer la dépendance à l’alcool, à ajouter au désespoir, chez les personnes qui se retrouvent déjà étrangères et sur le point d’être exclues des tournées générales d’alcool […]. Quand il y a de nombreux types de boissons, chacune cloisonnant une partie de la connaissance sociale et aidant à articuler un univers social diversifié, on pourrait aussi se risquer à pronostiquer l’intolérance vis-à-vis de l’alcool. Si un grand nombre d’informations sur les boissons devaient être codées, on donnerait une grande valeur aux contrôles mentaux et physiques nécessaires pour envoyer et lire les messages. On s’attendrait donc à trouver que plus l’information sociale mise dans le code du boire est différentielle, moins il y a de tolérance dans la communauté en ce qui concerne les excès d’alcool, et donc plus il y a contrôle effectif et de surveillance mutuelle. Quant à la recherche absolue d’informations, qui est contenue dans une gamme complète de boissons disponibles, elle pourrait être calculée et liée aux attentes concernant la performance. On pourrait utiliser différentes applications de la théorie de l’information pour fournir l’arrière-plan objectif du comportement culturel qui aidera les chercheurs en médecine à évaluer les facteurs sociaux qui conduisent à l’alcoolisme. (Douglas, (1990 [1987] : 71) Dès lors, les « buveurs excessifs » existent pour les anthropologues. Les nombreuses recherches des Alcohol Studies des années 1940 à 1980 sont finalement synthétisées par Mary Douglas. Elle va établir un ordre culturel à la consommation d’alcool, le niveau de normalité, la mesure et la démesure du boire social dans chaque culture (la limite de la consommation acceptable par le biais des normes culturelles). Bref, il s’agit d’un modèle qui sauvegarde la place des anthropologues dans le domaine de la santé par le biais des études socioculturelles de l’alcoolisme. Pour résumer, l’approche privilégiée par Mary Douglas est un modèle-synthèse des Alcohol Studies anglo-saxonnes, de forte influence durkheimienne (surtout les concepts de 82 normalité, de monde idéal et de fait moral10) en lien avec les programmes de prévention contre l’alcoolisme en santé publique. Ce modèle binaire basé sur les notions telles que le pur et l’impur, l’ordre et le désordre, se centre sur le concept de désordre culturel des « buveurs excessifs » (le passage de la culture – le boire social – à la nature – dépendance alcoolique). L’argumentaire de Douglas est classique : les conduites excessives causent des « désordres » physiques, économiques, sociaux, culturels, etc. Elles doivent être contrôlées par la socialisation, car elles sont dangereuses. Alors, si les anthropologues peuvent identifier les valeurs morales de chaque culture pour savoir quelles sont les conduites excessives selon les normes propres à chaque société ou groupe ethnique, ils peuvent dorénavant collaborer avec les médecins pour contenir ce « problème de santé publique » qu’est l’alcoolisme. Notons que chez Douglas, les buveurs d’alcool sont absents en tant que sujet d’opinion sur leur propre consommation. Étant donné cette absence, on verra, dans la prochaine section, que l’appel de Douglas à la collaboration entre médecins et anthropologues se fait de plus en plus pressant dans l’élaboration d’un autre modèle en anthropologie de l’alcoolisme. Il s’agit de l’anthropologie médicale critique. 3.4. LE MODÈLE DE L’ANTHROPOLOGIE MÉDICALE CRITIQUE Ce modèle est constructiviste et critique. Il est né au début du XXe siècle avec les analyses anthropologiques des rituels religieux et symboliques de guérisons pratiqués dans plusieurs cultures. Ces analyses socioculturelles permettent aux anthropologues de collaborer avec les approches médicales au nom de l’« amélioration de la santé des populations ». Francine Saillant et Serge Genest mentionnent à propos de l’histoire de l’anthropologie médicale : Avec les préoccupations pour le développement, dans les années 1950 et 1960 (…) [les] systèmes de pensée indigènes se sont transformés en croyances qu’il devenait bon d’étudier pour mieux implanter la biomédecine dans la perspective de l’amélioration de la santé des populations. Les travaux des anthropologues ont ouvert la voie à ce qui allait devenir plus tard l’anthropologie de la santé publique. Ce n’est que vers les années 1970 que se nomme l’anthropologie médicale. (Saillant et Genest, 2005 : 5) 10 Sur la question du fait moral chez Durkheim, revoir le chapitre 2. 83 Au sujet de l’alcoolisme, l’anthropologie médicale critique s’intéresse à son contexte macrostructural : les conditions économiques des patients alcooliques, le rôle des institutions médicales par rapport à la santé de cette population, les luttes de classes, etc. Elle propose une analyse critique qui tient compte de la distribution des pouvoirs entre les groupes dominants (les discours des médecins, de la bourgeoisie et de l’État) et les groupes dominés (les patients alcooliques qui souffrent des injustices sociales, de la discrimination, de la violence, etc.). Elle se centre aussi sur la construction sociale de la souffrance de l’alcoolique. On parle d’injustice sociale envers les plus pauvres. Tout comme l’a fait Douglas (1987), on ajoute que l’approche médicale est partielle, car elle se limite aux aspects biochimiques des corps des patients alcooliques sans tenir compte des aspects socioculturels et politiques de la construction sociale de la maladie. Les anthropologues spécialisés dans le domaine de l’anthropologie médicale critique font leurs ethnographies dans les hôpitaux auprès des patients qui souffrent de l’alcoolisme chronique ou dans les centres de réadaptation des alcooliques. Il s’agit de faire comprendre les inégalités entre les discours des patients et des médecins, la place de chacun d’entre eux, tout en construisant le sens de la maladie alcoolique grâce à une vision plus globale du patient (ses valeurs culturelles, sa situation économique, son rapport avec son médecin, l’État et sa famille). L’un des exemples pratiques de ce modèle, c’est l’ouvrage Ethnologie des anciens alcooliques : la liberté ou la mort de Sylvie Fainzang, paru en 1996. Cette anthropologue médicale va faire une ethnographie auprès d’une association française d’anciens alcooliques nommée Vie libre. Elle parle d’une culture de l’abstinence chez les anciens buveurs en précisant ainsi sa démarche anthropologique : […] on peut objecter que ce n’est pas nécessairement adopter les catégories médicales que de prendre pour objet la « maladie alcoolique ». En l’occurrence, restituer le point de vue indigène peut consister précisément à retenir l’équivalence : « alcoolisme = maladie ». […] En effet, nombreux sont les travaux qui se sont intéressés à la dimension culturelle de l’alcool, de ses représentations et de sa consommation. Par contraste, peu d’entre eux ont abordé ce qui en est à la fois le revers et le corollaire : la culture abstinente, laquelle suppose pourtant un système de valeurs spécifiques, comme celles que revendiquent les associations d’anciens alcooliques, dont les représentations, tant de l’alcool que de l’alcoolisme, ne recouvrent pas nécessairement celles de la médecine. (Fainzang, 1996 : 8) 84 Dans la voie d’une anthropologie médicale critique, Fainzang explore les histoires de vie des anciens buveurs par rapport à leur abstinence, l’impact de la doctrine de l’association Vie libre dans leur vie, la question biologique des corps des alcooliques et la construction socioculturelle de l’alcoolisme : […] cet ouvrage est consacré à l’étude des constructions symboliques auxquelles l’alcoolisme donne lieu en vue de comprendre la manière dont la maladie est pensée, interprétée et organisée à l’intérieur de cette architecture, et d’en dégager les règles et la cohérence. L’attention a été portée sur les éventuels décalages et la tension existant entre, d’une part, la doctrine et les consignes diffusées par le mouvement Vie libre et, d’autre part, les représentations et les conduites des individus qui y adhèrent. Comment les anciens buveurs et leurs conjoints s’expliquent-ils par exemple l’occurrence de la maladie dans leur famille et les effets de l’alcoolisme sur leur vie sociale et sur leur corps? Causes et conséquences sont intégrées à des schèmes de pensée qui s’articulent aux rapports que les sujets entretiennent avec leur entourage et à des systèmes cognitifs qui assignent au corps et à ses différents organes un rôle spécifique dont ils sont l’expression métaphorique, voire métonymique. Les conceptions que les sujets développent concernant les effets de l’alcool sur le cerveau, les nerfs et le sang, traduisent le rôle qu’ils attribuent à ces différents organes dans la formation du comportement social de l’alcoolique. (Fainzang, 1996 : 11) On trouve un autre exemple de ce modèle dans l’article d’Alexandra Pronovost intitulé Réparer le cercle : la responsabilisation de l’Autochtone alcoolique, paru en 2009. L’anthropologue contextualise la responsabilité sociale de l’Autochtone alcoolique dans un rapport direct avec la santé publique et les questions politiques. Elle y souligne : Le dernier quart de siècle a été marqué par une amplification des discours politiques autochtones revendiquant « le droit à l’autodétermination, à l’autonomie, à la prise en charge de l’éducation, de la santé et bien entendu de l’économie […] dans un contexte de lutte pour l’émancipation et la décolonisation » […]. Les Autochtones sont ainsi devenus des acteurs majeurs sur la scène politique […]. Toutefois, l’histoire qui précède cette émancipation, est celle d’une « domination maintenue, produite et reproduite dans le cadre des institutions [économiques], sociales et politiques de la société dominante » […] dont la marginalisation des Autochtones est l’effet direct. C’est dans cette perspective que la relation entre l’alcool et les Autochtones doit être comprise. L’alcoolisme constitue la manifestation des troubles identitaires individuels et communautaires engendrés par les déstructurations profondes que ces communautés ont vécues dans le processus d’insertion à l’État-nation, notamment par leur « séquestration » dans les réserves fédérales, ainsi que par l’anémie économique qui en découle. Il doit aussi être davantage conçu comme 85 un ensemble de comportements appris, plutôt qu’une prédisposition génétique propre à l’Autochtone. Cette définition inclut les abus d’alcool et les pratiques de grandes beuveries, c’est-à-dire toutes les formes de consommation considérées comme problématiques tant sur le plan individuel que communautaire. (Pronovost, 2009 : 32-33) D’après Pronovost, l’alcoolisme de l’Autochtone est directement associé à un contexte social, politique, conflictuel et économique. L’anthropologue se base sur une recension des écrits dans le domaine des sciences sociales et médicales et sur sa propre expérience personnelle, auprès de communautés autochtones de l’Ouest et de l’Est canadien, pour renforcer le regard clinique d’une anthropologie médicale critique sur la responsabilisation de l’Autochtone alcoolique au sujet de laquelle l’auteure écrit : Dans la perspective de l’anthropologie médicale critique, la maladie est considérée comme « l’expression de phénomènes sociaux, économiques, politiques et culturels qui transcendent tous les aspects de la vie humaine » […]. De plus, la santé est un concept qui se définit différemment selon la culture ou le groupe d’appartenance. Si dans plusieurs systèmes de valeurs autochtones, la santé est « un état de bien-être à la fois psychologique et social qu’engendre et entretient, chez l’individu comme dans le groupe sociétal dont il fait partie, une démarche globale fondée sur l’harmonie, le respect mutuel et la fidélité à des valeurs essentielles partagées » […], la biomédecine définit plutôt la santé par l’absence de la maladie, une dimension qu’elle réduit à ses manifestations biologiques […]. Le système de santé actuel est hégémonique car il impose ses explications et ses prescriptions aux milieux autochtones, comme populaires, sans regard holistique sur l’individu et les facteurs sociaux qui l’affectent. (Pronovost, 2009 : 35) Ainsi, l’anthropologue justifie le déploiement de ressources et d’interventions axées sur le traitement. Elle met l’accent sur l’importance des politiques de prévention contre l’alcoolisme, établies par les programmes psychosociaux au cœur des communautés autochtones, et sur la formation d’un « modèle de sobriété » : En comprenant mieux le geste de consommer, les individus sont maintenant en position de force face à leurs problèmes devenus plus surmontables. L’accent est également mis sur l’importance que l’ensemble de la communauté collabore dans le processus de guérison. En effet, la prévention, c’est aussi consacrer des efforts aux individus qui n’ont pas encore adopté de comportements problématiques. L’interconnexion entre les programmes de prévention et thérapeutiques offre des perspectives encourageantes. Le traitement, lorsqu’il 86 réussit, permet aux individus désintoxiqués de devenir des modèles de sobriété. On accorde alors de l’importance à la sobriété ou du moins à une consommation responsable de l’alcool. (Pronovost, 2009 : 38-39) En résumé, le modèle de l’anthropologie médicale critique est basé sur la construction sociale de la maladie alcoolique dans une vision globale (le point de vue des patients alcooliques, de la société, de la culture, des médecins, de l’État, etc.). Il est surtout question d’une analyse des causes sociales de la maladie ainsi que l’élaboration des politiques de prévention de l’alcoolisme, par la voie socioculturelle, dans le domaine de la santé publique. 3.5. LE MODÈLE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DU SUJET IVRE Ce modèle, apparu au début des années 1990, se centre sur le dialogue entre la phénoménologie et l’anthropologie. Il est question de la construction d’une science du sujet ivre par le biais d’une anthropologie existentielle, où les thématiques de l’ivresse et de la chute alcoolique sont bien présentes. Il s’agit d’une approche basée sur les questions de l’être-en-présence, c’est-à-dire de l’existence de l’alcoolique au monde en tant que malade ou excessif. On peut dire que ce modèle phénoménologique du sujet ivre a subi l’influence de l’ouvrage intitulé Les structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand, paru en 1963. Durand ne parle pas de l’alcoolisme, mais il présente le regard symbolique et phénoménologique que l’on pose sur l’imaginaire de la chute en Occident. Par l’imaginaire de la chute, Durand entend tous les échecs qu’on trouve dans les histoires mythologiques des sociétés. En citant plusieurs exemples de la symbologie de la chute, l’anthropologue écrit : « La chute résume et condense les aspects redoutables du temps, “elle nous fait connaître le temps foudroyant”. […] De nombreux mythes et légendes mettent l’accent sur l’aspect catastrophique de la chute, du vertige, de la pesanteur ou de l’écrasement » (Durand, 1963 : 113). 87 Sous l’influence de Durand, les anthropologues des années 1990 vont analyser les histoires de vie des alcooliques, la littérature, les mythes et les rites pour saisir l’imaginaire de l’ivresse et de la chute alcoolique. L’exploration du réseau sémantique de l’alcoolisme dans ces récits et dans les histories de vie des buveurs d’alcool permet de dégager une symbolique de la chute ainsi qu’un regard phénoménologique sur le sujet ivre en appréhendant l’alcoolisme tel qu’il se dessine dans l’esprit des buveurs (Gaussot, 1998). Cette approche est basée sur un registre des oppositions structurantes, en établissant une différence de nature entre l’alcoolique et le « buveur normal », comme l’a bien signalé Ludovic Gaussot : « La normalité est appréhendée verticalement : c’est un équilibre plus ou moins stable et précaire qui s’oppose à une chute, un basculement […]. Ce sont les personnages ou les clichés de l’ivrogne et du clochard qui servent de référents négatifs » (Gaussot, 1998 : 23). En ce qui concerne la question de l’alcoolisme : « Il y a, en effet, ceux qui supportent, et qui ne s’en portent (apparemment) pas plus mal, et ceux (les mêmes peutêtre, plus tard) qui ne supportent plus, indépendamment de la quantité absorbée, de la dépendance, de la maladie. Car l’alcoolisme est ici spontanément et avant tout en effort réflexif synonyme de systématicité de démesure, de soûlerie, d’ivresse, d’ivrognerie » (Gaussot, 1998 : 23-24). L’un des ouvrages classiques de ce modèle, c’est Culture de l’ivresse, essai de phénoménologique historique de Véronique Nahoum-Grappe, paru en 1990. En parlant de du regard phénoménologique de la culture de l’ivresse, l’anthropologue souligne : Une description de la façon dont elle [la culture de l’ivresse] se donne à voir dans les pratiques comme dans les images relève d’un regard « phénoménologique », qui met à plat les différences faces du « phénomène ». Avant d’expliquer, il dépliera le système d’images associées pour nous au boire. Ce mode d’élucidation de l’état d’ivresse, tel qu’il est socialement imaginé et donc pratiqué, se fonde aussi sur une perspective généalogique : la conscience collective de ce que peut être un tel est aussi un phénomène historique. (Nahoum-Grappe, 1990 : 18) Par ivresse, Nahoum-Grappe entend : L’ivresse se définit d’abord par un engrenage négatif de démesures : premier excès qui entraîne les autres, une consommation de boissons qui dépasse les 88 seuils conseillés. Les gestes, les paroles, enfin les comportements du sujet en proie à l’ivresse sont alors caractérisés par ce terme d’« excès », ou de « débordement ». Dans un espace qu’il ne mesure plus, le buveur ivre titube, casse et heurte les objets. Pris de vertiges, la tête lui tourne. La démesure concerne ici la perception, qui dénature ou multiplie son objet. Le buveur ivre sature la communication ambiante par un flot de paroles frénétiques ou la noie dans un silence apathique. Des sincérités trop hurlées, des protestations trop légitimes jaillissent avec les postillons, et tout à coup la violence d’une colère incongrue, ou le poisseux d’un consensus comblé, font se raidir l’interlocuteur moins soûl. (Nahom-Grappe, 1990 : 35) C’est ainsi qu’on voit la structure anthropologique de l’imaginaire de la chute alcoolique chez Nahoum-Grappe. En citant les récits de la Bible pour penser la symbologie de la chute d’un alcoolique, Nahoum-Grappe souligne : « Lorsqu’un buveur, dépourvu de toute grande vertu intellectuelle, virile ou morale se laisse aller à l’ivresse, la mécanique de cette dernière l’entraîne de façon quasi autonome le long d’une pente glissante vers le pire. Cette dérive est d’autant plus impossible à corriger qu’elle n’est perçue qu’après coup – “Réveillez-vous ivrognes, et pleurez!”, conclut dans la Bible la parole divine » (NahoumGrappe, 1990 : 87). À propos du cycle de l’ivresse, elle ajoute : « Ne pas reconnaître ses propres jambes est un trait significatif, il indique d’une part une des spécificités de l’ivresse, qui consiste à perturber l’identité corporelle du sujet ivre, cette appartenance de soi à soi, corps compris. Il désigne d’autre part cette amnésie particulière et insensée qui caractérise le réveil du buveur – “Qui suis-je? Où suis-je? Qu’ai-je fait?” –, ce moment particulier qui clôt le cycle de l’ivresse » (Nahoum-Grappe, 1990 : 81). L’anthropologue cherche une science du sujet ivre dans la littérature et dans l’histoire culturelle de buveurs en France. Elle cherche à identifier le sujet ivre dans ces récits pour présenter sa « mesure » (la consommation sociale) et sa « démesure » (la consommation excessive) associées à la symbologie et à l’imaginaire social. Ainsi, elle construit la définition phénoménologique de la culture de l’ivresse : La scène de l’ivresse telle qu’elle est perçue et transmise dans les récits joue toujours sur deux dimensions : l’une offre une scène risible, parfois gênante, où l’esthétique du corps ivre se reconnaît à ses couleurs […], ses gestes et ses bruits. […] L’autre rend inéluctable l’engrenage du prévisible, malgré la condamnation. L’excès d’actions matérialisées – bruit, fureur, chant hurlé, bataille fanatique contre une meule de foin, viol, etc. – se déroule sur un fond exténué de significations – pourquoi? dans quel but? quel sens recèle tout cela? même le buveur n’en revient pas au réveil – et constitue l’axe même de la 89 définition phénoménologique de l’ivresse, qui nous a fait circuler du rire au pire. (Nahoum-Grappe, 1990 : 89-90) Dans le modèle phénoménologique du sujet ivre, on parle de la chute du corps et de la chute symbolique. C’est ce qu’on peut lire dans l’article intitulé Les représentations de l’alcoolisme et la construction sociale du « bien boire » de Ludovic Gaussot, paru en 1998. En citant des extraits de ses entretiens avec les buveurs d’alcool, l’auteur souligne : Le corps du buveur n’est pas tant celui qui ne peut plus oxyder ce qu’il consomme, c’est celui qui chancelle, trébuche, s’écroule. L’« alcoolique » se fait reconnaître quand il « ne tient plus debout », quand il n’est « plus capable de se tenir droit correctement ». C’est bien alors le fait qu’il semble ne pas ou ne plus supporter ce qu’il boit qui sert d’indicateur discriminant : il ne tient plus, l’alcool, il ne sait plus se tenir. La maîtrise de son corps lui échappe. « La démarche titubante », « pas entièrement d’aplomb », « les genoux qui flanchent », sont autant d’indices de la défaillance du corps, de la faillite du contrôle de soi, du renversement des perspectives. Le corps chancelant peut se manifester aussi par le décalage de la perception, la distorsion du monde : le (mauvais) buveur n’a pas « les yeux en face des trous », ni « les idées claires ». […] La vue se brouille, l’ordonnancement du monde se décompose, l’univers bascule. Le corps du buveur est irrémédiablement attiré vers le bas. Et c’est sa chute physique visible qui certifie sa chute symbolique. (Gaussot, 1998 : 24) En parlant du « buveur ivre-mort-couché-par-terre », Gaussot construit l’image de la chute du sujet ivre : L’image qui illustre le mieux la correspondance entre la chute symbolique et la chute physique est celle du buveur « ivre-mort-couché-par-terre ». C’est le stade final de l’ivresse, la dernière étape de la chute du buveur. L’ivresse de l’ivrogne – avec lequel on confond l’alcoolique – renverse toutes les verticales : il est ivre, il titube, il s’affale, se vautre, s’étale par terre ou sous la table et s’y roule, comme mort. « L’ivrogne qu’on voit sur le bord du trottoir » dessine plus sûrement le contenu spontané de l’imaginaire de l’alcoolisme que n’importe quelle « maladie », même alcoolique. Lorsqu’on voit « ce qu’ils descendent » il ne faut pas s’étonner de les voir « avachis », « abattus », comme des « ruines ». Comme si l’homologie entre la (bonne) descente et la dégringolade de l’échelle de l’humanité s’imposait d’elle-même. Bien sûr cette reconstitution est excessive, donnant un caractère systématique à ce qui apparaît beaucoup plus fragmentaire et flou. Mais elle permet de percevoir la manière dont se construit la représentation de l’excès. On peut voir encore sur un autre plan cette correspondance entre la démesure, la chute du corps et la chute symbolique : […] « Une fois j’étais un peu soûl, j’étais par terre » (ouvrier). « On m’a 90 ramené dans une brouette » (technicien). « Je me suis retrouvé dans le fossé » (technicien), « La première fois que j’ai bu, j’étais rond, incapable de marcher sans me tenir le long des murs. Je suis resté trois ou quatre jours couché » (technicien). (Gaussot, 1998 : 24-25) Le modèle phénoménologique du sujet ivre constitue un problème de langage, d’image et d’analyse structurelle des paroles de celui qui boit. Les anthropologues vont donc recourir aux sources littéraires et aux récits de vie des buveurs pour penser les questions symboliques, existentielles et imaginaires de l’ivresse et de la chute alcoolique11. À cet égard, Foucault parle d’une « science du sujet » qu’on peut associer à la construction du sujet ivre dans le modèle phénoménologique en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme : « Ma question, c’est celle-ci : à quel prix le sujet peut-il dire la vérité sur luimême? […] comment peut-on dire la vérité sur le sujet malade? » (Foucault, 1994 : 442). Le modèle phénoménologique du sujet ivre cherche encore la vérité du sujet, surtout la vérité du sujet ivre ou malade. Il est question d’analyse de la construction des vérités de l’ivresse par des récits et par des histoires de vie des buveurs d’alcool. En d’autres termes, le modèle phénoménologique du sujet ivre fonde une science du sujet alcoolique en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme. Les anthropologues cherchent l’identité du sujet ivre en se basant sur la construction de l’être-en-présence (la constitution du sujet ivre ou malade en tant qu’existence). La collaboration des anthropologues à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » par le biais du modèle phénoménologique du sujet ivre vient de l’identification de conduites excessives à l’aide de représentations du boire telles que « débordement », « démesure », « ivresse », « vertige », « soûlerie », « ivrognerie ». D’après Nahoum-Grappe : « “Pourquoi l’ivresse?” est donc une question qui ouvre un vaste champ, labouré par des disciplines dont les différentes perspectives créent des catégories contradictoires pour des objets partiellement mêlés. Comment reconnaître l’ivresse sous ces différentes formes? Quel sont ses traits constants, caractéristiques? La démesure, l’asymétrie, le vertige sont quelques-uns de ces paramètres » (Nahoum-Grappe, 1990 : 34). Dans la même perspective, voir Fox, A. et Macavoy, M. (ed.), 2011, Expressions of drunkenness (four hundred rabbits). New York, Routledge. 11 91 CONCLUSION Ce chapitre a exposé les principaux modèles en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme (le modèle culturel; le modèle de l’ethnographie de quartier; le modèlesynthèse de Mary Douglas; le modèle de l’anthropologie médicale critique et le modèle phénoménologique du sujet ivre). Ciblant notamment l’introduction écrite par Mary Douglas dans l’ouvrage collectif Constructive drinking, paru en 1987, j’ai tracé le passage historique de l’anthropologie de l’alcool vers l’anthropologie de l’alcoolisme. En ce qui concerne le modèle culturel apparu dans les années 1940-1950, la consommation d’alcool y est vue par la lunette fonctionnaliste et relativiste. Il s’agit de parler de ce genre de consommation à partir de la solidarité sociale et de la normalité au sens durkheimien du terme. Autrement dit, boire de l’alcool obéit à un ordre social. Le recours du modèle culturel à d’autres disciplines telles que l’archéologie, la linguistique, le folklore et la littérature sert à renforcer l’identification de ces valeurs culturelles qui nous informent quant à la fonction sociale et aux normes de la consommation d’alcool. Dans ce modèle, la consommation excessive d’alcool est comprise comme désintégratrice, car elle coupe le lien social entre les individus. Une critique au modèle culturel fut posée par Room en 1984. Elle se centre sur le relativisme exacerbé des anthropologues culturalistes par rapport à la consommation excessive d’alcool, où ce genre de consommation est étroitement lié aux usages définis par la culture de référence. Room argumente que le modèle culturel néglige la dangerosité de l’alcoolisme (dépendance, maladie, mort, etc.). Après la vulgarisation de la critique de Room au début des années 1980, les anthropologues des Alcohol Studies américaines ont revalidé le modèle culturel en ajoutant les aspects étiologiques de l’alcoolisme. La critique du modèle culturel formulée par Room est l’une des premières qui a situé les anthropologues contemporains dans la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Le modèle de l’ethnographie de quartier, apparu dans les années 1960-1970, se centre, quant à lui, sur l’anthropologie urbaine et sur les théories de la déviance basées sur les stéréotypes associés aux styles de vie des habitants de certains quartiers des grandes 92 villes, surtout les conduites des habitants des quartiers ouvriers. Dans ce modèle, l’alcoolique (l’ancien « buveur excessif ») n’est pas un malade mais celui qui, ne se satisfaisant plus les codes et les rituels du groupe, rompt avec les règles de solidarité de la communauté, lesquelles, à son tour, l’excluent. En collaboration avec les politiques de prévention en santé publique contre l’alcoolisme et autres toxicomanies, il s’agit d’un modèle qui associe la consommation excessive d’alcool à la constitution historique des quartiers et de ses habitants. Ciblant l’identification des quartiers ouvriers, les anthropologues mettent l’accent sur la dévalorisation ou la précarisation de ces quartiers. En d’autres mots, on voit s’intensifier les recherches scientifiques qui associent la conduite alcoolique aux codes du quartier mais aussi aux comportements déviants. Quant à l’invitation de Mary Douglas à la fin des années 1980 pour que les anthropologues collaborent avec les médecins pour contrôler les abus d’alcool, on voit, au niveau international, le passage de l’anthropologie de l’alcool à l’anthropologie de l’alcoolisme. En faisant une synthèse des recherches des Alcohol Studies anglo-saxonnes, Douglas, une anthropologue structuraliste préoccupée par l’ordre et le désordre structurels dans la consommation d’alcool, a légitimé la place des anthropologues dans le domaine de la santé publique. En affirmant que les anthropologues ne voient pas la consommation excessive d’alcool comme un « problème social » (objet d’étude des sociologues), mais plutôt comme un « trait de la culture » (qui constitue leur objet d’étude privilégié), l’objectif de Douglas vise à démontrer aux médecins l’importance du regard anthropologique concernant le contrôle des abus d’alcool et à leur proposer des stratégies pour résoudre le désordre physique et social des « buveurs excessifs » par le biais de la socialisation des buveurs. En ce qui concerne le modèle de l’anthropologie médicale critique, les « buveurs excessifs » y sont vus à l’avance comme des malades qui construisent le sens de leur maladie (chronique). Par des analyses des discours des médecins, de l’État, des maisons de réadaptation des alcooliques, des patients alcooliques et de leur famille, il s’agit de mettre l’accent sur une vision globale du concept de maladie pour que les anthropologues médicaux puissent établir la dimension socioculturelle de la souffrance des alcooliques, les 93 injustices sociales envers les patients plus pauvres et la relation entre les patients alcooliques et les systèmes de la santé. Pour les anthropologues médicaux, l’alcoolisme peut être expliqué par des troubles identitaires individuels et communautaires, comme chez Pronovost (2009) qui s’est penchée sur les déstructurations que les communautés autochtones canadiennes ont vécues dans le processus d’insertion à l’État-nation ainsi que par l’anémie économique qui en découle. Finalement, le modèle phénoménologique du sujet ivre se centre sur les questions existentielles qui troublent l’alcoolique. Il s’agit d’un modèle symbolique de la construction du sujet ivre ou malade (identité) basé sur la littérature non-scientifique (romans, contes, ouï-dire, etc.) et sur l’histoire culturelle des buveurs d’alcool. On voit que l’ivresse et la chute alcoolique constituent les thématiques centrales de ce modèle. Il est question de mettre en évidence la première base de la construction du sujet alcoolique, son existence même, en collaborant, à sa façon, à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Cependant, cette thèse doctorale ne recourt, formellement, à aucun de ces cinq modèles théoriques en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme, car ils ne peuvent tenir compte de ce que j’ai découvert en Beauce, au Québec, soit le concept de « feeling du moment » inventé par les buveurs d’alcool. Pour saisir la logique du sens du concept beauceron de « feeling du moment » et afin d’aller au-delà de ces cinq modèles classiques, j’ai recouru aux approches théoriques et méthodologiques de l’anthropologie inversée de Roy Wagner ([1975] 2014; 2010), où les conceptualisations se font à partir du « résultat » de la relation établie entre l’anthropologue et les groupes qu’il côtoie. D’après Wagner : « On pourrait même dire que l’anthropologue invente la culture qu’il croit être en train d’étudier et que “la relation” est d’autant plus réelle qu’il s’agit de ses actes et de ses expériences et non de ce qu’il “relate”. […] Quand il découvre une culture sur le terrain, le chercheur prend conscience qu’il existe potentiellement d’autres façons de vivre, en conséquence de quoi il peut voir sa personnalité se transformer » (Wagner, [1975] 2014 : 22-23). En d’autres mots, le cadre conceptuel de ma thèse doctorale sera donc élaboré après la présentation formelle de mon ethnographie. En suivant la voie de l’anthropologie inversée, les concepts sont inventés après que l’on ait obtenu le « résultat » généré par les 94 relations réciproques établies entre l’anthropologue et les groupes qu’il côtoie. Ils émergent du choc culturel entre ma conception du boire social et celle des buveurs de la Beauce. En somme, ce chapitre a servi à exposer les principaux modèles théoriques qui se sont succédés, au niveau international, en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme, et qui ont tous impliqués, à divers degrés, dans la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Par le biais du discours à propos du « bien-être » en santé publique, les anthropologues ont contribué à cette croisade. Dans le prochain chapitre, on verra, notamment, que les anthropologues québécois y vont eux aussi participé avec l’arrivée des études sociales sur l’alcoolisme dans la province au cours des années 1960. 95 4. LA CROISADE SCIENTIFIQUE QUÉBÉCOISE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » Malheureusement pour la santé publique et pour l’avenir de l’entendement universitaire, on ne rit jamais plus de la science, là où s’en fabrique le discours. Nous sommes submergés par le fanatisme du sérieux. Pierre Legendre dans Jouir du pouvoir, traité de la bureaucratie patriote, 1976 : 84. INTRODUCTION Dans ce chapitre, il est question de la croisade scientifique québécoise contre les « buveurs excessifs ». Je donne un aperçu des discours des anthropologues québécois qui se livrent à des interprétations socioculturelles, constructivistes, interprétatives et phénoménologiques afin de collaborer avec la médecine et la psychologie dans la lutte contre l’alcoolisme, car il s’agit des principaux domaines de la recherche scientifique portant sur cette maladie au Québec. J’aborde cette croisade à partir d’une approche historique qui fait référence aux discours scientifiques sur le désordre moral et sur l’oubli du devoir patriotique et familial associés à la conduite de ceux qui boivent trop d’alcool. Je m’attarde maintenant à la morale chrétienne de l’Église catholique en Amérique du Nord, aux mouvements de tempérance, aux attentes du gouvernement et plus particulièrement aux discours tenus par les professionnels de la santé et les anthropologues au sujet du mal de l’alcoolisme. Mon objectif dans ce chapitre est de démontrer comment l’anthropologie de l’alcoolisme, telle qu’elle est pratiquée au Québec, est devenue une discipline qui sert à renforcer le regard scientifique que l’on apporte sur la consommation excessive d’alcool dans le domaine de la santé publique. Ce renforcement vient du fait que la plupart des 96 anthropologues a privilégié la collaboration interdisciplinaire lorsqu’il s’agit de promouvoir les politiques préventives contre les abus d’alcool. Par la suite, je présente l’imaginaire régional et local de la Beauce, qui est fortement associé à la surconsommation d’alcool, avant de clore ce chapitre où j’explique, par le biais d’une anthropologie inversée, l’impossibilité, en anthropologie, d’élaborer une question de recherche avant d’être allé sur le terrain. 4.1. « CE N’EST PAS SEXISTE, C’EST SCIENTIFIQUE » La phrase qui intitule cette section fut diffusée dans les médias par l’organisme québécois Éduc’alcool dans les années 2000 afin de légitimer le discours de la rigueur scientifique sur la juste quantité d’alcool consommée à ne pas dépasser par jour, soit deux verres pour les femmes et trois verres pour les hommes, afin que les buveurs protègent leurs corps, leurs familles et leur nation contre les maux associés à une consommation excessive d’alcool. La phrase illustre la façon dont les scientifiques, au Québec comme ailleurs, mesurent la consommation d’alcool des populations par le biais de la quantité. Cette section adopte une approche chronologique du développement des études sociales sur l’alcoolisme au Québec et précise la nature de la collaboration des anthropologues québécois qui ont pris part à cette démarche depuis les années 1960 jusqu’à nos jours. Au cours de chaque décennie, les approches théoriques en anthropologie de l’alcoolisme (socioculturelle, constructiviste, interprétative ou phénoménologique) ont successivement été mises de l’avant par les anthropologues québécois qui cherchent à collaborer avec les recherches sociales en cours sur l’alcoolisme. Cette section est divisée en quatre volets. Dans le premier, je m’attarde sur la collaboration entre les médecins et les anthropologues québécois pour combattre l’alcoolisme au cours des années 1960. Le second porte sur la collaboration des anthropologues à l’approche psychosociale au cours des années 1970. Dans le volet suivant, j’expose la construction d’une science du sujet malade au cours des années 1980 (ce qui inclut l’alcoolique) et la participation des anthropologues à cette entreprise. Finalement, je souligne l’apparition de l’approche humaniste de réduction des méfaits référente aux usages abusifs d’alcool, à laquelle les anthropologues québécois prennent également part. 97 4.1.1. LES ANNÉES 1960 : LA COLLABORATION ENTRE LES MÉDECINS ET LES ANTHROPOLOGUES Je m’applique à présenter dans ce volet le parcours qui mène à la collaboration entre les médecins et les anthropologues dans la croisade scientifique québécoise contre les « buveurs excessifs ». Après une lecture approfondie des écrits en anthropologie de l’alcoolisme parus au Québec des années 1960 à nos jours, j’ai constaté que la plupart des anthropologues a collaboré avec les médecins, le gouvernement, les mouvements de tempérance, les compagnies privées et la société québécoise contre les abus d’alcool dans la province. En lisant l’histoire de l’alcool et du vice au Québec (Prévost, 1986; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Boucher, 2011; Cazelais, 2014; Martel, 2015), on voit bien que la consommation des boissons alcooliques touche tous les couches de la société québécoise, des plus riches aux plus pauvres. La bière au Québec est la boisson alcoolique la plus populaire dès la fondation de la Nouvelle-France au XVIIe siècle, alors que le climat du pays permet de faire pousser du houblon (Prévost, 1986; Heron, 2003; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Cazelais, 2014). À l’époque de la Nouvelle-France, l’alcool servait de médicament qu’on donnait aux patients dans les hôpitaux et aux soldats qui allaient au combat (Prévost, 1986; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Cazelais, 2014). On l’utilisait comme « monnaie » d’échange avec les Autochtones dans le marché de fourrures (Ferland, 2010). Il a aussi servi à promouvoir l’économie d’importation et d’exportation du pays et même à faire de la contrebande (Prévost, 1986; Bédard, 1991; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Cazelais, 2014). C’est au cours de la seconde moitié du XIXe siècle que la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » débute au Québec. Cela vient du fait que la découverte scientifique de l’alcoolisme chronique, par le médecin suédois Magnus Huss en 1849, est alors diffusée partout. De 1840 à 1855, on assiste à la grande croisade de tempérance dirigée par l’Église catholique, sous l’égide de la croix noire du prêtre Charles Chiniquy, de monseigneur Forbin-Janson, de monseigneur Ignace Bourget, du curé Édouard Quertier, du vicaire Alexis Mailloux et de bien d’autres (Bernard, 1995). Celle-ci constitue la première 98 structuration de l’action antialcoolique du Canada français, dont l’objectif est de « […] lutter contre “le mal capital de ce pays” qui menaçait la religion. Le remède proposé était lui aussi religieux, à savoir l’établissement de sociétés de tempérance qui seules pourraient faire régner “l’inestimable vertu de tempérance” » (Bernard, 1995 : 174). Au début du XXe siècle, on voit au Québec que les mouvements antialcooliques se multiplient. D’après Nive Voisine : « Le 20 décembre 1905, par une lettre pastorale suivie d’un mandement, l’archevêque de Montréal, Mgr Paul Bruchési, lance une “croisade contre l’intempérance” […]. Cette campagne de tempérance coïncide avec un mouvement semblable organisé dans la Diocèse de Québec par Mgr Paul-Eugène Roy et elle s’étendra bientôt à l’ensemble de la province du Québec » (Voisine, 1990 : 157). En 1919, le gouvernement du Québec adopte une loi sur la prohibition totale devant prendre effet le 1er mai de cette même année, mais à la suite d’un référendum tenu par le gouvernement du Québec, la plupart des Québécois vote en faveur de l’exclusion de la bière, du vin et du cidre de la Loi sur la prohibition. Le Québec est le seul endroit au Canada où la prohibition n’est pas totale (Prévost, 1986; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Boucher, 2011; Cazelais, 2014; SAQ, 2015). Il y a, par ailleurs, une période de Prohibition au Canada anglophone (de 1918 à 1920) et aux États-Unis (de 1919 à 1933), laquelle est soutenue par les Églises protestantes, l’État, les scientifiques (surtout les médecins et les économistes) et les mouvements de tempérance. Je situe plus précisément la consolidation de la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » au Québec dans les années 1950-1960. Les années 1950 constituent la première décennie de l’après-guerre où l’Amérique du Nord s’industrialise et les usines cherchent alors à embaucher des travailleurs sobres. C’est l’époque où l’on cultive les idéaux de progrès et de modernité, en remplaçant la morale chrétienne de l’avenir12, et où l’on assiste à la montée du nationalisme chez les intellectuels québécois, ancrée dans la Le remplacement de la morale chrétienne de l’avenir par l’idée de progrès et de modernité en Occident est bien documenté par Jacques Attali. En se référant au XVIIe siècle, l’auteur écrit : « Avec le XVIIe siècle […], progresser n’est plus avancer vers les temps messianiques […], mais accumuler patiemment des savoirs nouveaux, rationnels, mettre en pratique des techniques plus efficaces, travailler, produire, commercer, échanger, vendre, bien manger, mieux se vêtir, se loger. […] Aussi et surtout : vivre plus longtemps et léguer ses biens à ses enfants et non plus à l’Église. La future modernité n’est plus un chemin vers le Paradis, mais vers la liberté et la raison, qui en est inséparable ». Attali, J., 2013, Histoire de la modernité, comment l’humanité pense son avenir. Paris, Robert Laffont, p. 63-64. 12 99 construction politique d’une identité québécoise francophone en Amérique (Chamberland, 1983; Bourque, Duchastel et Beauchamin, 1994; Gauvreau, 2008). Dans la poursuite de cet idéal d’un avenir prospère pour la nation, on voit que l’Église catholique continue à se rapprocher du monde scientifique québécois (Bourque, Duchastel et Beauchamin, 1994; Gauvreau, 2008). C’est ce qu’on note en lisant La société libérale duplessiste des années 1940-1950 de Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin : « On ne voudra pas seulement proclamer l’Église accueillante, mais la représenter comme partie prenante de la science, voire l’initiatrice en quelque sorte des progrès modernes de la connaissance scientifique. Plusieurs énoncés tiendront ainsi à se réapproprier la notion de science. On parlera de “science” du prêtre et de la “science sociale catholique” » (Bourque, Duchastel et Beauchamin, 1994 : 264-265). Dans les années 1950, la collaboration entre les prêtres catholiques et les scientifiques québécois, surtout les médecins, joue un rôle capital dans la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». D’après Pierre Brisson : « La décennie 1950 est […] celle du passage d’une approche morale et religieuse à une approche médicale et scientifique, la décennie où les prêtres passent le flambeau de la lutte contre l’alcoolisme aux médecins » (Brisson, 2000 : 10). Dans les années 1960, des nouvelles disciplines scientifiques se sont ajoutées à la médecine pour traiter l’alcoolisme, alors que la religion est co-présente sur la scène médicale. Toujours d’après Brisson : « Au cours des années 1960, si l’approche thérapeutique a une dominante médicale […] elle prend également en considération l’ensemble des dimensions de la personne […]. De fait, l’équipe de traitement des cliniques et des unités de réadaptation de l’époque met à contribution cinq partenaires : le médecin, le conseiller spirituel, le psychiatre, l’infirmière et le travailleur social » (Brisson, 2000 : 16). De très vieilles questions sur le mal des « buveurs excessifs » sont alors mises à jour. L’alcoolisme est vu comme une maladie provoquée par un désordre moral qui cause l’oubli du devoir patriotique, l’excès, le manque de responsabilité, la violence, le crime, etc. autant des malheurs qu’il doit être combattu au nom d’une « nation québécoise sobre et responsable », comme l’attestent plusieurs documents de cette époque. Par exemple, dans 100 l’ensemble des Informations sur l’alcoolisme, bulletins publiés dans les années 1960 au Québec, on voit que de vieilles questions sont alors posées par les scientifiques, par les prêtres, par les autorités gouvernementales et par les membres des sociétés de tempérance. Roger Richard se demande : « Y a-t-il possibilité pour l’alcoolique de reprendre sa place normale dans la société, dans la famille et dans son milieu de travail? » (Richard, 1965 : 5). Le président du Comité provincial de sécurité routière, Prudentia, Armand Rioux, pose la question suivante : « Va-t-on se décider enfin à étudier d’une façon objective l’implication de l’alcool dans les accidents routiers? » (Rioux, 1965 : 9). Finalement, le sociologue JeanMarc Bernard se questionne : « Existe-t-il une limite à l’accroissement de cette consommation? Ne serait-il pas possible d’en arriver un jour à un optimum de consommation d’alcool pour une population comme la nôtre? » (Bernard, 1968 : 16). On peut préciser que cette croisade scientifique est inspirée par le médecin québécois André Boudreau (1926-1976). Boudreau, l’un des pionniers des études médicales sur l’alcoolisme au Québec, va répondre à l’appel de l’interdisciplinarité du médecin américain Jellinek pour contenir le mal de l’alcoolisme dans la province. D’après Brisson : « Les années 1960 imposent définitivement le modèle de l’alcoolisme en tant que maladie à travers les écrits et les présentations de médecins, André Boudreau au premier chef, qui diffusent au Québec les idées du docteur R. E. Jellinek, à la suite de la publication de The Disease Concept of Alcoolism, en 1960 » (Brisson, 2000 : 15). Ainsi, les médecins des années 1960 suivent la définition de l’alcoolisme de Jellinek. On considère qu’il s’agit d’une maladie progressive et dégénérative, qui s’accompagne d’une perte de contrôle et d’une incapacité de s’abstenir de boire en excès. Les médecins québécois vont donc conjuguer cette définition aux approches spiritualistes des Alcooliques Anonymes suivantes : a) l’aveu en clinique de l’impuissance de l’alcoolique envers l’alcool comme premier pas vers la guérison et la sobriété; b) des conseils aux alcooliques pour qu’ils puissent faire une expérience spirituelle pour stabiliser leur guérison; c) la foi comme fonction nécessaire au rétablissement des alcooliques (Brisson, 2000; Suissa, 2009). Les médecins québécois, confrontés à une société qui s’industrialise rapidement et qui connaît des nouvelles drogues, ouvrent la perspective de la prévention en ciblant les comportements des jeunes. Toujours d’après Brisson : « Le problème de la toxicomanie est 101 né et les jeunes deviennent rapidement la cible des nouveaux efforts de prévention. C’est l’occasion d’un retour du moralisme, bourgeois plutôt que religieux cette fois (“drogués”, délinquants, déviants), qui provoque un véritable débat de société, le premier depuis l’époque de la tempérance » (Brisson, 2000 : 17). Ainsi, les jeunes, qui constituent la principale cible du discours moderne et patriotique de l’avenir, seront les plus concernés par l’idéologie de la prévention, car on vise à recruter des travailleurs sobres pour assurer l’avenir de la nation. La croisade scientifique interdisciplinaire contre les « jeunes excessifs » débute dans la province dès la petite enfance. Elle s’insinue surtout dans le milieu scolaire en faisant la promotion de l’éducation préventive. Par exemple, dans la section Considérations sur l’éducation des jeunes en matière d’alcoolisme du bulletin Informations sur l’alcoolisme, Paul-André Marquis écrit : La prévention doit être une des principales préoccupations de ceux qui veulent lutter contre l’alcoolisme. Cette prévention doit être précoce car il est difficile de motiver une attitude chez un sujet qui a franchi la période d’adolescence puisque son système de références, qu’il soit bon ou mauvais, est déjà établi. Il importe d’enseigner à l’enfant, d’une manière qui lui soit compréhensible, ce qu’il comporte sur les plans physique, psychologique, social et spirituel. (Marquis, 1966 : 9) À ce sujet, le médecin Boudreau écrit un ouvrage devenu classique intitulé Connaissance de la drogue, paru en 1971. Le médecin cherche à dicter des règles de conduite aux jeunes qui ne pensent pas à leur propre avenir face au mal causé par les drogues et l’alcoolisme : « Pour les jeunes, le problème est beaucoup plus complexe. En général, leur consommation n’a pas comme origine une prescription précise, elle est plutôt le fruit d’une vague recherche dont la drogue est la trouvaille du moment. Pour eux, les drogues varient selon les états d’esprit et pour plusieurs, ne seront qu’un produit passager » (Boudreau, 1971 : 36). Aux campagnes de prévention s’ajoutent, toujours dans les années 1960, des formations spécialisées. Dans le bulletin Informations sur l’alcoolisme, on peut lire que l’Université de Sherbrooke offre une formation complémentaire en alcoolisme aux intervenants sociaux pendant l’été. À ce sujet, Brisson précise : « Les stages d’été de l’Université de Sherbrooke demeurent la seule source de formation universitaire de la 102 francophonie. Ils accueillent, de façon de plus en plus fréquente, des Européens qui viennent y chercher un savoir dans le domaine, que complète un stage dans le réseau des cliniques Domrémy » (Brisson, 2000 : 19). La clinique Domrémy, fondée en 1955, est la première clinique de traitement en toxicomanie au Canada. Associée aux cercles Lacordaire, elle représente un mélange de mouvements de tempérance, d’interventions des intellectuels laïcs et des approches médicales. Dans les années 1960, l’un des pionniers en sciences sociales qui cherche à contenir le mal des « buveurs excessifs » est un anthropologue, le professeur Marc-Adélard Tremblay (1922-2014), qui enseigne à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Celui-ci est grandement influencé par Robert Merton (1910-2003), sociologue américain de la lignée durkheimienne qui développe les théories de déviance sociale et d’anomie en argumentant que les désirs et les aspirations des hommes sont inculqués par la culture, tout comme Durkheim l’affirme à propos de la société. Dans l’argumentaire de Tremblay, on trouve le même vocabulaire qui est employé par Durkheim et par Merton : « contrôle social », « déviance sociale », « dérèglement social », « dysfonction sociale », « taux de normalité », « conduites normales ou pathologiques », « anomie » et « société et individu ». Tremblay est également influencé par la Rutgers Center of Alcohol Studies américain (antérieurement le Yale Center of Alcohol Studies, dont le médecin Jellinek est l’une des figures éminentes). En 1961, le Comité d’études et d’information sur l’alcoolisme (CEIA) du ministère québécois de la Famille et du Bien-être social, constitué de scientifiques, de représentants de l’industrie des boissons, d’écoles secondaires, de cégeps et d’universités, de cultivateurs catholiques, de la police, de prêtres et de militants des mouvements de tempérance, lance le slogan « UN PEUPLE SOBRE EST UN PEUPLE FORT » alors qu’on entreprend les premières recherches sociales concernant le problème de l’alcoolisme (Tremblay, [1963]1968; Bernard et Laforest, 1966; Laforest, 1968; Vachon, 1968). Dans son rapport annuel de 1964, « Le Comité présente la sobriété comme un élément positif. La sobriété est un élément de force dans la vie d’un individu et dans la vie d’une société : “UN PEUPLE SOBRE EST UN PEUPLE FORT” […]. La Sobriété est un élément de Sécurité et de Sérénité. C’est une source de Gaieté durable et naturelle » (CEIA, rapport annuel 1964 : 6). 103 En 1963, Marc-Adélard Tremblay est nommé directeur scientifique de ce comité. À ce titre, il dirige l’élaboration d’un plan directeur13 des études sociales sur l’alcoolisme au Québec. D’après Bernard : La première tâche de M. Tremblay au sein de ce nouveau comité fut donc de préparer un plan directeur des études sur l’alcoolisme. […] l’objectif de ce plan était notamment de « définir les principaux éléments théoriques et méthodologiques nécessaires à la compréhension d’un schéma général de l’ensemble des travaux de recherche » […] Il faut dire qu’il s’agissait alors d’un champ de recherche plutôt difficile à aborder, tant à cause de l’absence à peu près complète de tradition de recherche dans ce secteur au Québec que de la complexité même du problème, avec ses aspects physiologiques, psychologiques, culturels et du peu de convergence dans les schémas d’explication. (Bernard, 1995 : 175) Le plan directeur de Tremblay est centré sur un effort pour coordonner un ensemble de recherches socioculturelles dans le domaine des études sociales sur l’alcoolisme tout en collaborant aux études physiologiques et psychiatriques du Service médical sur l’alcoolisme relevant du ministère de la Santé (Bernard, 1995). Tremblay vise à établir des priorités de recherches pour le Québec : « Ayant reçu notre première formation universitaire dans les sciences naturelles, nous avons été constamment préoccupés par les problèmes que soulevait l’application de la méthode scientifique aux situations sociales. Dès l’automne 1948, époque de notre inscription à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université Laval, nous avons cru qu’il était possible de créer une forte tradition de recherches empiriques au Canada français dans le domaine des sciences sociales » (Tremblay, 1968 : VII). Pour lui : La planification de la recherche consisterait donc à construire un véritable plan de recherche dont la réalisation pourrait être échelonnée sur une certaine période. Ce plan pourrait porter sur l’ensemble de l’activité scientifique, sur des domaines particuliers (les sciences sociales et humaines), sur des secteurs de recherche dans l’une ou l’autre des disciplines (la sociologie de la culture de masse, l’économétrie, l’anthropologie psychologique, la pathologie sociale, etc.) et, enfin, sur des problèmes particuliers à l’intérieur d’un secteur donné (le 13 Pour la présentation formelle du plan directeur de Tremblay de 1963, j’utilise la version révisée par Tremblay lui-même, parue en 1968 : Tremblay, M-A., « Le plan directeur des études sur l’alcoolisme » : 120144, in Tremblay, M-A., Initiation à la recherche dans les sciences humaines. Montréal, McGraw-Hill Éditeurs. 104 problème de l’alcoolisme dans le secteur de la pathologie sociale). (Tremblay, 1968 : 115-116) Le plan directeur de Tremblay se divise en quatre sections principales. Dans la première, il présente les principes théoriques et méthodologiques selon lesquels les recherches doivent être effectuées. La seconde porte sur les études épidémiologiques. La section suivante aborde les études étiologiques et finalement la dernière section établit une certaine chronologie de la recherche, en donnant un ordre de priorité. En ce qui concerne les principes théoriques et méthodologiques, Tremblay les divise en trois parties : 1) les recherches appliquées ou les recherches fondamentales; 2) les études préventives et 3) les études sur la réadaptation. Au sujet des recherches fondamentales, il souligne qu’il faut « […] envisager les habitudes des individus mais aussi les systèmes de motivation et les facteurs socioculturels qui influent sur ce type de conduite » (Tremblay, 1968 [1963] : 124). Quant aux politiques de prévention, Tremblay précise qu’il est très tôt pour les envisager puisque le problème à résoudre est encore à cerner. Il ajoute : « En dépit de leur très grande importance, il est impossible, pour le moment du moins, d’entreprendre directement des études sur la prévention. Ces dernières pourront être amorcées lorsqu’on aura de meilleures connaissances sur l’étiologie de cette maladie et qu’on aura établi avec plus de certitude l’importance relative des facteurs sociaux dans la genèse et l’évolution de l’alcoolisme » (Tremblay 1968 [1963] : 125). Il mentionne aussi que la réadaptation est au cœur des travaux à venir : « Nous aussi, pour des raisons stratégiques, nous allons nous orienter vers le secteur de la réadaptation dans nos premières études » (Tremblay, 1968 [1963] : 125). Dans la section L’épidémiologie de l’alcoolisme, Tremblay avance qu’il va orienter les recherches sur les facteurs macrosociaux qui sont associés à des comportements alcooliques : « Des études épidémiologiques sur l’alcoolisme, par exemple, nous fourniraient des taux différentiels (nombre total d’alcooliques sur nombre total d’adultes) selon divers plans analytiques tels que le milieu de résidence, les niveaux professionnels, l’appartenance à une classe sociale donnée, le degré d’instruction, les niveaux de revenus, la structure des âges, le sexe, etc. » (Tremblay, 1968 [1963] : 127). En ce qui concerne l’étiologie de l’alcoolisme, qui s’intéresse aux causes du phénomène, Tremblay propose, là aussi, une approche englobante : 105 La transposition du modèle expérimental des sciences naturelles ne peut pas s’effectuer aux disciplines humaines, pour la simple raison que, dans ces sciences, la causalité est multiple et qu’il est souvent impossible d’identifier l’ensemble des facteurs critiques et de les ordonner dans une suite temporelle lorsqu’ils ont été identifiés. On peut parler, pour ces sciences, de véritables « chaîne causales », ou d’une série de facteurs qui influent, à des degrés divers, sur les comportements des individus selon les circonstances de culture et de situations sociales dans lesquelles ces individus agissent. (Tremblay, 1968 [1963] : 132-133) Sur le plan méthodologique, Tremblay présente les questions de recherche qui doivent guider l’enquête et permettent d’établir des « patterns » de consommation : « Qui consomme de l’alcool? Quand? (Dans quelles circonstances?) Avec qui consomme-t-il? Où? (Dans quels endroits?) Comment consomme-t-il? (Autrement dit que consomme-t-il, en quelle quantité et avec quelle fréquence et régularité?) Et pourquoi consomme-t-il? » (Tremblay, 1968 [1963] : 134). Il va ensuite approfondir ces questions de recherche : « Ainsi, y a-t-il des individus appartenant à certaines catégories sociales qui sont plus enclins à consommer de l’alcool parce qu’ils possèdent certaines caractéristiques? […] il semble que les jeunes, les célibataires, ceux qui n’ont pas de responsabilités précises, soient plus enclins à boire que les autres par suite de l’intérêt qu’ils portent à certains types de loisirs comme la danse dans les hôtels et clubs de nuit, les cabarets, etc. » (Tremblay 1968 [1963] : 134-135). En parlant des déterminants sociaux de l’alcoolisme, Tremblay précise qu’il faut tenir compte du contexte global pour rechercher l’origine de l’alcoolisme : « Dans l’étude des déterminants sociaux de l’alcoolisme, on évalue l’importance du milieu social global (la société globale) dans lequel a grandi l’individu, mais aussi des expériences vécues de l’individu dans des micro-unités comme la famille, le voisinage, les compagnons de jeu, les compagnons de travail, dans la genèse et l’évolution de l’alcoolisme » (Tremblay, 1968 [1963] : 137). Finalement, l’anthropologue parle des conséquences psychologiques et socioculturelles de l’alcoolisme qui sont, a priori, a) la dévalorisation de l’image de soi; b) une baisse du statut socio-économique et c) la détérioration des relations interpersonnelles. Par exemple, au sujet de la dévalorisation de l’image de soi, il souligne : 106 L’alcoolique est un individu qui a perdu confiance en lui-même et en ses propres capacités. Il se sent tout à fait incapable d’assumer l’ensemble de ses responsabilités. Il en vient à se dévaloriser lui-même, à se considérer comme un raté, un déchet de la société, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est plus récupérable. Cette image de soi ne fait qu’ajouter à l’angoisse générale déjà existante. On objectera que c’est parce que l’individu est déjà ébranlé dans ses convictions par rapport à lui-même qu’il se met à boire régulièrement. Cela est parfois juste. Mais quelles que soient les conditions antécédentes, une des conséquences psychologiques de l’alcoolisme est la naissance d’un sentiment de faillite, de honte et de culpabilité. (Tremblay 1968 [1963] : 141) À la fin de son plan directeur, Tremblay identifie des priorités pour les recherches sociales sur l’alcoolisme au Québec : 1) les études exploratoires sur les alcooliques; 2) les études monographiques et 3) les études épidémiologiques. En plus de miser sur un ambitieux programme de recherche, le CEIA met sur pied des programmes éducatifs et préventifs qui sont offerts dans les écoles, les cégeps, les universités et dans les médias. Il contribue donc à une croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » en cherchant à éduquer le peuple québécois tout en lui inculquant l’idéal d’« un avenir sobre et fort ». À cet égard, on apprend, dans le rapport annuel du CEIA, paru en 1963, quel est le rôle des médias : « Des représentants du Comité ont participé à différentes émissions radiophoniques et télévisées, plus particulièrement à l’émission radiophonique “Partage du Jour”, aux émissions télévisées “Vie de l’Église” et “Comment-Pourquoi”. Qu’il nous soit permis de mentionner qu’au cours des deux derniers mois de la présente année, l’alcoolisme a fait l’objet d’au moins une émission hebdomadaire radiophonique ou télévisée » (CEIA, rapport annuel 1963 : 13). Une quinzaine d’étudiants des Facultés de sciences sociales de l’Université Laval et de l’Université de Montréal collaborent aux travaux de Recherche du CEIA et procèdent à la cueillette des faits et des données scientifiques concernant l’alcool et l’alcoolisme partout dans la province. Les sociologues et les anthropologues québécois, dirigés par Tremblay, développent des recherches empiriques en sciences sociales tout en donnant une image objective dans le domaine des études sociales sur l’alcoolisme. Ils parlent de « pathologies sociales » (Laforest, 1968), de « détérioration culturelle » (Vachon, 1968), de « désorganisation sociale » (Charest, 1970), en traçant un portrait national des buveurs 107 d’alcool excessifs. Les résultats de ces travaux sont publiés dans la revue Toxicomanies. Dans les années 1960-1980, la revue Toxicomanies, subventionnée par le ministère des Affaires sociales et le ministère de la Justice du gouvernement québécois et dirigée par le médecin André Boudreau, joue un rôle important dans la vulgarisation scientifique des textes socio-anthropologiques dans cette croisade scientifique québécoise contre les « buveurs excessifs ». En 1964, l’anthropologue Paul Charest, qui est professeur à l’Université Laval, subventionné par une compagnie privée, mène une enquête sur la consommation excessive d’alcool sur le terrain. Il distribue des questionnaires à six-cents chefs de famille du BasSaint-Laurent. L’anthropologue Marc-Adélard Tremblay et le sociologue Gérald Fortin, professeurs eux aussi à l’Université Laval, publient l’ouvrage Les comportements économiques de la famille salariée au Québec, qui questionne le coût de la consommation d’alcool par mois en suivant la voie d’Halbwachs et l’empirisme de Merton. Le sociologue Jean-Marc Bernard présente, quant à lui, un inventaire des sources d’informations sur l’alcoolisme intitulé L’alcoolisme au Québec : inventaire des sources d’information et des institutions traitantes et Langlois et Lessard écrivent l’article intitulé Étude de l’influence de la publicité des brasseries sur les usagers de la télévision canadienne-française qui rappelle l’importance des médias. En 1968, Tremblay publie l’article intitulé Recherche et éducation dans le domaine de l’alcoolisme : éléments de synthèse, paru dans la revue Toxicomanies, où il oriente les chercheurs et les intervenants sociaux vers un programme éducatif de nature préventive contre les « buveurs excessifs ». L’anthropologue, en faisant une synthèse des recherches en alcoolisme et en éducation au Québec, propose quatre étapes à franchir : 1. suggérer à tous ceux qui peuvent être définis comme des « alcooliques » qu’ils ont besoin d’être aidés afin de guérir; 2. aider tous ceux qui ont tendance à consommer des liqueurs enivrantes d’une manière excessive à prendre conscience qu’ils courent de graves dangers personnels et sociaux; 3. consolider les attitudes de ceux qui ont pris la décision de boire avec modération, ou de ceux qui ont décidé qu’il valait mieux pour eux de s’abstenir; et, 4. finalement viser à transformer les milieux socio-culturels en cherchant à réduire et à alléger les tensions de la vie quotidienne. (Tremblay, 1968 : 93) 108 Le principal outil méthodologique des anthropologues québécois est le classement de la consommation d’alcool par région afin de présenter un portrait national situant les abus d’alcool dans la province (par exemple l’identification de la consommation excessive dans le Bas-Saint-Laurent, sur la Basse-Côte-Nord, en Beauce, etc.). Ainsi, l’approche socioculturelle, basée sur la méthode de la recherche empirique, est la pierre d’assise des anthropologues dans la croisade scientifique québécoise contre le mal des « buveurs excessifs » dans les années 1960. Elle légitime l’anthropologie comme une science apte à collaborer avec la santé publique, l’économie, la culture québécoise, bref avec la nation. La désintégration culturelle des populations autochtones par l’alcoolisme est aussi un objet d’étude des scientifiques québécois dans les années 1960. Dans l’article de André Vachon intitulé L’eau-de-vie dans la société indienne, paru lui aussi dans la revue Toxicomanies, on peut lire : « L’eau-de-vie était un facteur de désintégration; mais à mesure que sa culture se détériorait, l’Indien sentait davantage le besoin de retrouver artificiellement, dans l’ivresse, le climat de sa vie culturelle » (Vachon, 1968 : 215). Vachon parle de détérioration culturelle chez les « buveurs excessifs » en suivant la voie de Marc-Adélard Tremblay, inspirée de deux sociologues classiques de la même lignée : Durkheim et Merton. En 1970, Paul Charest publie l’article intitulé La consommation des boissons alcooliques sur la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent dans la revue Toxicomanies. Il y trace le portrait de son époque, alors qu’il souligne que les anthropologues québécois légitimisent de plus en plus leur rôle de collaborateur auprès des spécialistes en études sociales sur l’alcoolisme : « C’est presque un lieu commun que d’affirmer que l’étude de la consommation de boissons alcooliques par l’homme, et principalement, de son aspect pathologique qu’est l’alcoolisme, est devenue un domaine parmi bien d’autres. L’intérêt des anthropologues pour ce domaine de recherche, bien que relativement récent, s’est accru de façon importante ces dernières années » (Charest, 1970 : 229). Charest, comme beaucoup d’autres anthropologues québécois à cette époque, parle de « pattern » pour établir les caractéristiques socioculturelles de la consommation d’alcool sur la Basse-Côte-Nord. C’est dans la section modes de consommation qu’on voit cet 109 anthropologue associer la consommation excessive d’alcool aux vols et aux dommages à la propriété. Les jeunes de la Basse-Côte-Nord sont les plus concernés : Cette façon excessive de boire qui caractérise principalement les jeunes gens ne manque pas d’avoir des conséquences malheureuses, voire tragiques. Ainsi, les excès d’alcool entraînent souvent des batailles dans les villages de SaintAugustin et de Rivière Saint-Paul […]. La majorité des vols et des dommages à la propriété survenant dans les villages sont attribuables à l’état d’ébriété de leurs auteurs. (Charest, 1970 : 346-347) En parlant de désorganisation sociale, Charest associe les relations sexuelles prémaritales à la consommation d’alcool : « Les relations sexuelles prémaritales sont un phénomène caractéristique de la Basse-Côte-Nord et il semble qu’on puisse les mettre en relation directe avec la consommation des boissons alcooliques » (Charest, 1970 : 347). Il mentionne les troubles familiaux et la misère associés aux « buveurs excessifs » : « Sur la Basse-Côte-Nord, comme ailleurs, la consommation abusive d’alcool est génératrice de troubles familiaux plus ou moins graves et de misères humaines » (Charest, 1970 : 347). Pour Charest, la consommation modérée ne constitue pas un problème : « On considère aussi que l’alcool, pris en quantité raisonnable, est un agent de sociabilité idéal qui permet des contacts et des relations agréables entre gens posés. Ce qu’on déplore le plus, évidemment, ce sont les excès auxquels de nombreux consommateurs se livrent » (Charest, 1970 : 348). Charest indique aussi quels sont les villages de la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent où la consommation est excessive (Saint-Augustin, Rivière Saint-Paul, Lourdes de BlancSablon, Blanc-Sablon, Bradore, Old Fort), où la consommation est élevée (La Tabatière, Baie Rouge, Mutton Bay, Kegashka) et où la consommation est normale (Harrington Harbour, Tête-à-la-baleine, La Romaine). En somme, dans les années 1960, la collaboration interdisciplinaire entre les médecins, les anthropologues et d’autres scientifiques sur les causes et les dégâts causés par l’alcoolisme est fondamentale pour amorcer la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » dans la province. Elle vient du fait que les médecins, les premiers chercheurs dans ce domaine de recherche appliquée au Québec, vont s’aligner sur le modèle 110 interdisciplinaire de l’alcoolisme proposé par le médecin américain Jellinek en 1960. Il est question de percevoir l’alcoolisme comme maladie et la quête des causes psychologiques et socioculturelles qui puissent expliquer ce phénomène. Au début des années 1970, on voit la consolidation de ces recherches sociales sur l’alcoolisme au Québec. Les scientifiques annoncent une approche psychosociale. 4.1.2. LES ANNÉES 1970 : L’APPROCHE PSYCHOSOCIALE Dans ce deuxième volet, je traite du virage amorcé par les anthropologues vers l’approche psychosociale de l’alcoolisme dans les années 1970. Les médecins commencent alors à perdre du pouvoir, car la médecine n’est plus la principale discipline associée aux études sur l’alcoolisme, depuis que les psychologues ont pris la relève. Les anthropologues vont donc collaborer avec les psychologues pour contenir la consommation excessive d’alcool dans la province en mettant l’accent sur la recherche qualitative. Amnon Suissa écrit : La perspective psychosociale représente un champ varié et riche dans la compréhension des divers comportements humains impliqués dans les toxicomanies. Si le discours traditionnel de la maladie prétend que l’alcoolisme est dû, à 40%, aux carences physiologiques, il reste 60% à expliquer par d’autres facteurs. Ceux-ci sont principalement d’ordres psychologique et social […]. La devise de la perspective psychosociale peut, jusqu’à un certain point, être résumée à ceci : ne devient pas dépendant/toxicomane qui veut; certaines conditions psychosociales sont nécessaires à la création et au maintien d’un « pattern » de dépendance. (Suissa, 1998 : 114) Dans les années 1970, le système socio-sanitaire québécois est restructuré de fond en comble. D’après Louis LeBel : « Le gouvernement québécois de Daniel Johnson met sur pied une commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, aussi appelée la Commission Castonguay-Nepveu (CCN). Partant de la constatation que l’Église et la société civile ne peuvent plus assurer à la population des conditions de vie jugées satisfaisantes, l’État semble le seul à être en mesure d’assurer l’amélioration des services offerts à la population » (LeBel, 2008 : 1). 111 On assiste, à la suite du dépôt du rapport de la commission, en 1972, à la création des centres locaux de services communautaires (CLSC), des départements de santé communautaire (DSC), des conseils régionaux de la santé et des services sociaux (CRSS) et des centres de services sociaux (CSS) mis sur pied afin d’assurer le relais des politiques étatiques (Brisson, 2000). D’après Brisson : « Un certain nombre deviennent des centres d’accueil avec pour mission la réadaptation et la réinsertion selon la nouvelle perspective en vogue, l’approche psychosociale. De nouveaux professionnels des sciences humaines occupent alors toute la place, et le bénévolat, laïc comme religieux, disparaît presque complètement. En contrepartie, c’est au cours de cette décennie que le mouvement Alcoolique anonymes prend véritablement de l’ampleur chez les francophones » (Brisson, 2000 : 20). Le ministère des Affaires sociales publie en 1976 un document d’orientation intitulé L’usage et l’abus des drogues. Un aperçu global. Il est clair que le gouvernement lance alors un appel aux intervenants sociaux afin qu’ils mettent en œuvre l’approche psychosociale dans la lutte contre la toxicomanie dans la province. On peut dire que cette approche psychosociale amplifie la participation des sciences sociales, mais cette fois-ci elle donne le pouvoir aux psychologues. Les sociologues et les anthropologues vont donc collaborer en faisant la jonction entre les facteurs socio-psychologiques et culturels des abus d’alcool (Laforest, 1975; Labrie et Tremblay, 1977). Ainsi, l’alcoolisme, qui était considéré auparavant comme un problème plutôt médical, est alors devenu un problème psychosocial. D’après Brisson : « C’est au tour du modèle de maladie d’être ouvertement contesté par l’arrivée, au gouvernent et dans les universités, de nouveaux spécialistes des sciences humaines qui introduisent les idées de la psychologie humaine existentielle […] et du behaviorisme cognitif […]. Le secteur de la toxicomanie est dorénavant sous le signe des disciplines psychologiques » (Brisson, 2000 : 21). Dans les années 1970, le psychologue Dollard Cormier met sur pied et assure la direction du Laboratoire de recherche sur l’abus d’alcool et des drogues du Département de psychologie de l’Université de Montréal. Toujours d’après Brisson : « […] des organismes de santé publique, des infirmières et des travailleurs sociaux organisent les premières activités préventives dans les écoles au cours des années 1970. La Commission des écoles 112 catholiques de Montréal (CECM) mène, en 1976, la première d’une série d’enquêtes portant sur la consommation en milieu scolaire » (Brisson, 2000 : 22). En ce qui concerne la réadaptation : « […] une ressource se consacrant aux toxicomanes lourds et criminalisés fait son apparition : Le Portage […]. Il s’agit d’une communauté hiérarchique, axée sur la rééducation et la réinsertion du toxicomane à partir de méthodes puisant à plusieurs sources : tradition des AA (confession publique et encadrement par des ex-toxicomanes), behaviorisme […] psychologie humaniste » (Brisson, 2000 : 22-23). Étant donné l’influence des psychologues, qui dans les années 1970 sont à la tête des études sociales sur l’alcoolisme, les anthropologues Gisèle Labrie et Marc-Adélard Tremblay publient un article-synthèse des recherches québécoises portant sur le caractère psychologique et culturel de l’alcoolisme. L’article intitulé Études psychologiques et socioculturelles de l’alcoolisme : inventaire des travaux disponibles au Québec depuis 1960 recense les recherches réalisées au Québec : « Nous nous sommes limités à recenser seulement les études à caractère psychologique ou culturel portant sur l’alcoolisme effectuée depuis 1960 au Québec, qui ont fait l’objet soit d’articles parus dans 26 revues publiées au Québec, soit des thèses de maîtrise ou de doctorat présentées à l’Université Laval » (Labrie et Tremblay, 1977 : 85). Labrie et Tremblay ajoutent que dans ces écrits recensés, la dimension psychosociale prend de plus en plus de place : « Le climat d’amitié et d’estime, entre autres, permet à l’individu de s’exprimer plus librement et à renouer connaissance avec un “moi” physique, affectif et socio-culturel revalorisé. Il ressort des études recensées que la dimension psycho-sociale de l’alcoolisme retient de plus en plus l’attention » (Labrie et Tremblay, 1977 : 87). Les anthropologues s’intéressent alors aux contextes socioculturels et psychologiques dans lesquels vivent les alcooliques pour déterminer les causes de leur dépendance : Les individus réagissent différemment à ces divers stimuli selon leur hérédité, leur état physiologique, leur condition psychologique compte tenu des normes admises ou tolérées dans le milieu social où ils évoluent. Chez les individus dont le système psychologique de défense est faible, par exemple, et qui, en plus, sont soumis à toutes sortes de contraintes familiales et sociales, l’alcool représente souvent un instrument d’évasion et de fuite dans l’irréel. C’est la répétition de ce scénario qui, à la longue, suscite l’habitude et crée la dépendance. (Labrie et Tremblay, 1977 : 87) 113 En affirmant que l’étiologie de l’alcoolisme est multidimensionnelle, Labrie et Tremblay mettent l’accent sur l’importance de l’environnement social pour mieux saisir les questions psychologiques et physiologiques de la dépendance alcoolique. Par le biais d’un regard englobant les causes de l’alcoolisme, les anthropologues soulignent les facteurs intrinsèques qui façonnent l’individu alcoolique (son bagage génétique et sa personnalité) ainsi que les facteurs extrinsèques liés à l’environnement social (la famille, l’école, le voisinage, le groupe d’amis et les confrères de travail, bref tous les éléments de la culture). C’est ainsi que les anthropologues tracent l’importance de la collaboration interdisciplinaire avec les psychologues dans les recherches qui visent à soigner les alcooliques : Au cours d’une thérapie pour alcooliques doit-on soigner l’individu exclusivement ou insérer la dispensation des soins dans un univers socioculturel restreint (la famille par exemple) ou même intervenir uniquement sur la société? En principe, le choix clinique demeure relativement inchangé et s’impose par rapport à des objectifs de traitement à court terme. En poursuivant cette problématique on est appelé à ouvrir de plus en plus de cliniques pour traiter un plus grand nombre de patients. C’est là une conception clinique de courte visée. Tant que nous ne connaîtrons pas mieux les processus étiologiques de l’alcoolisme, n’est-il point essentiel d’étudier les habitudes de consommation d’alcool de populations entières? Les résultats de ces travaux sur une large échelle permettent de mieux définir les composantes de l’alcoolisme, les caractéristiques génétiques, psychologiques et socio-culturelles des alcooliques et les types d’interventions cliniques et sociales à privilégier. (Lambrie et Tremblay, 1977 : 87-88) Finalement, les anthropologues rappellent que les recherches interdisciplinaires sur l’alcoolisme sont encore à leur tout début : […] même si nous assistons depuis une décennie surtout au déploiement d’expériences thérapeutiques nouvelles, nous connaissons encore d’une manière plutôt embryonnaire les relations qui existent entre les modes de traitement et les processus dynamiques de réadaptation et de réinsertion sociale de patients. De plus, les réflexions de plus en plus nombreuses que l’on a répertoriées sur l’intervention sociale et la prévention, toutes théoriques et suggestives qu’elles soient, se traduisent rarement par des programmes concrets de prévention. (Labrie et Tremblay, 1977 : 124) De plus, les médias ont joué un rôle des plus importants dans cette croisade scientifique et sociétale des années 1970. Dans la revue Toxicomanies, dans la section Faits 114 et opinion, on peut lire un article de Boudreau, paru en 1976, intitulé La publicité sur les boissons alcooliques, dans lequel le médecin fait des recommandations quant aux messages publicitaires concernant les usages de l’alcool : - - La publicité doit être vraie, esthétique et modérée. On devrait maintenir l’interdiction d’affirmer dans une réclame qu’une boisson alcoolique favorise la santé ou possède des qualités nutritives ou curatives. On devrait maintenir l’interdiction de la publicité sur les boissons alcooliques au moyen d’avions en vol. Il serait même souhaitable que cette restriction devienne générale et s’applique à tous les produits sans distinction. On devrait maintenir le pouvoir d’interdire toute publicité sur les boissons alcooliques qui ne serait pas de bon goût. On devrait continuer d’interdire la publicité sur les boissons alcooliques faite sur écran dans les cinémas et les salles de spectacles. On devrait permettre, et même encourager, la publicité orientée vers l’usage modéré des boissons alcooliques. (Boudreau, 1976 : 253) À la fin des années 1970, les scientifiques associés à l’approche psychosociale parlent de plus en plus de l’idéologie du libre choix, alors qu’on voit le passage vers une approche centrée sur la construction du sujet malade, par le biais des analyses des styles de vie des groupes à risque, en mélangeant les études sociales sur l’alcoolisme et les études portant sur les autres types des toxicomanies. 4.1.3. LES ANNÉES 1980 : LA CONSTRUCTION DU SUJET MALADE ET SON STYLE DE VIE Dans les années 1980, on introduit une approche centrée sur la construction du sujet malade (et inclus l’alcoolique) par le biais des analyses des styles de vie des groupes à risque en mélangeant les études sociales sur l’alcoolisme et les études sur d’autres toxicomanies. À cette époque, on assiste à l’apparition d’un nouveau type d’excessif : le porteur du VIH. Le sida sera associé à quantité excessive de partenaires et à l’oubli du devoir de faire usage du préservatif (Guyon et Geoffrion, 1997). On voit l’émergence d’une approche centrée sur les conduites individuelles. 115 Face à la diffusion du concept scientifique de groupes à risque, l’Université de Montréal et l’Université de Sherbrooke consolident deux programmes de toxicomanies. Les psychologues Dollard Cormier et Louise Nadeau sont des figures de proue. Ils publient des ouvrages de synthèse portant sur les études interdisciplinaires en toxicomanies, dont fait partie l’alcoolisme. Dans l’ouvrage intitulé Toxicomanies, styles de vie, paru en 1984, Dollard Cormier présente une approche historique du concept de toxicomanie qui est successivement un « vice moral » au XIXe siècle et une « déviance », un « crime » et une « maladie » au début du XXe siècle. Il propose alors une nouvelle voie analytique selon laquelle l’individu est responsable de la construction de sa propre maladie chronique en fonction de son style de vie. D’après Cormier : « La toxicomanie, c’est un style de vie de la personne par lequel elle exprime, dans tous les éléments qui constituent sa vie, la solution apportée à sa propre existence. Tout y a joué; tout y a concouru : les interactions sociales dont elle a été à la fois l’agent et l’objet, un mode personnel de voir les choses, déterminé lui-même par le potentiel de l’organisme et les possibilités de l’environnement » (Cormier, 1984 : 2). Le psychologue établit une distinction entre l’alcoolisme et les autres toxicomanies : « Même si la tendance récente consiste à vouloir considérer l’alcool comme un psychotrope au même titre que tous les autres, l’alcoolisme continue et continuera encore longtemps à constituer un cas à part en raison même du statut particulier dont bénéficie cette substance dans la société. L’alcool est la seule drogue dont l’usage soit licite sans condition, voire même encouragé » (Cormier, 1984 : 15). De plus, il revient sur la classification de l’alcoolisme de Jellinek (l’alpha, le bêta, le gamma et l’epsilon); de Fouquet (l’alcoolite, l’alcoolose et la somalcoolose); de Fox et Lyon (l’alcoolique primaire, secondaire et symptomatique) et de Mulford (type A, B et C) pour conclure ensuite : « La tendance aujourd’hui est d’insister davantage sur la responsabilité personnelle dans le choix d’un style de vie » (Cormier, 1984 : 22). Cormier lance en 1989 un autre ouvrage devenu classique, Alcoolisme, abstinence, boire contrôlé, boire réfléchi, consacré exclusivement à l’alcoolisme. Il y fait une synthèse des caractéristiques psychosociales et culturelles de l’alcoolisme pour démontrer l’importance de la collaboration interdisciplinaire pour contenir les « buveurs excessifs ». À 116 ma grande surprise, dans l’avant-dernier paragraphe de cet ouvrage, Cormier se pose la question suivante : « Devant le peu de succès obtenu à ce jour dans l’intervention auprès de l’alcoolique, n’y aurait-il pas lieu d’effectuer dans ce domaine un vigoureux virage en faveur de la personne même de l’alcoolique, plutôt que de maintenir l’attention prépondérante sur les disciplines professionnelles et sur les groupes d’entraide qui s’en occupent? » (Cormier, 1989 : 154). Même si Cormier donne le libre choix à l’alcoolique (approche centrée sur la responsabilité personnelle des individus), la question de la compartimentation des disciplines scientifiques est tout de même remise en question, du moins en partie : « On ne devrait plus en être au maintien des hégémonies puisqu’aucune d’entre elles ne semble plus adaptée à l’évolution des personnes et des sociétés. Les solutions des années 30 et les perceptions des années 60 sont nettement dépassées dans les années 80, et le seront encore plus pour la prochaine décennie » (Cormier, 1989 : 154). En ce qui concerne Louise Nadeau, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal, elle publie plusieurs ouvrages, dont des synthèses sur les études sur l’alcoolisme et d’autres toxicomanies, notamment la toxicomanie féminine. Sur la base d’une approche psychosociale du phénomène, elle trace des portraits statistiques et psychosociaux du style de vie des femmes alcooliques québécoises. Dans son ouvrage Les femmes et l’alcool en Amérique du Nord et au Québec, paru en 1984, écrit en collaboration avec Celine Mercier et Lise Bourgeois, on démontre les caractéristiques psychosociales des femmes alcooliques : Une majorité de femmes admises en traitement pour dépendance à l’alcool présente le tableau clinique suivant. Au regard des modèles de consommation, c’est presque toujours au début de la trentaine, et plus tardivement […] que les femmes commencent à manifester des problèmes reliés à l’alcool. […] Une bonne proportion de ces femmes consomment à la fois de l’alcool et des tranquillisants mineurs […]. Si les pourcentages rapportés dans le reste de l’Amérique du Nord vont de 24% à 48%, ceux qui sont déclarés au Québec se chiffrent entre 40% et 70%. […] Au regard des caractéristiques psychosociales, selon toutes nos sources, 43% à 75% des femmes admises en traitement pour dépendance à l’alcool vivent seules […]. Les femmes alcooliques de faible niveau socio-économique auraient davantage de visibilité publique tandis que celles de niveau moyen et élevé, une meilleure intégration sociale. […] Concernant leur famille […], les femmes alcooliques ont un parent – père, sœur, frère, conjoint – qui est alcoolique : elles semblent « attraper » l’alcoolisme dans leur famille. […] Chez les femmes alcooliques, on constate 117 […] la présence d’antécédents psychiatriques. Elles ont aussi commis plus de tentatives de suicide que leurs homologues masculins. […] Les femmes alcooliques ont une plus faible estime d’elles-mêmes que les hommes alcooliques et que les femmes non alcooliques. Enfin, l’alcoolisme et la dépression ont une prévalence élevée chez ces femmes. (Nadeau, Mercier et Bourgeois, 1984 : 157-158) Dans un autre ouvrage consacré à l’alcoolisme intitulé Vivre avec l’alcool, la consommation, les effets, les abus, paru en 1990, Nadeau met l’accent sur le style de vie des femmes et des hommes tempérants qui appliquent le principe selon lequel la modération a bien meilleur goût et elle aborde l’érosion psychologique causée par les « buveurs excessifs ». Dans l’introduction intitulée L’alcool, ami ou ennemi?, la psychologue pose une question et réponde à cette même question en rappelant comment se protéger contre cet ennemi qu’est l’excès : « L’alcool est là, parmi nous depuis plus de 2500 ans et, selon toute vraisemblance, il est là pour rester. Et il en va de notre relation à l’alcool comme de toute relation avec un objet utile mais dangereux : le mode d’emploi comporte des règles à suivre pour se protéger » (Nadeau, 1990 : 9). Ensuite, elle parle de modération : « Il faut bien dire aussi que les hommes et les femmes tempérants, capables de s’arrêter après un ou deux verres d’alcool, appliquent sans doute à d’autres secteurs de leur vie le grand principe selon lequel la modération a bien meilleur goût […]. Ce sont des gens admirables pour qui la vertu se situe dans l’évitement des excès… Ce faisant, ils ménagent leur santé physique et mentale » (Nadeau, 1990 : 49). Nadeau revient ainsi à la question des quantités appropriées dans la consommation d’alcool, mais elle est toutefois plus permissive que ne l’est Éduc’alcool : « En règle générale, on considère que l’alcool commence à produire des effets dommageables pour la santé lorsque la consommation dépasse 28 consommations par semaine pour les hommes et 21 consommations par semaine pour les femmes. Voilà le chiffre magique! Dépasser quatre consommations par jour pour les hommes et trois par jour pour les femmes devrait être reconnu comme une consommation à risque » (Nadeau, 1990 : 50). Elle associe la consommation excessive d’alcool à la violence : « Dans le faits, l’alcool précède ou accompagne une proportion importante d’événements violents. Dans la moitié et même les deux tiers des homicides ou assauts graves, on trouve un taux d’alcoolémie élevé chez les agresseurs ou les victimes, ou les deux. Il n’y a aucun doute que le viol, les assauts sexuels et certaines formes de conduites sexuelles déviantes sont en corrélation avec la consommation d’alcool » (Nadeau, 1990 : 64). Elle souligne encore que « La 118 consommation d’alcool peut donc servir d’excuse à quelqu’un qui souhaite trouver une raison pour prendre des libertés et excuser sa conduite » (Nadeau, 1990 : 93). Finalement, elle termine son argumentation en parlant d’érosion psychologique causée par la consommation excessive d’alcool : « Les problèmes liés à l’alcool ont souvent pour effet d’induire chez ces proches une impression de perte de maîtrise sur leur vie. On s’estime aux prises avec une situation que, subjectivement, on juge incontrôlable, d’autant plus que l’alcoolisation s’échelonne sur plusieurs années. La vie avec un alcoolique semble avoir ainsi un effet “d’érosion psychologique” » (Nadeau, 1990 : 249). Dans l’anthropologie pratiquée au Québec, en lien avec la santé publique, on parle de plus en plus de la construction socioculturelle ou identitaire du sujet malade, incluant l’alcoolique et son style de vie (Saillant 1988; Bibeau et Perreault, 1995; Saillant et Genest, 2005). Les approches constructiviste, interprétative et phénoménologique en anthropologie ouvrent un dialogue avec la notion de style de vie proposée par les psychologues dans les recherches sociales sur l’alcoolisme et d’autres toxicomanies. Pour les anthropologues québécois de cette époque, les approches socioculturelle, constructiviste, interprétative et phénoménologique doivent être centrées sur la connaissance de soi (l’identification du malade avec sa maladie chronique par le biais de sa culture, de son milieu socioéconomique, de sa subjectivité, etc.), car les anthropologues se basent sur les expériences personnelles des patients et leur environnement pour interpréter et construire le sens phénoménologique et social que ces patients donnent à leur maladie. Ces anthropologues québécois des années 1980, collaborant avec les spécialistes de la santé publique, mélangent les approches socioculturelle (la question du contexte culturel du malade), des ethnographies de quartier (les influences des groupes), de l’anthropologie médicale critique (la construction socioculturelle de la maladie ou de la dépendance) et l’approche phénoménologique (la question de l’existence du sujet malade au monde) pour établir le style de vie des groupes à risque. En d’autres termes, dans la plupart des ouvrages d’anthropologie des années 1980, on parle plutôt de sujets malades au sens le plus large du terme, dont fait partie l’alcoolique chronique. 119 Pour illustrer cette manière de faire, je cite l’ouvrage de Francine Saillant intitulé Culture et cancer, produire le sens de la maladie, paru en 1988. La construction du sujet malade dans cet ouvrage est directement associée à la manière dont l’individu a appris à se reconnaître comme malade chronique dans son milieu social, culturel et médical. On voit chez Saillant tout un discours sur l’expérience de la souffrance sociale et l’influence de l’anthropologie médicale critique liée à un regard global sur le patient. L’anthropologie est cette discipline qui place la culture au centre de toute expérience humaine, incluant bien sûr, l’expérience de la maladie. Selon cette optique, l’expérience de la maladie, hier celle de la peste ou de la tuberculose, aujourd’hui celle du cancer ou du SIDA, est une expérience qu’il est possible de mieux comprendre dans la mesure où l’on resitue cette dernière dans le contexte plus global des interactions, des institutions, des modes de communication, des rites, des signes, des symboles qui la définissent et la rendent possible. Dit autrement, la maladie, comme on commence à le reconnaître dans tout le discours contemporain des sciences et professions du « psychosocial », est plus qu’un corps véhicule de symptômes, plus qu’un rôle à assumer temporairement, plus qu’un simple comportement, elle est un mode de vie, un acte de communication, une occasion de dire et de faire le sens de sa vie et de sa mort. Une telle affirmation s’avère sans doute encore plus juste dans le domaine des maladies chroniques. (Saillant, 1988 : 13) L’expérience de la maladie chronique et le sens que les malades donnent à leurs malheurs sont les thèmes à explorer dans cette anthropologie clinique. L’activité clinique de type anthropologique consiste donc à identifier les catégories culturelles en usage par les soignés et les soignantes et à en saisir le mode d’organisation. Ces catégories considèrent à la fois les signes et les symboles rattachés aux symptômes, au corps et à la maladie. C’est donc principalement par la saisie de l’expérience des patients de leur point de vue que l’on atteint les dimensions culturelles de leur expérience. (Saillant, 1988 : 58) En suivant cette même voie de l’anthropologie clinique, je reviens à l’ethnographie de quartier de Gilles Bibeau et Marc Perrault dans l’ouvrage intitulé Dérives montréalaises, à travers des itinéraires des toxicomanies dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, paru en 1995. J’y reviens car la méthode employée par ces anthropologues québécois pour construire le sujet toxicomane est divisée en deux grandes lignes : l’ethnographie de quartier (l’analyse anthropologique du styles de vie des toxicomanes dans leur quartier 120 urbain) et la méthode de l’anthropologie clinique, ciblant, notamment, les aveux d’échecs des toxicomanes dans les entretiens souvent privés. En parlant de psychoanthropologie, Bibeau et Perrault abordent les problèmes des toxicomanes à partir de l’enveloppe identitaire socio-individuelle de la personne : « Comme nous travaillons d’abord et avant tout avec des personnes, des êtres humains avec leurs problèmes, il fallait avant tout éplucher les principales couches (psychoanthropologiques) qui composent théoriquement chaque individu, c’est-à-dire l’ego de nos sujets » (Bibeau et Perrault, 1995 : 121). Pour identifier ce sujet toxicomane, les chercheurs parlent d’identité intériorisée ou de l’image de soi et d’identité extériorisée, qui constitue l’interface des rapports à autrui : La recherche ethnographique nous situe habituellement à la charnière de cette double réalité que sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’identité intériorisée ou l’image de soi (dans ses conflits, ses forces et ses faiblesses) et l’identité extériorisée, qui constitue l’interface des rapports à autrui. L’observation, mais également l’entrevue, révélera un certain nombre d’étiquettes qui composent l’identité (pour soi) pour autrui. Plus difficile cependant est l’accès à l’identité intériorisée. L’entrevue implique en fait un nivellement de l’identité à la surface la plus lisse du « je », du « moi » (qu’est le nom) dans la relation au monde. C’est uniquement en approfondissant l’individualité et la personnalité du sujet que l’on pourra faire ressortir l’identité enfouie et parfois camouflée par le « on ». (Bibeau et Perrault, 1995 : 125) En d’autres mots, il s’agit de remplacer le regard de la clinique médicale en parlant, cette fois-ci, d’un sujet « on » (Nous) plutôt que du sujet « je » (Moi) comme le fait un psychanalyste en train d’observer un patient. Bibeau et Perrault parlent de la méthode en anthropologie clinique : L’anthropologue ne s’intéresse cependant pas qu’aux grands récits ou à l’histoire collective des groupes. Par profession, il recueille tout autant les petits récits qui ont pour auteurs des personnes singulières, des biographies ou des tranches de vie, qui se disent à la première personne du singulier, qui s’énoncent le plus souvent dans le privé, et qui sont toujours formulés dans un texte provisoire, jamais achevé. L’anthropologue peut certes observer des comportements, être le témoin d’interactions entre des personnes ou décrire des pratiques spécifiques, mais il reste néanmoins à l’extérieur de la réalité appréhendée aussi longtemps qu’il ne recueille pas en parallèle les commentaires, les gloses et les interprétations que les acteurs sociaux élaborent eux-mêmes relativement à leurs comportements et pratiques. (Bibeau et Perrault, 1995 : 56) 121 Ce qui attire le plus mon attention dans cet ouvrage, c’est la méthode d’une scienceaveu pratiquée par ces anthropologues, pour utiliser ce beau concept de Foucault (1976), qui fait avouer les échecs des toxicomanes lors d’entretiens qui se déroulent bien souvent en privé. Bibeau et Perrault se mettent en tête de construire l’histoire de la vie collective du sujet toxicomane. En suivant une méthode semblable à la méthode de la confidence en clinique de l’alcoologie de Fouquet et Clavreul (1956)14, le premier chapitre de l’ouvrage de Bibeau et Perrault s’intitule Entre confession, témoignage et fiction. Les anthropologues y soulignent : « En demandant à certaines personnes de devenir les narrateurs ou les auteurs de leur propre histoire, l’anthropologue les invite à un exercice souvent douloureux, surtout lorsqu’il s’agit de personnes que la vie a mutilées ou qui ont basculé dans une forme ou l’autre de marginalité » (Bibeau et Perrault, 1995 : 51). Il s’agit de construire une science du sujet toxicomane. En faisant de l’anthropologie une science existentielle, phénoménologique, les auteurs associent ainsi la méthode anthropologique à la méthode clinique de la confidence : « Raconter sa vie suggère, chez la plupart des personnes, l’idée d’une pause réflexive et d’un exercice dynamique de la mémoire, qui est recouvrement ou, davantage encore, ressaisissement. Dans le travail anthropologique comme dans la pratique clinique, rien ne permet cependant d’authentifier un récit comme étant bien l’histoire d’un tel ou d’une telle, de sorte que la personne qui écoute ne peut jamais mettre en doute ce qui se donne pour vrai » (Bibeau et Perrault, 1995 : 53). En mélangeant l’anthropologie avec la méthode de la confidence en clinique, les anthropologues se proposent donc d’« exorciser le mal » : « Ces récits spontanés que des personnes toxicomanes et prostituées font sortir de leur corps, de leur tripes, sommes-nous tentés d’écrire, sont étrangement parcourus par un mélange d’ironie et de douleur, comme si le rire constituait le meilleur mécanisme pour exorciser le mal dont leur vie a été porteuse » (Bibeau et Perrault, 1995 : 54). À titre de comparaison entre la méthode de la confidence en clinique de Fouquet et Clavreul (1956) et la méthode de la confession en anthropopsychologie de Bibeau et Perrault (1995), je reviens à la citation de Fouquet et Clavreul : « En écrivant votre autobiographie […] en acceptant de suivre ma suggestion de vous confier à moi, il est possible que vous soyez allé plus loin dans la confidence que vous ne le pensiez tout d’abord ». Fouquet et Clavreul, 1956, Une thérapeutique de l’alcoolisme, essai de psychothérapie éducative. Paris, Presses universitaires de France, p. 62. 14 122 À la fin des années 1980, un article15 étonnant (qui échappe à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ») intitulé Soûlards indiens et flics blancs, considérations théoriques sur la récidive, paraisse dans la revue québécoise Anthropologie et Sociétés. Son auteure est Jill Elaine Torrie, une anthropologue de l’Université de Toronto qui mène des activités de recherche pour le module de santé publique de la région Crie. Le titre de l’article est déjà une provocation théorique : « La récidive est surdéterminée par un espace interdiscursif où se font face ivrognes amérindiens et flics blancs » (Torrie, 1989 : 130). Dans cet article, la consommation d’alcool est présentée comme une question politique et conflictuelle. En parlant de la justice pénale canadienne, l’anthropologue affirme : « La sur-représentation de minorités ethniques spécifiques dans le système de justice pénale au Canada est actuellement au centre d’un débat social et médiatique […]. Les enquêtes actuelles portent plutôt sur des groupes ethniques singuliers dans la société “multi-culturelle” canadienne sans qu’aucune discussion politique sur les pratiques policières ne soit entamée » (Torrie, 1989 : 127). En considérant les conflits politiques survenus entre les policiers et les Autochtones, Torrie, plutôt que d’accuser ces derniers de « buveurs excessifs » en dénigrant leur culture ou en construisant le sens de leur maladie, s’interroge : « Pourquoi un groupe ethnique devient-il un groupe cible et comment des pratiques inéquitables associées à une telle stigmatisation persistent-elles? Autrement dit, comment au niveau local notamment les pratiques politiques surdéterminent-elles les habitus de surveillance policière? » (Torrie, 1989 : 127). L’auteure propose ainsi une anthropologie du conflit : « Dans cet article, nous décrivons la coprésence du politique et de la critique dans les pratiques ethniques du traitement des soûlards amérindiens par la police. Nous ne décrirons pas ces pratiques comme telles mais montrerons plutôt comment et dans quelles circonstances elles sont l’expression d’un conflit politique » (Torrie, 1989 : 127). Torrie considère que la consommation d’alcool a lieu dans un contexte où les relations autochtones-policiers blancs sont conflictuelles : « En considérant la récidive chez les Autochtones dans le cadre d’un processus conflictuel avec les policiers blancs, nous Il y a quantité d’ouvrages internationaux qui traite d’anthropologie politique et du conflit mais qui n’aborde pas la thématique de l’anthropologie de l’alcoolisme. Je n’ai donc pas eu recours à ce type d’ouvrage et je n’ai privilégié que des ouvrages et des articles qui concernent spécifiquement l’anthropologie de l’alcoolisme pratiquée au Québec. 15 123 pouvons en saisir les fondements historiques indépendamment du discours de la justice pénale […]. Par ailleurs, en tentant compte du contexte local, de son ancrage diachronique, il est possible de rompre avec une vision qui fétichise les statistiques » (Torrie, 1989 : 131132). Elle met ensuite les mots « ethnique » et « multiculturalisme » entre guillemets pour parler des stratégies politiques de la police et du gouvernement qui portent un jugement sur les « soûlards indiens » par le biais de l’identification des groupes ethniques. Le changement de perspective de Torrie est fascinant, car, à l’époque, toutes les approches anthropologiques du boire (socioculturelle, constructiviste, interprétative, phénoménologique, etc.), malgré leurs nuances, centrent l’alcoolisme sur les valeurs socioculturelles des buveurs. Torrie propose donc une analyse alternative (une anthropologie de la politique et du conflit) pour interpréter le regard porté par les policiers sur la « consommation excessive » des Autochtones. En somme, les recherches anthropologiques dans les années 1980, centrées sur la construction du sujet malade (incluant l’alcoolique) et la notion de groupes à risque (styles de vie), permettent d’approfondir certains aspects des modèles culturel (le contexte culturel du malade), des ethnographies de quartier (les influences des groupes), de l’anthropologie médicale critique (la construction socioculturelle de la maladie ou de la dépendance) et du modèle phénoménologique (la question de l’existence du sujet alcoolique au monde). Une exception, c’est l’article de Torrie (1989), associé à une anthropologie du conflit entre les policiers et les Autochtones canadiens. Des années 1990 jusqu’à nos jours, on verra, dans la prochaine sous-section, l’apparition d’une approche humaniste, parmi les anthropologues et d’autres scientifiques associés au domaine de la santé publique, qui met l’accent sur la réduction des méfaits causés par les abus d’alcool. Cette approche vient renforcer la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». 4.1.4. DES ANNÉES 1990 À NOS JOURS : L’APPROCHE HUMANISTE DE RÉDUCTION DES MÉFAITS CAUSÉS PAR LES ABUS D’ALCOOL (RdM) Dans cette sous-section, il est question de l’adoption d’une approche humaniste nommée réduction des méfaits causés par les abus d’alcool (RdM). Cette approche est 124 apparue au Québec à la fin des années 1980 au moment où le sida et les drogues injectables sévissaient dans tout l’Occident (Mondou, 2013). Je cite la définition du terme méfait établie par l’anthropologue Raymond Massé : Nous entendrons ici par méfaits les conséquences nocives et les effets nuisibles pour la santé physique et mentale découlant d’un comportement délétère mettant la santé ou la vie de l’individu en danger. Les méfaits ne réfèrent donc pas aux comportements, aux pratiques ou aux habitudes de vie en soi (la consommation de drogue par exemple n’est pas un méfait), mais plutôt à leurs conséquences directes ou indirectes sur ceux et celles qui les pratiquent. (Massé, 2013a : 6) En juin 1990, le comité toxicomanie-sida pour la réduction des méfaits se forme au Québec. D’après Brisson : « À la vision morale du toxicomane, associée au prohibitionnisme, se substitue une vision pragmatique qui obéit aux impératifs du contrôle sociosanitaire de l’épidémie […]. Le toxicomane n’est plus un déviant, mais un malade que l’on doit amener à maîtriser ses comportements dans l’intérêt de la société […]. Ainsi s’engage avec les drogues illicites un peu le même processus qu’il y a 40 ans avec l’alcool : une approche rationnelle et scientifique » (Brisson, 2000 : 33). À cette époque, le concept d’alcoolisme est plutôt flou et l’on n’établit pas de distinction entre la consommation d’alcool et l’usage des drogues. De nouveaux ouvrages en sciences humaines et sociales sont publiés en commun par des groupes de sociologues, de travailleurs sociaux, d’anthropologues, de psychologues et de médecins qui s’attachent à cette approche de la réduction des méfaits (Riley, 1994; Carrier et Quirion, 2003; Beauchesne, 2005; Massé et Mondou et al., 2013). On y retrouve une approche humaniste qui « […] ne cherche pas l’abstinence totale à court terme » (Mondou, 2013 :19), qui parle de dignité humaine, de respect et des droits des consommateurs de drogues et d’alcool. À ce sujet, on peut donner un exemple de l’approche de la réduction des méfaits associée à la consommation excessive d’alcool tiré du rapport intitulé L’approche de réduction des méfaits: sources, situation pratiques, du Comité permanent de la lutte à la toxicomanie du ministère de la Santé et des Services sociaux, paru en 1997, et rédigé par Pierre Brisson. Brisson, qui est alors doctorant en communication, est aussi l’auteur du 125 programme cadre en prévention et en promotion de la santé pour la région de MontréalCentre, cadre de référence sur l’approche de la réduction des méfaits. L’histoire et l’anthropologie peuvent nous éclairer, dans une optique de réduction des méfaits, sur la capacité d’intégration des drogues par divers peuples et populations. En effet, des savoirs et des savoir-faire ont été développés à travers la domestication des usages, en Occident avec l’alcool, et dans d’autres cultures, avec nos actuelles drogues de rue. On redécouvre ou réactualise aujourd’hui ces connaissances et ces compétences dans l’effort pour instaurer une culture responsable et sécuritaire de consommation, tant chez les toxicomanes utilisateurs de drogues par injection (UDI) que chez les adolescents consommateurs d’alcool. Ainsi insiste-t-on sur les principes et règles permettant une meilleure gestion des usages : contrôle du dosage et de la qualité des produits, attention portée à la fréquence et aux mobiles de l’usage, choix des ambiances et des modes de consommation appropriés, etc. (Brisson, 1997 : vii) Brisson parle des produits de substitution pour réduire la consommation des boissons fortes en suivant la logique de l’approche de réduction des méfaits : « […] la naltrexone, pour aider au traitement de problèmes d’alcool; […] la provision d’alcool régulier comme solution de rechange aux produits fortement concentrés ou aux solvants, chez les itinérants » (Brisson, 1997 : xvi). Il souligne aussi l’importance de la politique de mesures environnementales pour réduire les méfaits de l’alcool : « Des modifications ou des aménagements physiques des lieux de consommation de même que des interventions publiques (communautaires, politiques) auprès des consommateurs peuvent minimiser les risques et conséquences de la consommation de produits légaux » (Brisson, 1997 : xvii). L’auteur met alors l’accent sur un plan de mesures physiques pour réduire les méfaits de la consommation excessive d’alcool : aménagement du mobilier des bars, disponibilité d’instruments d’auto-évaluation de l’alcoolémie, contrôle du système de démarrage des automobiles, piluliers pour gérer la prise de médicaments, etc. Ensuite, il ajoute un plan de mesures communautaires : formation des serveurs et l’application de politiques encourageant la modération dans les établissements, mise en place de services de raccompagnement, de transport en commun ou de systèmes de chauffeur désigné. Finalement, il trace un plan de mesures politiques : revoir toutes les formes de réglementations en matière d’alcool susceptibles d’avoir un impact sur les risques ou sur les conséquences négatives telles que les limites d’âge, les heures d’ouverture, les taxes, les 126 délits de conduite (facultés affaiblies), etc. Il s’agit surtout d’améliorer la gestion de la consommation sociale d’alcool en construisant une « culture responsable » : […] plusieurs pratiques d’information, d’éducation et d’aménagement du milieu dans une visée de réduction des méfaits cherchent bien souvent à instaurer (ou réinstaurer) une culture responsable et sécuritaire de consommation, chez les toxicomanes utilisateurs de drogues par injection (UDI) aussi bien que chez les adolescents consommateurs d’alcool. En agissant sur les connaissances, les compétences et les circonstances liées aux usages, on mène à la redécouverte ou à la réactualisation de principes et de règles permettant une meilleure gestion de la consommation : contrôle du dosage et de la qualité des produits, attention portée à la fréquence et aux mobiles de l’usage, choix des ambiances et des modes de consommation, etc. (Brisson, 1997 : 11) Pour Brisson, l’approche de la réduction des méfaits concernant la consommation excessive d’alcool peut être synthétisée comme suit : « […] une action sur les conséquences nocives de l’usage (dangers et dégâts), sans viser nécessairement l’élimination de la consommation (abstinence), par une approche respectant les droits et la dignité des usagers et favorisant leur responsabilisation, individuelle et collective (humanisme, promotion de la santé) » (Brisson, 1997 : 79). Cette approche est inspirée par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle sert à orienter les programmes de santé publique afin qu’ils dépassent les cadres classiques de la gestion des comportements à risque. À cet égard, Massé souligne : La fin du XXe siècle a confronté les multiples programmes de prévention des maladies, des handicaps et des mortalités évitables aux limites de l’éducation à la santé et de l’empowerment des individus. Le plafonnement des gains réalisés en termes d’amélioration des conditions de vie des populations vulnérables, de contrôle des causes environnementales de la maladie et d’éducation à de saines habitudes de vie incitera la santé publique à dépasser les cadres classiques de la gestion des comportements à risque. […] L’élargissement des approches préventives s’exprimera au moins dans deux directions complémentaires. […] dans le premier cas, la mission préventive repose sur la multiplication et le raffinement des moyens pour lutter contre les facteurs de risque, la seconde remet en question le diktat de la tolérance zéro envers les comportements et les habitudes de vie à risque. (Massé, 2013a : 3-4) Ce dépassement des cadres classiques de la gestion des comportements à risque peut être traduit comme la critique de l’approche prohibitionniste qui met l’accent sur 127 l’abstinence totale d’alcool ou la critique de l’approche des comportements à risque qui conçoit les « buveurs excessifs » comme des déviants. Autrement dit, si l’alcoolique est identifié comme étant un malade ou un dépendant d’alcool, on ne peut pas éviter le « mal » dont il souffre, mais on peut en réduire ses méfaits (l’alcool au volant, par exemple). Dans l’approche de réduction des méfaits, les buveurs d’alcool sont assujettis aux règles de cette « nouvelle politique de santé publique » basée sur les droits et le pouvoir d’agir des individus. On parle d’une « acculturation du citoyen à une nouvelle culture sanitaire ». La santé publique a toujours été concernée par la protection du public contre les « dangers » plus ou moins immédiats représentés par les épidémies, l’insalubrité manifeste des milieux de vie ou les conditions de travail malsaines. Dans la seconde moitié du XXe siècle, une nouvelle santé publique élargira ce mandat initial pour devenir une entreprise de prévention contre un éventail de « risques » potentiels et de promotion de comportements ou de conditions environnementales permettant l’amélioration de l’état de santé. […] cette entreprise normative fut perçue comme une alternative moderne […] dans un contexte sociopolitique favorable marqué par l’individualisme et une rationalité néolibérale […], elle repose sur une redéfinition normative de la notion de risque et […] elle n’appelle rien de moins qu’une acculturation du citoyen à une nouvelle culture sanitaire fondée sur le primat de la valeur santé et d’une rationalité utilitariste. (Massé, 1999 : 6-8) Cette approche de réduction des méfaits, basée sur cette redéfinition normative de la notion de risque, suit quatre principes de base : l’humanisme, la tolérance face à la consommation d’alcool non excessive, le pragmatisme et l’utilitarisme. En ce qui concerne l’humanisme, il s’agit du discours qui vise à donner plus d’autonomie aux alcooliques pour qu’ils puissent réduire leurs méfaits « […] sans nier toute pertinence aux interventions visant l’abstinence, voire sans nier toute pertinence à un discours prohibitionniste » (Massé, 2013a : 4). La question de la tolérance est l’un des fondements majeurs de l’approche de réduction des méfaits. À ce sujet, Paul-André Lévesque souligne : « L’hypothèse qui est soutenue est que cette approche [de réduction des méfaits] s’appuie sur un principe (tolérance) qui n’est pas contradictoire avec celui (interdit) à la base du prohibitionnisme (la tolérance suppose l’interdit), et qu’elle s’institutionnalise au sein de l’État québécois sur la base de justifications propres au développement des dispositifs de sécurité dans les sociétés libérales » (Lévesque, 2013 : 75). Lévesque parle donc d’« équilibre » au sein du régime prohibitionniste : 128 Le principe de tolérance serait l’élément clé par lequel des logiques d’actions en apparence contradictoires trouvent leur « équilibre » au sein du régime prohibitionniste, fondé sur l’interdit. Toutes les politiques analysées sont explicites à cet effet : il ne s’agit pas de banaliser l’usage de drogues, encore moins de le cautionner et surtout pas de normaliser cette pratique. […] la frontière dans laquelle les actions de RdM se déploient relève encore du rapport entretenu à l’interdit : il est légitime de tolérer, mais pas de normaliser, même s’il est reconnu que le prohibitionnisme est un des principaux producteurs de risque. (Lévesque, 2013 : 86) À propos du pragmatisme, le troisième principe sur lequel cette approche est basée, Massé écrit : « Pour le pragmatisme, seules les implications d’une pensée, d’un concept ou d’une théorie confèrent un sens à la chose pensée. La vérité n’existe pas a priori; elle émerge de l’expérience vécue, empiriquement observable à travers l’action et les pratiques sociales. […] La théorie ne doit pas être un donné, mais le fruit d’une “enquête” portant sur l’action en situation concrète » (Massé, 2013b : 51). Dans cette perspective pragmatique, le chercheur peut observer empiriquement sur le terrain la « vérité » des méfaits causés par la consommation excessive d’alcool. On voit que le regard du scientifique est posé sur l’évidence du vécu. Toujours d’après Massé : « Le pragmatisme réfère […] à la construction de la vérité pour l’individu; ce qui est vrai est acceptable est inséparable du point de vue de celui qui l’énonce. L’individu ciblé par les interventions en RdM ne devrait pas, ainsi, se voir imposer de valeurs extérieures autres que celles qu’il juge pertinentes pour l’atteinte de ses attentes » (Massé, 2013b : 52). Finalement, en ce qui concerne l’utilitarisme, on parle de « maximiser le bien-être » des personnes vulnérables et de la population en général. Toujours d’après Massé : « Les interventions en réduction des méfaits trouvent donc évidemment une source de justification importante dans l’utilitarisme moral. Dans la mesure où il serait démontré que ces interventions permettent de maximiser le bien-être des personnes vulnérables et de la population générale, tout en minimisant les empiétements sur l’autonomie des individus concernés et sur les valeurs partagés par la population » (Massé, 2013b : 49). En somme, l’approche humaniste de réduction des méfaits, des années 1990 à nos jours, vient renforcer la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». En faisant une critique de l’approche prohibitionniste et du regard classique des scientifiques sur les comportements à risque, cette approche, centrée sur le discours de la tolérance face à la 129 consommation d’alcool modérée, qui n’est pas contradictoire avec l’interdit, ne cherche pas l’abstinence totale à court terme (Mondou, 2013); il s’agit surtout de construire une « culture responsable » de la consommation d’alcool sous prétexte d’améliorer les conditions de vie de la population, au nom d’une « maximisation du bien-être » social et sanitaire. Au final, on voit bien que les principaux modèles théoriques en anthropologie de l’alcoolisme pratiqués au Québec des années 1960 à nos jours ont suivi le même fil conducteur que les modèles scientifiques adoptés en Europe et aux États-Unis, basés sur la consommation excessive d’alcool perçue comme une question culturelle ou sanitaire à régler. Grosso modo, l’anthropologie de l’alcoolisme pratiquée au Québec reste une discipline collaborative servant les intérêts de la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Un autre article, celui de Marie-Andrée Couillard, anthropologue qui enseigne à l’Université Laval, intitulé Explorer la conduite des conduites, un retour sur le mouvement de la tempérance au XIXe siècle canadien, paru en 2005, fait exception à la règle comme celui de Torrie (1989). Elle propose une anthropologie politique et du conflit en lien avec la construction de discours moraux sur les conduites alcooliques en s’intéressant au mouvement pour la tempérance, dans une perspective foucaldienne ancrée dans la notion de gouvernementalité. D’après Couillard : « […] j’espère montrer comment, en parlant de la tempérance, une certaine “élite” bas-canadienne du XIXe siècle en est venue à constituer une population et des individualités avec des attributs que certains n’hésitent pas, encore aujourd’hui, à brandir comme des “vérités” à propos d’eux-mêmes ou des autres » (Couillard, 2005 : 160). À la différence du principe pragmatique de l’approche de réduction des méfaits, où le concept de « vérité » est élaboré à partir de la « réalité » observée par l’anthropologue sur le terrain, le concept de « vérité », développé par Couillard, selon lequel une certaine élite bas-canadienne fait valoir ses attributs comme s’il s’agissait de « vérités », est plutôt critiqué par l’anthropologue. Couillard démontre en effet que l’Église catholique incite la population québécoise à contrôler sa consommation d’alcool et à gouverner son corps : La tempérance renvoie ici au processus par lequel des prédicateurs des églises réformées, puis de l’Église catholique, incitent la population à contrôler leur 130 consommation d’alcool; on encourage d’abord une consommation modérée, puis on en vient à exiger l’abstinence totale qui débouchera, dans certaines régions, sur une législation pour renforcer la prohibition. Selon les époques, la tempérance a aussi visé la consommation d’autres substances, la drogue par exemple, ou encouragé le développement d’autres vertus comme l’économie, la simplicité, la modestie ou l’éducation des femmes. Ce processus s’inscrit donc tout à fait dans ce qu’on appelle généralement le gouvernement des hommes et, à ce titre, il relève de l’anthropologie politique surtout lorsqu’elle s’intéresse aux mécanismes fins par lesquels les conduites individuelles et ou collectives peuvent être guidées, au-delà ou en deçà des institutions et des législations. (Couillard, 2005 : 151) L’article de Couillard est très intéressant et rare, en ce qui concerne la littérature en anthropologie de l’alcoolisme pratiquée au Québec, car on voit que la plupart des anthropologues de cette province a privilégié la collaboration interdisciplinaire avec les spécialistes du domaine de la santé publique dans la lutte contre l’alcoolisme. Étant donné ce constat, on verra, dans la prochaine section, quelques éléments historiques, politiques, littéraires, économiques, médiatiques et culturels de l’imaginaire sur la Beauce associés à la surconsommation d’alcool ayant servi à renforcer les politiques de prévention en santé publique contre l’alcoolisme dans la région. 4.2. L’ALCOOL ET L’IMAGINAIRE SUR LA BEAUCE Dans cette section, j’expose l’imaginaire national et régional concernant la surconsommation d’alcool en Beauce, au Québec. En lisant la littérature scientifique et non scientifique portant sur les usages sociaux de l’alcool de cette région, je constate que la presse québécoise en parle abondamment alors que la littérature scientifique est mince. Je souligne que, dès le départ, la localisation géographique de la Beauce québécoise présente quelques difficultés, comme on peut le constater en lisant Serge Courville et al., : Mais qu’est-ce donc que cette région? Où commence-t-elle? Où finit-elle? Qu’est-ce qui la cimente et en fait un espace distinct de ceux qui l’entourent? Voilà des questions qui peuvent paraître simples en apparence, mais auxquelles chaque observateur donne des réponses différentes. Certains valorisent sa composante naturelle […]; d’autres font valoir sa composante rurale et historique […]; d’autres encore insistent sur sa composante urbaine et 131 industrielle […]. Pourtant, et c’est bien là le paradoxe, depuis plus d’un siècle, ni les géographes, ni les historiens, ni les sociologues ne sont parvenus à définir cet espace. (Courville et al., 2003 : 23) La Beauce s’étend, grosso modo, sur les deux rives de la rivière Chaudière et elle forme un long couloir à peu près triangulaire. Elle est bordée au nord, par la région de la Capitale-Nationale, Québec, et au sud, par la frontière de l’État américain du Maine. À l’ouest, elle est bordée par les municipalités de Lotbinière, des Appalaches et de Le Granit et à l’est par les municipalités des Etchemins et de Bellechasse. La Beauce est située dans la région administrative de la Chaudière-Appalaches. En voici la carte : Figure 1 : Carte de la Beauce Source : Destination Beauce sur le site Internet (http://www.destinationbeauce.com/en/la-beauce/regional-map/), consulté le 17 novembre 2015. Pourquoi choisir la Beauce pour réaliser mon étude sur le terrain? Étant donné que je suis un spécialiste en anthropologie rurale venu s’établir au Québec, il me semble qu’une 132 étude de la région rurale de la Beauce, située à quelques kilomètres au sud de Québec, la Capitale-Nationale, me permet de connaître le monde rural québécois, surtout qu’il s’agit d’une région peu ethnographiée. De plus, la plupart des ouvrages scientifiques sur la Beauce est consacrée aux études historiques (Ferron et Cliche, 1974; Bélanger et al., 1990; Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009) et aux études socioéconomiques (Julien, 1997; Bahoeli et al, 1981; Chapman, 1981; Granmaison, 2000; Palard, 2009). J’ai choisi la thématique de la consommation d’alcool en Beauce car en lisant la littérature scientifique et non scientifique disponible portant sur la région (les historiens, les folkloristes, les romans, les contes et la presse), la question de la surconsommation d’alcool se prête souvent aux conjectures bien qu’il s’agit d’un sujet secondaire. Je constate aussi que dans l’imaginaire québécois on associe la Beauce à la surconsommation d’alcool et j’ai décidé d’exploiter le sujet. À cette fin, j’ai obtenu un soutien financier du Canadian Centre for Health and Safety in Agriculture (CCHSA) qui m’a motivé à approfondir cette thématique de recherche avec beaucoup d’autonomie et de liberté. En ciblant la Beauce, mon objectif est de centraliser mon ethnographie sur un village de la région. J’ai adopté un nom fictif pour ce village qui a été choisi par les buveurs d’alcool côtoyés sur place. Il s’agit de Sainte-Brosse-de-Beauce. Ce nom fictif permet de préserver l’anonymat des habitants, car tout le monde se connaît. Les médias entretiennent des préjugés à l’égard des Beaucerons qui sont associés à la surconsommation d’alcool. La Beauce est comprise comme une région « Où la bière coule à flot » (Radio-Beauce, 2015); « Où tout le monde conduit chaud » (Fiston, 2015) et la région du « fléau » de l’alcool au volant (FM 85,8, 2015). J’ai moi-même été victime des préjugés colportés par les médias au moment où je présentais quelques conclusions de cette thèse doctorale sur la consommation d’alcool en Beauce lors d’un congrès à l’Université du Québec à Rimouski (UQÀR), en mai 2015, alors que j’affirmais que les buveurs d’alcool en Beauce ne sont pas des « buveurs excessifs » même ils dépassent le nombre de bières que la société québécoise juge acceptable. Ma déclaration a fait la une de la presse provinciale et universitaire, comme on peut le lire dans le Journal de Québec : Les scientifiques étudient vraiment tout; sur la Radio-Beauce : Les buveurs de la Beauce ne sont pas excessifs selon une étude menée par un anthropologue; dans le Journal Impact Campus 133 de l’Université Laval : Redéfinir la consommation d’alcool? De plus, j’ai reçu plusieurs demandes d’entrevues à la radio et à la télévision dans la même journée. Tous les préjugés qu’on entretient au sujet de la surconsommation d’alcool des Beaucerons m’incitent à les exorciser. La presse provinciale joue un rôle négatif dans la construction de l’imaginaire sur la surconsommation d’alcool non seulement en Beauce, mais partout dans la province, en faisant de l’alcool le responsable des dégâts économiques, émotionnels, sanitaires, familiaux et nationaux tout en camouflant des questions sousjacentes (le contrôle de la conduite d’autrui, l’influence du catholicisme sur la société et tout type d’harcèlement, par exemple). Pour le dire autrement, la Beauce n’est pas plus spécialement concernée par la surconsommation d’alcool que d’autres régions de la province et même du pays. D’après un sondage de Statistiques Canada (2011) sur la consommation abusive d’alcool au Québec, il y a 1% de plus de « buveurs excessifs » en Beauce que dans l’ensemble de la province (18,5%). Par consommation abusive, Statistiques Canada entend : « […] personnes de 12 ans et plus qui ont déclaré avoir bu 5 verres ou plus d’alcool en une même occasion, au moins une fois par mois dans les derniers douze mois » (Statistiques Canada, 2011). Comme je le disais au début de cette section, les recherches centrées exclusivement sur la consommation d’alcool en Beauce sont très rares. Je n’ai trouvé que de courts passages dans quelques ouvrages scientifiques et non scientifiques concernant la région. Après avoir lu tout le matériel dont j’ai disposait, je le présente en le divisant en sept volets. Le premier traite de l’histoire de l’alcool en Beauce. Le second porte sur le folklore et les coutumes beauceronnes en lien avec la consommation d’alcool. Dans le troisième volet, il est question de la consommation excessive d’alcool vue comme une dégradation morale. Dans le quatrième, je m’attarde à quelques anecdotes sur la politique beauceronne à propos de la consommation d’alcool. Le cinquième est centré sur l’ambivalence des usages de l’alcool dans quelques contes beaucerons. Le sixième associe l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne » aux buveurs d’alcool. Finalement, le dernier volet aborde la façon dont la presse et la publicité des industries de boissons alcoolisées parlent de la consommation d’alcool. 134 4.2.1. L’HISTOIRE DE L’ALCOOL : LA BEAUCE En lisant des histoires de la Beauce et de la région de Chaudière-Appalaches (Ferron et Cliche, 1974; Bélanger et al., 1990; Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009), j’ai relevé quelques passages qui rappellent quelques usages de l’alcool. Au XIXe siècle, la Beauce est connue comme une région d’immigration des Français, des Anglais et des Irlandais, où ces immigrants apportent leurs façons de boire et de faire la fête (Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009). Cette forte immigration est due 1) au fait que la région est un corridor stratégique qui relie les principales villes du Québec (Montréal et Québec) à l’État du Maine aux États-Unis et 2) à la découverte d’or en 1863 partout dans la région et de l’amiante à Thetford Mines en 1876. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, les Églises catholique et protestantes, en quête de nouveaux fidèles, s’établissent dans la région afin de profiter des vagues d’immigration des Irlandais, des Français et des Canadiens-anglais qui viennent s’établir dans la Beauce (Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009). Lors de ces vagues d’immigration, les nouveaux habitants de la région approfondissent leurs contacts avec les Autochtones et se livrent à des échanges de boissons alcooliques, surtout de l’eaude-vie, avec eux (Ferron et Clicle, 1974). En suivant cette vague expansionniste, les auberges et les tavernes se multiplient, comme dans les autres régions du Québec alors colonisées. D’après Jacques Bernard et Normand Perron : « Ces lieux de commerce [auberges] générant suffisamment de profits pour offrir un inventaire varié de produits d’autres natures [inclus l’alcool], la fréquentation de ces établissements ne pouvait connaître qu’une popularité croissante » (Bernard et Perron, 2009 : 60). Dans ce contexte, on assiste à une croisade religieuse et aux jeux de pouvoir de l’Église catholique et des Églises protestantes dans la région. Les catholiques dénoncent le désordre moral de la consommation excessive d’alcool en accusant les protestants d’aimer jouer aux cartes, de chanter et de faire la fête (Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009). En fait, comme partout en Occident, la question ne concerne pas tant la consommation d’alcool que le contrôle des conduites. En citant la municipalité de Sainte-Malachie, localisée dans la région de Chaudière-Appalaches, où se situe la Beauce, Courville et al. écrivent : 135 L’abbé Paradis a non seulement construit la nouvelle église de Saint-Malachie contre le gré des vieux habitants, mais il a de plus dirigé sa paroisse d’une main de fer et refusé de concéder un pouce aux dissidents. Il a également invoqué une observance catholique austère, prêchant avec véhémence contre les « marches nocturnes » et les rencontres entre jeunes dans les rues la nuit. Entre autres, il s’est opposé aux réceptions et à la fraternisation avec les voisins protestants, qui avaient tendance à jouer aux cartes, à chanter et à faire la fête. L’abbé Gagnon, le successeur de l’abbé Paradis, a lui-même déploré les divisions survenues dans la communauté et le profond sentiment d’amertume avec lequel il a dû composer. Mais son propre successeur, l’abbé O’Farrell, n’a pas hésité à reprendre les commandes rigoureuses de l’abbé Paradis, prêchant lui aussi contre l’usage de l’alcool, la danse et la musique. Son influence ne sera pas aussi dominante que celle de l’abbé Paradis, puisque les rapports entre les Irlandais catholiques et protestants de Frampton s’améliorent au cours des années 1880. À cette époque, la consommation d’alcool, le chant et la danse sont devenus courants dans les « corvées » et les « parties » d’hiver. C’est le cas, du moins, dans Dorchester, où les divisions entre catholiques et protestants irlandais diminuent dans le dernier quart du siècle, au moment même où les communautés irlandais entrent dans une nouvelle phase de déclin. (Courville et al., 2003 : 339) Au sujet de la vie morale, Courville et al. soulignent : Au plan de vie morale, quelques grands péchés semblent accabler la population : d’abord l’ivrognerie, puis les danses et les fréquentations, mais aussi l’usure et le manque de justice. L’ivrognerie semble un fléau répandu : « c’est une rage de vendre comme c’est une furie de boire ». Ainsi, les curés de toutes les paroisses trouvent à s’en plaindre : « Aussi on boit comme des sauvages, on se bat, etc. » […]. Si les habitants sont fort réservés lorsqu’il s’agit de payer pour les écoles, ils trouvent toujours de l’argent dans leur gousset lorsqu’il s’agit de se procurer de la boisson. (Courville et al., 2003 : 571) Toujours au sujet de la dynamique de l’Église et de la consommation d’alcool dans ce coin de pays, Courville et al., ajoutent : « Les Beaucerons sont-ils meilleurs ou pires chrétiens que les autres? La plupart des curés affirment qu’ils sont pires, alors qu’il s’en trouve un autre qui “admire la foi de ces bons jarrets noirs. Elle est vive, plus vive que dans Kamouraska. Si ce n’était ce vice hideux de l’ivrognerie, ce serait très encourageant” » (Courville et al., 2003 : 574). On voit alors combien il est difficile pour les autorités religieuses et les mouvements de tempérance de contrôler la conduite des Beaucerons : « Toutes les campagnes de tempérance et toutes les associations, que ce soit celle de la Croix noire ou le mouvement Lacordaire, ne semblent pas y changer grand-chose. 136 D’ailleurs, les curés interviennent avec précaution sur ce sujet délicat » (Courville et al., 2003 : 571). Si, au XIXe siècle, l’Église trouve qu’il est difficile de contrôler les conduites des buveurs d’alcool beaucerons, les ouvrages traitant de l’histoire de la Beauce au XXe siècle à nos jours, n’aborde pas la question. Je n’ai trouvé que des bilans statistiques, des rapports gouvernementaux de la régie régionale de la santé et des services sociaux et une grande quantité des reportages dans la presse provinciale et locale qui concerne tous la question de l’alcool au volant. J’ai aussi trouvé des publicités des industries de boissons alcoolisées et j’ai entendu à la télévision les campagnes de prévention d’Éduc’alcool, organisme québécois fondé à la fin des années 1980 qui propage l’idéologie du libre choix. L’ensemble de ce matériel sera présenté dans une sous-section spéciale nommée La presse à la fin de cette section. En somme, en lisant l’histoire de la Beauce, on retrouve quelques passages sur la consommation d’alcool plutôt associée au XIXe siècle. On voit que l’Église catholique dans la région avait exercé une forte influence pour contrôler les conduites excessives. 4.2.2. LES COUTUMES BEAUCERONNES ASSOCIÉES À LA CONSOMMATION D’ALCOOL Dans les années 1970, les folkloristes Madeleine Ferron et Robert Cliche, impliqués dans la construction d’une identité nationale qui a suivi la Révolution tranquille, ont écrit Quand le peuple fait la loi : la loi populaire à Saint-Joseph de Beauce, paru en 1972, et Les Beaucerons, ces insoumis, petite histoire de la Beauce 1735-1867, paru en 1974. Dans ces ouvrages, on retrouve quelques passages qui associent les usages de l’alcool aux coutumes beauceronnes des XVIIIe et XIXe siècles. Par exemple, après la messe du dimanche : « Des personnes fabriquent de la bière d’épinette qu’elles vendaient le dimanche, après la grandmesse, sur le terrain adjacent à l’église. Le garçon qui allait offrir un verre de bière à une jeune fille, annonçait par le fait même “qu’il sortait sérieusement” » (Ferran et Cliche, [1972] 1974 : 279). Les auteurs parlent de la consommation d’alcool lors des repas de noce : « Après le souper, la danse reprend. Les femmes “saluent” avec un verre de vin. Les hommes fréquentent discrètement la cuisine ou la dépense où est camouflé le whisky 137 blanc » (Ferron et Cliche, [1972] 1974 : 284). Quand on donne de l’alcool aux pompiers en service : « Les pompiers sont volontaires et choisis pour leur habilité et leur courage […]. Une coutume voulait, il y a quelques années encore, que le maire du village averti le premier d’un incendie, accoure sur les lieux, muni, les soirs de grand froid, d’une bouteille d’alcool pour réconforter et réchauffer les pompiers » (Ferron et Cliche, [1972] 1974 : 306). Lors de rituels sociaux d’entraide : « Il y a quelques années encore existaient des “bi” d’entr’aide. Plusieurs voisins se réunissaient pour faire boucherie, chez l’un ou chez l’autre, pour couper le bois de chauffage, pour battre du grain. C’était un échange de services. On “se donnait des journées”. Ces réunions s’accompagnaient de réjouissances : jouer des tours, “prendre un verre”… » (Ferron et Cliche, [1972] 1974 : 309). Finalement dans des brocards populaires « On ne peut jurer de l’ivresse de quelqu’un sans lui “en” avoir vu prendre » : « Le témoin d’un accident qui a vu l’inculpé tituber, répondra toujours à la question : “Était-il ivre?” par la laconique et invariable réponse : “Je ne le sais pas, je ne lui en ai pas vu prendre”. Un système de protection mutuelle se trouve ainsi établi » (Ferron et Cliche, [1972] 1974 : 347). En fait, au début de la colonie, on retrouve ces mêmes coutumes beauceronnes dans toutes les régions de la province. Il est donc difficile de parler d’une authentique culture beauceronne associée à la consommation d’alcool. Par exemple, la coutume qui consiste à offrir de l’alcool aux pompiers dans la Beauce est une variante de la coutume européenne qui associe l’alcool au médicament, quand on donne de l’alcool aux soldats qui allaient au combat pendant les XVIIe et XVIIIe siècles pour leur donner du courage (Prévost, 1986; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Boucher, 2011; Cazelais, 2014). En d’autres mots, dans ces fragments de l’ouvrage de Ferron et Cliche, la consommation d’alcool est une idée secondaire qui ne permet donc pas que l’on puisse approfondir quelques intuitions de départ. Mon objectif, en citant ces folkloristes, est de démontrer les limites de la littérature scientifique concernant une recherche sur les coutumes beauceronnes associées aux usages sociaux de l’alcool. 138 4.2.3. LA CONSOMMATION EXCESSIVE D’ALCOOL DÉGRADATION MORALE PERÇUE COMME Si Ferron et Cliche (1972; 1974) sont plutôt optimistes à l’égard de l’alcool chez les Beaucerons d’origine européenne, en ce qui concerne les Autochtones de la Beauce, qui sont des Etchemins ou des Abénaquis, le discours se modifie. Les auteurs associent la consommation excessive d’alcool des Autochtones à la dégradation morale. En citant l’abbé Maurault, Ferron et Cliche soulignent : « Les Indiens qui ne connaissaient pas l’eaude-vie avant l’arrivée des Blancs furent agréablement surpris des effets de l’ivresse et buvaient d’une façon excessive et pressée pour atteindre au plus vite l’état d’euphorie. Ils devenaient alors violents, pilleurs, bagarreurs, “fous furieux”, dit l’abbé Maurault » (Ferron et Cliche, 1974 : 36). Enfin Ferron et Cliche concluent : Cet abus d’alcool ne fut pas sans appauvrir moralement les Abénakis. Leurs relations avec la partie de la population qui se plia aux interdits en furent compromises. À partir du XIXe siècle, les habitants se départagèrent en deux groupes sociaux. D’un côté, on remarque les habitants stables, travailleurs, préoccupés de leur patrimoine terrien et familial, régis par une éthique de plus en plus sévère. Dans l’autre groupe : les marginaux, les métissés, les moins riches, les plus grouillants de vie qui s’installent à la périphérie de la paroisse, dans « les concessions », le long des routes qui montent vers Saint-Bruno, Saint-Frédéric, vers Cranbourne et Saints-Anges. (Ferron et Cliche, 1974 : 36) Un autre auteur, Honorius Provost, dans son ouvrage Les Abénaquis sur la Chaudière, paru en 1983, dénonce la dégradation morale des Autochtones qui boivent de l’eau-de-vie : On sait les désordres causés jadis par la traite de l’eau-de-vie; les sauvages ne savaient pas se borner et ne s’arrêtaient que dans l’ivresse, avec la débauche et les atrocités. […] L’abbé Jean-Marie Verreau, premier curé, écrivait à l’Évêque […] le 16 décembre 1767 : « Il y a une coutume ici pour plusieurs, surtout dans St-Joseph et St-François, qui est de donner de l’eau-de-vie aux sauvages, ce qui est cause de grands scandales… un sauvage venant à faire en peu de temps dix maisons avec sa pelleterie sera bientôt ivre… Je supplie donc votre Grandeur de vouloir bien y mettre ordre, surtout dans la circonstance présente où on attend quatre-vingt familles sauvages qui viennent des terres hiverner à St-François… […] ». Plus tard, dans les jeunes années de nos grands-parents, les derniers sauvages qui circulaient dans la Beauce, et qui alors parlaient français, avaient encore dans le corps cette passion invétérée, une des causes de dégénérescence 139 des populations indiennes. Un sauvage, descendu un jour dans la demeure d’un habitant de Ste-Marie, tenait en réserve du rhum dans une vessie de porc. Voulant faire honneur à son hôte, il lui offre de boire au récipient. Grimace significative de ce dernier. Mais le sauvage d’insister : Bois, bois, camarade, ça saoule pareil! Ces sauvages vagabonds faisaient la terreur des habitants, surtout des femmes et des enfants, et leur souvenir est encore vivace dans bien des histoires de familles. (Provost, 1983 : 20-21) En résumé, ces extraits sur la consommation excessive d’alcool perçus comme une dégradation morale des Autochtones de la Beauce sont plutôt courts. Dans ces ouvrages, je n’ai trouvé aucun lien entre l’alcool et la dégradation morale des Beaucerons non Autochtones. En ce qui concerne les Beaucerons d’origine européenne, on voit plutôt la coutume de donner l’eau-de-vie aux Autochtones en échange de fourrures ou comme paiement des heures de travail. 4.2.4. LES BEAUCERONS, LA POLITIQUE ET L’ALCOOL Dans ce volet, j’aborde le lien établi entre l’alcool et la politique beauceronne. Dans l’article de Sylvia Berberi intitulé Les Beaucerons et la politique, paru en 1990, l’auteure parle des députés de la Beauce et de leur rapport avec l’alcool. Dans la section De la poudre aux yeux 1791-1840, elle écrit : À l’époque, la population du Bas-Canada est en majeure partie illettrée et semble peu touchée par la diffusion de lettres anonymes et de circulaires. Toutefois, on semble bien apprécier la cabale ou le porte à porte, la distribution d’alcool et de pièces d’or de même que les insignes de ralliement. Lorsqu’un député est élu à l’unanimité, la coutume veut que l’on serve des rafraîchissements et parfois même des repas. Pour gagner des votes, on fait des promesses d’argent, de crédit, d’étoffes; l’intimidation, le mensonge, la bagarre paraissent aussi monnaie courante. (Berberi, 1990 : 132) En faisant référence à un député de la Beauce, Berberi ajoute encore : En 1867, 17 députés ont le double mandat et le député de Beauce, Christian Henry Pozer, se range parmi ceux-ci. […] Pozer a largement visité et récompensé ses fidèles électeurs. On sait qu’il aimait visiter les gens de toutes conditions et discuter sérieusement de politique. […] « M. Pozer, dit la tradition, voyageait toujours avec son coffre de voiture rempli d’argent dur; il n’y avait encore que peu de papier-monnaie dans le temps. Après ces 140 randonnées, il revenait chez lui le coffre vide, mais avec des partisans réchauffés et plus zélés que jamais. Pendant les élections, aux candidats conservateurs ou libéraux, il fallait au moins une tonne de whisky par bureau de votation, et même deux ou trois, et table ouverte à tous les amis, surtout depuis le jour de la proclamation jusqu’à celui de la fermeture des polls. On rapporte que plus d’un électeur, pendant plusieurs années de cette époque, n’a pas acheté une goutte de whisky, quoiqu’ils en fussent toujours pourvus en abondance; c’était de la boisson d’élection. Pendant le temps de la cabale, il y avait dans chaque rang rassemblement de partisans de l’un ou de l’autre candidat, table bien garnie, le petit verre de rhum, chansons et danses. De politique ou d’élections, tous les assistants étant du même parti, il n’en était guère question. Dans ces réunions, le joueur de violon, le conteur d’histoire, et le beau chanteur, étaient les principaux personnages; on y parlait aussi souvent de feufollets, loups garous, revenants et avertissements ». (Berberi, 1990 : 144145) Mais, la question de l’alcool associée à la politique n’est pas exclusive de la Beauce et Berberi n’a pas l’intention de la présenter comme telle. En lisant la presse provinciale (notamment le Journal de Québec, Le Soleil, le Journal de Montréal, Le Devoir, La Presse), on prend connaissance des scandales quotidiens qui mettent en cause l’alcool et les politiciens. Un article portant sur le maire de Toronto, Rob Ford, paru dans le journal La Presse, intitulé Alcool au pouvoir, publié le 27 mars 2013, en fournit un bon exemple. Dans cet article, le chroniqueur Vincent Marissal ne centre pas son regard sur la « mauvaise conduite » du maire de Toronto face à l’alcool. Il trace plutôt un portrait historique de certains politiciens canadiens qui font des abus d’alcool : D’autres politiciens avant Rob Ford ont vécu des moments cahoteux (parfois même chaotiques) à cause de leur problème de consommation d’alcool. Les énumérer tous serait trop long, mais rappelons, entre autres, l’ancien premier ministre albertain Ralph Klein, qui était entré, un soir, complètement bourré dans un refuge de sans-abri, à qui il avait lancé une poignée de monnaie en leur criant de se trouver un job! La classe... Récemment, le député néodémocrate Roméo Saganash a admis publiquement son alcoolisme (après un incident dans un avion) et s’est retiré quelques mois pour se faire soigner, ce qui lui a valu les éloges de ses collègues de tous les partis aux Communes. Il est revenu au boulot et a repris ses dossiers au Nouveau Parti démocratique. En 2002, l’ex-ministre libéral de la Défense John McCallum avait décidé de cesser de consommer de l’alcool après avoir été mis à la porte d’un avion d’Air Canada parce qu’il était trop imbibé. (La Presse, le 27 mars 2013) 141 En somme, la question du lien entre l’alcool et la politique en Beauce est très ténue. Elle est plutôt associée aux anecdotes sur certains politiciens. J’ai trouvé seulement cet article de Berberi (1990), Les Beaucerons et la politique, à ce sujet. De plus, la dimension alcool et politique est peu explorée par la littérature scientifique québécoise. En revanche, on peut constater que la presse québécoise joue un rôle majeur dans ce domaine en touchant l’ensemble du Québec. 4.2.5. L’AMBIVALENCE DES USAGES DE L’ALCOOL DANS LES CONTES BEAUCERONS La lecture de contes, dont l’action se situe dans la Beauce, comme ceux de Madeleine Ferron, auteure de Cœur de sucre, paru en 1966, et de Le chemin des dames, paru en 1977, permet d’identifier l’ambivalence de l’alcool. Dans ses deux ouvrages, l’alcool favorise les liens de sociabilité et d’affectivité, lorsque la consommation n’est pas excessive. Dans le conte Cœur de sucre, par exemple, Ferron parle d’une cabane isolée dans le bois, où la consommation d’alcool est comprise comme plutôt positive : « Avant de briser le silence, quelqu’un a chuchoté : “Écoute”. C’était le glou-glou du ruisseau dégelé, son murmure doux et joyeux comme l’éveil du bois où la vie, chaque printemps, s’affranchit : “Ça me donne la soif, dit un garçon en brandissant une bouteille de whisky. Va chercher du réduit” » (Ferron, 1996 : 13). Dans le conte Le chemin des dames, la consommation d’alcool est un rite social dans la Beauce à la condition qu’on n’atteigne pas l’ivresse : « Les parents et les amis qui vinrent visiter la dépouille trouvèrent le défunt au salon, occupant sa place coutumière, portant une redingote, fleurie à la boutonnière. On leur servit de l’alcool et ces menus aliments vinaigrés qui retardent l’ivresse » (Ferron, 1996 : 19). Dans le roman beauceron Le rêve de Rose-Anna Vachon, de Roger Lacasse, paru en 1993, on voit que l’alcool est une affaire de famille : « À l’insu de ses parents, Amédée décida donc d’augmenter ses revenus en vendant de l’alcool de contrebande en provenance des îles françaises de Saint-Pierre-et-Miquelon. Il en gardait quelques bouteilles cachées dans son camion, parmi les pains et les brioches. Toutefois, pour ne pas ternir l’image du 142 commerce familial, il ne vendait jamais d’alcool à des inconnus ou aux bavards » (Lacasse, 1993 : 95-96). Bref, ces courts passages, tirés de quelques contes et romans beaucerons, ne permettent pas que l’on se fasse une idée précise sur les usages de l’alcool dans la littérature beauceronne. Dans ces extraits, la consommation d’alcool est valorisée par les Beaucerons, tant qu’elle n’est pas excessive, et aussi longtemps que la vente d’alcool sert à augmenter le revenu des familles. 4.2.6. L’IMAGINAIRE DE LA « RÉUSSITE ÉCONOMIQUE BEAUCERONNE » ET LES BUVEURS D’ALCOOL Dans ce volet, je parle de l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne » qui sera, lui aussi, associé à la consommation d’alcool dans la région. Plusieurs chercheurs se sont consacrés à l’étude de la « réussite économique beauceronne » résultant d’une convergence de plusieurs facteurs : sociaux, culturels, moraux, religieux, économiques, politiques, historiques (Julien, 1997; Bahoeli et al, 1981; Chapman, 1981; Granmaison, 2000; Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009; Palard, 2009). La « réussite économique beauceronne » est bien documentée par Courville et al. : « Dès la fin des années 1970, des recherches tendent à démontrer les causes du “miracle économique beauceron”. Attesté par des taux de chômage plus bas qu’ailleurs, il serait dû plus à une conjoncture favorable qu’au seul dynamisme des entrepreneurs, qui ne sont d’ailleurs pas les seuls à présenter ces traits : il en existe d’aussi dynamiques ailleurs au Québec » (Courville et al., 2003 : 867). Pour expliquer l’origine du phénomène de la « réussite économique beauceronne », associé à la construction imaginaire d’une région à succès, à l’époque de la NouvelleFrance (de 1534 à 1763), l’image de la fertile Beauce française, comprise comme « le grenier de la France » (Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009), fut donc transposée, par le gouvernement, à la Beauce québécoise pour vendre une image d’une région à succès, où les nouveaux-arrivants pouvaient s’installer (Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009). La Beauce québécoise a servi de corridor stratégique de commerce entre le golfe du 143 Maine et les principales villes du Québec, Montréal et Québec, et la découverte d’or et d’amiante dans la région au XIXe siècle a renforcé l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne » (Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009). La Beauce québécoise fut le berceau de la première exploitation commerciale d’or dans la province en attirant de nouveaux colons provenant de toutes les grandes villes environnantes, tant canadiennes qu’américaines, et même anglaises et françaises (Courville et al., 2003; Bernard et Perron, 2009). Finalement, on y observe un nombre croissant, tout au long de l’histoire de cette région, de petites et de moyennes entreprises familiales. L’ensemble de ces facteurs va produire l’imaginaire d’une région à succès, où la réussite économique est associée au travail et aux efforts des femmes et des hommes beaucerons (Julien, 1997; Bahoeli et al, 1981; Chapman, 1981; Granmaison, 2000; Courville, 2003; Bernard et Perron, 2009; Palard, 2009). La conception de la « réussite économique beauceronne » est directement reliée au sens que les Beaucerons donnent à la notion de travail. Pendant mon séjour sur le terrain, les villageois de Sainte-Brosse-de-Beauce parlaient constamment dans les bars du coin de « job » et de réussite économique, vus comme des symboles de fierté locale. À cet égard, Jacques Palard, dans son ouvrage La Beauce inc., capital social et capitalisme régional, paru en 2009, nous donne une piste quant à l’association entre le travail et la fierté locale dans la construction de l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne ». En associant le développement régional de la Beauce aux alliances des familles locales et aux caractéristiques morphologiques, historiques, géographiques et culturelles de la région, l’auteur trace un portrait des principaux éléments qui forment cet imaginaire, ces éléments qui sont eux aussi associés aux conduites alcooliques acceptables à Sainte-Brosse-deBeauce. En citant un jeune industriel beauceron, Palard présente un portrait des images mobilisatrices de l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne » : « “C’est naturel ici la réussite; réussir en affaires, ce n’est pas difficile. Il faut prendre la décision rapidement et savoir être indépendant. Il n’y a rien de compliqué dans la vie”. Ce propos tenu par un jeune industriel beauceron, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de chef d’entreprise donne le ton des attitudes dominantes des acteurs économiques. Cette tonalité relève en partie du mythe, entendu à la fois comme récit des origines et ensemble d’images mobilisatrices » (Palard, 2009 : 105). 144 Dans cet imaginaire de la « réussite économique beauceronne », pour bien réussir économiquement, on doit être responsable, indépendant, efficace et travailler quotidiennement dans ce but. « Le “miracle” [de la « réussite économique beauceronne »] se trouve ainsi fondé sur l’efficacité d’un mode de régulation locale : une entraide économique régionale le plus souvent informelle, une entente patronat-salariat et, par voie de conséquence, une stabilité des relations de travail » (Palard, 2009 : 138-139). On doit aussi établir des relations de confiance : « [On voit] l’étroite association entre tradition et innovation dans le savoir faire beauceron, comme si la tradition venait en appui à l’innovation ou comme si l’innovation trouvait sa force et sa capacité d’ancrage dans la conception traditionnelle de rapports sociaux et de systèmes d’alliances fondés sur la confiance » (Palard, 2009 : 162). C’est ainsi que Palard met l’accent sur la question du suicide chez les jeunes beaucerons : « Le suicide, qui frappe le plus souvent de jeunes hommes, porte en lui comme une remise en cause voire une critique de fond du modèle socioéconomique beauceron. Il n’est pas indépendant, en effet, de situations vécues comme un échec par des personnes sur lesquelles pèse une forte pression sociale du fait d’une injonction morale de réussite économique. Le suicide d’enfants d’entrepreneurs est à cet égard particulièrement significatif » (Palard, 2009 : 187-188). À propos de l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne », j’ai constaté, sur le terrain, que les Beaucerons sont tolérants face à la consommation d’alcool si elle ne les empêche pas de travailler ou de faire des parties entre eux. Au niveau des discours officiels, liés à cet imaginaire, j’ai constaté sur place que la société beauceronne a produit deux catégories sociales : a) le Beauceron « garanti »16 (celui qui consomme de l’alcool et qui travaille) et b) le Beauceron « non-garanti » (celui qui consomme de l’alcool et qui ne Mon inspiration pour penser les termes « garanti » et « non-garanti » vient de Félix Guattari et Suely Rolnik en parlant d’un « nouveau type de monde ouvrier » chez les Italiens: « En Italie, différents courants de l’Autonomie ouvrière se sont engagés dans l’interprétation d’un fait incontestable : le surgissement d’un nouveau type de monde ouvrier, surtout dans ses couches marginales, le développement irréversible d’une quantité considérable de population qui échappe, par définition, aux processus de travail garanti. C’est ce que ces courants appellent “non-garantis”, “travailleurs précaires” », “travailleurs noirs”, “travailleurs étudiants”. Ce sont les marginati, sans emploi tant dans le travail que dans la vie étudiante, qui refusent la légitimation des processus de production en vigueur, du système d’échanges tel qu’il existe. Ils développent un autre type de relation à la société et à la vie quotidienne, un autre type d’investissement de tout ce que nous appelons production de vie personnelle et collective, un autre type de relation au travail, en associant la position de chômeur involontaire à un refus volontaire du travail, tel qu’il leur est proposé ». Guattari, F. et Rolnik, S. 2007, Micropolitiques. Paris, Les empêcheurs de penser en rond, p. 259. 16 145 travaille pas). En ce qui concerne les Beaucerons « garanti », on emploie le qualificatif local « alcoolique de fin de semaine ». Il s’agit de celui qui ne boit lorsque qu’il est en congé (la fin de semaine). Quant aux Beaucerons « non-garantis », on les qualifie d’« ivrognes », qui désigne celui qui ne travaille pas du tout et qui boit tous les jours. Cet idéal local des conduites alcooliques, associé à l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne », va complexifier la notion de « besoin de luxe » chez les Beaucerons, comme on le verra plus en détail lorsque j’exposerai mon ethnographie. En somme, l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne » modifie, au plan des discours officiels, la conception de la consommation d’alcool dans la région en établissant une distinction entre les Beaucerons « garantis » et « non-garantis ». 4.2.7. LA PRESSE Dans ce dernier volet, je me concentre sur la presse québécoise au cours de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours, plus spécifiquement les Journal de Québec, Journal de Montréal, Le Soleil, La Presse, Le Devoir, Journal Beauce.com, RadioCanada et Radio-Beauce. Je m’attarde aussi aux campagnes publicitaires d’Éduc’alcool ainsi qu’aux publicités positives des industries de boissons alcooliques. À cet égard, dans le document Évaluation des regroupements intersectoriels dédiés à la prévention de l’alcool au volant en Chaudière-Appalaches, rédigé par Annie Bourassa et Andrée Fafard en 2003 pour la Régie régionale de la santé et des services sociaux – Chaudière-Appalaches –, on peut lire des statistiques qui vont influencer la presse régionale quand elle aborde la thématique de l’alcool au volant : « La conduite en état d’ébriété est une problématique d’importance au Québec. Les statistiques de 1992-1996 démontrent que la région de la Chaudière-Appalaches arrive au deuxième rang concernant la proportion de conducteurs décédés, testés et ayant de l’alcool dans le sang, comparativement aux autres régions du Québec » (Bourassa et Fafard, 2003 : 15). Bourassa et Fafard développent ensuite toute une stratégie préventive destinée à contenir les Beaucerons en état d’ébriété sur les routes de la région. Dans la sous-section Façons de travailler ensemble pour réaliser les actions, les auteures précisent : 146 […] les objectifs retenus du plan d’action ne sont pas seulement d’agir directement auprès des clientèles visées mais aussi de voir comment soutenir des acteurs présents dans les milieux qui eux, sont en contact avec les clientèles et peuvent les influencer. Cette façon de faire a pour avantage de pouvoir compter sur de nombreux multiplicateurs de l’action et donc de « pénétrer » davantage les milieux. En somme, l’objectif final est une prise en charge, par les acteurs présents dans les milieux, des actions influençant les individus dans leur choix de boire ou conduire. Il s’agit de modifier les opinions et comportements de ces acteurs intermédiaires dans le but que leur action encourage les clientèles visées à ne pas conduire sous l’influence de l’alcool et leur permette de le faire. (Bourassa et Fafard, 2003 : 69; souligné par les auteurs) On voit que les intervenants sociaux cherchent à conscientiser les citoyens pour qu’ils collaborent aux politiques de prévention de l’alcool au volant afin qu’ils puissent devenir des multiplicateurs de l’action locale, en pénétrant davantage dans le milieu des « buveurs excessifs ». De plus, on voit que les accidents de la route coûtent cher au gouvernement du Québec, car en vertu du régime public de la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ) : « […] tout citoyen du Québec est couvert pour les blessures subies dans un accident d’automobile, et cela : qu’il soit responsable ou non de l’accident; que l’accident survienne au Québec ou ailleurs dans le monde » (SAAQ, 2015). Par exemple, dans un cas d’un étudiant blessé lors d’un accident, la SAAQ souligne : « À compter de la date prévue de fin d’études, les étudiants peuvent recevoir une indemnité basée sur un montant de 42 251 $, qui correspond à la rémunération moyenne des travailleurs du Québec pour l’année en cours » (SAAQ, 2015). À ce sujet, la presse québécoise adopte un ton dramatique lorsqu’il est question de la consommation d’alcool dans la région. De plus, elle propage partout dans la province une image des Beaucerons associée à l’alcool au volant à un tel point que la comédie québécoise Fiston, dans la série Les Régions, identifie la Beauce comme étant « La région du party. Là, on construit des routes en S parce que tout le monde conduit chaud ». (Fiston, 2015). Par exemple, dans En Beauce.com, les reportages au sujet de l’alcool parus dans les années 2013-2014 concernent tous l’alcool au volant. Voyons donc quelques titres : le 25 novembre 2014 : Un homme de 36 ans arrêté pour alcool au volant; le 27 novembre 2014 : Alcool au volant: je risque gro$; le 23 décembre 2014 : Alcool au volant dans les MRC des Etchemins et Robert-Cliche; le 22 décembre 2014 : Délit de fuite et alcool au volant à 147 Sainte-Marie; le 23 décembre 2014 : Un homme de 69 ans arrêté pour alcool au volant à Saint-Georges; le 20 novembre 2014 : Alcool au volant: Mike Colgan perd son permis pour les 18 prochains mois; le 12 février 2014 : Un motoneigiste arrêté pour alcool au volant; le 30 juillet 2013 : Alcool au volant : une troisième arrestation pour un conducteur de Saint-Benjamin; le 26 février 2013 : Quatre individus arrêtés avec l’alcool au volant à Lac-Etchemin; le 8 avril 2013 : Alcool au volant: deux multirécidivistes arrêtés par la SQ à Saint-Georges et bien d’autres. L’une de ces nouvelles qui a fait la une des principaux journaux de la province en rapportant un accident causé par l’alcool au volant met en cause le jeune beauceron Tommy Lacasse. Comme le rapporte le Journal de Québec, paru en 2013, Tommy Lacasse écope de six ans et demi pour faire un exemple. Alors que j’étais sur le terrain, le jeune homme en état d’ébriété avait causé un accident de la route qui avait fait des morts. Voici un extrait de ce reportage où le juge Hubert Couture parle de surconsommation d’alcool en Beauce : « Le district de Beauce est particulièrement frappé par ce fléau […]. Les facultés affaiblies accaparent malheureusement un pourcentage important des causes, puisqu’un dossier sur cinq […] monopolise le rôle » (extrait du jugement du juge Hubert Couture dans le Journal de Québec du 5 octobre 2013). Si le « fléau » de l’alcool au volant est important comme le souligne le juge, une autre nouvelle parue dans La Presse, publiée le 18 octobre 2013, soit treize jours après la publication de la nouvelle dans le Journal de Québec, présente le coordonnateur de la Table de concertation Beauce-Etchemins pour la prévention de l’alcool au volant, Simon Bernard, en mettant l’accent sur la baisse des statistiques sur ce genre de consommation, motivée par des politiques de prévention contre l’alcool au volant. Sous le titre : Ces routes qui tuent: « Changement de mentalité » en Beauce, cette nouvelle résume une question profonde au Québec : la lutte sociétale et étatique contre la conduite des « buveurs excessifs », dont j’ai déjà exposé les grandes lignes au début du présent chapitre. Dans cette deuxième nouvelle, La Presse parle de raccompagnements dans le village de Saint-Éphrem-de-Beauce. En référant un propriétaire d’un bar, La Presse souligne : Robert Turcotte en a vu, des clients repartir au volant de leur voiture après des soirées bien arrosées, depuis qu’il a acheté son bar, il y a 30 ans, à Saint- 148 Éphrem-de-Beauce. « Dans le temps, un gars pouvait boire trois ou quatre grosses bières, et il repartait avec son auto quand même. On a été chanceux... », laisse tomber le sexagénaire beauceron. Le propriétaire du bar […] offre ce service personnalisé depuis une dizaine d’années. Il a déjà fait 14 raccompagnements en un seul week-end. C’est sa façon de remercier ses clients de venir boire de la « grosse » dans son établissement. (La Presse, le 18 octobre 2013) Après avoir donné l’information qui parle de cette « initiative positive » du village de Saint-Éphrem-de-Beauce, La Presse ouvre le sous-titre : La prévention, une priorité. D’après La Presse : « Ce genre d’initiative fait partie d’un “changement de mentalité” qui s’opère actuellement en Beauce, souligne le coordonnateur de la Table de concertation Beauce-Etchemins pour la prévention de l’alcool au volant, Simon Bernard. La mauvaise réputation des Beaucerons qui conduisent avec une bière entre les jambes ne date pas d’hier. Mais elle tient de plus en plus du mythe » (La Presse, le 18 octobre 2013). Ainsi, La Presse, pour être objective face à ce changement de mentalité dans la Beauce, joue avec les statistiques de la SAAQ : « Les plus récentes statistiques de la SAAQ illustrent bien ce “changement de mentalité”. Entre 1992 et 1996, pas moins de 45,6 % des conducteurs qui ont péri dans la région de Beauce-Etchemins présentaient un taux d’alcool dans le sang supérieur à la limite permise. Entre 2007 et 2011, le taux a baissé d’environ 10 % pour rejoindre la moyenne provinciale » (La Presse, le 18 octobre 2013). Mais, on peut se demander qu’est-ce qui s’est passé dans la Beauce pour que les Beaucerons en soient arrivés à un tel « changement de mentalité »? La Presse révèle donc le secret : « Que s’estil passé? Toutes les institutions de la région (police, commission scolaire, centres de santé et de services sociaux, etc.) ont fait de la prévention de l’alcool au volant une priorité. Elles se sont mises à faire de la sensibilisation partout : bars, festivals, fêtes agricoles et même jusque dans les vestiaires dans les arénas » (La Presse, le 18 octobre 2013). Ce qui est le plus révélateur dans cette nouvelle, c’est le rôle joué par les politiques de prévention dans cette croisade sociétale contre les « buveurs excessifs » : Une série de publicités qui ciblent le portefeuille des conducteurs a été produite. Imprimée dans l’agenda scolaire de tous les cégépiens de la région, l’une d’elles dresse le portrait des conséquences économiques auxquelles fait face un jeune conducteur épinglé une première fois pendant qu’il conduit avec les facultés affaiblies. Cette infraction finira par lui coûter 6645 $ (coût englobant la saisie du véhicule, une amende, l’augmentation de son assurance- 149 auto, etc.), selon les calculs de la Table de concertation. Malgré tous ces efforts, de jeunes Beaucerons ne comprennent toujours pas le message. (La Presse, le 18 octobre 2013) Si les médias et les intervenants sociaux jouent un rôle important dans cette croisade médiatique, sociétale et interventionniste, je note l’ambiguïté des publicités menées par l’industrie de boissons alcoolisées quand elles parlent de modération17. Par exemple le slogan de la bière Bud Light de la compagnie Budweiser, paru en 2015, cette compagnie qui se préoccupe de la consommation responsable, suggère : « Je suis trop occupé à profiter de la vie ». De plus, je rappelle le slogan d’Éduc’alcool, « La modération a bien meilleur goût », très médiatisé dans la province par des publicités associées à la politique de la prévention au fort ton patriotique, comme par exemple les publicités associées à la modération de la consommation d’alcool pendant la fête nationale du Québec. C’est le cas de la publicité de l’année 2013. D’après le directeur général d’Éduc’alcool, Hubert Sacy : Le thème de la Fête nationale en 2013, « Le Québec en nous, d’hier à demain » invite les Québécois à partager leurs passions, leurs traditions et leur amour du Québec. Il nous invite aussi plus que jamais à affirmer notre fierté comme nation en célébrant ce qu’il y a de meilleur en nous, plutôt que de faire étalage de ce qu’il y a de pire chez nous. C’est dans cet esprit qu’Éduc’alcool rappelle aux jeunes et aux moins jeunes qu’il n’y a qu’une seule façon de fêter le Québec : « Debout! ». (Directeur général d’Éduc’alcool, Hubert Sacy, 2013) Les « buveurs excessifs » sont la cible d’Éduc’alcool : « En mettant en valeur la devise du Québec, “Je me souviens”, et en la faisant contraster avec l’isolement des buveurs excessifs qui ne se souviennent de rien, couchés qu’ils sont après avoir abusé de l’alcool, la campagne publicitaire prend clairement position : “Le Québec, ça se fête debout” » (Éduc’alcool, 2013). En somme, on assiste à une croisade médiatique, scientifique et sociétale contre les « buveurs excessifs » dans la Beauce développée, comme ailleurs, sous le couvert de la politique préventive contre les abus d’alcool menée par les intervenants sociaux, dans la presse et dans la société beauceronne elle-même. De plus, je souligne l’ambigüité des 17 À cet égard, voir aussi Yen, R., 1995, Promotion de l’alcool et mouvement antialcoolique au Québec (1900-1935) : le marchand, le prêtre, le médecin et l’état. Mémoire de maîtrise en études québécoises, Université du Québec à Trois-Rivières. 150 publicités des industries de boissons alcoolisées qui invitent les buveurs d’alcool à ne pas trop se préoccuper et à profiter de la vie tout en rappelant que la modération a bien meilleur goût ainsi que l’influence d’Éduc’alcool dans les publicités qui touchent le contrôle des conduites alcooliques dans la période de la fête nationale. Étant donné cette problématique, cette section visait à présenter un portrait plus large de la consommation d’alcool en Beauce. La littérature scientifique et non scientifique était mince, sauf au niveau de la presse québécoise. Mon objectif fut de mettre en évidence quelques éléments historiques, politiques, littéraires, économiques, médiatiques et culturels associés à ce genre de consommation. Dans la prochaine section, j’aborde l’impossibilité de poser une question de recherche à l’avance en anthropologie de l’alcool. Mon intention est de débuter ma recherche ethnographique sans me guider sur cet ensemble d’éléments qui peuvent réduire la consommation d’alcool des Beaucerons à une simple question d’ordre socioculturel ou à une question d’identité collective relevant d’une culture beauceronne de la consommation d’alcool, car le phénomène que je vais analyser, le « feeling du moment » au cours du boire social, échappe complètement à un modèle culturel ou à une anthropologie de l’alcoolisme. 4.3. L’IMPOSSIBILITÉ DE POSER UNE QUESTION DE RECHERCHE AVANT D’ÊTRE ALLÉ SUR LE TERRAIN Dans cette dernière section, j’expose les motifs pour lesquels je parle de l’impossibilité de poser une question de recherche avant d’être allé sur le terrain, en anthropologie de l’alcool. Cette thèse doctorale se livre à un exercice qui consiste à s’orienter au plan théorique et méthodologique à l’aide des questions que les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce se posent à eux-mêmes au moment où ils boivent de l’alcool entre eux ou avec moi-même. Le but ultime de mon projet doctoral est d’entrer en relation avec les buveurs d’alcool s’ils veulent bien accepter que j’effectue des recherches dans leur milieu. Donc cette thèse doctorale ne veut passer aucun accord avec les médecins, la santé publique ou les anthropologues québécois qui légitimise ma participation à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». 151 L’impossibilité de poser une question de recherche en anthropologie de l’alcool avant d’être allé sur le terrain m’a été inspirée par les anthropologues Roy Wagner (2014 [1975] et 2010), Jeanne Favret-Saada (1977) et Eduardo Viveiros de Castro (2002, 2009 et 2012). Dans les ouvrages classiques L’invention de la culture, paru en 1975, et Coyote anthropology, paru en 2010, Wagner soutient la thèse que les groupes côtoyés par les anthropologues ont la même capacité de conceptualiser le monde que ces derniers. Pour lui, les indigènes sont aussi des « anthropologues », c’est-à-dire qu’ils sont capables d’inventer des concepts – le concept de « culture », par exemple. En se livrant à une analyse approfondie du concept de culture, Wagner met les populations étudiées par l’anthropologue dans une relation d’équivalence relative, au niveau du discours et de l’invention des concepts : […] l’idée de culture place le chercheur sur un pied d’égalité avec ses objets d’étude : chacun « appartient à une culture ». Parce que toute culture peut être comprise comme une manifestation spécifique, ou un exemple, du phénomène humain et, d’autre part, que l’on n’a jamais trouvé de méthode infaillible pour « noter » des cultures différentes et les classer par types naturels, nous présupposons que toute culture, en tant que telle, est équivalente à toute autre. Ce présupposé est ce que l’on nomme « relativisme culturel ». La combinaison de ces deux corollaires de l’idée de culture, à savoir d’un part que nous appartenons nous-mêmes à une culture (objectivité relative) et d’autre part que nous devons présupposer que toutes les cultures sont équivalentes (relativité culturel), cette combinaison, donc, conduit à une proposition générale quant à l’étude de la culture. Comme le suggère la répétition de la racine « relatif », comprendre une autre culture implique de mettre « en relation » deux variétés du phénomène humain. […] L’idée de « relation » est ici importante car elle est plus appropriée au rapprochement de deux entités ou de deux points de vue équivalents, que des notions comme « analyse » ou « examen », avec leur prétention à l’objectivité absolue. (Wagner, 2014 [1975] : 20-21) Pour Wagner, c’est cette relation réciproque, ce choc culturel entre la « culture » de l’anthropologue et celle des groupes qu’il côtoie, qui va produire ce qu’il nomme anthropologie inversée : Si l’idée de « culture » devient paradoxale et nous interroge quand on cherche à l’appliquer au système de significations des sociétés tribales, on pourrait s’interroger sur la possibilité d’une « anthropologie inversée », qui littéraliserait les métaphores de la civilisation industrielle moderne du point de vue d’une société tribale. […] Et si les humains sont aussi inventifs que nous le 152 présupposons, il serait très surprenant qu’une telle « anthropologie inversée » n’existe pas déjà. Elle existe bien entendu. Conséquence de l’expansion politique et économique de la société européenne au XIXe siècle, nombre des populations tribales se sont retrouvées en situation de « terrain d’étude » à leur corps défendant. « Terrain d’étude » est sans doute un euphémisme pour désigner ce qui n’était souvent rien d’autre qu’un choc culturel prolongé et répété, et pourtant il y a un parallèle, car le choc culturel force à objectiver, à chercher à comprendre. Nous donnons autant de noms à ces tentatives de compréhension qu’elles prennent de formes, mais les termes les plus familiers traduisent la forme militante que doit revêtir une pensée concertée chez des peuples pour qui la pensée fait partie de la vie: culte du cargo et mouvement millénariste. Si nous appelons ces phénomènes « culte du cargo », alors l’anthropologie devrait peut-être s’appeler « culte de la culture » car le mot mélanésien « kago » équivaut d’une certaine façon à notre mot « culture ». Ils sont dans une certaine mesure des « images en miroir » l’un de l’autre, en ce sens que nous regardons le « cargo » des indigènes, leurs techniques et leurs artefacts, et les appelons « culture », tandis qu’ils regardent notre culture et l’appellent « cargo ». (Wagner, 2014 [1975] : 56-57) C’est dans cette même voie que s’engage Jeanne Favret-Saada lorsqu’elle inverse le regard posé par les « savants » sur la sorcellerie du Bocage français. En parlant d’une « cohérence intellectuelle » des sorciers, elle ajoute : Mais leur silence même [des paysans du Bocage] sur les affaires de sorcellerie – et, d’une manière générale, sur tout ce qui touche à la maladie et à la mort – les confirme dans cette place : « leur langue est fruste », « ils sont incapables de symboliser », vous n’en tirerez rien car « ils ne parlent pas », me disaient les élites savantes de la région. Autant dire que ce sont des hommes des bois, puisqu’ils habitent un « bocage »; ou bien plutôt des bêtes : « la médecine, ici, c’est de l’art vétérinaire », affirme [le] psychiatre local. De la sorcellerie, on savait donc seulement que c’était inconnaissable : à cela se réduisait l’était des connaissances sur le sujet quand je suis partie sur le terrain. La première question que je m’y suis posée, rencontrant des paysans qui n’étaient ni crédules ni arriérés, fut alors celle-ci : la sorcellerie, est-ce que c’est inconnaissable, ou est-ce que ceux qui le prétendent ont besoin de n’en rien savoir pour soutenir leur propre cohérence intellectuelle? Est-ce qu’un « savant » ou un « moderne » a besoin pour se conforter du mythe d’un paysan crédule et arriéré? Les sciences sociales se donnent pour objet de rendre compte de la différence culturelle. Mais est-ce le faire que de postuler ainsi un paysan à qui est déniée toute autre réalité que de constituer l’image inversée du savant? (Favret-Saada, 1977 : 18) Ainsi, toute relation ou choc culturel produit une transformation des parties concernées. À ce sujet, Eduardo Viveiros de Castro, inspiré par l’anthropologie inversée de Wagner développe son concept de perspectivisme tout en se demandant : « Que se passe-t153 il quand nous réfutons l’avantage stratégique du discours de l’anthropologue sur le discours de l’indigène? Que se passe-t-il quand le discours de l’indigène fonctionne dans le discours de l’anthropologue de manière à produire réciproquement un effet de connaissance sur le discours de l’anthropologue? Quand la forme intrinsèque de la matière du premier discours modifie-t-elle la matière implicite dans la forme du dernier discours? » (Viveiros de Castro, 2002 : 115 – traduction libre18), il conceptualise le perspectivisme (ce qui est le résultat de la relation entre deux points de vues différents) comme étant : « […] la transformation symétrique et inverse de l’anthropologie occidentale […]. C’est [à partir de cette transformation] que nous pourrons commencer à cerner l’une de ces philosophies “des peuples exotiques” que Lévi-Strauss opposait à la “nôtre” » (Viveiros de Castro, 2009 : 14). Viveiros de Castro démontre ce qui se passe dans le cadre théorique et méthodologique actuel en anthropologie quand on est orienté par une connaissance préalable des groupes côtoyés par l’anthropologue : « L’anthropologue connaît de jure l’indigène, même si l’anthropologue ne le connaît pas de facto. Quand l’orientation va de l’indigène à l’anthropologue, on voit le contraire : même si l’indigène peut connaître de facto l’anthropologue (bien souvent mieux que l’anthropologue ne connaît l’indigène), il ne le connaît pas de jure, car l’indigène n’est pas, comme l’anthropologue, un anthropologue » (Viveiros de Castro, 2002 : 116 – traduction libre19). Grâce aux suggestions de Wagner et de Viveiros de Castro, l’anthropologue se livre à un exercice méthodologique et conceptuel qui consiste à percevoir la façon dont les autres peuvent conceptualiser le monde au même titre que l’anthropologue. Alors il ne reste plus à l’anthropologue qu’à entrer en relation horizontale avec les autres. Il ne s’agit pas d’imposer ses questions de recherche élaborées à l’avance et ses préoccupations de thèse aux autres, ce qui est une relation verticale. En d’autres termes, poser une question de Dans le texte original écrit en portugais : « O que acontece se recusarmos ao discurso do antropólogo sua vantagem estratégica sobre o discurso do nativo? O que se passa quando o discurso do nativo funciona, dentro do discurso do antropólogo, de modo a produzir reciprocamente um efeito de conhecimento sobre esse discurso? Quando a forma intrínseca à matéria do primeiro modifica a matéria implícita na forma do segundo? ». Viveiros de Castro, E., 2002, « O nativo relativo ». Mana, Rio de Janeiro, 8, 1: 113-148, 115. 19 Dans le texte original écrit en portugais: « O antropólogo conhece de jure o nativo, ainda que possa desconhecê-lo de facto. Quando se vai do nativo ao antropólogo, dá-se o contrário: ainda que ele conheça de facto o antropólogo (frequentemente melhor do que este o conhece), não o conhece de jure, pois o nativo não é, justamente, antropólogo como o antropólogo » Viveiros de Castro, E., 2002, « O nativo relativo ». Mana, Rio de Janeiro, 8, 1: 113-148, 116. 18 154 recherche avant d’être allé sur le terrain, c’est présupposer que les questions de thèse des anthropologues intéressent vraiment les autres. En posant une question de recherche à l’avance, les anthropologues orientent les réponses des groupes ciblés afin qu’ils répondent aux attentes des anthropologues. Pire encore, les anthropologues peuvent inventer des catégories aussi étranges que celle de « buveur excessif ». Alors, en suivant les positions théoriques et méthodologiques de Wagner (2014 [1975] et 2010), Favret-Saada (1977) et de Viveiros de Castro (2002, 2009 et 2012), je suis allé en Beauce pour « entrer en relation » avec les buveurs d’alcool. Je rappelle que la découverte du « feeling du moment » au cours du boire social s’est faite sur le terrain en consommant de l’alcool avec les buveurs à Sainte-Brosse-de-Beauce. L’exercice théorique et pratique de cette thèse doctorale vise à démontrer le « résultat » de la relation entre les buveurs d’alcool et l’anthropologue, soit le « feeling du moment » qui a lieu au moment où les buveurs et moi-même, en tant qu’anthropologue, l’éprouvons. Dans le « feeling du moment », qui constitue une relation au sens wagnerien du terme, j’ai élaboré ma question de recherche après avoir souvent entendu les buveurs en parler. La question de recherche qui guide l’ensemble de mon ethnographie auprès des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce est : Quel est la logique du sens que prend le « feeling du moment » au cours du boire social? Cette question de recherche est suscitée par cette sensation qui gagne en intensité à chaque occasion au cours du boire social. Pour résumer cette dernière section, disons qu’elle a servi à démontrer pourquoi j’ai refusé de poser une question de recherche avant d’être allé sur le terrain dans le cadre de cette démarche doctorale en anthropologie de l’alcool. Après être entré en relation avec les buveurs d’alcool de la Beauce au cours du boire social, je découvert qu’ils employaient l’expression « feeling du moment » entre eux. À partir de cette découverte, j’ai élaboré ma question de recherche en me guidant sur la méthodologie des anthropologues Roy Wagner (2014 [1975] et 2010), Jeanne Favret-Saada (1977) et Eduardo Viveiros de Castro (2002, 2009 et 2012) qui se centre sur une équivalence relative des concepts inventés par les anthropologues et par les groupes qu’ils ont côtoyés. Autrement dit, je pars du présupposé 155 que les buveurs d’alcool en Beauce sont tout autant capables d’inventer des concepts que les anthropologues. CONCLUSION Ce chapitre visait à montrer qu’au Québec, comme ailleurs en Europe et en Amérique, les « buveurs excessifs » ont fait l’objet d’une croisade scientifique au cours des dernières décennies. En ciblant surtout les études sociales sur l’alcoolisme menées au Québec depuis les années 1960 et jusqu’à nos jours, j’ai expliqué que des anthropologues québécois ont mobilisé diverses approches dont le but ultime est de prévenir les excès d’alcool. L’anthropologie pratiquée dans la province s’est associée, dans ce mouvement, au domaine de la santé publique et c’est là que se situe la plupart des recherches en anthropologie de l’alcoolisme. Néanmoins, certains travaux échappent complètement à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». C’est le cas notamment de l’article de Jill Elaine Torrie intitulé Soûlards indiens et flics blancs, considérations théoriques sur la récidive, paru en 1989. L’auteure se situe dans la perspective d’une anthropologie du conflit et elle s’intéresse aux tensions entre les Autochtones canadiens et la police, tensions dont la prise en compte contribue à mieux comprendre les comportements des premiers face à la consommation d’alcool, qui devient en quelque sorte un outil d’affirmation. C’est également le cas de l’article de Marie-Andrée Couillard intitulé Explorer la conduite des conduites : un retour sur le mouvement de la tempérance au XIXe siècle canadien, paru en 2005, basé sur un portrait historique du contrôle des conduites alcooliques, au XIXe siècle, par une élite du Bas-Canada (les notables, le clergé et la bourgeoisie) et les mouvements de tempérance dans une perspective foucaldienne ancrée dans la notion de gouvernementalité. Dans la seconde partie de ce chapitre, j’ai exposé certains éléments de l’imaginaire provincial et local sur la Beauce en relation avec la surconsommation d’alcool en ciblant quelques éléments historiques, politiques, littéraires, économiques, médiatiques et culturels associés à ce genre de consommation. L’ensemble de ces éléments m’a permis d’exposer 156 un portrait de la consommation d’alcool en Beauce, car cette littérature sur le sujet est mince. Finalement, dans la dernière partie du chapitre, j’ai expliqué pourquoi il m’était impossible de poser une question de recherche avant d’être allé sur le terrain. De plus, j’ai annoncé ma question de recherche, formulée à partir de la conceptualisation beauceronne de « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool. Il s’agit de la question suivante : Quel est la logique du sens que prend le « feeling du moment » au cours du boire social? J’ai été inspiré par la théorie et par la méthodologie des anthropologues Roy Wagner (2014 [1975] et 2010), Jeanne Favret-Saada (1977) et Eduardo Viveiros de Castro (2002, 2009 et 2012) qui m’a fait penser à la formulation de ma question de recherche à partir de l’analyse de l’équivalence entre les discours des anthropologues et ceux des groupes côtoyés par ces derniers. En somme, ce chapitre explique l’orientation théorique et méthodologique que j’ai choisie de mettre de l’avant dans ma thèse en anthropologie de l’alcool et que je vais exposer de manière plus détaillée dans le chapitre qui suit. 157 PARTIE II VIVRE LE « FEELING DU MOMENT » EN BEAUCE (QUÉBEC) 158 5. LA MÉTHODOLOGIE Le point de départ doit être : « Je ne sais pas ». Ce qui est déjà un don total.20 Clarice Lispector dans De escrita e vida – crônicas para jovens, 2010 : 59. INTRODUCTION Je présente mon orientation méthodologique dans ce chapitre. Cette thèse cible une période de temps spécifique : d’août 2013 à avril 2014. J’ai effectué plusieurs choix méthodologiques sur le terrain en me guidant par le « feeling du moment » que j’ai ressenti avec les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce, au Québec. Avant d’aborder le sujet proprement dit de ce chapitre, il est important de souligner que cette thèse doctorale n’est ni une apologie de l’alcoolisme ni le refus formel de reconnaître qu’il s’agit d’une maladie chronique. J’admets que l’alcoolisme existe bel et bien en tant que maladie pouvant causer la mort dans certains cas. De plus, j’ai constaté sur place que les buveurs d’alcool recrutés lors de cette recherche savent très bien, tout comme moi, que l’alcoolisme est une maladie potentiellement dangereuse. À plusieurs reprises, j’ai eu des conversations avec eux à ce sujet dans leur maison familiale avant que nous buvions ensemble, alors qu’ils me confiaient qu’ils connaissaient parfaitement les risques qu’ils encourraient s’ils continuaient à boire de l’alcool. De plus, j’ai remarqué qu’ils ne sont pas intéressés par la chute alcoolique. Cela veut dire qu’ils ne boivent pas pour « faire leur cancer » (Saillant, 1988), car ils me disaient qu’ils n’allaient pas au bar du village pour rechercher ce « truc-là ». Dans le texte original écrit en portugais : « O ponto de partida deve ser: “Não sei”. O que é uma entrega total ». Lispector, C., 2010, De escrita e vida – crônicas para jovens. Rio de Janeiro, Rocco, p. 59. 20 159 Étant donné cette problématique, ce chapitre se divise en six sections. Dans la première, j’énonce les principaux défis de mon ethnographie auprès des buveurs d’alcool. Dans la seconde, il est question de l’orientation ethnographique déployée sur le terrain. Dans la section suivante, j’explique la problématique de la prochaine bière chez les buveurs d’alcool. Ensuite, dans la quatrième, je m’attarde sur la mesure de la quantité « intensive » dans le « feeling du moment » au cours du boire social. En ce qui concerne la cinquième, je présente les axes de ma recherche. Finalement, j’aborde, dans la dernière section, la collecte de données et les questions éthiques. 5.1. LES DÉFIS DE CETTE ETHNOGRAPHIE Mon ethnographie auprès des buveurs d’alcool en Beauce m’a conduit à considérer la question des affects à chaque fois que je suis entré en contact avec eux pour boire une bière et pour saisir la logique du sens de leur consommation. Je me suis intéressé de plus près à leurs affects car j’ai constaté qu’il s’agissait d’une exigence des buveurs qui se répétait à chaque fois que j’ai consommé de l’alcool avec eux. Ils exigeaient que je m’engage dans le « feeling du moment » au cours du boire social. Le choix d’ethnographier le « feeling du moment » au cours du boire social parmi les buveurs d’alcool fut inévitable, car j’ai identifié à maintes reprises qu’il s’agissait de l’aspect le plus important pour eux. En 2013, quand je suis arrivé en Beauce, une grande quantité de matériel avait été publié par la presse régionale au sujet des abus d’alcool dans ce coin de pays. Il y avait aussi quantité de rapports de prévention contre l’alcool au volant. Ce contexte médiatique et politique, qui est directement associé à la croisade contre les « buveurs excessifs », a suscité des réactions négatives de la part des habitants de Sainte-Brosse-de-Beauce contre moi au moment où je me présentais à eux en tant que chercheur intéressé par leur consommation. Afin d’exposer plus amplement les réactions négatives des habitants du village et les principaux défis que j’avais à relever dans cette ethnographie auprès des buveurs d’alcool que j’ai côtoyés, je souligne deux grands axes à savoir : 1) faire comprendre aux habitants du village ciblé que mon ethnographie n’était pas associée à la croisade scientifique nationale contre les « buveurs excessifs » et 2) être en mesure de saisir 160 auprès des buveurs d’alcool, en tant qu’anthropologue, la logique du sens des informations trompeuses qu’ils offraient sur leur nombre de bières bues quand ils étaient en groupe. 5.1.1. LE PREMIER DÉFI Je présente ici le premier défi à relever lors de la réalisation de mon ethnographie auprès des habitants de Sainte-Brosse-de-Beauce : faire comprendre sur le terrain que mon travail n’était aucunement relié à la croisade scientifique nationale contre les « buveurs excessifs ». À maintes reprises, les habitants de Sainte-Brosse-de-Beauce (les buveurs et les non buveurs confondus) m’avaient conseillé d’aller faire cette ethnographie ailleurs en me disant que dans leur village on ne consommait pas beaucoup d’alcool et que je n’avais rien à faire là21. Je crois que leurs réactions peuvent s’expliquer par trois raisons à savoir : a) la peur des habitants qui craignaient que l’étude de la consommation d’alcool locale par un chercheur ternisse l’image du village en l’associant à l’alcoolisme; b) la peur que cette image puisse renforcer les politiques de prévention, surtout le nombre de barrages policiers dans le coin, et c) la peur des habitants qui craignaient que la presse régionale puisse se servir des résultats de ma recherche pour faire la une des journaux. De plus, j’ai identifié que ce trauma suscité chez les habitants de Sainte-Brosse-de-Beauce quant à la possibilité qu’un journaliste se soit infiltré chez eux pour faire la une dans les journaux n’est pas fortuit. Il vient probablement du fait que le maire du village a été victime des journalistes qui s’étaient fait passer pour des scientifiques alors qu’ils cherchaient à savoir quelles étaient les dépenses de la mairie associées à la consommation d’alcool. J’ai donc compris, après coup, pourquoi ma présence à Sainte-Brosse-de-Beauce les troublait tant. Quand je me suis établi en Beauce, précisément à Sainte-Brosse-de-Beauce, en août 2013, je présumais que les bars du coin seraient un bon point de départ pour débuter ma recherche. Comme j’avais acquis de l’expérience sur le terrain au Brésil (Ferreira, 2008), Cette peur des habitants de Sainte-Brosse-de-Beauce n’est pas exclusive aux habitants de la Beauce. Elle est directement associée à ces croisades scientifiques en santé publique menées partout dans le monde. Un exemple, c’est le cas de l’expérience de l’anthropologue Roy Wagner avec les Daribis de Nouvelle-Guinée. D’après Wagner : « Au début, mes amis daribis avaient du mal à comprendre mon travail – cet intérêt que je manifestais envers eux et leurs façons de faire – et encore plus à le prendre au sérieux. Ils me demandaient si je faisais partie “du gouvernement”, “de la mission” ou si j’étais “docteur”, car ils recevaient souvent la visite de membres d’un programme de lutte contre la lèpre ». Wagner, R., 2014 [1975], L’invention de la culture. Bruxelles, Zones sensibles, p. 40. 21 161 j’avais tiré des leçons et je savais qu’il convenait d’accéder aux groupes que je souhaitais côtoyer en me laissant guider par notre relation. En agissant de cette façon, je pourrais saisir la logique de leur consommation, tout en ayant pleinement conscience que l’anthropologue n’avait aucun contrôle sur la logique du sens de la consommation d’alcool des autres. Toutefois, j’ignorais quelles étaient les stratégies des buveurs du coin pour échapper à cette société de contrôle, ici la société québécoise, et surtout aux chercheurs qui étaient passés au village avant moi pour leur demander combien de verres ils buvaient à chaque fois avant de les mettre en garde contre les abus d’alcool. J’ignorais aussi que des journalistes étaient venus sur place avant moi pour alimenter la presse sensationnaliste avide de fonder ses partis pris et de faire rire la société québécoise aux dépens des « fêtards » beaucerons et de leur consommation excessive d’alcool ou de montrer que le mal de l’alcoolisme résidait encore en Beauce. Au début de mon séjour sur le terrain, je ne comprenais pas pourquoi les buveurs d’alcool du coin faisaient tant de mauvaises blagues contre moi dans le bar : « Notez, mon homme! Moi, je bois trois bières par jour, ha ha ha! » ou « Est-ce que vous désirez que je parle de l’histoire de ma vie par rapport à l’alcool, mon homme, ha ha ha? » ou encore « On ne boit pas d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce, ostie, ha ha ha! ». De plus, quelques-uns criaient en me donnant des informations sur le sujet pour que tout le monde puisse les entendre sans que je leur aie posé de questions. Ces blagues ont créé une distance entre le groupe de buveurs d’alcool du coin et moi, au début de mon ethnographie, et seules les serveuses parlaient avec moi au comptoir du bar. J’ai constaté de plus que ces serveuses voulaient surtout savoir quel était l’objet de mes recherches afin de relayer l’information aux buveurs d’alcool. Pendant les premières semaines, les serveuses rappelaient à tout moment aux buveurs d’alcool que j’étais un chercheur venu au village pour écrire un livre sur leurs conduites alcooliques. Cette insistance des serveuses m’a beaucoup irrité lors des premières semaines passées sur le terrain, car à chaque fois que je m’assoyais près d’un buveur au comptoir d’un bar, elles lui disaient immédiatement : « Attention, il va écrire un livre sur vous! ». Je souligne aussi que chaque buveur d’alcool m’a dit, sans que je lui pose la question, qu’il n’était pas un alcoolique, mais que son voisin l’était. Les buveurs d’alcool 162 ajoutaient qu’il n’y avait aucun ivrogne dans le coin, mais qu’il y en avait dans le village voisin22. Pour que j’arrive à un certain niveau de confiance auprès des buveurs d’alcool du coin, et même des serveuses, ils m’ont proposé de me laisser prendre comme eux par le « feeling au moment » alors qu’on buvait ensemble. Après que je me sois immergé peu à peu dans le « feeling du moment » avec eux, ils en sont venus à me présenter aux autres comme un chercheur mais aussi comme un chum de gars (quelqu’un qui fait partie de leur groupe). Les difficultés d’intégration que j’éprouvais au début de mon ethnographie s’aplanissaient peu à peu car les buveurs avaient pris ma place pour présenter ma recherche à leurs gangs (groupes d’amis). Les buveurs m’ont expliqué plus tard qu’ils avaient été très surpris de voir un chercheur qui buvait régulièrement douze heures par jour dans les bars du village et qu’ils attribuaient mes habitudes au fait que j’étais un Brésilien venu du pays du carnaval et de la samba, où, selon eux, « tout est permis ». Peu à peu, les buveurs d’alcool se sont mis à exiger que j’accède au « feeling du moment » avec eux, ce que j’ai accepté d’un seul coup, en comprenant à ce moment-là que les buveurs d’alcool pouvaient m’aider à relativiser ma pensée préétablie sur le sens de ce que je pensais être la consommation d’alcool. 5.1.2. LE DEUXIÈME DÉFI Le deuxième défi consistait à saisir, auprès des buveurs d’alcool côtoyés, la logique du sens des informations trompeuses dont ils disposaient sur le nombre de bières bues quand ils étaient en groupe. Cela a compliqué mon ethnographie, car je me suis alors centré sur la stratégie des buveurs d’alcool du coin qui consistait à se tromper volontairement et à tromper l’anthropologue sur le nombre de bières qu’ils avaient bues (pour qu’on puisse vivre et faire durer le « feeling du moment » entre les uns et les autres). À plusieurs occasions, j’ai bu de l’alcool avec les autres dans les bars, mais aussi dans les garages, dans le vestiaire des joueurs de hockey, à l’aréna municipal, et dans les maisons privées. J’ai Une situation semblable s’est produite au cours des recherches menées par Jeanne Favret-Saada. En effet, dans le village français où elle était allée « étudier » la sorcellerie, les habitants lui ont conseillé d’aller constater ce phénomène dans un autre village car ils affirmaient que la sorcellerie n’existait pas chez eux. Il s’agit d’une réflexion identique à celle des habitants de Sainte-Brosse-de-Beauce. 22 163 bien noté qu’ils buvaient ce que j’appelle une « série de bières »23. À un certain moment de la soirée, ils commençaient à se dire entre eux « C’est la “dernière” [bière]! », avant de continuer à boire quelques bières de plus. Cette information trompeuse sur la dernière bière a attiré mon attention à plusieurs occasions, car il était évident que quelque chose se passait pour que les buveurs se trompaient volontairement sur l’arrivée de leur dernière bière. Étant donné la répétition de cette information trompeuse sur l’arrivée de la dernière bière, je leur ai demandé à plusieurs occasions ce qu’ils entendaient par « dernière bière », cette dernière bière qui n’arrive pas jusqu’au moment où elle arrive alors qu’ils ne disaient plus qu’il s’agissait de la dernière. Ils me disaient qu’il s’agissait de celle qui leur permettait de continuer à « prendre une brosse » quelques minutes ou quelques heures de plus dans une rencontre chargée d’intensité avec leur gang (ou quelqu’un d’autre hors de leur gang), si la conversation est agréable. En d’autres mots, la « dernière bière » (cette bière qui peut être quelques bières de plus), c’est la « dernière » qui retarde un peu plus le « feeling du moment » au cours du boire social. Elle représente l’extase du moment, car les buveurs ne savent pas s’ils vont éprouver le même « feeling du moment » la prochaine fois ou même s’ils auront la possibilité d’expérimenter un nouveau « feeling » avec les autres lors d’une prochaine rencontre. Après la « dernière bière », le « feeling du moment » prend fin. Par la charge d’intensité dans une rencontre entre buveurs d’alcool, j’entends des charges d’affects, de sensations, de puissances qui se sont produites chez chaque buveur lors du « feeling du moment ». Il s’agit là d’intensités non spontanées, car les buveurs me disaient que sous l’effet du « feeling du moment » ils se livraient aux volontés du groupe. L’intensité du « feeling du moment » s’adresse au corps des buveurs (leur système nerveux, leurs mouvements vitaux, leurs instincts, leurs tempéraments) : à la fois les buveurs deviennent des corps qui supportent ces séries de bières (ce qui est une puissance d’agir), pour vivre l’intensité du « feeling du moment » qui est plus forte que leurs volontés personnelles et qui survient en raison de l’intensité de cette rencontre. Cette conceptualisation des buveurs d’alcool à propos de la logique du sens du « feeling du moment » fera l’objet d’une ethnographie plus approfondie dans cette seconde partie de ma Je parle ici de séries de bière en faisant une analogie avec l’expression « séries de verre » de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui analysent la valeur dans les séquences de verres bus par les alcooliques. Voir Deleuze, G. et Guattari, F., 1980, Capitalisme et schizophrénie 2 : mille plateaux. Paris, Les Éditions de Minuit. 23 164 thèse doctorale. Elle constitue la principale donnée que j’ai découverte sur le terrain et le grand défi de cette thèse qui se base sur une anthropologie inversée (Wagner, 2014 [1975]) menée à partir des « résultats obtenus » suite aux relations réciproques étaFblies entre les buveurs d’alcool et moi. Étant donné le matériel recueilli sur le terrain dont je disposais, je me suis centré sur des situations trompeuses, imprévisibles, malléables, chargées d’intensités qui se sont manifestées lorsque les buveurs d’alcool étaient en groupe et qu’ils éprouvaient le « feeling du moment ». Dans la dynamique des buveurs d’alcool, j’ai constaté que tout se résume à la trahison d’eux-mêmes qui survient au cours du boire social, quand ils prononçaient leurs phrases vraies et fausses sur le nombre de bières qu’ils buvaient au moment du « feeling ». Par exemple : « Nous sommes des buveurs de fin de semaine! », alors qu’ils buvaient en plein mercredi; « La prochaine, c’est la “dernière bière”! », alors qu’ils buvaient quelques bières de plus ou « J’arrête de boire quand je veux! », alors que le « feeling du moment » les poussait à continuer à boire indépendamment de leurs volontés individuelles. Pour être plus précis au niveau conceptuel, je peux affirmer que dans le « feeling du moment », nous sommes toujours par-delà le vrai et le faux. Plusieurs informations trompeuses oscillant entre le vrai et le faux parmi les buveurs qui vivaient l’intensité du « feeling du moment » en groupe ont dominé l’ensemble des matériaux que j’ai recueilli sur le terrain. Au moment où je leur demandais combien de bières par jour ils buvaient, ils me répondaient qu’ils ne buvaient que deux à trois bières par jour, alors qu’ils ne comptaient pas leurs bières au moment où l’on buvait ensemble. Plusieurs d’entre eux me disaient aussi qu’ils ne buvaient qu’après le match de hockey, alors que sur place ils buvaient avant et après le match, comme je l’ai constaté. D’autres buveurs me disaient qu’ils ne se souvenaient plus s’ils avaient bu la veille, alors que j’étais avec eux lorsqu’ils buvaient de l’alcool. Étant donné cette problématique, je peux considérer que mon travail de terrain s’est déroulé en deux phases à savoir : dans la première phase (les premières semaines passées sur le terrain), je faisais l’objet de mauvaises blagues de la part des buveurs d’alcool quant au nombre de bières qu’ils avaient bues; dans la deuxième phase, leur ton était devenu plus amical quand ils me fournissaient 165 des informations trompeuses. Ce changement de ton est survenu après que j’aie été immergé avec eux dans le « feeling du moment » au cours du boire social. Même si j’étais dans le « feeling du moment » avec eux, ils continuaient à me donner des informations trompeuses. Au début, je ne comprenais pas la régularité de ces phrases trompeuses qui me rendaient très confus, car une fois pris dans le « feeling du moment » avec eux, le fait de se tromper volontairement et tromper les autres continuait à orienter la logique du sens de la consommation d’alcool, à chaque occasion. Après avoir souvent bu avec eux, j’ai compris, en validant mon matériel recueilli sur le terrain, que l’acte de se tromper volontairement et de tromper les autres est l’une des stratégies permettant d’accéder au « feeling du moment » au cours du boire social en Beauce. 5.2. L’ORIENTATION ETHNOGRAPHIQUE DÉPLOYÉE SUR LE TERRAIN Dans cette seconde section, je présente la stratégie ethnographique déployée sur le terrain. J’ai employé la méthode d’échantillonnage par réseaux pour sélectionner les buveurs d’alcool dont il est question dans cette recherche. Dans ce type d’échantillonnage, les individus sont sélectionnés en fonction de leurs liens avec un « noyau » d’individus. J’ai utilisé cette méthode lorsque j’ai demandé aux buveurs qui avaient déjà participé à mon enquête d’identifier d’autres participants possibles. Cette technique s’est avéré des plus utiles car il n’était pas facile de rejoindre ou de recenser les membres d’un groupe de personnes qui ne désirent pas être identifiés formellement comme étant des « gros buveurs ». Le recours à cette technique donne cependant un échantillon qui n’est pas représentatif de l’ensemble de la population, mais plutôt d’un réseau d’individus interconnectés par une même pratique, comme c’était le cas des consommateurs d’alcool. Les buveurs d’alcool sélectionnés ne sont pas exclusifs du village de Sainte-Brossede-Beauce, car dans les bars du coin, j’ai découvert un flux considérable de buveurs qui se déplaçaient de village en village en quête de « nouveauté ». Par « nouveauté », les buveurs d’alcool entendent la quête de nouvelles aventures dans les bars du village ou dans les bars de la région. À Sainte-Brosse-de-Beauce, j’ai consulté vingt-neuf buveurs, soit vingt hommes et neuf femmes qui habitaient dans le village, et dix-huit buveurs, soit quatorze 166 hommes et quatre femmes qui habitaient à l’extérieur du village. La majorité des buveurs d’alcool consultés lors de cette enquête est des hommes et c’est dû au fait que la méthode sélectionnée dépend des réseaux de relations de proche en proche et que j’ai décidé de commencer mon ethnographie dans les bars du coin, où il y avait une majorité d’hommes. Voici le profil socio-économique des buveurs sélectionnés pour cette ethnographie : Tableau 1 : Profil socio-économique des buveurs d’alcool côtoyés sur le terrain Âge Genre Lieu de résidence 15 buveurs 34 29 buveurs de 18 à 25 ans hommes à Sainte-Brossede-Beauce 10 buveurs de 26 à 35 13 18 buveurs ans femmes hors du village 10 buveurs de 36 à 45 ans 11 buveurs de 45 ans ou plus 1 ex-buveur de 45 ans Profession Niveau d’instruction Statut socioéconomique 18 buveurs 17 buveurs ont 21 buveurs ont des sont des complété leur revenus réguliers étudiants secondaire 18 buveurs sont des étudiants 11 buveurs 12 buveurs ont sans emploi travaillent à complété leur la ferme primaire 8 buveurs reçoivent l’aide sociale 12 buveurs ont 9 buveurs sont complété le des hommes baccalauréat d’affaires 6 buveurs n’ont aucune scolarité 8 buveurs sont au chômage Pour réaliser cette ethnographie, la méthode d’échantillonnage par réseaux me fut d’une grande utilité, car, en appliquant cette méthode, j’ai pu choisir un premier noyau d’individus. J’ai d’abord décidé de fréquenter les bars du coin à cause de la facilité d’accès aux buveurs d’alcool. En choisissant les bars du village comme point de départ, les buveurs du coin m’ont conduit dans les autres bars de la région après mon immersion dans le « feeling du moment » avec eux. Ensuite, ils m’ont amené dans les garages privés et dans le vestiaire des joueurs de hockey, à l’aréna municipal, et finalement, au dernier moment, dans leurs maisons privées. Pour rédiger cette ethnographie, j’ai choisi de présenter la 167 consommation d’alcool autrement qu’en termes d’un « pattern », puisque j’ai constaté que la logique du « feeling du moment » des buveurs d’alcool n’a pas de lieu d’attache précis. Les endroits (bars, garages et maisons) sont déterritorialisés et reterritorialisés intentionnellement par les buveurs eux-mêmes au moment où ils vivent le « feeling du moment » au cours du boire social. Cela veut dire que sous l’influence du « feeling du moment », ces endroits deviennent un autre espace-temps à chaque occasion, à chaque bière bue en groupe et qu’ils sont associés aux charges d’intensités entre les buveurs d’alcool. Ce qui va assurer la viabilité de ces endroits de consommation d’alcool en groupe, c’est l’intensité du « feeling du moment » ressenti à l’instant-même où ils boivent avec leurs gangs et non le lieu où ils boivent de l’alcool. Ainsi, quel que soit l’endroit, ils me disaient que la recherche de leur « dernière bière » dépendait exclusivement de l’intensité de la rencontre et non de l’endroit sélectionné. Bref, j’ai choisi d’ethnographier la logique de la consommation d’alcool des buveurs du coin, celle qui oriente leur point de vue au moment où le « feeling du moment » survient. Et c’est au moment où le « feeling » se produit parmi les buveurs que j’ai recueilli une grande quantité des informations trompeuses volontairement fournies par les buveurs eux-mêmes sur la régularité de leur consommation. Étant donné ce contexte ethnographique, j’ai centré ma démarche de terrain sur les stratégies des buveurs d’alcool qui vivent le « feeling du moment » à l’occasion de chacune de leurs rencontres pour consommer de l’alcool en groupe. J’ai constaté qu’à ce moment-là, les buveurs du coin vivent dans l’attente du « feeling », cette attente qu’ils considèrent toujours comme étant imprévisible. Alors, si le « feeling du moment » est compris par les buveurs comme étant impossible à prévoir, je me demande comment les anthropologues peuvent établir un « pattern » socioculturel de la consommation d’alcool. En somme, mon ethnographie se base sur la conceptualisation du « feeling du moment » chez les buveurs d’alcool côtoyés à Sainte-Brosse-de-Beauce, celle qui oriente leur vie dans une série de bières vers la « dernière » à chaque nouvelle rencontre au cours du boire social. 168 5.3. LA QUESTION DE L’INCERTITUDE DE LA PROCHAINE BIÈRE Dans cette troisième section, j’expose les questions que les buveurs à Sainte-Brossede-Beauce se posent au moment où ils attendent la prochaine bière en buvant de l’alcool avec les autres. Au début de mon ethnographie, j’ai choisi d’éviter de poser mes questions de recherche aux buveurs, car en découvrant sur place l’importance du « feeling du moment » parmi eux, j’ai trouvé les principales questions qu’ils se posent à eux-mêmes. J’ai eu accès à ces questions à partir d’une situation inusitée qui s’est produite pendant mes premières semaines sur le terrain. Comme je ne suis pas un buveur d’alcool régulier, j’ai bien souvent roulé par terre dans les bars du village car je buvais plus vite que les autres. Après chaque chute, j’interrogeais les autres pour savoir quand ils allaient chuter. Ils se moquaient alors de moi en me disant qu’il s’agissait d’une « question naïve », car, selon eux, personne ne désire chuter en consommant de l’alcool. Voyons ce que m’a dit l’un des buveurs d’alcool au moment où je lui posais la question de la chute alcoolique devant les autres : Buveur (35 ans) : « Mon chum, on perçoit très bien que vous n’êtes pas un buveur d’alcool! On va vous enseigner une chose, ostie! Quand on boit, on ne désire pas tomber par terre! C’est sûr! ». Après plusieurs chutes dans les bars du coin, ils ont commencé à m’orienter de plus en plus sur la façon de les accompagner vers le « feeling du moment » parce qu’ils avaient perçu, comme ils me le disaient quelque temps après, que je me laissais dominer par l’effet de l’alcool, en pensant qu’on devait boire de l’alcool plus vite pour être « saoul » et « sociable » et que mon comportement était « drôle ». Alors, ils m’ont donné des conseils pour accéder au « feeling du moment » dans ces séries de bières. En voici quelques-uns : Buveur (25 ans) : « Mon chum, pas de trouble! La première chose à faire est d’apprendre à supporter l’effet de l’alcool dans votre corps. Si vous sentez que vous êtes en train de tomber par terre, alors vous devez arrêter pour cette soirée! C’est clair! ». Buveur (22 ans) : « Mon chum, un gars qui tombe par terre tous les jours, ça n’intéresse personne! ». 169 Buveur (68 ans) : « Mon homme, arrête de boire très vite, c’est tout! ». Après avoir suivi les premiers conseils des buveurs d’alcool, j’ai été pris avec eux par le « feeling du moment » dans ces séquences de bières bues à chaque occasion. Au moment où j’étais pris par le « feeling du moment » avec eux, ils ont commencé à avoir confiance en moi en me confiant enfin quelles étaient les principales questions qu’ils se posaient à eux-mêmes au moment où ils attendaient la prochaine bière et en me rappelant encore – en souriant – que tôt ou tard, moi aussi, je me les poserais à moi-même au sujet de ma prochaine bière. Voici les questions synthèses que les buveurs se posent à eux-mêmes en attendant la prochaine bière dans le « feeling du moment » qu’ils partagent avec les autres : « Qu’est-ce qui va se passer si je bois une grosse [bière] de plus avec vous? »; « Est-ce que la prochaine [bière] sera la “dernière” que je boirai avec vous ce soir? » ou « Est-ce que je peux supporter une grosse [bière] de plus avec vous? ». Ces questions concernent plusieurs buveurs à Sainte-Brosse-de-Beauce dans différentes situations au cours du boire social, car ils me disaient que ces questions leur revenaient en tête à chaque fois qu’ils finissaient de boire une bière pour boire la prochaine avec quelqu’un qui était dans le « feeling du moment » avec eux. On peut noter qu’il s’agit là de questions associées à la notion de limite. Sur le terrain, je n’ai jamais entendu ces questions au moment où je buvais de l’alcool avec eux. Ils me disaient qu’ils se les posaient à eux-mêmes en silence lorsqu’ils buvaient de l’alcool avec les autres. De plus, ils ajoutaient, en connaissant ma naïveté par rapport à la consommation d’alcool, que je devais apprendre tout de suite que poser ce genre de question à quelqu’un d’autre dans le « feeling du moment » pouvait stopper net le processus, car il s’agit, selon eux, de boire pour « se faire du fun » et non pour passer toute la soirée à demander aux autres s’ils pouvaient encore supporter une autre bière. Pendant tout mon séjour sur le terrain, je n’ai jamais entendu de discussions entre eux où il aurait été question du sens de leur consommation. Ils me disaient qu’ils n’étaient pas intéressés à parler des raisons qui les poussaient à boire de l’alcool au moment où ils vivaient le boire social et que c’était seulement en raison de ma présence, et parce qu’ils me considéraient comme un chum, qu’ils touchaient à cette problématique lorsqu’on buvait ensemble, juste avant qu’on puisse accéder au « feeling du moment », c’est-à-dire au début de la 170 consommation de nos premières bières. Après l’arrivée du « feeling », ils me disaient qu’ils n’avaient rien à ajouter à ce sujet. Ces questions quant à l’incertitude de la prochaine bière vers la « dernière » viennent de la prudence relative qui s’avère très importante pour les buveurs d’alcool consultés sur place et qui fera l’objet de mon analyse. Sur le terrain, j’ai identifié à maintes reprises qu’ils ont soin de ne pas stopper le « feeling du moment », pendant qu’ils consomment de l’alcool en agréable compagnie avec les autres. Par prudence relative, ils entendent le fait que chacun doit faire des efforts (soit au niveau du corps, soit au niveau de la sociabilité) pour ne pas stopper le « feeling du moment ». Il s’agit d’une prudence relative, car l’un des efforts est de se distraire pour faire place au « feeling du moment », car si on pense trop à ce moment-là, on peut stopper le « feeling » d’un seul coup. Puisque ce qui compte chez les buveurs, c’est de faire durer l’arrivée de la « dernière bière » (la limite dans le « feeling du moment »), la prudence relative est alors de mise. De plus, les inquiétudes des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce quant à l’incertitude de la prochaine bière, qui s’expriment en eux par des questions relatives à la capacité de leur corps de supporter ou non son arrivée, ont donné lieu à une « philosophie » locale sur cette série de bières en Beauce, comme on le verra plus tard. En somme, mon ethnographie se base par les questions que les buveurs d’alcool se posent à eux-mêmes au cours du boire social en attendant avec incertitude la prochaine bière. Ce choix m’a incité à exclure, de ma thèse, l’ensemble des questions portant sur le nombre de bières bues et sur la notion de « buveur excessif ». Je me suis laissé guider par les inquiétudes des buveurs. 5.4. LA MESURE DE LA QUANTITÉ « INTENSIVE » DANS LE « FEELING DU MOMENT » Il est question de la mesure de la quantité « intensive » perçue lorsque les buveurs d’alcool atteignent le « feeling du moment » en groupe. Il ne s’agit pas de mesurer le nombre de bières bues individuellement car la quantité « intensive » est celle qui fait durer le « feeling du moment » et qui détermine le nombre de bières bues en groupe au-delà des volontés individuelles. Afin de mesurer la quantité « intensive » des groupes de buveurs 171 d’alcool, je présente deux types de quantités directement associées à ma démarche méthodologique : 1) la quantité éthylique (l’alcool) et 2) la quantité « intensive » (les affects). Par quantité éthylique, j’entends la quantité d’alcool absorbée par l’organisme alors que la quantité « intensive » correspond à la période pendant laquelle des groupes de buveurs d’alcool mesurent l’intensité du moment qu’ils passent en compagnie des autres lorsqu’ils sont affectés par le « feeling du moment ». J’ajoute que cette mesure de la quantité « intensive » n’a rien à voir avec la conduite des sujets qui sont alors affectés, car il ne s’agit ni d’un choix personnel, puisqu’ils n’ont plus le contrôle de leurs volontés individuelles, ni d’un « pattern » de consommation (une question socioculturelle). La quantité « intensive » est très délicate à mesurer et il est vain d’essayer de la contrer par des politiques de prévention en santé publique destinées à freiner la conduite des buveurs « trop intensifs », car le « feeling du moment » est éphémère et sans avenir; il ne dure que le temps de la rencontre entre les buveurs d’alcool. Alors ni l’approche socioculturelle, ni l’approche de l’anthropologie médicale critique, ni l’approche phénoménologique du sujet ivre en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme, ni les reportages alarmistes de la presse québécoise ne peuvent rien y changer, car ce qui modère la consommation d’alcool des buveurs lorsqu’ils partagent ces brefs instants d’amitié, c’est un comportement des plus naturel chez l’homme : la capacité de se laisser affecter par les autres. L’amitié partagée par les buveurs d’alcool dans le « feeling du moment » a un sens spécial. Il s’agit d’une amitié sans préalable, d’une amitié sans amis24. Cette amitié se présente quand il n’y a pas d’amitié entre eux à ce moment-là (alors que leurs mondes personnels sont temporairement oubliés pour faire place au « feeling » impersonnel du groupe). En d’autres mots, l’amitié sans préalable dans le « feeling du moment » naît au Mon inspiration pour penser une amitié sans préalable, une amitié sans amis, vient de Maurice Blanchot. À cet égard, à partir de ce que l’auteur souligne à propos de la question de l’amitié sans amis partagée au cours d’une expérience-limite, on peut faire une analogie avec l’expérience-limite du « feeling du moment » vécue par les buveurs d’alcool : « Or, “la base de la communication” n’est pas nécessairement la parole, voire le silence qui en est le fond et la ponctuation, mais l’exposition à la mort, non plus de moi-même, mais d’autrui dont même la présence vivante et la plus proche est déjà l’éternelle et l’insupportable absence, celle que ne diminue le travail d’aucun deuil. Et c’est dans la vie même que cette absence d’autrui doit être rencontrée; c’est avec elle – sa présence insolite, toujours sous la menace préalable d’une disparition – que l’amitié se joue et à chaque instant se perd, rapport sans rapport ou sans rapport autre que l’incommensurable (pour lequel il n’y a pas lieu de se demander s’il faut être sincère ou non, véridique ou non, fidèle ou non, puisqu’il représente par avance l’absence de liens ou l’infini de l’abandon). Ainsi est, ainsi serait l’amitié qui découvre l’inconnu que nous sommes nous-mêmes, et la rencontre de notre propre solitude que précisément nous ne pouvons être seuls à éprouver (“incapable, à moi seul, d’aller au bout de l’extrême”) ». Blanchot, M., 1983, La communauté inavouable. Paris, Les éditions du Minuit, p. 46. 24 172 cours du boire social alors même que l’on expérimente le « feeling » d’une complicité anonyme vécue avec les autres. Il s’agit d’un cercle d’amis qui désavoue son amitié antérieure pour en appeler à l’amitié sans préalable (à mille lieux de leurs problèmes personnels) pour vivre l’exigence d’être là, dans le « feeling du moment », non pas comme une personne, mais bien comme des membres d’un mouvement fraternel, anonyme et impersonnel. Il s’agit d’une étrange association d’amis qui peut se dissocier à tout instant. Ainsi, le « feeling du moment » est toujours singulier à chaque occasion. Il est impersonnel et provisoire, car il ne s’agit pas d’une culture de la consommation d’alcool. Il s’agit de la « réalité dernière » : le « feeling du moment » lui-même. L’étude approfondie de la littérature en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme me permet d’avancer que la plupart des anthropologues en est restée à mesurer la quantité éthylique présente dans l’organisme des buveurs d’alcool, soit pour aider à construire le sujet malade (approche constructiviste), soit pour réduire les méfaits de la consommation, ce qui est très facile à établir quand on mesure la dose d’alcool absorbée à partir d’une limite préétablie par les médecins ou par la quantité d’alcool permise en chaque culture. Sur place, j’ai constaté, à maintes reprises, que c’est l’intensité de la rencontre qui les motive à poursuivre des affects entre amis dans le « feeling du moment » et non seulement l’effet de l’alcool. Cette constatation est des plus importantes, car elle change complètement la perspective sur le sens de la consommation d’alcool. Cela étant dit, j’expose, dans la section suivante, les axes méthodologiques de ma recherche. 5.5. LES AXES DE LA RECHERCHE J’expose dans cette section les trois axes de ma recherche effectuée à Sainte-Brossede-Beauce. Le premier porte sur la méthode de se laisser affecter par les buveurs d’alcool. Le second parle du dialogue entre l’anthropologie et la philosophie que j’ai développé dans ma recherche en anthropologie de l’alcool et finalement le troisième axe souligne la question de la méconnaissance de soi dans le « feeling du moment » au cours du boire social. 173 5.5.1. SE LAISSER AFFECTER PAR LES BUVEURS D’ALCOOL Le fait de se laisser affecter par les buveurs d’alcool a inspiré la méthode que j’ai adoptée. Cette méthode a été développée par Jeanne Favret-Saada lorsqu’elle ethnographiait la sorcellerie dans le Bocage français. Il ne s’agit pas d’une espèce de guide servant à classer les « patterns » de comportements culturels des buveurs d’alcool, mais d’une méthode qui libère l’anthropologue de la vision classique de la science moderne qui voit les autres comme des objets d’étude à classer, à mesurer et à chiffrer de manière à pouvoir reproduire l’expérience à l’identique dans d’autres contextes culturels25. Ceci posé, je présente la méthodologie dont je m’inspire à partir de citations de Favret-Saada : Principe 1 Son point de départ, c’est la reconnaissance de ce que la communication ethnographique ordinaire – une communication verbale, volontaire et intentionnelle, visant l’apprentissage d’un système de représentations indigènes – constitue l’une des variétés les plus pauvres de la communication humaine. Elle est spécialement impropre à fournir de l’information sur les aspects non verbaux et involontaires de l’expérience humaine. (Favret-Saada, 1990 : 8) Ce principe est intéressant car je peux le relier au phénomène de la quantité « intensive » du « feeling du moment », qui est aussi une quantité non représentable, non verbale, involontaire et éphémère et qui ne peut pas être mesurée à l’aide des approches socioculturelle, constructiviste, interprétative ou phénoménologique développées par l’anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme, au Québec ou ailleurs. À ce sujet, Quentin Meillassoux souligne à propos de la méthode des vérifications expérimentales en science, et plus spécifiquement en physique, qu’on peut établir un lien avec l’exigence d’une vérification de la reproduction de l’expérience à l’identique en anthropologie : « En vérité, quel que soit le nombre de vérifications expérimentales auxquelles nous soumettons une théorie, celle-ci peut toujours être réfutée par une nouvelle expérience et être surpassée par une nouvelle théorie plus performante et qui dessine alors une nouvelle carte de possibles physiques. Il est par suite impossible d’affirmer “au nom de la physique” que tel ou tel événement est définitivement impossible : il ne l’est qu’au regard de l’état actuel de la science, sans qu’on puisse jamais préjuger de l’avenir ». Meillassoux, Q., 2013, Métaphysique et fiction des mondes horsscience. Paris, Les éditions aux forges de vulcan, p. 18. 25 174 Principe 2 Deuxième trait distinctif de cette ethnographie : elle suppose que le chercheur tolère de vivre dans une sorte de schize. Selon les moments, il fait droit à ce qui, en lui, est affecté, malléable, modifié par l’expérience de terrain; ou bien à ce qui, en lui, veut enregistrer cette expérience, veut la comprendre. (Favret-Saada, 1990 : 9) Ce deuxième principe soulève la question de se laisser conduire par le groupe côtoyé par l’anthropologue. Sur le terrain, je me suis abandonné à une sorte de « schize » en me laissant affecter par le « feeling du moment » au cours du boire social alors que je n’ai pas l’habitude de boire de l’alcool. Cela veut dire que j’ai bu en me laissant conduire comme les buveurs du coin me l’avaient montré par la quantité « intensive » du « feeling du moment ». Accéder à cette sorte de « schize » au moment où l’on vit une relation intense avec les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce m’a conduit à reconsidérer la notion d’affect. Plongé dans le « feeling du moment » avec les buveurs d’alcool, j’ai essayé à chaque fois de comprendre ce qu’on me voulait à ce moment-là et de trouver une réponse à des questions pressantes suscitées par ce « feeling du moment » telles que : Qu’est-ce que je dois faire pour rester avec eux dans cet état? Quels sont les exigences des buveurs d’alcool du coin envers moi à ce moment-là? Principe 3 Les opérations de connaissance sont étalées dans le temps et disjointes les unes des autres : dans le moment où on est le plus affecté, on ne peut pas rapporter l’expérience; dans le moment où on la rapporte, on ne peut pas la comprendre. Le temps de l’analyse viendra plus tard. (Favret-Saada, 1990 : 9) Ce troisième principe m’amène à déduire que lorsqu’on est affecté par le « feeling du moment », ce n’est pas le temps de se livrer à des analyses car on ne peut pas comprendre ce qui nous arrive à ce moment-là. Par ailleurs, si on y pense trop, on risque de stopper le « feeling ». 175 Principe 4 Les matériaux recueillis sont d’une densité particulière, et leur analyse conduit inévitablement à faire craquer les certitudes scientifiques les mieux établies. (Favret-Saada, 1990 : 9) Ce quatrième et dernier principe nous fait percevoir que la façon d’être affecté par le « feeling du moment » au cours du boire social peut modifier ou faire craquer nos certitudes scientifiques les mieux établies sur le sens de notre propre consommation d’alcool et des autres. En somme, ces quatre principes proposés par Jeanne Favret-Saada (1990) m’ont permis de me laisser affecter par les buveurs l’alcool que j’ai côtoyés à Sainte-Brosse-deBeauce. De plus, ils me libèrent des approches anthropologiques qui parlent de la rigueur scientifique nécessaire pour déterminer le comportement des autres en les classant, en les mesurant et en les chiffrant en « patterns » de consommation. 5.5.2. LE DIALOGUE ENTRE L’ANTHROPOLOGIE ET LA PHILOSOPHIE Dans cette sous-section, j’expose ma technique d’analyse des données en établissant un dialogue entre l’anthropologie et la philosophie. Mon choix d’ouvrir ce dialogue est justifié par l’information ethnographique recueillie sur le terrain selon laquelle les buveurs d’alcool sont par eux-mêmes une question au moment où ils éprouvent le « feeling du moment » en groupe. La logique du sens de leur consommation est donc une réponse à cette question. À cet effet, j’ouvre ici un dialogue avec les philosophies de Friedrich Nietzsche (1967, 1981, 1997 et 2000), Gilles Deleuze (1969, 1996 et 2011), Gilles Deleuze et Claire Parnet (1977) et Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980), car ces auteurs abordent les questions conceptuelles et philosophiques de l’ivresse et du « dernier verre ». De plus, j’ai recouru au concept d’expérience-limite de Maurice Blanchot (1969), ce qui m’a fait réfléchir au moment limite du « feeling du moment », où les buveurs deviennent pour euxmêmes une question. En revanche, j’ai trouvé la conceptualisation de « dernier verre » de 176 Deleuze (1996) inappropriée par rapport à ce que les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-deBeauce conceptualisent comme leur « dernière bière », au moment où ils sont plongés dans le « feeling du moment ». Par « dernier verre », Gilles Deleuze entend : Ça veut dire qu’il [alcoolique] ne peut pas supporter d’en boire plus ce jour-là. C’est le dernier [verre] qui lui permettrait, qui lui permettra de recommencer le lendemain. Parce que s’il va jusqu’au dernier, au contraire, qui excède son pouvoir, c’est le dernier dans son pouvoir, s’il dépasse le dernier dans son pouvoir pour arriver au dernier qui excède son pouvoir, il s’écroule. À ce moment-là il est foutu, bon il va à l’hôpital, ou bien il faut qu’il change d’habitude, il faut qu’il change d’agencement. Si bien que quand il dit que le dernier verre, ce n’est pas le dernier, c’est l’avant-dernier… il est à la recherche de l’avant-dernier. […] Pas de l’ultime, parce que l’ultime le mettrait hors de son arrangement. Le pénultième, c’est le dernier avant le recommencement le lendemain. (Deleuze, 1996, transcription vidéo) On peut noter que dans la conceptualisation de « dernier verre » de Deleuze chaque buveur d’alcool a la maîtrise de son « dernier ». C’est le « dernier » en son pouvoir. Autrement dit, c’est chaque buveur qui « évalue », individuellement, le moment où il arrête de boire pour recommencer le lendemain. De plus, le « dernier verre » est compris comme l’avant-dernier qui permet à chaque buveur d’alcool de rétablir la consommation à une autre occasion. Cette conceptualisation pose problème au niveau du « feeling du moment » au cours du boire social en Beauce. D’abord, les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-deBeauce n’ont pas la maîtrise de leur consommation quand ils atteignent l’intensité du « feeling du moment » avec les autres, comme on le verra lors de l’exposition de mon ethnographie. Au moment du « feeling » avec les autres, ils n’évaluent pas s’ils doivent ou non continuer dans le « feeling », car s’ils commencent à y penser, comme ils me le disaient, ils vont le stopper d’un seul coup. Finalement, l’arrivée de la « dernière bière » du groupe ne rétablit pas le « feeling du moment » le lendemain en raison de sa nature même, qui est toujours imprévisible et qui ne dure que le temps de la rencontre entre les buveurs d’alcool. Autrement dit, on ne peut pas savoir à l’avance s’il y aura encore un « feeling » le lendemain. En effet, comment peut-on savoir avant de recommencer le lendemain si les autres seront encore prêts à vivre le même « feeling du moment » avec nous ou si nous sommes encore prêts à vivre le même « feeling du moment » avec les autres? Ou encore : 177 comment peut-on savoir s’il y aura au moins un « feeling » à vivre le lendemain avec les autres? En d’autres mots, il est impossible de rétablir la même expérience à l’identique du « feeling du moment » à une autre occasion. Quant au concept d’expérience-limite, qui est étroitement lié à l’expérience du « feeling du moment » en Beauce, Maurice Blanchot précise : L’expérience-limite est la réponse que rencontre l’homme, lorsqu’il a décidé de se mettre radicalement en question. Cette décision qui compromet tout l’être exprime l’impossibilité de s’arrêter jamais, à quelque consolation ou à quelque vérité que ce soit, ni aux intérêts ou aux résultats de l’action, ni aux certitudes du savoir et de la croyance […]. L’expérience-limite est celle qui attend cet homme ultime, capable une dernière fois de ne pas s’arrêter à cette suffisance qu’il atteint; elle est le désir de l’homme sans désir, l’insatisfaction de celui qui est satisfait « en tout », le pur défaut, là où il y a cependant accomplissement d’être […]. L’expérience-limite est l’expérience de ce qu’il y a hors de tout, lorsque le tout exclut tout dehors, de ce qu’il reste à atteindre, lorsque tout est atteint, et à connaître, lorsque tout est connu : l’inaccessible même, l’inconnu même. (Blanchot, 1969 : 302-305) On voit qu’à la différence de Deleuze, pour Blanchot, l’homme, plongé dans une expérience-limite (celle qu’on peut associer à la logique du sens du « feeling du moment »), est incapable de s’arrêter. Il se remet radicalement en question. Il ne s’arrête ni à ses intérêts, ni aux résultats de ses actions. Il est « homme ultime », un homme à la limite, quelqu’un au bord d’une chute sans qu’il n’y arrive jamais. Il s’agit d’un homme sans désir (sans volonté personnelle) qui éprouve l’insatisfaction de celui qui est satisfait « en tout » (dans le « feeling du moment », par exemple), un homme sans avenir (tout se passe dans l’extrême du moment voulu). J’avance que la pensée de Maurice Blanchot m’a inspiré pour traduire, en termes anthropologiques, la conceptualisation beauceronne de « feeling du moment »26. En me laissant guider par la définition d’anthropologie de Tim Ingold : « Anthropology is philosophy with the people in » (Ingold, 1992 : 696), je constate que les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce 26 ont inventé un concept d’ordre L’ensemble des références bibliographiques sur Maurice Blanchot qui m’a inspiré à penser le concept beauceron de « feeling du moment » est exposé en détail dans la bibliographie qui figure à la fin de cette thèse. 178 « philosophique » : le « feeling du moment » au cours du boire social. J’ajoute que des anthropologues parlent d’anthropologie existentielle (Jackson, 2005; Piette, 2009). Il s’agit d’une anthropologie philosophique associée à la question de l’être-en-présence. Celle qu’on peut facilement associer à l’identité de la construction du sujet ivre ou malade dans l’approche phénoménologique en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme : « C’est l’objectif de l’anthropologie existentielle fondamentalement empirique : saisir le concret dans ses variations et ses différences jusqu’au sans importance des perceptions, des gestes, des pensées, des objets et des différents êtres en présence » (Piette, 2009 : 13). Or, ce qui se passe dans la Beauce auprès des buveurs d’alcool, comme on le verra plus tard, dépasse cette anthropologie existentielle encore en quête d’être (la connaissance ou la construction de soi). Dans la logique du sens du « feeling du moment », les buveurs d’alcool ne sont pas en quête d’un « état d’être », mais d’« avoir » une puissance d’agir impersonnelle, bien loin de leurs problèmes personnels (extra-être), pour vivre une sensation intense et éphémère que ne dure qu’un certain temps (le « feeling du moment » lui-même). Il s’agit plutôt de ce que Deleuze conceptualise d’extra-être dans la logique du sens de tout événement. En parlant du paradoxe de l’absurde, ou des objets impossibles, il souligne : De ce paradoxe [de l’absurde, ou des objets impossibles] en découle encore un autre : les propositions qui désignent des objets contradictoires ont elles-mêmes un sens. Leur désignation pourtant ne peut en aucun cas être effectuée; et elles n’ont aucune signification, qui définirait le genre de possibilité d’une telle effectuation. Elles sont sans signification, c’est-à-dire absurdes. Elles n’en ont pas moins un sens, et les deux notions d’absurde et de non-sens ne doivent pas être confondues. C’est que les objets impossibles – carré rond, matière inétendue, perpetuum mobile, montagne sans vallée, etc. – sont des objets « sans patrie », à l’extérieur de l’être, mais qui ont une position précise et distincte à l’extérieur : ils sont de l’« extra-être », purs événements idéaux ineffectuables dans un état de choses. […] Si nous distinguons deux sortes d’être du possible comme forme des significations, nous devons encore ajouter cet extra-être qui définit un minimum commun au réel, au possible et à l’impossible. Car le principe de contradiction s’applique au possible et au réel, mais non pas à l’impossible : les impossibles sont des extra-existants, réduits à ce minimum, et qui comme tels insistent dans la proposition. (Deleuze, 1969 : 49) Cet « impossible extra-existant », ce « minimum commun », peut être traduit comme la contradiction ou le paradoxe de la vie personnelle de chaque buveur d’alcool au moment où il vit de manière impersonnelle le « feeling du moment » du groupe. Cette thèse 179 se propose donc de changer le verbe être, associé à une anthropologie existentielle, pour le verbe avoir, ce qui est le plus adéquat pour saisir la logique du sens impersonnelle (extraêtre) du « feeling du moment » au cours du boire social en Beauce. La sociologie philosophique de Gabriel Tarde m’a inspiré ce changement de perspective que j’ai adopté : Toute la philosophie s’est fondée jusqu’ici sur le verbe Être, dont la définition semblait la pierre philosophale à découvrir. On peut affirmer que, si elle eût été fondée sur le verbe Avoir, bien des débats stériles, bien des piétinements de l’esprit sur place auraient été évités. – De ce principe, je suis, impossible de déduire, malgré toute la subtilité du monde, nulle autre existence que la mienne; de là, la négation de la réalité extérieure. Mais posez d’abord ce postulat : « J’ai » comme fait fondamental, l’eu et l’ayant sont donnés à la fois comme inséparables. Si l’avoir semble indiquer l’être, l’être assurément implique l’avoir. Cette abstraction creuse, l’être n’est jamais conçu que comme la propriété de quelque chose, d’un autre être, lui-même composé de propriété, et ainsi de suite indéfiniment. Au fond tout le contenu de la notion d’être, c’est la notion d’avoir. Mais la réciproque n’est pas vraie : l’être n’est pas tout le contenu de l’idée de propriété […]. L’être et le non-être, le moi et le non-moi : oppositions infécondes qui font oublier les corrélatifs véritables. L’opposé vrai du moi, ce n’est pas le non-moi, c’est le mien; l’opposé vrai de l’être, c’est-àdire de l’ayant, ce n’est pas le non-être, c’est l’eu. (Tarde, 1999 : 86-87) Ce qui se passe au niveau du « feeling du moment » en Beauce ne fait pas d’un buveur d’alcool un sujet ivre ou malade (approches constructiviste et phénoménologique), c’est-à-dire un « être-en-présence ». Il s’agit de l’affirmation : « On a! ». Et ce qu’on a, c’est le « feeling du moment » (extra-être) au cours du boire social. En somme, cette thèse a analysé le matériel recueilli sur le terrain en établissant un lien étroit entre l’anthropologie et la philosophie laquelle aborde la question du « dernier verre » et le concept d’expérience-limite de Blanchot. Le choix d’établir un lien entre l’anthropologie et la philosophie vient du fait que dans le domaine de l’anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme, les approches socioculturelle, constructiviste, interprétative et phénoménologique ne me fournissent pas les outils théoriques et méthodologiques nécessaires pour saisir ce qui rassemble les buveurs d’alcool en Beauce autour de leur « dernière bière ». 180 5.5.3. L’ANALYSE DE LA MÉCONNAISSANCE DE SOI DANS LE « FEELING DU MOMENT » Saisir la logique du sens du « feeling du moment » est seulement possible à partir d’une méconnaissance de soi au cours du boire social. Il s’agit d’une orientation méthodologique importante pour qui va travailler sur la mesure de la quantité « intensive » de la consommation d’alcool. J’ai été inspiré par un article de Bruno Latour intitulé Factures/fractures : de la notion de réseau à celle d’attachement, paru en 2000, dans l’ouvrage collectif Ce qui nous relie, sous la direction d’André Micoud et Michel Peroni. Latour, en se basant sur une sociologie de l’action, parle de l’idéal de maîtrise à la voix active (par exemple : « Je fume une cigarette ») et à la voix passive (par exemple : « Tu es fumé par la cigarette »). Dans les deux cas, il souligne que « [l’on] continue à croire que l’on peut parler de maîtrise. De la forme active – “Je fume une cigarette” - à la forme passive – “Tu es fumé par la cigarette”, rien ne change sinon la répartition du maître et de l’instrument. […] trop confortable dans la première image : trop paniqué dans la dernière » (Latour, 2000). Alors, Latour se demande : « Et si la question portait plutôt sur l’absence de maîtrise, sur l’incapacité de la forme active comme de la forme passive à définir nos attachements? Comment parler avec justesse de ce que le grec appelle “la voix moyenne”, forme des verbes qui n’est ni active ni passive? » (Latour, 2000). Pour répondre à cette question, Latour ajoute : « La question ne se pose plus de savoir si l’on doit être libre ou attaché, mais si l’on est bien ou mal attaché. […] Il n’y a qu’un seul moyen pour décider de la qualité de ces liaisons : […] apprendre à être affecté par elles » (Latour, 2000). Finalement, il conclut : « Or, s’il existe autant de solutions que de sociologues à la question de savoir qui commande, de l’acteur ou du système, on ne s’est guère interrogé sur la nature de ce commandement lui-même » (Latour, 2000). Or, ce « commandement lui-même » est quelque chose qui va au-delà des individualités de chacun dans le groupe. Il représente quelque chose pour chaque membre du groupe qui les fait agir en collectivité. Toute la sociologie de l’action de Latour est basée sur ce qui nous fait agir dans une relation sociale quelconque. Plus encore, il s’agit de démontrer qu’on n’a pas la maîtrise de nous-mêmes dans une relation intense avec quelqu’un, mais, au moins, on peut être bien ou mal attaché dans cette relation. Cette idée 181 de Latour de se laisser guider par la nature de nos attachements et par l’intensité des relations est très étroitement reliée au phénomène du « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. Il s’agit de quelque chose de non maîtrisable (le « feeling du moment » lui-même), mais au moins les buveurs savent quand ils sont bien ou mal attachés au « feeling », car ils ont la prudence relative de ne pas le stopper, comme on le verra plus loin. La méconnaissance de soi vient du fait que les buveurs d’alcool ne se reconnaissent pas en tant qu’individualité dans le « feeling du moment » car la volonté qui règne, c’est celle du groupe. En résumé, cette proposition méthodologique de Bruno Latour, basée sur l’analyse de la question de savoir qui commande l’action dans un réseau social quelconque, m’aide à cibler le « feeling du moment » comme étant l’élément central de mon ethnographie. C’est ainsi que l’analyse du « feeling du moment » en anthropologie de l’alcool doit se centrer sur la nature de ce phénomène lui-même et non sur les volontés personnelles des buveurs d’alcool ou de l’anthropologue. En ciblant la question de la méconnaissance de soi (la non maîtrise de soi) dans le « feeling », je mets en évidence la question de ce qui peut faire agir les buveurs d’alcool et l’anthropologue en tant que collectivité et inventeurs de concepts : le « feeling du moment » lui-même. 5.6. LA COLLECTE DES DONNÉES J’explique ici comment j’ai recueilli les données de cette recherche sur la consommation d’alcool en Beauce. Mon exposé aborde sept points. Le premier souligne mon refus d’administrer des questionnaires aux buveurs d’alcool. Le second porte sur le refus d’enregistrer les conversations des buveurs au moment où ils buvaient de l’alcool avec moi. Par la suite, je me centre sur le passage de l’interdit à l’inter-dit dans l’orientation méthodologique, puis, je présente le matériel recueilli sur le terrain. Dans le point suivant, je mets l’accent sur le recrutement des « participants ». Ensuite, je décris le profil des buveurs sélectionnés pour finalement terminer ce chapitre avec les questions éthiques. 182 5.6.1. LE REFUS D’EMPLOYER DES QUESTIONNAIRES Je n’avais préparé aucun questionnaire avant de débuter cette recherche et les guides d’entretien que j’avais élaborés ont peu à peu été mis de côté. Les questions posées aux buveurs me furent suscitées par le « feeling du moment » alors même que je le vivais avec eux. En suivant les principes qui m’ont été inspirés par Favret-Saada (1990), où l’analyse des données vient après coup, c’est-à-dire lors du retour du terrain, je me suis donc tout simplement laissé affecter par le « feeling du moment » sans rien interpréter à ce momentlà. Alors, il était inutile que j’utilise des questionnaires formulés à l’avance permettant de recueillir des données qui auraient orienté les réponses des buveurs d’alcool vers mes préoccupations de thèse. 5.6.2. LE REFUS D’ENREGISTRER LES CONVERSATIONS DES BUVEURS J’ai décidé de ne pas apporter d’enregistreuse sur le terrain. Je crois que si j’avais été muni d’un tel appareil, j’aurais créé une plus grande distance entre les buveurs d’alcool et moi car j’aurais alors fait figure d’autorité. Les dialogues furent transcrits le lendemain de chaque rencontre passée avec les buveurs. Même après que j’ai bu avec eux, je me souvenais de tout, malgré plusieurs scientifiques qui suggèrent que boire de l’alcool en excès fait oublier les événements. 5.6.3. LE PASSAGE DE L’INTERDIT À L’INTER-DIT Je parle de l’inter-dit pour qualifier ma prise de position méthodologique. J’entends par là une communication horizontale entre les buveurs et l’anthropologue. Par le fait même, je remets en question l’interdit de l’anthropologie de l’alcoolisme pratiquée au Québec car elle se limite à établir une communication verticale entre l’anthropologue et les buveurs d’alcool en distribuant l’anthropologue est celui qui des questionnaires observe les autres semi-dirigés. en train En général, de boire ou qui participe socialement à des rituels en buvant à sa limite, c’est-à-dire qu’il doit rester « sobre » dans sa relation avec les buveurs d’alcool pour qu’il puisse appliquer des 183 questionnaires. Seuls les buveurs s’enivrent, parce que l’anthropologue doit faire la collecte de données par le biais de l’observation participante. Cela cause un problème au niveau du « feeling du moment », car on reste, en tant qu’anthropologue, à l’extérieur du phénomène. En somme, mon orientation méthodologique permet de passer de l’observation participante à l’inter-dit, qui permet d’entrer en contact direct avec les buveurs d’alcool à Sainte-Brossede-Beauce. 5.6.4. LE MATÉRIEL RECUEILLI SUR LE TERRAIN J’ajoute que le matériel recueilli sur le terrain est des plus variés. Je présente ici le bilan des principales données qui m’a permis de situer mon ethnographie dans le village de Sainte-Brosse-de-Beauce. a) Réseau parental des buveurs recrutés : le tableau du réseau parental des buveurs recrutés a été établi. J’ai ajouté ces informations aux notes historiques de la paroisse de Sainte-Brosse-de-Beauce liées aux mariages et aux divorces des familles dont je disposais afin d’articuler le réseau des familles des buveurs par consanguinité ou par affinité. Le réseau ainsi tissé m’a permis de mieux percevoir les liens entre les buveurs d’alcool et les questions affectives afin de tracer un tableau des relations familiales dans le village. b) Bulletin d’information de Sainte-Brosse-de-Beauce : Au cours de la collecte de données, je suis allé à la mairie afin de me procurer le Bulletin d’information de Sainte-Brosse-de-Beauce. Ce bulletin mensuel donne un aperçu de la vie sociale du village car on y trouve des nouvelles et des annonces de fêtes locales au cours desquelles on boit de l’alcool. c) Conversations informelles sur la gestion des bars avec les propriétaires du coin : j’ai conversé de manière informelle avec les propriétaires de bars du village. Nous parlions de la gestion des bars, du rôle institutionnel d’Éduc’alcool, bien présent dans les discours des propriétaires, des Alcooliques anonymes (AA) du village, des boissons alcooliques les plus consommées et de la question du raccompagnement 184 des personnes ivres par les propriétaires des bars en raison de l’absence de taxis. J’ai archivé dans mon ordinateur un rapport sur ces données, une liste des services de raccompagnements offerts par les propriétaires de bars de la région et un recensement du nombre de bouteilles de bières vides jetées sur les routes traversant le village (sur un parcours de 3 km) a été réalisé. 5.6.5. LE RECRUTEMENT DES « PARTICIPANTS » La méthode de recrutement par réseaux m’a permis de trouver de nouvelles personnes, de proche en proche. Ainsi, je me suis basé sur les réseaux sociaux des buveurs d’alcool pour recruter de nouveaux « participants » dans les bars, dans les parties organisés dans les maisons privées et dans les garages, dans le vestiaire des joueurs de hockey, etc. La recherche a commencé par le réseau des principaux bars du village. Les maisons privées et les garages des buveurs d’alcool, où se retrouvaient les buveurs de tous les segments socioéconomiques pour boire en groupe, ont été ethnographiés. J’ai fréquenté avec les buveurs du village de Sainte-Brosse-de-Beauce plusieurs bars de la région (à SaintGeorges, à Saint-Victor, à La Guadalupe, à Beauceville et à Thetford Mines). Ainsi, les thématiques concernant les déplacements, l’alcool au volant et les réseaux affectifs des buveurs d’alcool du village et de la région furent prises en compte dans l’analyse. De plus, ce matériel ethnographique m’a aussi aidé à comprendre le sentiment d’appartenance à la région des buveurs d’alcool du village. 5.6.6. LE PROFIL DES BUVEURS SELECTIONNÉS J’expose ici le profil des buveurs d’alcool sélectionnés. Je n’ai retenu que les buveurs d’alcool qui n’ont pas développé une dépendance alcoolique. La notion de l’alcoolisme chez les buveurs du coin est relative, car chaque buveur sait s’il a ou non dépassé la « dernière bière » du groupe à chaque occasion du « feeling du moment ». Cette logique des buveurs du coin n’a rien à voir avec leurs valeurs morales. Tout au contraire, selon eux se laisser dominer par l’alcoolisme est un risque, fait partie des dangers entraînés par la recherche de la « dernière bière » dans le « feeling du moment » tout comme d’autres risques présents dans la vie quotidienne quand nous sommes imprudents. Étant donné cette 185 logique locale, les cas graves d’alcoolisme furent exclus de cette recherche, car ils échappent au phénomène social sur lequel je me concentre : le « feeling du moment » au cours du boire social à Sainte-Brosse-de-Beauce. 5.6.8. LES QUESTIONS ÉTHIQUES En ce qui concerne les questions éthiques, cette thèse a rigoureusement suivi les orientations du Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval (CÉRUL). La confidentialité, l’anonymat et la présentation formelle de ma recherche auprès des buveurs d’alcool sélectionnés furent donc respectés. Je rappelle que j’ai donné un nom fictif au village, soit celui de Sainte-Brosse-de-Beauce, choisi avec l’accord des buveurs d’alcool côtoyés, afin de respecter leur anonymat. La documentation historique qui aurait pu servir à identifier formellement le village de Sainte-Brosse-de-Beauce ne figure pas dans la présentation formelle de cette thèse non plus que leurs réseaux parentaux, surtout leurs noms de famille. Finalement, j’ajoute que j’ai promis formellement aux habitants de SainteBrosse-de-Beauce de donner une copie de cette thèse à la bibliothèque du coin. J’ai donc pleinement conscience qu’ils vont lire la transcription des conversations que nous avons eu et qui apparaissent dans ce document. CONCLUSION Ce chapitre visait à exposer mon parcours ethnographique et mes orientations méthodologiques. Comme je l’ai déjà mentionné à maintes reprises, ma méthode s’inspire de l’anthropologie inversée (Wagner, 2014 [1975]). Elle se concentre sur un phénomène particulier qui a lieu à Sainte-Brosse-de-Beauce : le « feeling du moment » au cours du boire social. Il fut question de la présentation des principaux défis que j’avais à relever auprès des buveurs d’alcool dans cette ethnographie afin de leur faire comprendre que mon ethnographie n’était pas associée à la croisade scientifique nationale contre les « buveurs excessifs » et d’être en mesure, en tant qu’anthropologue, de saisir, auprès d’eux, la logique du sens des informations trompeuses qu’ils me donnaient quant au nombre de bières qu’ils avaient bues. 186 J’ai aussi démontré quels sont les axes de cette recherche (1. se laisser affecter par les buveurs d’alcool; 2. le dialogue entre l’anthropologie et la philosophie et 3. la question de la méconnaissance de soi comme méthode d’évaluation) et ma décision d’orienter ma recherche par le biais du « feeling du moment ». Mon orientation méthodologique refuse formellement que l’anthropologue aille sur le terrain avec des questionnaires et une enregistreuse qui lui permettront d’uniformiser les réponses des buveurs d’alcool pour établir des « patterns » de consommation d’alcool (modèle socioculturelle). Il s’agit plutôt d’une méthode basée sur l’inter-dit (relation réciproque) entre l’anthropologue et les buveurs d’alcool et sur la mesure de la quantité « intensive » du « feeling du moment ». En somme, l’orientation méthodologique présentée dans ce chapitre suggère donc que l’anthropologue doit se laisser affecter par le groupe qu’il côtoie sans imposer à l’avance son projet de thèse, car comme le disait Favret-Saada : « […] si le projet de connaissance [de l’anthropologue] est omniprésent, il ne se passe rien. Mais s’il se passe quelque chose et que le projet de connaissance n’a pas sombré dans l’aventure, alors une ethnographie est possible » (Favret-Saada, 1990 : 7-8). 187 6. LA VIE DANS LE « FEELING DU MOMENT » Si à soir t’as envie de rester avec moi, la nuit est douce on peut marcher et même si on sait bien que tout dure rien qu’un temps, j’aimerais ça que tu sois pour un moment... ... mon étoile filante. Les Cowboys Fringants, chanson québécoise, 2004. INTRODUCTION Dans les pages suivantes, j’approfondis les stratégies adoptées par les buveurs d’alcool, à Sainte-Brosse-de-Beauce, pour résister à une croisade menée par la société québécoise contre les « buveurs excessifs » et au fantasme de l’alcoolisme perçu comme étant une maladie chronique. Je présente mon ethnographie à partir de la problématique anthropologique que j’ai déduite à partir de ma relation avec les buveurs d’alcool : l’invention beauceronne du « feeling du moment » au cours du boire social. Par « feeling du moment », les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce entendent les sensations intenses (et amusantes) qu’ils éprouvent au moment où ils boivent en groupe. Les sensations dans le « feeling du moment » sont toujours intenses et éphémères, car elles ne durent que le moment de la rencontre entre buveurs et leur durée est à la merci des affects en jeu à ce moment précis. Bref, il s’agit de la raison d’être du rassemblement des buveurs d’alcool en Beauce. Ce chapitre est divisé en deux sections. La première porte sur les motivations qui sont à l’origine du concept beauceron de « feeling du moment ». La dernière analyse en profondeur les onze éléments qui composent ce concept. Il s’agit de l’exposé formel des résultats de mon ethnographie. 188 6.1. INVENTER DES CONCEPTS, C’EST RÉSISTER : LE POINT DE DÉPART D’UN PROBLÈME ANTHROPOLOGIQUE Dans cette première section, je présente les motivations des buveurs d’alcool à l’origine du concept beauceron de « feeling du moment » au cours du boire social. Cette section est divisée en trois axes. Dans le premier, il s’agit du contrôle moral exercé par la société québécoise sur la conduite des « buveurs excessifs » et les stratégies adoptées par les buveurs, à Sainte-Brosse-de-Beauce, pour y échapper. Il sera question aussi du « besoin de luxe » des buveurs beaucerons. Dans le second, je souligne que les buveurs d’alcool sont tout à fait conscients que l’alcoolisme est une maladie chronique. Dans le dernier axe, je parle de la stratégie des buveurs d’alcool qui consiste à faire place à du nouveau au cours du boire social. Ces trois axes permettent l’émergence conceptuelle de cette thèse doctorale en anthropologie de l’alcool. 6.1.1. LE CONTRÔLE DE LA CONDUITE DES « BUVEURS EXCESSIFS » J’introduis dans cette sous-section le point de départ de mon problème anthropologique : la question du contrôle de la société québécoise sur la conduite des « buveurs excessifs », où la Beauce est l’une des nombreuses régions ciblées. Il s’agit ici de faire la synthèse des éléments forts de cette croisade scientifique et sociétale qui vont amener les buveurs d’alcool côtoyés à Sainte-Brosse-de-Beauce à développer des stratégies pour y échapper. Je peux synthétiser mon matériel recueilli sur le terrain en trois volets. Dans le premier, il est question du sensationnalisme de la presse provinciale quand il est question de la conduite des « buveurs excessifs ». Dans le volet suivant, il s’agit de la politique de prévention locale contre l’alcoolisme. Finalement, je traite du regard que pose la société locale sur la consommation excessive d’alcool. 6.1.1.1. LE SENSATIONNALISME DE LA PRESSE RÉGIONALE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » Dans les principaux journaux régionaux (Journal de Montréal, Journal de Québec, Le Soleil, Le Devoir, La Presse, Beauce.com, Radio-Canada, Radio-Beauce, etc.), on 189 assiste à toute une croisade médiatique contre les « buveurs excessifs ». Pendant mon travail sur le terrain, des journalistes sont venus à quelques reprises dans le village en quête de « buveurs excessifs » pour faire des reportages associés au sujet des politiques préventives contre l’alcoolisme. Il s’agit de la même presse qui fait des reportages sensationnalistes en liant la consommation excessive d’alcool aux « dégâts » économiques, moraux, culturels et sociaux qu’elle cause. En somme, cette presse joue un rôle très important car elle influence l’imaginaire local associé au contrôle moral de la conduite des buveurs d’alcool. Cette croisade médiatique va inciter les buveurs d’alcool à adopter des stratégies pour échapper à ce contrôle moral qu’on cherche à exercer sur leurs conduites. 6.1.1.2. LA POLITIQUE DE PRÉVENTION CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » La politique de prévention contre les « buveurs excessifs » à Sainte-Brosse-deBeauce se manifeste par l’omniprésence des barrages policiers sur les routes du coin. Les buveurs disent que les policiers notent les numéros de plaques d’immatriculation des véhicules des buveurs d’alcool qui passent le plus de temps devant les bars pour les arrêter ensuite sur les routes afin de mesurer leurs taux d’alcool dans l’organisme. Ces contraintes exercées sur les buveurs d’alcool donnent un sens particulier à l’aventure des buveurs du coin en quête de leur « feeling du moment ». 6.1.1.3. LE REGARD MORAL DE LA SOCIÉTÉ LOCALE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » J’ai relevé, à Sainte-Brosse-de-Beauce, le discours moral qui touche toute la société québécoise ainsi que l’Occident : les « buveurs excessifs » sont perçus comme manifestation du désordre moral. Voyons quelques extraits de conversations recueillis dans un restaurant du village auprès de non buveurs à différentes occasions pendant le mois de décembre 2013 : 190 Non-buveuse d’alcool (54 ans) : « C’est bon que vous soyez ici, monsieur Ferreira. Vous pouvez conscientiser les gens du coin pour modérer leur consommation! Moi, je ne bois pas. Je trouve que ceux qui boivent tous les jours manquent de morale! ». Non-buveur d’alcool (45 ans) : « Chez nous, mon homme, c’est bon de vivre! Il y a plusieurs barrages policiers dans le coin pour arrêter ces drogués sur les routes! ». Non-buveuse d’alcool (60 ans) : « C’est bon un chercheur parmi nous. Le gouvernement a besoin de connaître ces abus d’alcool dans le coin! ». Bref, j’ai identifié une société qui surveille la conduite alcoolique des autres, ce qui donne une couleur locale au « feeling du moment » que poursuivent les buveurs d’alcool en Beauce. 6.1.1.4. .4. LE « BESOIN DE LUXE » DES BUVEURS D’ALCOOL Dans cette sous-section, j’expose le « besoin de luxe » des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. Par « besoin de luxe », j’entends les rencontres entre buveurs qui veulent profiter de la vie dans ces séries de bières en quête de nouvelles aventures et non des « dépenses d’argent inutiles », effectuées pour acheter de la bière, comme on peut le lire dans les approches classiques qui parlent des dégâts économiques des « buveurs excessifs » (Villermé, [1840] 1971; Halbwachs, 1913; Tremblay et Fortin, 1964). Au XIXe siècle, plusieurs scientifiques (surtout les médecins et les économistes) ont parlé du « besoin de luxe » des pauvres qui n’avaient pas d’argent pour acheter de la viande, mais qui en avaient pour boire dans les cabarets. En lisant l’histoire de la Beauce, on voit qu’au XXe siècle les prêtres catholiques répétaient que les pauvres n’avaient pas d’argent pour payer l’école des enfants, mais qu’ils en avaient pour se procurer de l’alcool et ils se demandaient pourquoi. Cette vision, centrée sur les « besoins de luxe » ayant entraîné des « dégâts économiques » chez les « buveurs excessifs », a causé des malentendus dans la société québécoise qui a mené en croisade contre les abus d’alcool en réduisant la vie des buveurs d’alcool à une simple question d’ordre économique où il est 191 surtout question de « dépenses inutiles ». Les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce économisent leur argent pour se procurer de l’alcool qu’ils boiront en groupe dans les bars du village et de la région tout simplement pour vivre le luxe de leurs passions : le « feeling du moment ». 6.1.2. L’ALCOOLISME COMME MALADIE En ce qui concerne le second axe de motivation de la conceptualisation beauceronne du « feeling du moment », soulignons que tous les buveurs d’alcool cotoyés à SainteBrosse-de-Beauce savent très bien que l’alcoolisme est une maladie chronique et qu’il peut stopper le « feeling » du groupe. Cette information recueillie sur le terrain complexifie la logique du sens du « feeling du moment », car en sachant qu’ils peuvent devenir alcooliques et mourir d’un cancer du foie, par exemple, les buveurs d’alcool ont inventé des stratégies pour pouvoir continuer à vivre cette sensation intense entre eux, malgré ce fantasme. Voyons quelques extraits de conversation pendant mon séjour sur le terrain : Buveur (52 ans) : « L’alcoolisme est dangereux, mon chum! On peut mourir quand on n’est pas prudent! ». Buveuse (38 ans) : « Je ne comprends pas pourquoi ces intervenants sociaux pensent que nous autres ne savons pas que l’alcoolisme est une maladie! ». Buveur (23 ans) : « Mon homme, l’unique chose qu’on ne pardonne pas chez nous autres, c’est que tu deviens un ivrogne! ». Buveuse (69 ans) : « Alcoolisme? Ici, à Sainte-Brosse-de-Beauce? Je pense que vous vous êtes trompé d’endroit, ha ha ha! ». Buveur (57 ans) : « Alcoolisme est synonyme de dépression. Ici, on boit pour fêter, car on travaille pour ça, mon homme! ». Il y a deux perspectives sur la question de l’alcoolisme parmi les buveurs consultés au village. La première, c’est la perspective que l’alcoolisme est une maladie chronique. La deuxième, c’est le parallèle que les villageois établissent entre les buveurs d’alcool qui ne travaillent pas et cette maladie chronique. 192 6.1.3. LA STRATÉGIE DES BUVEURS D’ALCOOL DE FAIRE PLACE À DU NOUVEAU AU COURS DU BOIRE SOCIAL Il s’agit du dernier axe de motivation de mon problème anthropologique. Il est question de la stratégie adoptée par les buveurs d’alcool pour faire advenir le « feeling du moment ». Les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce oublient temporairement le temps perdu, les malentendus, le nombre de bières bues au cours du boire social pour faire place aux charges des intensités au moment où ils boivent avec les autres. Cette stratégie exige un effort des buveurs afin qu’ils puissent continuer à vivre une soirée agréable en groupe, comme on le verra lors de l’exposition des onze éléments qui composent le « feeling du moment ». Voyons donc quelques extraits de conversations recueillis pendant que j’ai éprouvé le « feeling du moment » avec des buveurs du village : Buveur (23 ans) : « Buvons, mes chums, Buvez mon homme! On doit vivre le feeling du moment! » Buveur (54 ans) : « La vie est très simple, Brésilien [anthropologue] : une bière, une femme et le feeling du moment! » Buveuse (23 ans) : « Quand je bois avec mes amis, je me laisse aller au feeling du moment! C’est tout! » Buveuse (42 ans) : « Brésilien [anthropologue], tu dois vivre le feeling du moment avec nous autres! Arrête de trop penser sur tes “affaires de chercheur”! » En somme, ces trois axes de motivations situent mon point de départ pour ethnographier la logique du sens du « feeling du moment » en Beauce, car pour échapper à la croisade nationale contre les « buveurs excessifs », les buveurs d’alcool à Sainte-Brossede-Beauce ont inventé des stratégies de fuite. 6.2. ON BOIT DANS LA BEAUCE, DONC ON RÉSISTE Dans cette section, je m’attarde à la résistance des buveurs d’alcool à Sainte-Brossede-Beauce pour continuer à vivre l’intensité du « feeling du moment » au cours du boire 193 social face à une société qui exerce un contrôle sur la conduite de ceux qui boivent trop mais aussi face au fantasme de l’alcoolisme perçu comme une maladie chronique. Mon objectif est de démontrer comment l’ensemble de ces tactiques de résistance ont suscité l’invention du concept beauceron de « feeling du moment » comme contribution originale à l’anthropologie de l’alcool. Cette section est divisée en onze parties. Dans la première, il est question du pari des buveurs d’alcool quant à l’incertitude du moment où le « feeling du moment » peut arriver. Dans la seconde, je parle de l’invention de l’oubli actif27 pour faire place au « feeling du moment ». J’aborde dans la troisième la question l’acquisition d’un corps qui supporte l’effet d’alcool chez les buveurs. Dans la quatrième, j’explique la stratégie des buveurs d’alcool qui consiste à se tromper volontairement et tromper les autres pour faire durer le « feeling du moment ». Dans la cinquième, j’expose la stratégie des buveurs d’alcool qui ont inventé la notion de la perte de soi-même (la méconnaissance de soi) pour établir le « feeling du moment ». Dans la suivante, il est question du goût du risque chez les buveurs d’alcool, puis dans la septième, je présente la logique du sens de l’attente de la prochaine bière parmi les buveurs. Dans la huitième, je me centre sur ce que les buveurs d’alcool comprennent par la « dernière bière » de l’occasion. Dans la neuvième, j’aborde la question de l’excès dans la consommation d’alcool. La dixième sert à décortiquer la question de la prudence relative dans la consommation d’alcool et, finalement, dans la onzième sous-section, je précise le sens de la quête de « nouveauté » parmi les buveurs de la Beauce. Friedrich Nietzsche présente un concept très étroitement relié à ce phénomène d’oubli volontaire et temporaire des problèmes personnels des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce pour laisser la place au « feeling du moment ». Il s’agit du concept d’oubli actif qui a inspiré ma thèse doctorale. D’après Nietzsche : « L’oubli n’est pas une simple vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels, c’est bien plutôt une faculté d’inhibition active, une faculté positive dans toute la force du terme. Grâce à lui toutes nos expériences, tout ce que nous ne faisons que vivre, qu’absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons (ce qu’on pourrait appeler assimilation psychique), que le processus multiple de la nutrition physique qui est une assimilation par le corps. Fermer temporairement les portes et le fenêtres de la conscience; nous mettre à l’écart du bruit et de la lutte que mène le monde souterrain de nos organes, tantôt l’un pour l’autre, tantôt l’un contre l’autre; faire un peu de silence, de table rase dans notre conscience pour laisser la place à du nouveau ». Nietzsche, F., 1971, La généalogie de la morale. Paris, Gallimard, p. 59. 27 194 6.2.1. LE PARI DES BUVEURS D’ALCOOL QUANT À L’INCERTITUDE DU MOMENT DU « FEELING » Pendant mon travail sur le terrain, j’ai entendu, à maintes reprises, les conversations pessimistes des habitants du village qui parlaient de l’avenir des « buveurs excessifs ». Ces conversations étaient liées aux dépenses économiques, qui entraînent les abus d’alcool, et l’alcoolisme. Voici quelques-unes des conversations recueillies auprès des villageois qui boivent d’alcool, mais qui ne se considèrent pas comme des « buveurs excessifs » : Habitant du village (53 ans) : « Mon homme, ce que je peux vous dire c’est que celui qui boit trop souffre de l’alcoolisme, de dépression. En général, il boit sa maison, son job, sa famille, etc. Tout ce qu’il gagne, c’est pour se procurer de l’alcool. Il s’agit de gens suicidaires. Ce sont des gens sans espoir dans la vie… Est-ce que vous connaissez l’expression : “Les gens qui risquent tout perdent tout”? ». Habitante du village (61 ans) : « On sait bien l’avenir de ces ivrognes. Ils demeurent dans une situation de désespoir et de fragilité. Ils sont des dépendants d’alcool. Des gens qui ont perdu le goût de vivre! ». Habitante du village (25 ans) : « Je vous décris l’avenir d’un ivrogne : la dépendance, la dépression et le désespoir! ». Habitant du village (38 ans) : « Ils sont des malades, ces ivrognes. Ils ont oublié le nombre de bières qu’ils ont bu. On ne confie pas un job à un ivrogne, car sa vie est régie par la volonté de son maître, l’alcool! ». Malgré ce scénario pessimiste, les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce misent sur l’incertitude du moment du « feeling » qui constitue la probabilité que se passera quelque chose qu’ils ne connaissent pas à l’avance. Ce pari des buveurs d’alcool se traduit par l’expression « C’est maintenant ou jamais! » qui exprime la volonté des buveurs qui veulent vivre quelque chose de spéciale au cours du boire social. C’est parce qu’ils éprouvent l’incertitude de ce qui va se passer que les buveurs d’alcool entrevoient la possibilité de vivre le « feeling du moment » avec les autres. Comme ils me le disaient, ils parient sur la possibilité de vivre le « feeling du moment » parce qu’ils ont le goût de nouvelles aventures. 195 Le désir des buveurs d’alcool qui souhaitent vivre l’incertitude du moment a causé plusieurs malentendus et préjugés, car la société locale l’associe à la dépendance alcoolique. Ce pari n’est pas une fuite de la réalité et n’a rien à voir avec une absence de morale ou avec l’alcoolisme. Il s’agit de la première stratégie de résistance des buveurs du coin pour vivre des nouvelles aventures en buvant de l’alcool avec les autres. « C’est maintenant ou jamais! » Mon ethnographie a débuté en août 2013. Les situations qui suivent, dans ce sixième chapitre, n’obéissent pas à un ordre chronologique, mais elles seront présentées à partir de la formulation conceptuelle des onze éléments stratégiques qui composent le « feeling du moment » au cours du boire social à Sainte-Brosse-de-Beauce. En septembre 2013, je me rends au comptoir d’un bar du coin vers dix-huit heures pour entamer une conversation avec quelques buveurs d’alcool (femmes et hommes confondus) afin de saisir le sens de leur consommation. Les buveurs avaient entre vingt et trente ans. À maintes reprises, j’ai entendu les buveurs qui parlaient de « feeling du moment » et j’ai observé qu’à ce moment-là, ils ne comptaient pas leurs bières. En me demandant de me laisser prendre par le « feeling » avec eux, les buveurs d’alcool savaient quelle était la « meilleure façon » de me faire comprendre le sens de leur consommation, comme ils me le disaient ce jour-là. Au début, je n’avais pas compris les stratégies des buveurs de la Beauce qui cherchaient à m’expliquer la logique du sens de leur consommation d’alcool et je leur ai posé beaucoup de questions sur ce qui les poussait à boire. Peu à peu, les buveurs d’alcool m’ont faire comprendre que poser beaucoup de questions est une façon de stopper le « feeling du moment » au cours du boire social, car, à ce moment-là, on doit faire place à du nouveau, à l’imprévisibilité du moment et aux sensations en jeu. Les buveurs du coin m’ont conseillé de parier sur l’incertitude du moment, alors que le « feeling du moment » peut survenir parmi nous, sans qu’il soit nécessaire de trop penser à la relation de causalité entre le boire et le « feeling du moment ». Voici l’extrait de ma conversation avec les buveurs d’alcool au comptoir du bar au moment où je leurs posais des questions sur le sens de leur consommation. On voit 196 nettement que les buveurs ont envie que je puisse vivre avec eux le « feeling du moment » sans poser mes questions de thèse, car j’aurais pu stopper le « feeling » d’un seul coup, comme ils m’ont averti à cette occasion. Anthropologue : « Pourquoi on continue à boire? ». Buveur (23 ans) : « Tabarnak! On continue à boire parce qu’on sent le feeling du moment. Est-ce que vous avez compris, mon chum? ». Anthropologue : « Cela veut dire quoi? ». Buveur (23 ans) : « Je ne sais pas vous expliquer, mais on le sent. Est-ce que vous sentez le feeling avec moi, maintenant? ». Anthropologue : « Oui, je sens que notre conversation est agréable, c’est ça? ». Buveur (23 ans) : « Voilà! Arrête donc de poser des questions plates et vis le feeling du moment avec nous autres! C’est maintenant ou jamais, câlisse! ». Anthropologue : « Mais, est-ce que vous avez peur de l’alcoolisme? ». Buveur (23 ans) : « Ha ha ha, tabarnak, calvaire de câlisse, arrête d’être plate, mon chum, sinon on va stopper notre feeling, ostie! ». Anthropologue : « hummm… ». Une buveuse intervient : Buveuse (25 ans) : « Brésilien [anthropologue], nous sommes ici pour profiter de la vie! Oubli tout le reste, c’est tout! ». Alors, j’ai demandé une autre bière à la serveuse. Anthropologue : « Serveuse, une autre bière pour le Brésilien [anthropologue]! Il en a besoin…! » 197 À la fin du mois de février 2014, je suis allé au bar de l’aréna de hockey du village vers vingt heures. Une gang de filles ayant entre vingt et vingt-cinq ans se trouvait au comptoir du bar où elle buvait de la bière tout en parlant avec moi. La conversation portait sur les hommes. J’ai alors presque stoppé le « feeling » avec elles, car au lieu de suivre la conversation (ce qui était le « feeling du moment »), j’ai leur ai posé des questions hors contexte sur leur consommation d’alcool et sur l’alcoolisme. Voici un extrait de la conversation : Anthropologue : « Pourquoi vous buvez de l’alcool dans le bar de l’aréna? ». Buveuse (20 ans) : « Ha ha ha… pour vivre le feeling du moment avec les gars, Brésilien [anthropologue], ha ha ha! ». Anthropologue : « Cela veut dire quoi? ». Buveuse (20 ans) : « C’est ce qu’on vit maintenant avec vous, ha ha ha! ». Anthropologue : « Ah, oui… c’est vrai! Mais vous n’avez pas peur des potins du village sur vos conduites alcooliques? ». Buveuse (20 ans) : « Maintenant, je m’en fous, ha ha ha! Serveuse, une autre bière pour le Brésilien [anthropologue]! Il en a besoin…! ». À propos du pari des buveurs d’alcool quant à l’incertitude du moment du « feeling » Dans ces deux extraits de conversation, on voit que les buveurs d’alcool, hommes et femmes confondus, souhaitent ressentir et maintenir le « feeling du moment ». Comme il est imprévisible, ils parient sur l’incertitude du moment où ils ont la possibilité de vivre une sensation intense et amusante qui ne dure que le temps de la consommation (le « feeling du moment » lui-même), mais qui ouvre la perspective (sans perspective28) d’un lien social et affectif provisoire à chaque occasion. En d’autres mots, le pari des buveurs d’alcool quant au moment, au cours du boire social, où le « feeling du moment » peut survenir, peut être Il s’agit d’une perspective (sans perspective) car on ne sait jamais l’instant prochain dans le « feeling du moment » au cours du boire social ou s’il aura lieu un nouveau « feeling » en une autre occasion. 28 198 traduit comme l’envie des buveurs de vivre de nouvelles aventures. Quant à moi, les buveurs d’alcool ont fait le pari que le « feeling du moment » est la « meilleure réponse » à mes questions de thèse. Pour les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce, il est question que l’autre (incluant l’anthropologue) se laisse affecter par le « feeling du moment » avec eux pour que la consommation d’alcool soit « amusante ». En somme, le pari des buveurs d’alcool quant au « feeling du moment », c’est la toute première stratégie des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce pour résister à la pression d’une société qui cherche à exercer un contrôle sur leurs conduites alcooliques. 6.2.2. L’INVENTION DE L’OUBLI ACTIF POUR LAISSER LA PLACE AU « FEELING DU MOMENT » Pour que les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce puissent échapper aux jugements moraux de la presse québécoise, aux programmes de prévention contre les abus d’alcool et au regard moral de la société locale et provinciale porté sur leurs conduites alcooliques, ils ont inventé la stratégie qui consiste à oublier (activement) l’emprise que cette croisade exerce sur eux pour vivre l’intensité du « feeling du moment » avec les autres. Par oubli actif, j’entends l’acte volontaire des buveurs d’alcool qui consiste à oublier temporairement les potins du village sur leurs conduites alcooliques, l’alcoolisme comme maladie, les politiques de prévention contre les abus d’alcool et leurs problèmes personnels pour laisser la place au « feeling du moment » au cours du boire social. Il s’agit de la faculté de sentir les choses, aussi longtemps que dure l’oubli actif. Les buveurs d’alcool me disaient que s’ils se souvenaient constamment de cette croisade menée contre eux, ils ne pourraient pas laisser la place au « feeling du moment », c’est-à-dire à la quantité « intensive » des sensations qu’ils éprouvent pendant qu’ils boivent en groupe. La faculté active de l’oubli des buveurs d’alcool pour laisser la place au « feeling du moment » n’est pas une simple « perte » de souvenirs ou une amnésie (perte de mémoire), mais un acte actif, portant en lui une puissance d’agir, laissant de côté tout ce qui peut stopper le « feeling du moment » qu’ils partagent entre eux. 199 La stratégie de l’oubli actif a été la cause de malentendus et de préjugés sur la conduite des buveurs d’alcool non seulement en Beauce, mais partout en Occident. Au Québec, depuis les années 1960 jusqu’à nos jours, l’oubli du devoir patriotique ou familial a servi de motif politique pour contrôler la conduite des « buveurs excessifs ». On doit oublier (activement) nos « affaires de chercheur » pour vivre le « feeling du moment » avec les autres Il s’agit ici du point de départ de mon ethnographie, les bars du coin, où j’ai été pris par le « feeling du moment » avec les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. Avant d’arriver au bar pour la première fois, j’ai écrit une petite annonce sur le site Facebook du village. Ma petite annonce se lisait comme suit : « Bonjour mes amis de Sainte-Brosse-de-Beauce. Je m’appelle Paulo Rogers Ferreira. Je suis un anthropologue brésilien, candidat au doctorat à l’Université Laval. Je suis en train de rédiger une thèse en anthropologie sur ce village, plus spécifiquement sur la thématique de la consommation d’alcool. J’habite dès maintenant dans la chambre 10 du motel du coin. J’ai hâte de vous connaître et de jaser un peu avec vous sur les modes de vies locaux. Merci! ». Voilà quelques-unes des réponses : « Ahhhh, non merci, mon chum. Nous, gens de [Sainte-Brosse-de-Beauce], nous n’allons pas dans des caves ou sur des sofas pour jaser (sauf quand il y a une game de hockey à tv)... On se rassemble là où ça bouge!!! … Salle de quilles...bar x. bar y... à la balle donnée… au golf de la station, à la patinoire de la station...au resto… et même sur une banquette du resto dehors... mais ne reste pas enfermé car ton travail n’aura aucun résultat… on ne reste pas cloîtrés… sors et nous allons t’accueillir avec une bonne grosse pêche... (grosse 50 par’he nous!!!) ». « Tu viendras thématiser ça avec nous autres aux quilles pis au hockey à soir… pis amène toi un pad pour écrire parce que tu t’en rappelleras plus demain matin!!! ». « Une thèse sur l’alcool... t’aurais dû prendre le village voisin…! ». « J’espère que mes invités ne te dérangeront pas trop samedi soir ! ». 200 « Tu payes-tu la caisse de bière lolllll ». En arrivant au bar, j’ai pensé boire doucement pendant toute la soirée pour voir ce qui se passerait et pour interroger les buveurs d’alcool. Cela veut dire que j’ai pensé, avant même d’arriver sur place, que je pourrais maîtriser ma propre consommation par moimême. De quinze heures à une heure du matin, le bar, au centre du village, était presque vide. Il y avait un faible va-et-vient de buveurs âgés qui restaient très peu de temps dans l’établissement et qui ne parlaient pas avec moi. Seules les serveuses étaient disposées à parler avec moi, en me demandant toujours ce que je faisais là. Vers deux heures du matin, des buveurs d’alcool de tous âges confondus ont commencé à arriver au bar. J’ai constaté que la majorité de ces buveurs était déjà sous l’effet de l’alcool. Il y avait douze personnes dans le bar, neufs hommes et trois femmes. Soudain, deux hommes sont entrés dans le bar en criant et en faisant des blagues très sarcastiques à mon sujet : Buveur (28 ans) : « Prenez vos papiers, mon homme! Notez ceci : moi, je bois quatre bières par jour, ha ha ha! ». Son chum a ajouté : Buveur (22 ans) : « Et moi, je bois six bières par jour, ha ha ha! ». Pour qu’ils arrêtassent de faire de blagues sarcastiques à mon sujet face à tous les clients du bar, j’ai réagi très vite et je leur ai dit que je ne m’intéressais pas au nombre de bières qu’ils avaient bues. J’ai ajouté que j’étais venu au bar pour rencontrer mes chums. L’un d’entre eux m’a ensuite demandé qui étaient mes chums à Sainte-Brosse-de-Beauce. Pris par surprise par cette question, car il s’agit d’un petit village où tout le monde se connaît, je lui ai dit tout simplement que je ne savais pas encore, car c’était mon premier jour en tant que chercheur dans le coin, mais que je les attendais quand même. Ils commencèrent à rire de moi en criant « Tabarnak! » et « Ostie de câlisse! ». Ensuite, l’un d’entre eux s’est dirigé vers la serveuse pour lui dire : Buveur (28 ans) : « Les deux prochaines bières du Brésilien [anthropologue], c’est nous autres qui paye! ». 201 Le fait que les buveurs du coin aient payé mes consommations après que je leur aie donné une information trompeuse m’a laissé très confus, car je pensais qu’ils s’irriteraient rapidement du manque de précision de ma réponse sur ce que je faisais dans le bar, mais c’est finalement l’inverse qui s’est passé car ils ont bu avec moi au comptoir comme si nous étions de « vieux chums de gars », ce qui n’est pas fortuit. Quand je leur ai demandé pourquoi ils continuaient à boire avec moi, même si j’avais tenté de les tromper, ils m’ont répondu qu’ils me trouvaient « très cool », car j’étais un chercheur « chaud » qui se trompait lui-même et qui trompait les autres pour continuer à boire de l’alcool dans le bar. Au début, je ne savais pas que mon geste était associé à l’un des éléments de la composition conceptuelle du « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-deBeauce. De plus, les buveurs me conseillèrent d’oublier (activement) mes « affaires de chercheur » pour continuer à boire avec eux. La conversation était agréable au point que j’ai décidé de suivre leurs conseils en oubliant (activement) mon projet de thèse. Les buveurs étaient surpris de voir un chercheur qui ne leur posait aucune question sur leurs conduites alcooliques. L’un d’entre eux m’a même fait une blague, sans sarcasme cette fois-ci : Buveur (24 ans) : « Mon chum, est-ce que vous avez oublié de nous demander combien de bières on boit par jour, tabarnak? Ha ha ha! Si vous voulez, on peut vous le dire, câlisse! ». Anthropologue : « Merci! Mais aujourd’hui c’est mon premier jour dans le coin. De plus, je ne désire rien savoir sur le nombre de vos bières bues! ». Buveur (24 ans) : « Câlisse, mon brother, vous êtes cool! ». Sans m’en rendre compte, en leur disant que je ne désirais rien savoir de leurs conduites alcooliques et que je me laissais visiblement aller à un oubli temporaire de mes « affaires de chercheur » à ce moment-là, j’ai touché de manière naïve l’un des onze éléments conceptuels qui composent le « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool : l’oubli actif de nos mondes personnels (de nos problèmes et de nos devoirs quotidiens) pour continuer à boire avec les autres dans le « feeling du moment ». Les buveurs au comptoir m’apparaissaient de plus en plus comme de « vieux chums », mais je ne savais 202 pas pourquoi29. Ils se comportaient avec moi comme s’ils me connaissaient bien. Ils me disaient, par exemple, qu’ils savaient que je n’étais pas un buveur d’alcool régulier, mais que j’avais tout le potentiel pour devenir l’un d’entre eux. J’ai donc perçu que quelque chose me poussait à rester là à boire avec eux, malgré la limite de ma consommation personnelle d’alcool (deux ou trois bières par an), que j’avais évidemment dépassée ce soirlà. Ce qui m’a fait rester là, auprès des buveurs, c’était quelque chose d’agréable qui fait qu’on oublie (activement) le temps, l’espace, les problèmes (dans mon cas particulier, mes problèmes de thèse) et nous-mêmes pendant quelques minutes ou quelques heures. L’oubli de nous-mêmes, c’est une perte de soi-même, une perte de nos volontés personnelles en tant que maître de notre propre limite de consommation. On continue à rester là à boire, sans compter les bières, parce qu’on veut profiter de la compagnie séduisante des autres. À un certain moment, je leur ai demandé qu’elle était cette sensation agréable qui faisait qu’on continuait à boire pendant plusieurs heures sans compter les bières, ce à quoi ils ont répondu : « C’est le feeling du moment, mon chum! ». À mesure que la soirée avançait, je percevais que nous avions consommé une série de bières. À un moment donné, ils ont commencé à dire « C’est la “dernière”! ». Je croyais qu’il s’agissait littéralement de la bière finale de la soirée, mais en fait cette « dernière bière » comme ils l’appelaient, n’arrivait pas, car ils continuaient à dire que c’était la « dernière » après l’avoir bue. J’étais très surpris, car ils continuaient à se tromper volontairement et à me tromper sur l’arrivée de la « dernière bière ». Après quelques bières, je leur ai demandé : Anthropologue : « Est-ce que cette fois, c’est la dernière, ha ha ha? ». Ils m’ont assuré que oui, mais le « feeling du moment » était si agréable qu’on a bu quelques bières de plus. À ce stade-là, j’ai identifié que les corps des buveurs (y inclus le mien qui buvait avec eux) restaient, comme on dit, à la limite du supportable de l’effet de 29 Je rappelle ici le sens que les buveurs d’alcool donnent à l’amitié dans le « feeling du moment ». Il s’agit d’une amitié sans préalable, impersonnelle, sans qu’on parle aux autres de notre vie intime afin de laisser la place au « feeling du moment » du groupe. Revoir la section portant sur la mesure de la quantité « intensive » dont il est question dans le chapitre 5. 203 l’alcool pour continuer là, dans le « feeling du moment ». Mais finalement, vers deux heures du matin, j’étais ivre au point que j’ai stoppé le « feeling du moment » avec eux, c’est-à-dire que je suis tombé dans l’ivresse alcoolique ou, pour utiliser la conceptualisation locale des buveurs d’alcool, j’ai dépassé ma « dernière bière » en raison de mon imprudence face au « feeling du moment ». Les autres sont sortis du bar sans rien dire et je suis retourné chez moi accompagné par un homme âgé qui raccompagnait les buveurs imprudents qui avaient dépassé leur « dernière bière » de la soirée. À propos de l’invention de l’oubli actif pour laisser la place au « feeling du moment » Dans cet extrait de conversation, on assiste à l’invention de l’oubli actif parmi les buveurs d’alcool qui laisse la place au « feeling du moment » au cours du boire social. En me donnant des conseils pour oublier (activement) mes « affaires de chercheurs » pour accéder au « feeling du moment » avec eux, les deux hommes m’ont initié en m’indiquant quelle était leur mesure de la quantité « intensive » de leur consommation d’alcool, soit les sensations en jeu à ce moment précis. Oublier (activement) nos problèmes personnels, nos « affaires de chercheur », nos devoirs quotidiens, nos bières consommées à ce moment-là, c’est continuer à boire avec les autres en établissant ainsi le « feeling du moment ». Dans le « feeling du moment », il n’est pas nécessaire de parler de nos problèmes personnels. On se transforme avec les autres en « vieux amis » (une amitié sans préalable, impersonnelle). Les buveurs rient d’être encore là, dans le « feeling du moment », sans s’écrouler par une chute alcoolique. Ils crient « Tabarnak! », « Ostie de câlisse! », « Crisse! ». Ils commandent la « dernière bière » à maintes reprises aux serveuses du bar. L’oubli actif est la sensation qui laisse place à du nouveau dans la consommation sociale d’alcool. Il ne s’agit pas d’amnésie ou de troubles psychologiques associés à la mémoire. Les deux hommes se souviennent de tout, comme ils me le disaient. Par contre, ils sélectionnent stratégiquement ce qui doit être oublié (activement) pour vivre le « feeling du moment » avec moi au comptoir du bar (par exemple, l’oubli actif du nombre de bières consommées à ce moment-là). C’est une question de survie! En effet, ou on oublie (activement) tous ces jugements moraux portés sur nos conduites alcooliques par la société québécoise afin de vivre pleinement le plaisir du « feeling du moment » au cours du boire social ou on se souvient qu’on est plongé dans 204 une société qui exerce un contrôle sur nos conduites qu’on doit rectifier. Les deux hommes me disaient qu’ils ont choisi d’oublier (activement) cette croisade contre leurs conduites alcooliques en se souvenant que le plaisir de vivre le « feeling du moment » avec les autres est plus important pour eux à ce moment-là. Bref, l’oubli actif constitue la deuxième stratégie adoptée par les buveurs d’alcool pour vivre le « feeling du moment » au cours du boire social à Sainte-Brosse-de-Beauce. 6.2.3. AVOIR UN CORPS QUI SUPPORTE L’EFFET DE L’ALCOOL Cette troisième stratégie des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce se concentre sur l’invention d’un corps qui supporte l’effet de l’alcool pour continuer dans le « feeling du moment » au cours du boire social. Les buveurs ont alors dépassé le tout premier moment de la consommation : l’effet de l’alcool. Je rappelle que l’effet de l’alcool est le moment de la consommation sur lequel se concentre la plupart des recherches scientifiques contre les « buveurs excessifs ». D’abord, les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce m’ont enseigné qu’un buveur doit avoir un corps qui supporte le « feeling du moment » sans arriver à la chute alcoolique. C’est une nécessité physique, mais aussi une nécessité sociale et affective. Ce qui intéresse vraiment les buveurs d’alcool qui vivent le « feeling du moment », c’est de sentir qu’ils peuvent augmenter leur puissance d’agir sur ces séries de bières. Il s’agit d’une volonté de puissance transformée en effet de l’effet de l’alcool30, ce que je peux traduire en termes beaucerons par le « feeling du moment » lui-même. Cela veut dire qu’à ce momentlà, le buveur a déjà oublié (activement) la quantité d’alcool ingérée, parce qu’il a dépassé l’effet de l’alcool (où il peut s’écrouler par une chute alcoolique) pour accéder à l’effet de Le concept de l’effet de l’effet de l’alcool vient de Gilles Deleuze. À ce sujet, Deleuze écrit : « Mais quelle étrange tension presque insupportable, cette étreinte, cette manière dont le présent entoure et investit, enserre l’autre moment. Le présent s’est fait cercle de cristal ou de granit, autour du centre mou, lave, verre liquide ou pâteux. Pourtant, cette tension se dénoue au profit d’autre chose encore. Car il appartient au passé composé de devenir un “j’ai-bu”. Le moment présent n’est plus celui de l’effet alcoolique, mais celui de l’effet de l’effet ». Deleuze, G., 1969, La logique du sens. Paris, Éditions Minuit, p. 185. 30 205 l’effet de l’alcool (en dépassant l’effet de l’alcool sans s’écrouler par une chute alcoolique, il peut agir). Ce qui est la puissance d’agir dans ces séries de bières en Beauce. Ce dépassement de l’effet de l’alcool pour accéder à l’effet de l’effet de l’alcool, ce qui est le « feeling du moment » lui-même, est fondamental pour comprendre mon changement de perspective théorique : de la représentation sociale de la dose d’alcool acceptable selon les valeurs culturelles de chaque culture (modèle culturel) vers tout ce qui rassemble, en puissance, les buveurs d’alcool autour de leur « dernière bière » dans la Beauce. Le « feeling du moment » est l’unique sensation qui intéresse les buveurs d’alcool. Les anthropologues ne peuvent pas le négliger en le remplaçant par un effet rhétorique tel que la notion d’excessivité. Ainsi, au cours de ma rencontre avec les buveurs à SainteBrosse-de-Beauce, l’effet de l’alcool est déjà très loin. Celui qui boit vit un moment de plus intense induit par le « feeling du moment ». Pour les buveurs d’alcool, il ne s’agit pas d’un « On sent l’effet de l’alcool! », mais un « On a! » et ce que « On a! », c’est l’effet de l’effet de l’alcool, ce qui est le « feeling du moment » lui-même dans ces séries de bières entre eux. « À la vôtre! » À maintes reprises, j’ai vécu l’expérience avec les buveurs d’alcool du coin qui m’ont offert des petits verres de « liqueur »31 en les mélangeant avec la consommation de la bière au cours du boire social. Les buveurs ont nommé chaque mélange qu’ils inventaient à l’occasion du « feeling du moment ». Ils les ont appelés : « la liqueur de Mathieu »32, « la liqueur de Thérèse », « la liqueur des frères Dupont », « la liqueur du jour X », « la liqueur des joueurs de hockey », etc. pour se souvenir des jours amusants passés entre eux. Pour le dire autrement, les buveurs à Sainte-Brosse-de-Beauce ont l’habitude de mélanger leurs bières avec des « liqueurs » fortes pour intensifier le « feeling du moment » au cours du boire social. Il s’agit d’un geste symbolique de bienvenue permettant d’accéder au « feeling du moment ». Il est très intéressant d’observer la façon dont les buveurs d’alcool supportent 31 32 Il s’agit de l’expression locale pour désigner un mélange des boissons spiritueuses et des jus de fruits. Les noms sont fictifs. 206 la prochaine bière en la mélangeant aux verres d’alcool plus forts. Je n’ai jamais vu des buveurs d’alcool se rouler par terre en stoppant le « feeling du moment » après avoir bu ce genre de mélange. Au contraire, on voit que le « feeling du moment » s’intensifie au cours de leur boire social. Voici un extrait de conversation à ce sujet. Le 9 mars 2014, vers dix-huit heures, j’étais au bar du coin et je buvais de l’alcool avec une gang de buveurs (femmes et hommes confondus). Il s’agissait d’un groupe de jeunes buveurs de vingt à vingt-cinq ans qui mélangeaient des liqueurs et des bières. Dans cette situation, c’est qui a attiré mon attention, c’est le fait qu’aucun buveur de la gang ne refusait les liqueurs que les autres leur offraient. Voyant cela, je leur ai demandé : Anthropologue : « Mais, on va tomber par terre si on continue comme ça, non? ». Buveur (20 ans) : « Ha ha ha! Arrête de dire ça, mon chum! Bois ce verre de liqueur avec nous autres, c’est tout! ». Anthropologue : « Merci! ». Buveur (20 ans) : « Serveuse, un verre de liqueur pour mes chums, le buveur “Y” et le Brésilien [anthropologue]! » L’autre buveur “Y” et moi l’avons remercié. Buveur (20 ans) : « Brésilien [anthropologue], je vais t’enseigner une chose. Si tu tombes par terre en mélangeant de la bière aux liqueurs fortes avec nous autres, alors tu n’es pas notre chum, ostie! ». Anthropologue : « Oh… pourquoi? » Buveur (20 ans) : « Parce que tu as stoppé le feeling du moment avec nous autres, tabarnak! ». Alors, je me suis aperçu que les buveurs mélangeaient, de plus en plus, de liqueurs avec leurs bières pour intensifier le « feeling du moment ». De plus, ils ne comptaient ni 207 leurs bières, ni les liqueurs qu’on avait bues jusque-là. On était là, à la merci du « feeling du moment », en train de partager des bières et des liqueurs en signe d’amitié (toujours impersonnelle) avec les membres de la gang. « Bois-tu une liqueur de plus, Brésilien [anthropologue]? ». Une fois de plus, ils m’ont donné un verre de liqueur. À propos d’un corps qui supporte l’effet de l’alcool Pour vivre le « feeling du moment » des buveurs d’alcool qui offrent de petits verres de liqueurs pendant qu’on boit de la bière, on doit acquérir un corps qui supporte l’effet de l’alcool. Cela veut dire qu’au niveau du « feeling », notre corps doit dépasser les tout premiers effets de l’alcool pour accéder à l’effet de l’effet de l’alcool, ce qui est le « feeling du moment » lui-même. Autrement dit, les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce ont une puissance d’agir (sans s’écrouler) pour vivre ce mélange de liqueurs et de bières comme signe d’amitié. En somme, l’acquisition d’un corps qui supporte l’effet de l’alcool est la troisième stratégie développée par les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce pour vivre le « feeling du moment » au cours du boire social. 6.2.4. L’ACTE DE SE TROMPER VOLONTAIREMENT ET TROMPER LES AUTRES POUR FAIRE DURER LE « FEELING DU MOMENT » Il est question ici de la quatrième stratégie des buveurs d’alcool pour échapper au contrôle de leur conduite alcoolique exercé par la société québécoise et au fantasme de l’alcoolisme comme maladie en laissant ainsi la place au « feeling du moment ». Les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce me disaient qu’il fallait se tromper volontairement et tromper les autres, quant au nombre de bières bues, afin de faire durer le « feeling du moment ». Il s’agit de la nécessité des buveurs du coin de « faire du social » (expression locale) avec tout le monde. Cela veut dire lorsqu’un buveur d’alcool se trompe volontairement sur son nombre de bières qu’il a bu et qu’il nous trompe, en fait il nous invite à partager le « feeling du moment » avec lui. L’ambiguïté entre le vrai et le faux des mots prononcés par les buveurs quant au nombre de bières qu’ils ont bu jusque là, alors 208 qu’ils étaient plongés dans le « feeling », constitue la condition nécessaire pour qu’ils continuent à commander des séries de bières. Je rappelle que le nombre de verres d’alcool consommés par jour est le principal instrument de mesure adopté par la société québécoise et par les scientifiques pour contrôler les conduites alcooliques. Les buveurs d’alcool de la Beauce ont développé leur force en inventant une stratégie qui consiste à se tromper volontairement et à tromper les autres quant au nombre de bières qu’ils ont bu pour vivre le « feeling du moment » au cours du boire social. En d’autres mots, la tromperie volontaire est la stratégie des buveurs d’alcool pour faire durer le « feeling du moment ». Cette stratégie des buveurs d’alcool qui consiste à se tromper volontairement et à tromper les autres pour faire durer le « feeling du moment » a été la cause de malentendus et de préjugés dans la société québécoise car celle-ci associe cette tromperie volontaire à la dépendance alcoolique alors que les buveurs veulent tout simplement accéder au « feeling du moment ». « L’alcool au volant, c’est criminel », dit la chanson Je suis allé au bar sportif des quilleurs. Là-bas, des buveurs d’alcool de tous âges confondus jouaient aux quilles en buvant de la bière. D’autres fumaient des cigarettes à l’extérieur du bar. Je suis sorti du bar pour fumer une cigarette avec les buveurs. Personnellement, je ne fume pas, mais dans le « feeling du moment », passé avec les buveurs d’alcool du coin, j’ai pris une cigarette en attendant avec eux la « dernière bière ». À la fin de la soirée, un groupe de buveurs en quête de leur « dernière bière » est arrivé au bar. Il s’agissait de deux gars et de trois filles du village voisin âgés de vingt à vingt-cinq ans et qui étaient visiblement sous l’effet de l’alcool. L’un entre eux me disait qu’ils avaient été arrêtés par un barrage policier sur les routes du coin avant d’arriver au bar, mais que tout s’était bien passé. L’une des filles m’a demandé de parler en portugais (ma langue maternelle). À ce moment-là, l’anthropologue brésilien était ce qui était arrivé pour eux, c’est-à-dire la « nouveauté », comme ils me le disaient à la fin de la soirée. 209 Le bar des quilleurs est très spécial pour moi. Pendant mon séjour sur le terrain, j’ai développé une profonde amitié avec les propriétaires du bar. L’un des propriétaires, un homme de quarante ans, qui était lui aussi un buveur d’alcool, m’a dit d’être attentif à ce qui allait se passer après l’arrivée de la gang du village voisin : Propriétaire du bar (40 ans) : « Regardez Brésilien [anthropologue], je vais mettre une chanson très connue par nous autres et tout le monde va se mettre à chanter. Vous allez aimer cette nouveauté, c’est cool! ». Voilà les paroles de la chanson L’alcool au volant de Cayouche : L'alcool au volant {Refrain} L’alcool au volant, c’est criminel La bière vient chaude pis la poche te gèle Si tu bois en drivant, t’es tout l’temps arrêté À tous les cinq mille pour pisser * Même si tu as gradué, même si t’es âgé Tu vas te faire pogner, Oh, par la G.R.C. Tu vas avoir l’air ben « coucoune » Mé que tu souffles dans la balloune Mais c’est bien mieux que de se faire tuer {Refrain} C’est le fun prendre une bière, des fois même deux On a du fun quand ce qu’on est du l’bootleger Mais c’est quand tu tombes dans le chemin Avec un char dedans les mains C’est là que tu viens dangereux {Refrain} 210 C’était incroyable! Tout le monde dans le bar chantait en chœur. La gang du village voisin, le propriétaire du bar, les quilleurs de tous âges confondus. Ils se donnaient des accolades en chantant et en buvant de la bière. Ils riaient des paroles de la chanson qui disaient que « L’alcool au volant, c’est criminel » en même temps qu’ils commandaient plus de bière. Buveur (23 ans) : « Chante, Brésilien [anthropologue]! Sens le feeling du moment avec nous autres! C’est très cool! Chante avec nous autres pour oublier tes affaires de chercheur! ». Le groupe du village voisin me faisait des accolades en chantant et en riant : « Même si tu as gradué, même si t’es âgé. Tu vas te faire pogner, Oh, par la G.R.C. ». Lors de la fermeture du bar, les buveurs du coin chantaient encore que « L’alcool au volant, c’est criminel » avant de retourner dans leur village en voiture. À propos de l’acte de se tromper volontairement et de tromper les autres pour faire durer le « feeling du moment » Pour les buveurs du village voisin, il s’agit de l’acte de « se faire du fun » dans le village en se trompant volontairement et en trompant les autres alors qu’ils sont conscients qu’ils risquent d’avoir un accident de la route ou d’être arrêtés par la police parce qu’ils sont sous l’effet de l’alcool. Les buveurs savent très bien que l’alcool au volant, c’est criminel. Ils se trompent volontairement pour continuer à vivre de nouvelles aventures dans le coin. Ils sont alors par-delà le vrai et le faux des paroles de la chanson qui rappellent que l’alcool au volant, c’est criminel, car ils veulent vivre le « feeling du moment » dans un oubli actif des barrages policiers installés dans le coin. En somme, l’acte de se tromper volontairement et de tromper les autres quant au nombre de bières qu’ils ont bu est la quatrième stratégie des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce pour faire durer le « feeling du moment » en résistant à une société qui cherche à contrôler leurs conduites alcooliques. 211 6.2.5. PERTE DE SOI-MÊME DANS LE « FEELING DU MOMENT » Il s’agit ici de la cinquième stratégie des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-deBeauce : la perte de soi-même (la méconnaissance de soi) pour vivre le « feeling du moment » au cours du boire social. Cette stratégie est étroitement reliée à l’oubli actif, bien j’y vois une nuance. Lors de l’oubli actif des buveurs d’alcool, il est question d’oublier volontairement et temporairement les potins du village sur leurs conduites alcooliques, la croisade provinciale contre les « buveurs excessifs » et l’alcoolisme comme maladie pour vivre le « feeling du moment ». Quant à la perte de soi-même dans le « feeling du moment », il s’agit d’un abandon radical de nous-mêmes pour vivre le « feeling du moment » avec les autres. Autrement dit, il s’agit d’un abandon de nos volontés individuelles pour continuer à expérimenter de nouvelles aventures en consommant de l’alcool en groupe. Les buveurs me disaient que personne ne fait cesser brusquement le « feeling » même lorsqu’il affirme « J’arrête de boire quand je veux! », car si la conversation est agréable, on continue à éprouver ce « feeling » indépendamment des mots prononcés. Cet abandon-là synthétise ce qu’ils croyaient être l’amitié sans préalable (impersonnelle) d’une gang de buveurs. « Est-ce que vous êtes perdu, mon chum? ». Pendant mon travail sur le terrain, j’ai découvert, par hasard, que les buveurs d’alcool (hommes et femmes confondus) se rencontraient clandestinement sur les routes du coin33. En terme anthropologique, j’appelle ces routes de « routes de fuites clandestines » car celles-ci sont parcourues par les buveurs d’alcool qui désirent vivre des rencontres fortuites et anonymes, sexuelles ou non. Ces routes de fuites clandestines ont suscité mon intérêt car le phénomène du « feeling du moment » se passe aussi dans ces lieux. J’ai découvert ces routes de fuites clandestines, alors que je marchais sur la route qui traverse le Pendant l’été, plusieurs buveurs d’alcool fréquentent clandestinement les routes de la Beauce pour vivre des aventures. 33 212 village pour photographier les bouteilles d’alcool qui avaient été jetées, afin d’ajouter les photos à ma base de données sur la dynamique de la consommation d’alcool dans la région. Voici quelques photos de bouteilles d’alcool vides jetées sur les routes du coin : Figure 2 : Bouteille d’alcool jetée sur la route Figure 3 : Bouchon de bière jeté sur la route Figure 4 : Bouteille de bière jetée sur la route Figure 5: Cannette de bière jetée sur la route Le 8 septembre 2013, en fin d’après-midi, alors que je parcourais à pied une distance de cinq kilomètres sur l’une des trois routes qui traversent le village, je vis soudain une voiture pleine de filles ivres qui s’arrêtait sur le bord de la route. En criant « Tabarnak! », elles m’ont tout de suite invité à monter dans la voiture. 213 Buveuse (23 ans) : « Wow…un beau gars perdu sur nos routes! Venez-vous avec nous? ». Anthropologue : « Est-ce que vous êtes du village de Sainte-Brosse-deBeauce? ». Buveuse (23 ans) : « Tabarnak! Calvaire de câlisse! Quelle question imbécile! Laisse faire, alors! ». Et elles sont parties sans rien dire de plus. Après ce bref incident, un doute m’a assailli : s’agissait-il d’un événement isolé ou les rencontres clandestines sur les routes étaient-elles fréquentes dans le coin? Pour le savoir, je suis allé dans les bars du coin pour demander aux buveurs si ce genre de choses se produisait souvent. En arrivant au bar central, je me suis assis au comptoir à côté d’un buveur et j’ai abordé discrètement le sujet en lui parlant de mon exemple avec des filles ivres sur les routes. Anthropologue : « Aujourd’hui, une gang de filles ivres dans une voiture s’est arrêtée sur une route du coin en me demandant si je voulais embarquer avec elle. Mais, au moment où j’ai demandé aux filles si elles étaient du village de Sainte-Brosse-de-Beauce, elles sont parties rapidement sans dire rien de plus. Est-ce que cela arrive souvent dans le coin? ». Le buveur a crié dans le bar pour que tout le monde puisse l’entendre : Buveurs (25 ans) : « Tabarnak, Brésilien [anthropologue]! Vous avez brisé l’image du village! Les filles de la région vont penser maintenant que les hommes de Sainte-Brosse-de-Beauce sont des fifs [homosexuels]! La prochaine fois, calvaire de câlisse, embarque dans cette voiture sans rien dire, ostie! Vis le feeling du moment, c’est tout! ». La serveuse a commencé à se moquer de moi et les autres buveurs dans le bar aussi. À ce moment-là, j’ai demandé à tout le monde si ces rencontres clandestines sur les routes étaient bien connues dans le coin. Ils m’ont dit en chœur que oui, toujours en souriant. Plus tard, j’ai demandé au propriétaire d’un autre bar de Sainte-Brosse-de-Beauce s’il connaissait l’existence de ces rencontres sur les routes du coin. Il me l’a confirmé lui aussi. Une soirée, des buveurs m’ont expliqué comment je devais me comporter sur les routes 214 face à quelqu’un qui arrête sa voiture pour « jaser » avec moi. Voici leurs conseils et leurs commentaires : Buveur (32 ans) : « Mon chum, la première chose à faire, c’est jamais poser de questions aux filles sur leur village d’origine dès qu’elles arrêtent leurs voitures pour jaser avec vous de manière plus intime quand elles sont chaudes! ». Buveur (21 ans) : « À ce moment-là, Brésilien [anthropologue], on n’a rien à dire! Vous devez laisser la place au feeling du moment! Tabarnak! ». Buveur (28 ans) : « Oubliez vos affaires [anthropologue], et embarquez dans la voiture! ». de chercheur, Brésilien Buveuse (48 ans) : « Des filles saoules sur les routes…. Ça arrive souvent, ha ha ha! ». Buveur (24 ans) : « Brésilien [anthropologue], la formule est simple : ce qui se passe dans la Beauce, meurt dans la Beauce, ha ha ha! ». En suivant ces conseils et commentaires, je suis allé six fois sur les routes afin de saisir la dynamique des routes de fuites clandestines, tout en prenant soin de laisser mon appareil photo à la maison. Une seule fois, un jeune homme, qui buvait une cannette de bière au volant, a arrêté sa voiture en me disant : Buveur (26 ans) : « Est-ce que vous êtes perdu, mon chum? ». Cette fois-ci, informé par les buveurs du coin qu’on ne devait pas demander le lieu de résidence des buveurs qu’on rencontre sur les routes du coin, je lui ai dit : Anthropologue : « Peut-être! ». Buveur (26 ans) : « Tabarnak, ostie de câlisse! ». Anthropologue : « En fait, je fais une recherche scientifique sur la consommation d’alcool dans le village de Sainte-Brosse-de-Beauce ». 215 Buveur (26 ans) : « Ha ha ha, vous faites une recherche sur la consommation d’alcool sur les routes à pied, ostie? Vous vous trompez d’endroit, ha ha ha! ». Anthropologue : « Non, je ne me trompe pas, c’est ici que je fais ma recherche! ». Buveur (26 ans) : « Ha ha ha! Est-ce que vous avez une enregistreuse sur vous, un appareil photo ou des papiers pour l’enquête?». Anthropologue : « Non, je n’ai aucune enregistreuse ou appareil photo. De plus, je ne désire pas savoir d’où vous venez! ». Buveur (26 ans) : « Câlisse de tabarnak! Entrez dans ma voiture, crisse! Car ce qui se passe dans la Beauce, meurt dans la Beauce! ». Après ma rencontre anonyme avec ce buveur sur la route, je lui ai demandé pourquoi il m’avait invité à entrer dans sa voiture, alors que j’étais un inconnu pour lui. Il m’a dit que c’était parce que j’étais « cool », car il voyait un gars, qui s’identifiait comme un chercheur, en se trompant volontairement et qui le trompait pour vivre une aventure clandestine avec lui sur les routes du coin en prétendant qu’il faisait « une recherche scientifique » sur la consommation d’alcool, là où il n’y avait personne. Alors, le buveur a conclu qu’il était évident que j’étais là pour vivre le « feeling du moment » avec quelqu’un. « Sur les routes du coin, on ne se reconnaît pas soi-même! » Le 12 octobre 2013, au bar de quilleurs, un buveur du village, un homme de 40 ans, m’incitait à revenir au village au printemps, vers le mois de mai, car me disait-il, en face de ses chums, les routes sont plus fréquentées à cette époque parce que c’est le temps des sucres. Voici un extrait de notre conversation au comptoir du bar : Buveur (40 ans) : « Brésilien [anthropologue], si vous vous intéressez vraiment au sujet [routes de fuites clandestines], vous devez revenir au printemps! » Anthropologue : « Mais, qu’est-ce qui se passe, au printemps? ». 216 Buveur (40 ans) : « C’est l’époque des cabanes à sucre, où tout le monde se promène d’une cabane à l’autre dans le coin, ce qui augmente évidemment le trafic des gens sur les routes! ». Anthropologue : « Mais, est-ce que cela explique pourquoi des gens sur les routes vivent le feeling du moment avec quelqu’un de manière anonyme? Quel est le rapport? ». Buveur (40 ans) : « Vous n’avez pas compris, ostie! À ce moment-là, on va aussi boire de l’alcool dans les cabanes à sucre et après avoir bu quelques bières dans les cabanes, on va sur les routes en quête d’aventures! ». Anthropologue : « Oh… c’est super! ». Buveur (40 ans) : « Moi-même, dans le temps des sucres, je prends ma voiture et je me promène sur les routes, ha ha ha! ». Anthropologue : « Et qu’est-ce qui se passe alors? ». Buveur (40 ans) : « Vous savez bien, Brésilien [anthropologue]… vous savez bien…! ». Anthropologue : « Non, je ne sais pas, car je n’ai jamais passé le printemps avec vous autres! ». Buveur (40 ans) : « Ostie, on va sur les routes en quête de notre “ dernière” [bière] après avoir bu dans la cabane à sucre! ». Anthropologue : « Qu’est-ce que c’est cette “dernière bière”? ». Buveur (40 ans) : « Des gens sur la route, câlisse! ». Anthropologue : « Mais, comment vous pouvez supporter l’alcool et conduire après? ». Buveur (40 ans) : « Quel est le problème, Brésilien [anthropologue]? J’ai jamais eu d’accident! C’est fun ces trucs-là sur les routes! ». Je suis resté silencieux pendant quelques minutes. 217 Buveur (40 ans) : « Sur les routes du coin, Brésilien [anthropologue], je me sens libre, car je n’ai pas besoin de dire à personne qui je suis! Sur les routes, moi, je ne me reconnais pas moi-même, ha ha ha! ». À propos de la perte de soi-même dans le « feeling du moment » Dans ces deux situations, on peut noter que la stratégie des buveurs d’alcool qui consiste à se perdre soi-même (perte volontaire de leur identité personnelle) est adoptée pour qu’on vive anonymement le « feeling du moment » sur les routes du coin avec les autres. Sous l’effet de l’effet de l’alcool (le « feeling du moment » lui-même), ils conduisent en étant ivres alors qu’ils sont en quête de nouvelles aventures sur les routes de la Beauce. Il s’agit d’un dépassement de nous-même, de notre identité personnelle, pour vivre l’anonymat d’une rencontre clandestine (souvent sexuelle) sur les routes du coin avec quelqu’un d’autre. Les buveurs à Sainte-Brosse-de-Beauce me disaient qu’à ce moment-là, ils « oublient tout » (leurs problèmes personnels et eux-mêmes) pour vivre le « feeling du moment » avec quelqu’un qu’ils ne connaissent pas à l’avance. La perte de soi-même est un abandon de soi au « feeling du moment » qu’on partage avec les autres. Il s’agit de laisser la place au « feeling » pour qu’il puisse nous conduire vers l’inconnu. En somme, la perte de soi-même est la cinquième stratégie adoptée par les buveurs du coin pour s’oublier volontairement eux-mêmes pour laisser la place au « feeling du moment » avec les autres. 6.2.6. LE GOÛT DU RISQUE DES BUVEURS D’ALCOOL Il est question de la logique du sens que les buveurs d’alcool donnent au goût du risque dans le « feeling du moment » au cours du boire social. Sur le terrain, j’ai constaté, à plusieurs reprises, que le goût du risque de ce qui va se passer dans le « feeling du moment » faisait partie de la démarche des buveurs d’alcool. Cela vient du fait qu’ils sont attirés par de nouvelles aventures. Le « feeling du moment » est un risque car on peut le stopper au cours d’une rencontre chargée d’intensité. Les buveurs d’alcool vivent le goût de tout risquer, même leur vie34, pour accéder au « feeling » au cours du boire social en 34 Je rappelle ici la question de l’alcoolisme chronique comme maladie. 218 établissant un espace d’amitié et d’attrait, où le « feeling du moment » semble vertigineux, à la limite de l’effet supportable de l’alcool. Les buveurs me disaient que, pour ne pas stopper le « feeling du moment », la stratégie de la perte de soi-même leur faisait oublier (activement) tout le malaise entraîné par le risque de stopper le « feeling ». Le risque que les buveurs courent dans le « feeling du moment » est très mal compris par la société en général et par les scientifiques en particulier. Il a été associé au discours scientifique des groupes à risque pour définir moralement les conduites excessives et la dépendance alcoolique sans tenir compte de la fascination du risque parmi les buveurs d’alcool. « On doit avoir le goût du risque, si on veut vivre le feeling du moment » À Sainte-Brosse-de-Beauce, le goût du risque des buveurs d’alcool est essentiel à la poursuite du « feeling du moment ». Il s’agit d’une sensation qui les attire vers de nouvelles aventures dans le coin. Voici un exemple du goût du risque d’un ex-buveur d’alcool plongé dans le « feeling du moment » avec les autres, malgré qu’il ne soit pas sous l’effet de l’alcool. À la fin d’octobre 2013, j’ai assisté à une réunion des alcooliques anonymes (AA) à Sainte-Brosse-de-Beauce. Après la réunion, j’ai connu un ex-buveur d’alcool. Il avait 45 ans, il était homosexuel, célibataire, et il venait d’un autre village. Il m’a demandé où j’habitais à Sainte-Brosse-de-Beauce. Au moment où je lui ai révélé mon adresse exacte dans le coin, il s’est tout de suite invité chez moi pour que nous parlions un peu. En arrivant au motel, l’ex-buveur a répété le langage politique des AA. Il a raconté qu’il avait bu sa maison, son emploi et sa vie. Il m’a dit qu’il avait conscience qu’il était un alcoolique, un buveur excessif. Il a aussi ajouté qu’il se sentait coupable de sa maladie en raison de sa mauvaise conduite. Il m’a donné des conseils sur la façon d’éviter la chute, la récidive et le mal de l’alcoolisme car il avait lu des commandements des AA et il disait qu’il y croyait ardemment. Tout cela s’est passé jusqu’au moment que je lui ai parlé de son homosexualité. Soudain, la conversation a changé radicalement de ton au point que l’ex-buveur m’a 219 demandé s’il y avait de la bière dans mon réfrigérateur. « C’était une blague! », m’a-t-il dit. Et surpris avec ce changement de sujet qui était passé de l’alcool à l’homosexualité, l’exbuveur a ajouté : Ex-buveur (45 ans) : « Oh… quelle belle surprise, mon beau! ». Anthropologue : « J’ai un doute : comment vit-on son homosexualité dans la Beauce? ». Ex-buveur (45 ans) : « Ce n’est pas facile de vivre ça dans la Beauce, mon homme. Les gars sont méchants. Vous ne devez pas être efféminé. C’est difficile… Mais je peux vous enseigner comment vivre ces trucs-là avec de la prudence… ». Anthropologue : « Alors, dis-le! ». Ex-buveur (45 ans) : « Quand les gars commencent à critiquer quelque chose, c’est un signe pour faire du sexe. Ils veulent faire du sexe avec toi… Ils disent toujours le contraire…». À ce moment précis de la conversation, l’ex-buveur m’a révélé comment les gars de la Beauce se trompaient volontairement et trompaient les autres pour vivre une relation homosexuelle avec quelqu’un dans le coin. Et l’ex-buveur continuait : Ex-buveur (45 ans) : « À un certain moment de ma vie, quand j’ai perdu ma maison, ma voiture, tout… ah… j’ai réalisé que je ne pouvais pas boire pour avoir du sexe avec les gars… les gars d’ici aiment les hommes avec des voitures, du prestige, les hommes cools qui boivent trop…[…] c’est pour eux aussi, parce que c’est impossible faire du sexe avec quelqu’un qui chute à chaque fois à cause de l’alcool… Quand j’ai travaillé dans un marché, j’ai volé du vin pour boire avec les gars. On est aussi embarqué dans le monde des drogues, de la cocaïne, etc… j’ai perdu ma dignité, le respect de ma famille, mes amis et surtout les gars à cause de l’alcool… mais, maintenant j’arrête… j’arrête… ça fait déjà quatre-vingt-dix jours que j’ai arrêté de boire. Est-ce que vous savez?... ». À ce moment-là, je lui ai demandé comment il pouvait avoir des relations sexuelles avec des gars sans avoir bu de l’alcool. 220 Buveur (45 ans) : « Maintenant, je fais de l’auto-stop… c’est comme ça… quand je vois qui vient un gars dans une voiture sur la route, je me sens très énergique. Je crie “Tabarnak”!, “Calvaire d’ostie de câlisse”!, “crisse”!, “Ça me fait chier”!… etc. Vous devez gesticuler comme les gars… faire toujours des éloges aux femmes en présence des gars… c’est comme ça que fonctionnent les choses… je lui passe donc mon énergie… mon feeling, comme si j’étais chaud… est-ce que vous me comprenez?... ». Anthropologue : « Oui, je vous comprends! ». Ex-buveur (45 ans) : « Je préfère fréquenter les AA du village de Sainte-Brossede-Beauce. Bon, il est loin de ma ville, mais c’est comme ça, en fait. Je n’ai pas de voiture. Après les réunions, je marche sur les routes en attendant que ça se passe ». Anthropologue : « Cela veut dire quoi exactement? ». Ex-buveur (45 ans) : « Des gars au volant, ostie! ». À propos du goût du risque dans le « feeling du moment » On voit, dans cet extrait de conversation, comment l’ex-buveur continue à vivre le « feeling du moment » avec les gars sur la route du coin, malgré qu’il ne boive pas d’alcool. Le goût du risque de l’ex-buveur, ce qui va se passer avec les gars, fait partie de la démarche de l’ex-buveur qui veut vivre le « feeling du moment ». Il se livre à de nouvelles aventures avec le gars sur les routes du coin parce qu’il est attiré par le risque d’une rencontre amusante avec les hommes. Tout peut arriver sur les routes du coin. Le gars peut stopper le « feeling du moment », mais l’ex-buveur s’y risque quand même. Le goût du risque dans le « feeling du moment » incite à vivre quelque chose d’amusant avec quelqu’un tout en risquant de stopper le « feeling » à tout moment. Les buveurs d’alcool me disaient que le risque est l’élément qui donne de la couleur à l’aventure au cours du boire social. En d’autres mots, le goût du risque de nouvelles aventures parmi les buveurs d’alcool est la sixième stratégie de résistance de ceux qui veulent vivre le « feeling du moment ». Elle remet en question le discours moral de la société québécoise en général et 221 des scientifiques en particulier qui se sont mis à parler de groupes à risque (les « buveurs excessifs » inclus). 6.2.7. L’ATTENTE DE LA PROCHAINE BIÈRE DANS LE « FEELING DU MOMENT » Dans cette sous-section, j’expose ce que les buveurs d’alcool, à Sainte-Brosse-deBeauce, entendent par ce moment d’insécurité qu’est l’attente de la prochaine bière, où tout peut arriver. Cette période d’attente représente l’instant-même où chaque buveur devient une question-limite à lui-même lors qu’il se demande : « Est-ce que je peux supporter une autre bière dans le “feeling du moment”? ». Il s’agit d’une attente hors de toute attente car les buveurs d’alcool ne savent pas exactement ce qu’ils attendent dans l’attente de la prochaine bière. En d’autres mots, il s’agit d’une attente sans perspective et sans garantie, cachée derrière l’attente de la prochaine bière. Pendant mon travail sur le terrain, les buveurs du coin m’ont expliqué que la prochaine bière était celle qu’ils ne maîtrisaient pas à l’avance. Elle constituait le danger de l’inattendu. Elle représentait leur vie à la limite de l’arrêt du « feeling du moment ». Quelle que soit l’importance de l’objet de l’attente dans la démarche vers la prochaine bière, il est toujours dépassé par le mouvement de l’attente. Autrement dit, l’attente de la prochaine bière dans le « feeling du moment » rend toutes choses également importantes et également vaines. Il s’agit d’une attente qui ne console pas les buveurs d’alcool car tout peut arriver. L’attente de la prochaine bière est un mystère. Les buveurs d’alcool ne maîtrisent pas à l’avance ce qui se passera quand ils boiront la prochaine bière, mais ils l’attendent quand même. Ils l’attendent parce que la vie est une énigme depuis qu’ils sont dans le « feeling du moment ». Ils sont fascinés par cette énigme qui est par-delà le visible et l’invisible. Qu’est-ce que les buveurs d’alcool voient à l’horizon? Ils ne peuvent pas voir l’horizon. Mais ils demeurent dans l’attente de ce qu’ils ne peuvent pas voir à l’avance. Pour eux, attendre la prochaine bière, c’est comme s’ils étaient au bord de quelque chose d’inconnu. 222 La logique du sens de l’attente de la prochaine bière dans la Beauce a causé des malentendus et préjugés au niveau de l’imaginaire provincial sur l’alcoolisme, car on juge que se livrer à la fascination de l’énigme de l’attente de la prochaine bière est très risqué lorsque la conduite des buveurs d’alcool est excessive au point qu’ils oublient leur avenir. Pourquoi cette attente? Pourquoi ce mouvement sans perspective vers ce qui est sans garantie? À la fin d’une journée, j’étais en train de boire seul ma « dernière bière » au comptoir du bar des quilleurs. En conversant avec le serveur au sujet de la consommation d’alcool locale, j’ai appris l’existence d’une maison privée où des buveurs âgés se rassemblaient pour prendre une « brosse ». Serveur (30 ans) : « Je pense, Brésilien [anthropologue], qu’avant de terminer votre travail avec nous autres, vous devez connaître la maison du buveur “X”. Elle est bien connue dans le coin. Là-bas, plusieurs personnes se rencontrent pour boire de la bière. C’est cool! ». Anthropologue : « Oh… c’est cool! Mais, comment je peux entrer dans cette maison, car je ne connais pas le propriétaire? Est-ce que vous pouvez me présenter à ce buveur-là? » Serveur (30 ans) :« J’ai une idée. Achetez-vous une caisse de bière et frappez à sa porte. C’est sûr qu’il va vous recevoir. Il est bien amical! ». C’est ce que j’ai fait. Je suis allé à la maison du buveur « X » avec une caisse de bière à la main. En arrivant à sa maison, j’ai frappé à la porte. Anthropologue : « Bonjour, mon chum! Je suis un anthropologue qui étudie la consommation d’alcool dans le coin. Est-ce que je peux entrer pour boire une bière avec vous? » Buveur (61 ans) : « Câlisse de tabarnak! Qu’est-ce que c’est que ce truclà? Entrez, mon homme! ». Anthropologue : « Merci, c’est gentil! ». Buveur (61 ans) : « Dites-moi une chose, mon homme. Qui vous a conseillé de venir prendre une brosse avec moi? ». 223 Anthropologue : « Ah, le serveur “X”! ». Buveur (61 ans) : « Câlisse ! C’est correct, mon chum! Mais… vous avez oublié les cigarettes! ». Anthropologue : « Oh… excusez ma faute! ». Buveur (61 ans) : « Pas grave! Il y a une épicerie en face de la maison. Allez-y! ». Alors, je suis allé très vite à l’épicerie pour acheter un paquet de cigarette. En revenant, le buveur m’a dit : Buveur (61 ans) : « Mon homme, dites-moi une autre chose. Vous venez d’où, car votre accent n’est pas du coin? ». Anthropologue : « Je viens du Brésil! ». Buveur (61 ans) : « Câlisse! Alors dans ce cas, vous n’êtes ni journaliste, ni médecin, ni de la police, c’est ça? ». Anthropologue : « Oui, c’est bien ça! Je ne suis ni journaliste, ni médecin, ni de la police! ». Buveur (61 ans) : « Bon, mon homme. Ici, on se rencontre à partir de vendredi vers quinze heures. Venez à cette heure-là pour prendre une brosse avec nous autres, ok? ». Anthropologue : « Ok, merci! C’est gentil! Mais, je vais laisser ma caisse de bière ici chez vous, ok? ». Buveur (61 ans) : « Pas de problème, mon homme. Vendredi, elle sera là! ». Le vendredi vers quinze heures, je suis allé à la maison du buveur « X ». En arrivant chez lui, il y avait une gang de chums (des hommes âgés) qui buvait de la bière. Les membres de la gang avaient environ cinquante à soixante-cinq ans. Cinq personnes étaient dans la maison. Et comme le buveur me l’avait promis, ma caisse de bière était là, intacte. La maison du buveur « X » a tout de suite attiré mon attention. Elle était très propre. Comme il s’agissait d’une petite maison, le buveur « X » a placé une table au centre de la pièce principale, où se trouvait un réfrigérateur, une télé et plusieurs photos de femmes 224 sensuelles sur les murs. En d’autres termes, la maison était devenue un bar déterritorialisé dans le village de Sainte-Brosse-de-Beauce. Chaque buveur qui arrivait ce jour-là apportait sa caisse de bière et ses cigarettes pour en offrir à ce buveur « X » qui acceptait tout en donnant accès à sa maison et à son amitié. Anthropologue : « Votre maison est très belle et elle est très propre! ». Buveur (61 ans) : « Bien sûr, mon homme! Elle est toujours propre pour recevoir ma gang de chums! ». Et c’est vrai, car même les cendriers, mis à la disposition des buveurs fumeurs, étaient nettoyés au cours de la soirée. Ce jour-là, j’ai vu qu’ils buvaient lentement entre eux. Quand ils ont été pris par le « feeling du moment », soit après avoir bu quelques bières, ils parlaient de tout sans rien dire. Autrement dit, leurs dialogues étaient brefs car dans le « feeling du moment », on parle sans qu’il soit nécessaire d’en dire trop. S’ils semblaient calmes, ils me disaient que leurs pensées roulaient très vite dans leur tête sans préciser de quoi il s’agissait ni à moi ni aux autres. Et cela n’était pas fortuit. Le monde personnel de chaque buveur n’intéresse pas les autres lorsqu’on éprouve le « feeling du moment » en buvant de l’alcool en groupe. Dans cette maison, les buveurs du coin poursuivent leur « dernière bière » pendant toute la soirée sans qu’il soit nécessaire de dire exactement quelque chose. Buveur (63 ans) : « Brésilien [anthropologue], la majorité de nous autres… on est déjà allés en prison! ». Anthropologue : « Oh… pourquoi? ». Buveur (63 ans) : « L’alcool au volant!». Anthropologue : « Tabarnak! ». Le silence était revenu. Le « feeling du moment » au cours du boire social. Les uns les autres se regardaient. On était dans l’attente de la prochaine bière, mais nous ne savions 225 pas exactement ce qui allait se passer après35. Au moins, les buveurs d’alcool du coin sauraient qu’ils avaient dépassé la prochaine bière, comme ils me le disaient ce jour-là. Les mots prononcés dans le « feeling du moment » n’étaient ni objets, ni sujets, ils étaient brefs dans un langage où le langage même n’était pas en jeu36 : Buveur (65 ans) : « Tabarnak, calvaire de câlisse! ». L’autre buveur a ajouté : Buveur (60 ans) : « Chasser l’orignal. C’est bon d’y aller. C’est l’époque! ». Silence. Le rien dire dans le « feeling du moment ». Buveur (61 ans) : « Donne-moi une autre cigarette! ». Buveur (65 ans) : « Brésilien [anthropologue], j’aime cette sorte de cigarette! ». Un autre buveur retire la cigarette de sa bouche et il me la donne. Tous les autres nous observaient. J’ai pris la cigarette pleine de salive de ce buveur-là et je l’ai fumée tout de suite. -« Câlisse de tabarnak! » disent-ils. À cet égard, Maurice Blanchot écrit sur des expériences-limites entre amis au bord d’une chute. Il s’agit des expériences très étroitement semblables à la logique du sens de la prochaine bière en Beauce : « […] il souriait, à ces manières de dire, presque, peut-être, à peine, momentanément, à moins que, et tant d’autres, signes hors signes, dont il savait très bien (le savait-il?) qu’ils lui accordaient quelque chose de précieux, la possibilité de se répéter – mais non, il ne savait pas ce qui lui venait par eux, “peut-être” le droit de franchir la limite à son insu, “peut-être” le recul anxieux, paresseux, devant l’affirmation décisive dont ils le préservaient afin qu’il fût encore là pour ne pas l’entendre ». Blanchot, M., 1973, Le pas au-delà. Paris, Gallimard, p. 16. 36 Le concept de « communauté inavouable » de Maurice Blanchot est l’inspiration de ma thèse doctorale pour penser la question du langage parmi les buveurs d’alcool : « La communauté [inavouable], en tant qu’elle régit pour chacun, pour moi et pour elle, un hors-de-soi (son absence) qui est son destin, donne lieu à une parole sans partage et pourtant nécessairement multiple, de telle sorte qu’elle ne puisse se développer en paroles : toujours déjà perdue, sans usage et sans œuvre et ne se magnifiant pas dans cette perte même. Ainsi don de parole, don en “pure” perte qui ne saurait assurer la certitude d’être jamais accueilli par l’autre, bien qu’autrui rend seul possible, sinon la parole, du moins la supplication à parler qui porte avec elle le risque d’être rejetée ou égarée ou non reçue. Ainsi il se pressent que la communauté, dans son échec même, a partie liée avec une certaine sorte d’écriture, celle qui n’a rien d’autre à chercher que les mots derniers ». Blanchot, M., 1983, La communauté inavouable, Paris, Les éditions du Minuit, p. 26. 35 226 Le buveur « X » nettoie le cendrier. Silence. Nous sommes là. Nous ne sommes pas là. C’est une ambiguïté sous-jacente. Et nous sommes encore là. Qu’est-ce qui va se passer? Buveur (61 ans) : « Brésilien [anthropologue], c’est ça la vie en Beauce! ». Anthropologue : « Oui! ». Buveur (61 ans) : « Plus doucement avec la bière, Brésilien [anthropologue]. On a hâte de voir que vous restez avec nous autres [c’est-à-dire dans le « feeling du moment »]! ». Et ce qu’ils me demandaient à ce moment-là, c’était de m’éloigner de mon individualité, de mon anxiété, pour me rapprocher du « feeling du moment » avec eux. À un certain moment de la soirée, le buveur « X » intervient : Buveur (61 ans) : « C’est maintenant que passe l’émission L’Arbitre à la télé! Vous allez aimer ça, mon homme [anthropologue]! ». Il a allumé la télé. À canal V, on présentait une émission juridique, animée par l’avocate familialiste Anne-France Goldwater, à Montréal, où elle règle des problèmes de petites créances. Pendant l’émission, les buveurs de la maison riaient constamment de ceux qui avaient plaidé coupable à des accusations pour l’ivresse. Je trouvais, quant à moi, qu’il était très intéressant de voir les réactions des buveurs âgés qui assistaient à des situations qui mettaient en cause la consommation excessive d’alcool et les « dégâts » qu’elles occasionnaient aux autres. Buveur (61 ans) : « Ha ha ha! Câlisse, calvaire de tabarnak! L’homme a plaidé coupable, ha ha ha! ». Buveur (65 ans) : « Ha ha ha! » 227 Buveur (60 ans) : « Ha ha ha! ». Ils riaient d’un homme qui avait plaidé coupable car il s’était chicané avec sa femme parce qu’il avait « trop bu ». Buveur (61 ans) : [anthropologue]? ». « Vous voyez comme c’est drôle, mon homme Voilà l’ignorance de ce qui se passe vraiment dans l’émission. L’ignorance des buveurs du coin pour ne pas perdre le « feeling du moment » entre eux. Une ignorance active, nécessaire à la vie de tout le monde. La soirée s’est terminée, la gang de buveurs âgés est sortie de la maison. J’ai fréquenté la maison de ce buveur « X » à maintes reprises. En fait, j’ai fréquenté différents endroits avec différents groupes de buveurs qui se réunissaient pour boire dans les bars, sur les routes et dans leurs maisons privées. J’ajoute que j’ai passé plus de temps à boire régulièrement sur le terrain que plusieurs buveurs du coin car j’étais sur place chaque jour pour boire avec plusieurs buveurs différents à plusieurs occasions différentes. Il s’agit d’une donnée importante, car mon cas alarmait les serveuses des bars du coin et même quelques buveurs d’alcool qui se sont mis à me donner des conseils pour que j’arrête de boire avant que je devienne un alcoolique chronique. Ils refusaient que je me laisse aller à boire ma bière finale (dépendance alcoolique) car j’étais devenu pour eux un chum qu’on ne devait pas laisser tomber même s’il avait manqué de prudence en buvant des journées entières sans s’arrêter. J’ai commencé à avoir peur de l’alcoolisme, car tout le monde m’avait donné des conseils au cours des trois derniers mois passés sur le terrain pour que j’adopte une autre conduite. Je suis allé à la maison du buveur « X » plus tôt que d’habitude pour lui poser des questions concernant l’alcoolisme car je comprenais maintenant que je risquais moi-même de devenir un alcoolique : Anthropologue : « Mon chum, j’ai peur de devenir un alcoolique. Est-ce que vous avez peur aussi? ». 228 Buveur (61 ans) : « Mon homme, on savait dès la première fois où vous êtes arrivé dans ce village que vous n’étiez pas un buveur d’alcool régulier. Même ici, dans ma maison, ma gang vous a conseillé à maintes reprises d’aller plus doucement en buvant de l’alcool. Mais vous embarquez de plus en plus avec nous autres [dans le « feeling du moment »] et vous avez appris à boire plus lentement comme nous autres. Aujourd’hui je vous considère comme mon fils, car vous êtes bien naïf comme nous autres! ». Anthropologue : « Cela veut dire quoi, naïf? ». Buveur (61 ans) : « Vous êtes perdu comme nous autres, Brésilien [anthropologue]! C’est sûr que vous n’avez pas trouvé ce que vous cherchez dans la Beauce avec nous autres, car nous sommes aussi perdus que vous! ». Je suis resté en silence pendant un quart heure. Anthropologue : « Mais, qu’est-ce qu’on cherche finalement? ». dans la Beauce Buveur (61 ans) : « La “dernière” avec nos chums, mon homme… la “dernière”! ». Anthropologue : « Mais, est-ce que vous avez peur du danger de l’alcoolisme comme maladie? ». Buveur (61 ans) : « Oui, j’en ai peur. Beaucoup. Je sais que je suis un alcoolique. Je le sais… j’aime ma gang de chums, mon homme. Mes chums de brosse, ils sont ma vie! ». Anthropologue : « L’alcoolisme… j’en ai peur! ». Buveur (61 ans) : « Mon chum, prend une bière dans mon réfrigérateur. Vous m’avez dit une fois qu’il y a un écrivain alcoolique, il s’appelle Jack Kerouac, c’est ça? ». Anthropologue : « Oui, c’est ça. Je vais à Vancouver la semaine prochaine. Au retour, je vais vous donner un livre de cet auteur-là! ». Buveur (61 ans) : « Oh, merci, mon homme! ». 229 J’ai commencé à lui parler de Jack Kerouac, de sa vie, de son écriture. Il riait. Il me donnait de la bière. On en a bu plusieurs, je ne les comptais pas! Il me trompait volontairement, je me laissais tromper par lui sur notre consommation, car il avait voulu remplacer le sujet de l’alcoolisme que j’avais abordé avec lui par un autre, pour qu’on puisse continuer là, dans le « feeling du moment », à boire. Petit sacrifice de notre corps pour continuer à vivre l’amitié entre chums. Buveur (61 ans) : « C’est le fun Jack Kerouac, mon homme! ». Anthropologue : « Oui, il est cool… Je vais vous dire une chose, Jack Kerouac était… ». La conversation se poursuivie jusqu’à notre « dernière bière » de l’occasion. C’était l’unique fois où j’ai parlé de l’alcoolisme avec lui pour ne pas stopper le « feeling du moment » entre nous, car j’avais déjà constaté à plusieurs reprises qu’il était très conscient du danger que représentait cette maladie et que je n’avais donc pas besoin de le prévenir. Sur ce point, il ne se trompait pas. À propos de l’attente de la prochaine bière On voit dans cet extrait que la gang de buveurs âgés vit l’attente de la prochaine bière comme quelque chose qu’elle ne connaît pas à l’avance. Les buveurs d’alcool ne savent pas ce qui va se passer, mais au moins ils savent qu’ils vont avoir su au moment où ils dépasseront la prochaine bière. L’attente de la prochaine bière vécue par les buveurs d’alcool leur laisse entrevoir que leur vie est un mystère. Elle est la limite même de la fin du « feeling du moment » entre eux, où les buveurs deviennent une question-limite d’ordre « philosophique » : « Est-ce qu’on va supporter le « feeling du moment » après l’arrivée d’une autre bière? ». À ce sujet, je me demande : pourquoi ce mouvement sans perspective vers ce qui est sans garantie sinon par le goût du risque et de la fascination devant l’énigme? Dans cette maison, la gang de buveurs âgés attendait la prochaine bière comme une chose sur laquelle elle ne pouvait pas compter mais qu’il lui fallait confusément nommer : la vie dans le « feeling du moment ». Certains que quelque chose allait se passer, 230 les buveurs d’alcool âgés mettaient précisément entre parenthèses cette certitude, y compris la certitude de la certitude, les conduisant progressivement dans un espace vide (sans certitude) dont ce vide (sans perspective) n’empêchait nullement les tours et les détours d’un cheminement très incertain : l’attente de la prochaine bière. En somme, l’attente de la prochaine bière est une « philosophie » de buveurs d’alcool, où leurs vies deviennent une question-limite. Elle est la septième stratégie des buveurs qui veulent vivre le « feeling du moment » au cours du boire social. 6.2.8. L’INVENTION DE LA « DERNIÈRE BIÈRE » PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL Dans cette sous-section, il est question de conceptualiser l’invention de la « dernière bière » parmi les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. Les buveurs d’alcool entendent par la « dernière bière », la « dernière »37 consommation de l’occasion comme étant l’extase du moment, car ils ne savent pas à l’avance s’ils connaîtront un « feeling » aussi intense que la dernière fois. Alors, ils disent qu’il s’agit de la « dernière bière » pour faire durer le « feeling » qu’ils partagent à condition que la rencontre soit agréable pour le groupe. La « dernière bière » est le climax dans le « feeling du moment » au cours du boire social. Après qu’ils ont bu la dernière des « dernières », le « feeling du moment » est stoppé et la rencontre entre buveurs prend fin. À chaque situation, le « feeling du moment » est unique, parce qu’on ne peut pas reproduire les sensations en jeu en d’autres occasions. La « dernière bière » est celle que les buveurs cherchent partout dans la Beauce. La logique du sens de la « dernière bière » par les buveurs d’alcool a causé des malentendus et préjugés dans la société québécoise, car ces séries de bières sont comprises comme des excès, parce qu’elles dépassent la quantité d’alcool établie par la société en 37 L’expression « dernière bière » doit être mise toujours entre guillemets, car la « dernière bière » peut être quelques bières de plus, ça dépend de l’intensité du « feeling du moment » partagé entre les buveurs. 231 général et par les scientifiques en particulier (surtout les scientifiques du domaine de la santé publique). « C’est maintenant, tout le monde au bar! » De plus en plus de buveurs d’alcool venaient parler avec moi après les premières semaines passées sur le terrain. J’ai commencé à avoir des chums dans le coin. Une gang de six jeunes hommes, ayant entre vingt et vingt-cinq ans, venait me saluer au bar presque tous les jours parce qu’ils savaient que j’étais toujours disposé à me laisser affecter par le « feeling du moment » avec eux. Un jour, j’ai eu l’idée de demander à l’un d’entre eux la permission de passer une soirée à boire de l’alcool dans sa maison pour tenter de saisir la consommation d’alcool au-delà des bars. Celui-ci a accepté que je boive avec lui et ses chums dans sa maison le lendemain. Comme j’étais un invité, j’ai acheté une caisse de bière et un paquet de cigarettes avant d’y aller. En arrivant à la maison, la gang de chums était déjà là en train de boire et de fêter la vie dans le « feeling du moment ». Il y avait des cannettes de bières partout. Chaque nouveau buveur d’alcool qui arrivait là-bas avait apporté sa caisse de bière. Nous étions cinq. Tous des hommes. On a vu le combat extrême de l’Ultimate Fighting Championship à la télé, on a bu et on a discuté de sujets variés. La gang de chums a passé toute la soirée à me dire qu’elle buvait pour le plaisir et non pour devenir alcoolique ou dépressif. Les buveurs répondaient ainsi à la question que je leur avais posée au début de la soirée à savoir ce qu’était un alcoolique. Voici un extrait de notre conversation : Buveur (23 ans) : « Mon chum, vous devez noter une chose : chez nous, on boit pour le plaisir et non pour l’alcoolisme/dépression. Boire pour le plaisir, c’est boire juste les fins de semaine avec nos gangs. Par contre, boire pour l’alcoolisme/dépression, c’est boire tous les jours. Être un dépendant de l’alcool. Est-ce que vous me comprenez? ». Anthropologue : « Mais, est-ce que vous vous souvenez qu’on a bu au bar pendant la semaine? ». Buveur (23 ans) : « Mon chum, on a bu juste une bière, c’est tout! ». 232 Il s’agit là d’une information volontairement trompeuse de la part de ce buveur. Il affirme qu’il ne boit que la fin de semaine, mais, en réalité, je l’ai vu à maintes reprises dans le bar pendant la semaine. À la fin de la soirée, j’ai été témoin d’une situation qui en dit long quant le sens que les buveurs du coin donnent à la « dernière bière ». En effet, bien qu’il y avait encore beaucoup de bières dans sa maison, le buveur qui m’avait accueilli chez lui a lancé : « C’est maintenant, tout le monde au bar! ». L’énoncé d’une telle injonction est très significatif, car bien qu’il y avait encore plusieurs bières dans la maison, c’est au bar qu’il nous ordonne d’aller boire la « dernière bière ». Quand nous sommes arrivés au bar, j’ai tout suite compris ce qu’il voulait dire quand il affirmait « C’est juste une bière pendant la semaine au bar ». Il s’agit de l’extase du moment qu’il vivait dans la maison et qu’il désire maintenant partager avec les autres clients du bar. En entendant l’injonction du propriétaire de la maison, je me suis demandé pourquoi fallait-il sortir de la maison et aller au bar en quête de la « dernière bière » s’il y avait une centaine de cannettes de bières dans la maison. Il y a donc une raison de plus que la simple consommation d’alcool qui pousse les buveurs à laisser de côté des bières fraîches pour qu’ils aillent boire la « dernière » dans les bars du coin. Cette raison, c’est tout simplement le goût pour la « nouveauté ». En arrivant au bar, après avoir bu nos consommations pendant quelques heures dans la maison, j’ai perçu que la gang de buveurs faisait un effort pour continuer sa quête de la « dernière bière » dans le bar du coin sans se rendre à la chute alcoolique. De plus en plus, j’ai remarqué que les buveurs d’alcool ne veulent pas arriver à la chute alcoolique. À ce moment-là, la propriétaire du bar, préoccupée par les répercussions de ma recherche sur son bar, a commencé à me dire qu’elle avait suivi les cours d’Éduc’alcool et qu’elle avait conscience que « La modération avait bien meilleur goût ». Pendant qu’elle me parlait, les buveurs du coin observaient mes réactions. Alors, en sachant que ce discours sur la prévention de l’alcoolisme pouvait stopper mon « feeling du moment » avec les buveurs du bar, qui avaient fait de blagues sarcastiques contre moi pendant une semaine, j’ai voulu éviter de nouvelles blagues et j’ai réagi très vite en lui disant : 233 Anthropologue : « Une grosse bière, madame, car la soirée sera longue! ». Elle m’a servi la bière et elle a changé de sujet. À ce moment-là, les buveurs d’alcool m’ont alors lancé « Câlisse de tabarnak! » parce qu’ils étaient surpris d’entendre une telle réponse de la part d’un chercheur, comme ils me l’on ensuite expliqué. Finalement, j’ai identifié à maintes reprises des buveurs qui arrivaient dans les bars tout en étant déjà sous l’effet de l’alcool. Au début de mon ethnographie, je ne savais pas qu’ils recherchaient leur « dernière bière » dans les bars parce qu’ils étaient en quête de « nouveauté » (par exemple, quelqu’un qui ne fait partie de leur gang habituel et qui pourrait boire avec eux). En faisant un sondage auprès des buveurs sur cette tactique qui consiste à arriver au bar en étant déjà sous l’effet d’alcool, j’ai découvert que la majorité d’entre eux (83%) se réunissait dans leur maison pour boire de l’alcool en groupe avant d’arriver au bar. « Yeah… mon chum, on est près de la “dernière”! » Les buveurs d’alcool ont commencé à m’inviter partout alors que j’avais complété la moitié de mon séjour sur le terrain. J’ai bu dans leurs maisons, dans les bars d’autres villages, dans leurs garages, dans les fermes de la région et dans le vestiaire des joueurs de hockey, à l’aréna municipal. Un jour, un buveur du village voisin, qui fréquentait les bars de Sainte-Brosse-de-Beauce, m’a invité à boire dans sa maison privée. J’ai tout de suite accepté l’invitation. Il avait fait monter trois autres buveurs d’alcool dans sa voiture. Buveur (23 ans) : « Mon chum, est-ce que vous voulez boire avec nous autres, câlisse? ». Anthropologue : « Oui, bien sûr! ». Buveur (23 ans) : « Alors, montez, ostie! ». J’ai immédiatement accepté. Pendant le trajet, ils chantaient, ils riaient et ils parlaient des femmes du coin. Ils étaient sous l’effet de l’alcool, mais le conducteur était 234 prudent, car il était à la limite du « feeling du moment » du groupe. En arrivant à la maison, on a continué à boire. Buveur (23 ans) : « Mon chum [anthropologue], on va boire maintenant notre “dernière bière” de la journée! ». Anthropologue : « C’est bien! ». On a bu pendant quelques heures ce jour-là. Cette fois-ci, la « dernière bière » était annoncée dès la première bière. On peut noter que dans cette situation, à l’inverse de la précédente, ils sont sortis du bar pour rechercher la « nouveauté » dans leur maison. En fait, j’ai passé beaucoup de temps avant de réaliser que ce jour-là, j’étais leur « nouveauté ». Buveur (26 ans) : « Mon chum [anthropologue], la prochaine est la “dernière”! ». En moment donné, ils ont remplacé la bière par de la vodka. Anthropologue : « On va boire de la vodka maintenant? ». Buveur (26 ans) : « Yeah… mon chum, car on est près de la “dernière”! ». Après avoir bu la vodka, on s’est enlacés. À propos de l’invention de la « dernière bière » Dans ces deux situations, la « dernière bière » est celle qui permet aux buveurs d’alcool d’accéder au climax du « feeling du moment » au cours du boire social. Elle peut aussi signifier quelques bières de plus. Quand les buveurs atteignent la « dernière bière » de l’occasion, ils comprennent que le secret toujours attirant de leur vie, c’est le « feeling du moment » pour tous sans secret (où il n’y a pas lieu de se demander s’il faut être sincère ou non à ce moment-là) et qui nous livre toutes les possibilités attirantes de vivre quelque chose qui nous dépasse en tant qu’individu. Après la dernière de la « dernière bière », les buveurs d’alcool mettent fin au « feeling du moment » de la rencontre partagée entre eux. 235 Les buveurs d’alcool me disaient qu’ils ignoraient s’ils ressentiraient de nouveau le même « feeling du moment » et que c’était la raison pour laquelle ils avaient inventé cette « dernière bière ». Ils faisaient donc durer le « feeling du moment » pendant qu’ils buvaient. Ce qui donne un sens à l’invention de la « dernière bière » en Beauce, c’est l’intensité dans le « feeling ». Autrement dit, la « dernière bière » arrive si le « feeling du moment » est « amusant », comme ils me le disaient. En somme, l’invention de la « dernière bière » est la huitième stratégie des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce qui fait durer le boire social. 6.2.9. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXCÈS DANS CES SÉRIES DE BIÈRES Dans cette sous-section, je cherche à établir ce que les buveurs d’alcool entendent par excès dans ces séries de bières au moment où ils vivent le « feeling du moment » ensemble. Il s’agit du dépassement de chaque bière (toujours imprévisible) vers la « dernière bière » sans s’écrouler par une chute alcoolique, ce qu’ils s’interdisent et qui n’intéresse personne. Pour s’interdire la chute alcoolique, ils ont inventé le « quasi-arrêt »38 de la « dernière bière ». Autrement dit, ils font durer le « feeling du moment » au cours du boire social en inventant leur « dernière bière » (qui peut être quelques bières de plus) sans s’écrouler (« quasi-arrêt »). Les buveurs d’alcool ne sont intéressés que par cet « arrêt » transformé en un « quasi-arrêt ». Cette extase est le retardement de la fin du « feeling du moment » qu’on ne vit que si la rencontre entre les buveurs est agréable. Au moment où ils dépassent chaque bière dans le « feeling du moment » en allant vers la « dernière bière », ils se demandent : « Est-ce que je vais supporter une autre bière? ». Dans ces séries de bières, l’excès, c’est un infini qui s’ouvre : ce n’est ni le bonheur, ni le malheur, ni la crainte mais peut-être, déjà, le pas au-delà : quelques bières de plus. 38 Le « quasi-arrêt » inventé par les buveurs d’alcool dans ces séries de bières en Beauce constitue l’élémentclé du concept de « métaphysique du quasi-arrêt » en anthropologie de l’alcool qui sera développé dans le chapitre 8 de cette thèse doctorale. 236 Dans ces séries de bières, l’excès est la tromperie volontaire des buveurs d’alcool qui annoncent aux autres que « C’est la “dernière bière”! », alors qu’ils boiront quelques bières de plus. Pour les buveurs, cet excès est doux et sans cesse attirant. Dans ces séries de bières, faire des excès, c’est voir que l’avenir est enfin arrivé!39 Depuis le XVIIe siècle en Angleterre, les excès au cours du boire social sont à la base du concept de « buveur excessif », élaboré par les scientifiques. Les excès des buveurs d’alcool de Beauce ont causé des malentendus et des préjugés dans la société québécoise qui les perçoit négativement car elle considère que leurs « mauvaises habitudes », qui consiste à ingurgiter des quantités démesurées d’alcool, causent tant le manque de prudence que tous les autres dégâts qui soient physiques, moraux, sociaux, économiques ou culturels. « Est-ce que vous aimez vraiment l’alcool, mon chum? » La première semaine passée sur le terrain fut très difficile pour moi. Les habitants du village m’envoyaient des messages sur Facebook en m’ordonnant d’abandonner tout de suite cette recherche sur l’alcool dans le village, car selon eux, il n’y avait pas d’ivrognes dans le coin. Dans les bars, les buveurs d’alcool faisaient des blagues sarcastiques, les serveuses rappelaient à chaque buveur que j’allais écrire un livre sur eux, d’autres buveurs d’alcool me demandaient tout le temps si je travaillais pour de la police ou si j’étais un intervenant social qui cherchait à faire appliquer les politiques de prévention contre l’alcoolisme ou encore si j’étais un agent de G.R.C. Bref, j’étais sur le point d’abandonner ma recherche dans le village pour la recommencer ailleurs. Un jour, j’ai décidé d’aller au bar et d’oublier (activement) toutes ces blagues des buveurs d’alcool contre moi afin d’entrer en contact avec eux plus calmement. En arrivant au bar du centre du village, j’ai commandé une bière à la serveuse en attendant ce qui allait se passer. La serveuse buvait alors de la vodka. Soudain, un jeune homme a commencé à 39 Il s’agit ici de la contrepartie du discours des sociétés occidentales qui portent sur l’imaginaire que les « buveurs excessifs » ne pensent pas en leur avenir. 237 parler très fort pour que tout le monde puisse l’entendre. Il s’est approché de moi en m’ordonnant : Buveur (25 ans) : « Est-ce que vous aimez vraiment l’alcool, mon chum? Voulez-vous faire une recherche scientifique à ce sujet avec nous autres? Si c’est le cas, vous devez boire avec moi, ostie! ». Ensuite, le buveur a demandé à la serveuse de me donner la boisson alcoolique la plus forte d’après lui, le fameux « feu de la prairie », un mélange d’un quart de vodka de trois quarts de sauce tabasco. Buveur (25 ans) : « Vous devez boire d’un seul coup! Tout de suite! ». Tous les buveurs du bar et la serveuse ont observé attentivement le spectacle. Et je l’ai bu d’un seul coup. Buveur (25 ans) : « Oh boy… moi, je n’ai pas votre courage pour boire cela d’un seul coup, câlisse! ». Comme ils me le révélaient à la fin de mon séjour sur place, les buveurs et la serveuse ont été très impressionnés de voir un chercheur qui buvait de l’alcool d’un seul coup. De plus, mon geste a attiré l’attention des autres buveurs du bar. Après que j’aie bu le feu de la prairie d’un seul trait, les buveurs du coin se sont rapprochés du comptoir pour boire avec moi. Puisque j’avais mélangé le feu de la prairie aux bières que j’avais bu sans m’écrouler, j’ai compris la logique du sens des excès dans ces séries de bières, car mon mélange fut compris, par les buveurs d’alcool, comme ma stratégie pour intensifier le « feeling du moment » que je partageais avec eux. Au début, quand le buveur à côté de moi a parié que je ne pouvais pas boire le « feu de la prairie » dans seul coup, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une blague sarcastique pour que j’atteigne l’ivresse avant les autres et pour qu’il puisse se moquer de moi. J’ai réalisé, après coup, qu’il voulait surtout que j’atteigne le « feeling du moment » et j’ai continué à boire avec lui dans au bar du coin. 238 À propos de l’excès dans ces séries de bières Dans cette situation, on voit comment les buveurs d’alcool pensent l’excès dans ces séries de bières. Il s’agit d’intensifier le « feeling du moment » tout en dépassant chaque bière avant d’arriver à la « dernière » (dans mon cas spécifique en les mélangeant avec le « feu de la prairie ») pour faire durer le boire social. Boire une série de bières sans s’écrouler est l’excès qui incite les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce à intensifier le « feeling du moment ». Il s’agit ici de dépasser la prochaine consommation (toujours imprévisible) comme un « quasi-arrêt » de la fin du « feeling du moment » avec les autres. En d’autres mots, les buveurs d’alcool à SainteBrosse-de-Beauce ne désirent pas « rouler par terre » face aux autres. Cet acte-là stoppe le « feeling » partagé entre eux. Alors, le sens de la « dernière bière » est lié à ce « quasiarrêt » (l’excès) dans le « feeling du moment ». En somme, la logique du sens de l’excès dans ces séries de bières parmi les buveurs d’alcool en Beauce est la neuvième stratégie pour qu’ils puissent faire durer le « feeling du moment » au cours du boire social. 6.2.10. LA PRUDENCE RELATIVE DANS LE « FEELING DU MOMENT » Le concept de prudence relative des buveurs d’alcool qui éprouvent le « feeling du moment » au cours du boire social est divisé en deux aspects. Le premier concerne la conscience très nette des buveurs qui savent bien que l’alcoolisme est une maladie et qu’ils doivent donc être prudents. Les buveurs m’ont dit que personne, à Sainte-Brosse-deBeauce, ne souhaite devenir alcoolique chronique car devenir malade stoppe le « feeling du moment ». Le second porte sur la prudence des buveurs qui ne veulent pas stopper le « feeling du moment » en dépassant leur « dernière bière ». Leur concept de prudence est plutôt relatif, car ils entendent par prudence une distraction (active40) qui consiste à ne pas compter le nombre de bières qu’ils ont bu pour laisser la place au « feeling du moment ». Alors, ils ont la prudence de se laisser distraire (activement) par le « feeling du moment » 40 Il s’agit ici de la même logique du sens de l’oubli actif. Revoir la sous-section 6.2.2. 239 qu’ils partagent avec les autres car si on est trop attentif, on risque de commettre l’imprudence de mettre fin au « feeling du moment ». À cet égard, on peut se demander comment les buveurs d’alcool se distraient en même temps qu’ils sont prudents? La prudence relative dans le « feeling du moment » n’exclut pas le goût du risque, le goût de la distraction et même de l’imprudence comme un danger imminent. Il s’agit d’une prudence active qui laisse place à la distraction, aux rencontres agréables pour « se faire du fun » dans le « feeling du moment » au cours du boire social. La prudence relative permet de continuer dans le « feeling du moment » sans arriver à la chute alcoolique et d’être toujours à la hauteur de l’inconnu. La vie est un risque et les buveurs d’alcool s’imaginent qu’ils vont tirer de la vie une ultime force : le « feeling du moment ». Dans la logique du sens de la prudence relative, le « feeling du moment » survient quand « il » le veut (il s’agit ici du « feeling » du groupe) et non quand « je » le veux (nos volontés personnelles); autrement dit, on est prudent en laissant de côté nos volontés personnelles pour accéder au « feeling du moment » au cours du boire social. La prudence relative révèle donc la méconnaissance de soi (surtout l’oubli actif de la limite du nombre de bières bues) pour laisser place au « feeling du moment ». La prudence relative des buveurs d’alcool, qui est une distraction (active) pour laisser la place au « feeling » du groupe, a causé un malentendu dans la société québécoise qui considère qui est imprudent d’être aussi distrait face au danger de l’alcoolisme. « On doit boire doucement pour voir des créatures! » Le lendemain, en début de soirée, je revenais au bar du centre du village. Trois buveurs étaient en train de boire au comptoir. Soudain, un homme est entré dans le bar et a fait preuve d’agressivité contre moi. Il me disait que les étrangers n’étaient pas bien acceptés dans le village. À ce moment-là, un buveur âgé est venu à mon secours : Buveur (70 ans) : « Oubliez ce qu’il dit, mon chum! Il est jaloux de vous à cause que vous êtes jeune et que sa femme est la serveuse du bar. Ici, les gens 240 viennent au bar pour voir des filles comme cette belle serveuse! Buveur “X”, arrête de te chicaner! Le Brésilien [anthropologue] est mon chum! Arrête de te chicaner tout de suite avec mon invité! ». Après l’ordre de ce buveur-là, l’autre buveur est sorti du bar pour ne pas que sa femme perde son emploi. Buveur (70 ans) : « Buveur “X” vient au bar tous les jours, mon chum! Il est chaud et il est jaloux de sa femme! Mais dis-moi une chose, mon homme, qu’est-ce que vous recherchez dans notre coin? ». Anthropologue : « Je recherche un concept pour expliquer pourquoi on boit! ». Buveur (70 ans) : « Tabarnak! Calvaire de câlisse, ce n’est pas difficile, ostie! C’est très simple ce que vous recherchez chez nous! On boit, mon homme, pour voir des “créatures”... Ah… la “créature”… la “créature” est une fille! Comme cette belle serveuse avec ses belles fesses… c’est pour cela qu’on revient… c’est pour cette “créature”-là qu’on boit de l’alcool… ». La serveuse le remercie pour sa « gentillesse ». Buveur (70 ans) : « Regardez la “créature”, mon chum… regardez quelles belles fesses elle a! ». Je regarde vers le comptoir et je vois la serveuse. Buveur (70 ans) : « Mon homme, je vais vous donnez un conseil : arrêtez de boire très vite! Arrêtez tout de suite! Si vous continuez comme ça, vous allez tomber par terre! ». Anthropologue : « Oh… c’est vrai? ». Buveur (70 ans) : « Mon homme, vous devez apprendre une chose : quand on boit… on boit pour voir des “créatures”… alors si vous buvez comme ça [très vite], l’unique chose que vous verrez sera un lit d’hôpital! ». 241 J’ai ralenti ma consommation. À ce moment-là, le buveur a quitté sa place en me disant qu’il allait à la toilette. Après trente minutes, j’ai demandé à la serveuse où il était passé. Serveuse : « Pas de trouble! Il fait toujours comme ça! Il boit quelques bières et après il part sans parler à personne! ». Quelques jours plus tard, je l’ai revu dans le bar. Il continuait à affirmer que ce qui l’amenait au bar, c’était les « créatures » (les serveuses) toujours en parlant très fort pour que la serveuse puisse l’entendre. J’ai alors saisi l’occasion pour lui demander ce qui s’était passé la dernière fois alors qu’il était sorti du bar sans rien dire. Buveur (70 ans) : « Mon homme, vous devez apprendre une nouvelle leçon : on doit sortir du bar quand on arrive à notre “dernière bière” de la journée! Estce que vous me comprenez? ». Anthropologue : « Ah… c’est vrai! Je l’avais oublié! ». Alors, on a bu quelques bières de plus jusqu’au moment où il est parti sans rien ajouter, comme la dernière fois. À propos de la prudence relative dans le « feeling du moment » Dans cette situation, le buveur âgé nous enseigne que le buveur doit faire preuve d’une prudence relative face à un éventuel coma éthylique et lorsqu’il se laisse distraire (activement) avec la serveuse dans le « feeling du moment » sans s’écrouler par une chute alcoolique. Il s’agit-là d’une stratégie pour ne pas stopper le « feeling du moment » car si on est trop attentif, on le stoppe d’un seul coup. En somme, la prudence relative est la dixième stratégie adoptée par les buveurs du coin pour accéder au « feeling du moment » au cours du boire social. 242 6.2.11. LA QUÊTE DE « NOUVEAUTÉ » PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL Il est question de la conceptualisation de la quête de « nouveauté » parmi les buveurs d’alcool plongés dans ces séries de bières dans la Beauce. La « nouveauté » est l’arrivée de quelqu’un ou la survenue de quelque chose sans que les buveurs d’alcool ne l’aient prévu. Elle peut être un sourire spontané d’une serveuse, quelqu’un de l’extérieur qui arrive dans les bars du village ou l’invitation d’un conducteur sur la route du coin et qui nous invite spontanément à vivre une aventure. La quête de « nouveauté » pousse donc les buveurs d’alcool à rechercher le « feeling du moment » avec ceux qu’on n’attendait pas. À maintes reprises, les buveurs d’alcool sont sortis de leurs maisons ou du vestiaire des joueurs de hockey, à l’aréna municipal, pour aller boire dans les bars du coin à la recherche de « nouveauté » quand il n’y avait rien de nouveau au moment où ils buvaient avec leurs gangs. La « nouveauté » est donc ce qu’ils recherchent dans la Beauce. La quête de « nouveauté » parmi les buveurs du coin a causé des malentendus dans la société québécoise, surtout au niveau de la presse régionale. Plusieurs reportages sensationnalistes ont fait la une avec des buveurs « chauds » sur les routes de la Beauce en quête de « nouveauté », comme je l’ai démontré dans le quatrième chapitre de cette thèse doctorale sur l’imaginaire de la Beauce. « Allez! Venez boire avec nous autres! On va à Saint-Georges en quête de nouveauté! » Un soir, en arrivant au bar sportif de l’aréna de hockey, j’ai aperçu qu’une gang de buveurs commençait à échanger de petits verres de « liqueurs » (un mélange de vodka et de jus de fruits) pendant qu’elle buvait de la bière. À ce moment-là, les buveurs vivaient le « feeling du moment » et ils riaient. Je sentais bien qu’ils avaient envie que je fasse comme eux. J’ai donc pris un verre de liqueur et j’en ai offert aux buveurs de la gang. Pendant la soirée, tout le monde était sur l’emprise du « feeling du moment ». Les gars et les filles se donnaient des accolades et des bisous. À un moment donné, un jeune homme est allé à la 243 toilette et il s’est filmé avec son téléphone cellulaire alors qu’il urinait sur le siège. À son retour, il a montré son film à tout le monde dans le bar. Buveur (22 ans) : « Regardez-moi [anthropologue], j’ai pissé à côté de la toilette et sur le siège. J’ai une mauvaise visée, ostie! ». À ce moment-là, je ne savais pas quoi dire. J’ai réagi très vite et je lui ai dit : Anthropologue : « Ah, c’est correct! C’est très doré ton urine comme les bières de la Beauce! ». Surpris de ma réponse, le jeune homme a crié : Buveur (22 ans) : « Tabarnak, calvaire de câlisse! Serveuse, une bière pêche 50 [Labatt 50] à mon nouveau chum, le Brésilien [anthropologue]! ». J’ajoute que la Labatt 50 est la bière que les buveurs du village considèrent comme la plus forte et que son taux d’alcool est de 5,5% . Quelques heures plus tard, j’attendais que la gang commence à dire « C’est la “dernière” ! », mais cela n’arrivait pas. À un certain moment, j’ai pensé qu’ils l’avaient oubliée. Soudain, un buveur de la gang m’a dit : Buveur (20 ans) : « Allez, Brésilien [anthropologue]! Venez boire avec nous autres! On va à Saint-Georges en quête d’aventures, c’est maintenant! ». J’ai tout de suite compris qu’ils iraient à Saint-Georges en quête de la « dernière bière » de la soirée. Il s’agissait de rechercher cette « dernière bière » avec quelqu’un d’autre hors de leur gang. En autres termes, boire hors du village de Sainte-Brosse-deBeauce peut être traduit comme le goût pour de nouvelles aventures dans le coin, ce qui est la logique du sens du concept de « nouveauté » parmi les buveurs d’alcool. 244 À propos de la quête de « nouveauté » des buveurs d’alcool Dans cette situation, on voit la quête de « nouveauté » des buveurs d’alcool. Il s’agit-là de deux séquences, à savoir : 1) l’anthropologue est la « nouveauté » du buveur « X » et 2) la ville de Saint-Georges est l’endroit où les buveurs vont en quête de « nouveauté ». Autrement dit, la quête de « nouveauté » pousse cette gang de buveurs d’alcool à rechercher le « feeling du moment » au cours du boire social avec ceux qu’elle n’attendait pas. Les buveurs me disaient qu’il ne s’agit pas « juste de boire la bière », mais d’établir le « feeling du moment » avec quelqu’un qui puisse leur donner le goût de la « nouveauté ». En d’autres mots, la quête de la « nouveauté » est le « dernier effet » du « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool. Elle est leur onzième stratégie pour vivre le « feeling du moment » au cours du boire social. CONCLUSION Dans ce chapitre, j’ai présenté l’invention conceptuelle du « feeling du moment » au cours du boire social parmi les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce, en Beauce (Québec). Il s’agit des stratégies de résistance des buveurs d’alcool pour survivre à une croisade nationale contre les « buveurs excessifs », aux potins du village sur leurs conduites alcooliques ainsi que pour oublier (activement) le fantasme de l’alcoolisme comme maladie chronique en laissant place au « feeling du moment ». À ce sujet, j’ai identifié les onze éléments qui composent le concept beauceron de « feeling du moment » : 1) Le pari des buveurs d’alcool quant à l’incertitude du moment du « feeling » est perçu comme leur fascination de ce qui va se passer; 2) Leur oubli actif des problèmes personnels pour qu’ils puissent laisser la place au « feeling »; 3) Leur acquisition d’un corps qui supporte l’effet de l’alcool dans ces séries de bières inventées dans la Beauce; 4) Leur acte de se tromper volontairement et de tromper les autres quant au nombre de bières bues pour vivre le « feeling du moment »; 5) Leur l’abandon d’eux-mêmes (perte de soi) pour vivre une aventure avec les autres; 6) Leur goût du risque qui consiste à faire face à l’imprévisible et aux sensations fortes qu’il peut entraîner; 7) Leur attente de la prochaine bière, où la vie devient une expérience-limite; 8) Leur invention de la « dernière bière » pour faire durer un 245 peu plus le « feeling du moment »; 9) Leur excès compris comme étant le dépassement de chacune des bières bues vers la « dernière »; 10) Leur prudence relative associée à un moment de distraction (actif) pour vivre le « feeling du moment »; 11) Leur quête de « nouveauté » qui les poussent à rechercher le « feeling du moment ». L’identification de ces onze éléments fut effectuée après mon retour du terrain, au moment où j’ai fait une relecture des conversations transcrites avec les buveurs d’alcool. Afin d’analyser chaque élément du concept beauceron de « feeling du moment », je les ai exposés en les mettant en relief dans la description de différentes situations qui se sont produites sur le terrain. Dans le village, le « feeling du moment » (cette sensation éphémère, provisoire et imprévisible à chaque occasion) a favorisé de nombreuses rencontres entre les buveurs d’alcool. Les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce ont inventé cette arme pour résister à tous ceux qui désirent les identifier comme des « buveurs excessifs » et au fantasme de l’alcoolisme perçu une comme maladie. Il s’agit d’un état si délicat que les programmes de prévention de l’alcoolisme en santé publique au Québec ne peuvent pas prévenir la population contre le « feeling du moment » des buveurs d’alcool, car cette sensation est toujours sans avenir. En somme, les dialogues transcrits ici servent à montrer que les buveurs d’alcool en Beauce, comme partout ailleurs, sont capables d’inventer des concepts aussi complexes que le « feeling du moment » au cours du boire social. 246 7. PAR-DELÀ LE VRAI ET LE FAUX : LE DERNIER MOT DES BUVEURS D’ALCOOL À SAINTE-BROSSE-DE-BEAUCE Même si c’est vrai, c’est faux. Henri Michaux dans Face aux verrous, 1967 [1954] : 52. INTRODUCTION Ce chapitre se centre sur une analyse prenant pour point de départ trois expressions des buveurs d’alcool que j’ai entendues à maintes reprises pendant mon séjour à SainteBrosse-de-Beauce, en Beauce (Québec). Il s’agit des expressions suivantes : « J’arrête de boire quand je veux! »; « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! » et « On ne boit pas pendant la semaine, c’est juste une bière pour faire du social! ». Ces trois expressions ont une signification sous-jacente qui va bien au-delà du sens littéral que les buveurs d’alcool leur donnent au moment où ils vivent le « feeling du moment » au cours du boire social car je me suis aperçu qu’elles sont volontairement trompeuses. Il s’agit donc d’approfondir les motivations des buveurs d’alcool au moment où ils prononcent ces expressions dans le « feeling du moment ». Ce chapitre est divisé en quatre sections. La première porte sur la conceptualisation du dernier mot des buveurs d’alcool, le « feeling du moment » lui-même. La seconde pose un regard anthropologique sur la logique du sens de l’expression « J’arrête de boire quand je veux! » parmi les buveurs. La section suivante se centre sur l’ambiguïté de l’expression « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! ». Finalement, la dernière met l’accent sur l’expression « On ne boit pas pendant la semaine, c’est juste une bière pour faire du social! », associée, elle aussi, à ces séries de bières dans la Beauce. 247 7.1. À PROPOS DU DERNIER MOT DES BUVEURS D’ALCOOL Quel est le dernier mot des buveurs d’alcool qui va par-delà le vrai et le faux de leurs expressions trompeuses dans ces séries de bières en Beauce? Le dernier mot des buveurs d’alcool, c’est « il y a! ». Et ce qu’il y a dans leurs expressions trompeuses, c’est le « feeling du moment ». En analysant la dynamique des buveurs d’alcool en Beauce, j’ai constaté qu’elle se résume à donner un sens trompeur aux phrases et aux mots qui surviennent au moment où les buveurs prononcent ces expressions dans le « feeling du moment » au cours du boire social. Autrement dit, ils disent qu’ils arrêtent de boire quand ils le veulent, alors que le « feeling du moment » les pousse à continuer à boire indépendamment de leurs volontés individuelles. Ils disent qu’ils sont au comptoir du bar pour oublier leurs problèmes personnels, alors qu’en réalité, ils sont en quête de « nouveauté » dans le coin. Finalement, ils disent qu’ils ne boivent pas d’alcool pendant la semaine, qu’ils prennent « juste une bière pour faire du social avec les autres », alors que cette bière-là, c’est leur « dernière bière », c’est-à-dire celle qui mène souvent à quelques bières de plus. L’inspiration conceptuelle pour penser le dernier mot des buveurs d’alcool à SainteBrosse-de-Beauce vient du récit Le dernier mot de Maurice Blanchot qu’il a écrit au cours des années 1935-1936 et qui a paru en France en 1983 dans l’ouvrage Après coup. Dans ce récit, les personnages ignorent de plus en plus le sens des mots qu’ils prononcent. Le récit commence avec le dialogue suivant : Les paroles que j’entendis ce jour-là sonnaient mal à mes oreilles, dans la plus belle rue de la ville, j’interpellai un passant : - Quel est donc le mot d’ordre? - Je vous le confierais volontiers, me répondit-il; mais voilà, c’est que justement, aujourd’hui, je n’ai pas encore réussi à l’entendre. (Blanchot, 1983 : 57) Dans un autre passage, Blanchot parle du fait que les personnages ignorent le sens littéral des mots qu’ils prononcent : 248 Il y eut un temps où le langage cessa de lier les mots entre eux suivant des rapports simples et devint un instrument si délicat qu’on en interdit l’usage au plus grand nombre. Mais, les hommes manquant naturellement de sagesse et le désir d’être unis par des liens défendus ne leur laissant aucune paix, ils se moquèrent de cette interdiction. Devant une telle folie, les personnes raisonnables décidèrent de ne plus parler. Elles à qui rien n’était interdit et qui savaient s’exprimer, gardèrent désormais le silence. Elles semblaient n’avoir appris les mots que pour mieux les ignorer et, les associant à ce qu’il y a de plus secret, elles les détournèrent de leur cours naturel. (Blanchot, 1983 : 59-60) Il parle encore d’un homme qui a bu trop de vin et qui présente un « drôle de langage » : -Maintenant, courons. Moi aussi, j’ai bu trop de vin. […] -Drôle de langage. On croirait, à vous entendre, que vous êtes déjà un autre homme. -Vos moqueries n’y changeront rien. Vous vous êtes trouvée sur ma route, il faut maintenant m’accompagner jusqu’au bout. (Blanchot, 1983 : 74) Pour Blanchot, le dernier mot, c’est comme un écho de quelque chose qu’on ne voit pas (ou qu’on ne dit pas en disant des mots trompeurs) mais on sent qu’il y a quelque chose. En parlant d’un dialogue entre un homme et une fille, Blanchot continue : -Que voulez-vous dire? cria la fille, qui me gifla. Qu’avez-vous besoin de parler? […] -Il faut que je vous explique clairement les choses, lui dis-je. Jusqu’au dernier moment, je vais être tenté d’ajouter un mot à ce qui a été dit. Mais pourquoi un mot serait-il le dernier? La dernière parole, ce n’est déjà plus une parole et, cependant, ce n’est pas le commencement d’autre chose. Je vous demande donc de vous rappeler ceci, pour bien conduire vos observations : le dernier mot ne peut être un mot, ni l’absence de mot, ni autre chose qu’un mot. (Blanchot, 1983 : 77) Finalement, pour donner l’exemple du mot « il y a! » comme dernier mot, Blanchot expose, dans le récit, un homme qui se promène dans la rue la nuit et qui rencontre des chiens : 249 La ville était envahie par la fumée et les nuages. Des maisons, on ne voyait que les portes, barrées par de gigantesques inscriptions. Une humidité froide brillait sur les pavés des rues. Lorsque j’eus descendu l’escalier près du fleuve, des chiens de grande taille, des espèces de molosses, la tête hérissée de couronnes de ronces, apparurent sur l’autre rive. […] Aussi, au lieu d’emplir la nuit de leurs aboiements, les chiens me laissèrent-ils passer en silence, comme un homme qu’ils n’auraient pas vu. Ce n’est que bien après mon passage qu’ils recommencèrent à hurler : hurlements tremblants, étouffées, qui, à cette heure du jour, retentissaient comme l’écho du mot il y a. « Voilà sans doute le dernier mot », pensais-je en les écoutant. (Blanchot, 1983 : 65-66) Selon Blanchot, le dernier mot est quelque chose qu’il y a derrière le silence et les hurlements des chiens avant et après le passage de l’homme. Et ce qu’il y a, c’est le mot « il y a! » comme le dernier mot. Ce récit de Blanchot m’inspire à conceptualiser le dernier mot des buveurs d’alcool, car leurs phrases sont de plus en plus trompeuses quand on atteint le « feeling du moment ». Dans ces nombreuses phrases trompeuses il y a quelque chose : le « feeling » lui-même. En d’autres mots, je peux dire que les buveurs d’alcool à SainteBrosse-de-Beauce ont découvert que leurs mots trompeurs renvoient à l’écho d’un « feeling du moment » comme un « il y a! ». À ce sujet, voyons donc comment ce phénomène se produit dans la logique du sens de l’expression « J’arrête de boire quand je veux! » qui ouvre ce chapitre consacré au dernier mot des buveurs d’alcool : le « feeling du moment » lui-même. 7.2. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « J’ARRÊTE DE BOIRE QUAND JE VEUX! » Dans cette section, j’approfondis la logique du sens de l’expression « J’arrête de boire quand je veux! » prononcée par les buveurs d’alcool de la Beauce lorsqu’ils éprouvent le « feeling du moment » au cours du boire social. Elle est divisée en quatre sous-sections. La première porte sur la logique du sens de l’expression « Le hockey, c’est sérieux! » comme l’affirme les joueurs de hockey du village. Cette expression est directement reliée à l’expression « J’arrête de boire quand je veux! ». La seconde présente une gang de buveurs âgés qui se dit fatiguée de boire jusqu’au moment où une femme entre dans le bar. Dans la troisième sous-section, je traite de la dynamique de la « dernière bière » parmi une gang de buveurs âgés et, finalement, dans la dernière sous-section, je 250 parle d’un buveur qui n’arrête pas d’offrir des fleurs aux serveuses des bars de la région. L’ensemble de ces quatre sous-sections permet d’analyser le dernier mot des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. 7.2.1. « LE HOCKEY, C’EST SÉRIEUX! » Presque tous les vendredis soirs, j’allais au centre de loisirs du village pour boire avec les joueurs de hockey qui buvaient de l’alcool avant et après le match. Là-bas, il y avait un bar et une patinoire utilisée pour les matchs de hockey amateur. Sur place, j’ai observé que les joueurs de hockey buvaient avant et après le match. Alors qu’on buvait ensemble avant le match, ils me disaient qu’ils buvaient seulement après le match. Voici un extrait d’une conversation avec un joueur de hockey : Buveur (23 ans) : « Brésilien [anthropologue], le hockey est un sport qu’on prend au sérieux, alors on boit de l’alcool seulement après le match! ». Anthropologue : « Ok, mais irez-vous jouer au hockey aujourd’hui? ». Buveur (23 ans) : « Évidemment! ». Je suis resté silencieux, sans lui rappeler que nous étions au comptoir du bar en train de boire une bière avant le début du match qui allait commencer et auquel il participerait. Je n’avais pas l’intention à ce moment-là de stopper le « feeling du moment » que nous partagions en lui rappelant que nous buvions dans le bar avant qu’il ne commence à jouer. Pour que je puisse continuer à parler de la consommation d’alcool avant ou après le match, j’ai changé de stratégie et j’ai situé l’action ailleurs qu’à Sainte-Brosse-de-Beauce. Anthropologue : « J’ai connu des joueurs de hockey à Québec qui ne prenaient pas ce sport au “sérieux” et qui buvaient avant le match! ». Buveur (23 ans) : « Ce sont des imprudents, Brésilien [anthropologue]!, car c’est dangereux de boire avant le match, on peut avoir un accident! Moi-même, j’arrête toujours de boire avant le match! ». 251 D’autres joueurs arrivaient dans le bar. Ils se préparaient, eux aussi, à jouer au hockey en buvant une bière avant le match dans le bar de l’aréna. En écoutant notre conversation, l’un d’entre eux m’a dit : Buveur (31 ans) : « Mon chum, les joueurs de hockey du village boivent seulement après le match dans la chambre de hockey. Pas avant le match, câlisse, car ici, dans le village, vous pouvez noter qu’on arrête de boire quand on veut! Il n’y a pas d’alcoolisme à Sainte-Brosse-de-Beauce! ». Malgré le risque de stopper le « feeling du moment » avec la gang de joueurs à ce moment-là, j’ai demandé à tout le monde : Anthropologue : « Mais, on boit maintenant de la bière avant le match, non? ». Buveur (25 ans) : « Ah, mon chum… c’est juste une bière, ce n’est pas sérieux, ostie! ». J’ai compris ainsi qu’ils « ne buvaient pas » avant le match, parce que boire avant le match ce n’est pas « sérieux », c’est juste prendre une bière pour s’amuser avec les autres. Plus tard, j’ai découvert qu’après le match, dans le vestiaire de hockey, ils « ne buvaient pas » non plus, car consommer de l’alcool après le match, comme ils me disaient aussi, ce n’est pas « sérieux », c’est boire « juste » une bière pour s’amuser avec les autres. Pour les joueurs de hockey, consommer de l’alcool avant le match n’est pas compris comme une consommation d’alcool « sérieuse » au sens qu’elle pourrait les empêcher de jouer un match de hockey après qu’ils aient bu une bière. Cette information recueillie auprès des joueurs de hockey donne un sens ambigu à l’expression « J’arrête de boire quand je veux! » au moment où il est question d’arrêter de boire avant le match. Et c’est cette ambigüité qui les intéressent, car ils peuvent se tromper volontairement et tromper les autres en disant qu’ils arrêtent de boire quand ils le veulent pour continuer à boire dans le « feeling du moment » avec les autres dans le bar (avant le match) et dans le vestiaire de hockey (après le match). 252 La logique du sens de l’expression employée par les joueurs de hockey : « J’arrête de boire avant le match! » Dans cette première situation, on peut noter que les joueurs de hockey sont par-delà le vrai et le faux au moment où ils disent qu’ils ne boivent qu’après le match alors qu’en réalité, ils boivent avant et après le match. Pour les hockeyeurs, le hockey est un sport « sérieux ». Cela veut dire qu’on ne doit pas boire avant le match, même si on boit « juste une bière » car boire « juste une bière » ce n’est pas « sérieux ». Après le match, les joueurs de hockey ne boivent pas non plus, car il s’agit « juste d’une bière ». Boire dans le vestiaire de hockey après le match n’est pas « sérieux » non plus. Quand on boit avant et après le match, on ne boit donc pas. À ce sujet, on peut se demander : Est-ce que les joueurs de hockey boivent ou pas avant et après le match? Question inutile car on continue la quête du vrai et du faux parmi les mots des buveurs d’alcool. Mais alors, que se passe-t-il? Les joueurs se trompent volontairement sur leur consommation avant le match. Ils se trompent aussi volontairement sur la consommation après le match. Des mots trompeurs sont prononcés au comptoir du bar avant et après le match. « Le hockey, c’est sérieux! Alors, on ne boit pas avant le match! », disait un joueur. Ce qui est vrai dans cette affirmation, c’est faux, et ce qui c’est faux, c’est vrai. Il s’agit de mettre le vrai et le faux sur le même plan plutôt que de chercher à les distinguer (vrai ou faux). Étant donné cette ambivalence, on peut se demander : Quel est, enfin, le dernier mot des joueurs de hockey qui boivent avant et après le match? Le dernier mot des joueurs de hockey est écho d’un « il y a! » et ce qu’il y a, c’est le « feeling du moment » avant et après le match. 7.2.2. « NOUS SOMMES FATIGUÉS DE BOIRE! NON, NOUS NE LE SOMMES PAS! » Un jour, au comptoir d’un bar, alors que je buvais de l’alcool avec des hommes âgés, ils m’ont expliqué qu’ils arrêtaient de boire quand ils le voulaient. Autrement dit, ils me disaient qu’ils avaient nettement la maîtrise du moment où ils devaient arrêter de boire et que personne ne devait leur dire quand ils devaient s’arrêter. À un certain moment au 253 cours de la soirée, ils m’ont dit qu’ils étaient fatigués. Ils ont payé leur facture et ils s’apprêtaient à sortir quand soudain une femme, amie de la gang de buveurs âgés, est entrée dans le bar. La femme s’est assise à côté de la gang des buveurs âgés qui s’apprêtaient à partir. Les buveurs âgés ont alors demandé à la serveuse une bière de plus. Buveur (68 ans) : « Une bière pour nous autres et une pour notre chum Brésilien [anthropologue]! ». En revanche, cette femme avait entendu qu’ils me disaient qu’ils étaient fatigués. De plus, la serveuse leur avait remis leur facture devant la femme qui leur a alors demandé : Buveuse (38 ans) : « Mais, vous êtes fatigués de boire, non, ha ha ha? ». Buveur (68 ans) : « Qui dit ça? Nous sommes ici pour boire! Personne n’est fatigué, ha ha ha! ». Buveuse (38 ans) : « Ha ha ha! ». Surpris qu’ils aient commandé une autre bière à la serveuse, et cette fois-ci, une bière pour moi aussi, je leur ai demandé s’ils avaient oublié qu’ils m’avaient dit que c’était leur « dernière bière » de la soirée et qu’ils étaient trop fatigués pour continuer à boire. Anthropologue : « Excusez-moi, mes chums, mais vous me disiez que c’était votre dernière bière de la soirée et que vous alliez arrêter de boire de l’alcool pour aujourd’hui, car vous étiez trop fatigués. Que s’est-il passé? » Buveur (63 ans) : « Mon homme, arrête de poser des questions! Buvons! Nous somme en Beauce, ostie! » À ce moment-là, j’étais très confus, car avant l’arrivée de la femme, ils avaient payé leur facture et ils avaient annoncé que c’était leur « dernière bière ». Ma question était plutôt de savoir quelle était finalement la « dernière bière » de la soirée. J’ai passé beaucoup de temps avant de réaliser que l’arrivée de la femme avait produit un nouveau « feeling du moment » parmi les buveurs âgés. 254 Ils ont bu plusieurs bières avec elle sans dire qu’il s’agissait de leur « dernière bière » de la soirée jusqu’au moment où la femme a commencé, elle aussi, à dire qu’elle était fatiguée. À ce moment-là, une fois de plus, les buveurs âgés ont commencé à dire qu’il s’agissait de leur « dernière bière ». Buveur (67 ans) : « Maintenant, on arrête, Brésilien [anthropologue], ha ha ha! ». Anthropologue : « C’est la “dernière”? ». Buveur (67 ans) : « Oui, c’est la “dernière”! ». Et on a bu cinq bières de plus sur une période de deux heures. La logique du sens de l’expression employée par une gang des buveurs âgés : « On arrête de boire quand on veut! » Dans cet extrait de conversation, on voit que les buveurs âgés affirment qu’ils arrêtent de boire quand ils le veulent, mais ce qui les pousse à boire, c’est l’arrivée de la femme. À cet égard, on pourrait se demander : Est-ce que la gang de buveurs âgés arrête de boire quand elle le veut? Voilà une question inutile que l’anthropologue ne doit pas poser lorsqu’il se livre à l’analyse du « feeling du moment » au cours du boire social. Les buveurs âgés ont payé leur facture de la soirée car ils étaient fatigués, comme ils me le disaient. Non, ils n’étaient pas fatigués, comme ils le disaient à la femme. Quoiqu’il en ait été, ils me disaient qu’ils étaient fatigués, alors qu’ils avaient commandé une nouvelle série de bières. Ils continuaient à boire même en me disant qu’ils étaient fatigués quelques heures plus tôt. En revanche, au comptoir du bar, ils buvaient avec la femme « sans fatigue ». Enfin : Étaient-ils fatigués ou pas au moment où ils buvaient avec la femme? Je l’ignore, mais je sais qu’ils étaient là à boire avec la femme. Les buveurs âgés voulaient surtout boire avec la femme, comme ils me l’ont fait remarquer à la fin de la soirée. La gang de buveurs âgé est par-delà le vrai et le faux de la fatigue. Mais, s’ils ne sont pas fatigués, on peut se demander : Qu’est-ce qu’ils ressentent à ce moment-là? À ce moment-là, c’est qu’ils ressentent pour la femme est l’écho d’un « il y a! », et cet « il y 255 a! » forme le second « feeling du moment » qu’ils ont ressenti au cours de la même soirée. Dans cette situation, on voit deux « feeling du moment » différents, malgré le court laps de temps. Le premier « feeling » a été ressenti au moment où je buvais avec eux quand la femme était absente, alors que nous buvions plus lentement. Après l’arrivée de la femme, j’ai remarqué que les buveurs buvaient plus rapidement, ce qui permettait d’éprouver un autre « feeling du moment ». Cela confirme, une fois de plus, que chaque « feeling » est unique et que son intensité dépend des sensations en jeu. 7.2.3. « C’EST LA “DERNIÈRE”! NON, C’EST LA PROCHAINE, LA “DERNIÈRE”! » Un jour, une gang de buveurs âgés arrive dans le bar du centre du village. Il s’agit de trois hommes et de deux femmes. Ils sont déjà sous l’effet de l’alcool. Deux d’entre eux, très fêtards, ont rapidement commencé à parler avec moi. Ils me demandaient quel était mon « job » à Québec, ce à quoi je leur ai répondu que j’étais un chercheur en train d’ethnographier le sens de la consommation d’alcool dans la Beauce. Buveur (67 ans) : « Alors vous êtes ici pour surveiller notre consommation, mon homme? ». Anthropologue : « Pas du tout. J’attends mes chums ici! ». Buveur (67 ans) : « Mon homme, ici dans la Beauce, il n’y a pas de gens qui souffrent d’alcoolisme! ». Buveuse (60 ans) : « Vous devez faire cette recherche au Saguenay! » Ils ont commencé à boire de la bière. Buveuse (61 ans) : « Est-ce que vous buvez aussi, ha ha ha ? » Anthropologue : « Oui, j’aime la bière de la Beauce! ». Buveur (67 ans) : « Câlisse, il boit comme nous autres, oh boy, ha ha ha! ». Quelques heures plus tard, nous étions tous dans le « feeling du moment ». Alors, ils ont commencé à dire : « C’est la “dernière” [bière]! » et ils n’arrêtaient pas. 256 Buveur (61 ans) : « C’est la “dernière”! Non, c’est la prochaine, la “dernière”! » Buveur (67 ans) : « Mon homme, vous devez penser que nous sommes une gang d’alcooliques, c’est sûr, mais ce n’est pas le cas! On arrête de boire quand on veut! Aujourd’hui, c’est pour se faire du fun! Est-ce que vous me comprenez? ». Et il demande une bière de plus à la serveuse en me disant que cette fois-ci, ce sera la « dernière ». On a bu quelques bières de plus. Le « feeling du moment » a décidé pour nous quel était le moment d’arrêter de boire, même si la gang de buveurs a continué à dire, à maintes reprises, qu’elle arrêtait de boire quand elle le voulait. Les buveurs voulaient alors me faire comprendre qu’ils n’étaient pas des alcooliques et qu’ils ne perdaient pas le contrôle du nombre de bières qu’ils buvaient, alors ils étaient donc maître d’eux-mêmes. Ce n’était pas le cas, car ils continuaient à boire en disant : « La prochaine, c’est la “dernière”! ». La logique du sens de l’expression employée par une gang de buveurs âgés : « C’est la “dernière”! Non, c’est la prochaine, la “dernière”! » En analysant la logique du sens de l’expression de cette gang de buveurs âgés, « C’est la “dernière”! Non, c’est la prochaine, la “dernière”!», on peut se demander : Est-ce que cette gang de buveurs arrête de boire quand elle le veut ou pas? Les buveurs me disaient qu’ils arrêtaient de boire quand ils le voulaient. Ils me disaient aussi que la prochaine bière était la « dernière bière », alors qu’on a bu plusieurs autres bières. À ce sujet, on peut se demander : Est-ce que la prochaine bière, c’est la « dernière »? Ils continuaient à affirmer que la prochaine, c’était la « dernière », et qu’ils arrêtaient de boire quand ils le voulaient. Mais, si la prochaine est la « dernière », pourquoi ne s’arrêtent-t-ils pas de boire? Il s’agissait de leur « dernière bière ». En fait, la prochaine est l’avantdernière. Non, la prochaine est l’avant-avant-dernière. Enfin, la prochaine, c’est quoi? Le vrai, c’est qu’il est faux de dire que la prochaine est l’ultime bière de la soirée, car on ne 257 peut pas connaître ce qui n’est pas encore arrivé après qu’on ait perdu le contrôle de nousmêmes41. Dans le « feeling du moment », on boit comme les autres. Mais, on ne boit pas comme un « je » veux. Après l’arrivée de la prochaine bière, ils arrêteront de boire. On entend des buveurs âgés qui lancent : « Je vais arrêter, c’est la “dernière”! ». Ils n’arrêtent pas de boire pour autant. Il s’agit d’un « quasi-arrêt » (quelques bières de plus) jusqu’au moment où ils arrêtent de boire, après l’arrivée de la dernière de la « dernière ». « C’est la “dernière”! Non, la “dernière”, c’est la prochaine! » et on rit ensemble. La gang de buveurs âgés et moi avons arrêté de boire après la prochaine bière et nous avons continué ensuite. On n’arrête pas de commander une autre « dernière bière » parce qu’il y a quelque chose entre nous. Mais qu’est-ce qu’il y a entre nous? Ce qu’il y a entre nous, c’est l’écho d’un « il y a! », le « feeling du moment » par-delà le vrai et le faux du nombre de bières bues. 7.2.4. « C’EST LA SERVEUSE “X” DU BAR “Y” QUE J’AIME BEAUCOUP, MAIS PEUT ÊTRE UNE AUTRE » À la fin de mon séjour sur le terrain, un incident qui concernait un buveur a attiré mon attention. Il s’agissait d’un homme de 35 ans, venant d’un village voisin de SainteBrosse-de-Beauce, mais qui travaillait dans l’une des usines du coin. Ce buveur-là, je le nommerai le buveur « X ». Il avait une petite amie. Il jouait aux quilles régulièrement avec les autres tout en buvant de la bière avec eux. À la fin d’une soirée passée dans le bar des quilleurs, un chum du buveur « X » s’est présenté à moi avec une nouvelle : la fleuriste du village lui avait avoué que ce dernier achetait tous les mois des fleurs qu’il offrait à toutes les serveuses des bars de la région. La fleuriste, préoccupée par les dépenses du buveur « X », a dit à son chum de lui donner des conseils pour qu’il ne gaspille pas d’argent en achetant une quantité excessive des fleurs. 41 Il s’agit ici de la logique du sens de la perte de soi-même (la méconnaissance de soi) des buveurs d’alcool. 258 Anthropologue : « On sait que vous avez acheté des fleurs pour chaque serveuse des bars de la région. Pourquoi avez-vous fait ça? ». Buveur (35 ans) : « Ah… c’est bien simple, mon chum…. C’était pour voir ce qui se passerait à ce moment-là! ». Anthropologue : « Mais pourquoi donner des fleurs à plusieurs serveuses et non à une seule? Que se passe-t-il si les autres serveuses découvrent votre geste? Alors, est-ce que ce n’est pas plus facile d’investir votre espoir dans une seule serveuse à la fois? ». Buveur (35 ans) : « Mon chum, quel est le problème si je peux augmenter ma probabilité de voir ce qui pourrait se passer? J’arrêterai de donner des fleurs aux serveuses du coin quand je le voudrai, Brésilien [anthropologue]! De plus, elles ne savent pas que je distribue des fleurs aux autres! ». Bien que la fleuriste et son ami soient préoccupés par l’argent dépensé par le buveur « X » pour l’achat de fleurs, celui-ci continue à offrir des fleurs aux serveuses. Au moment où je lui ai demandé d’identifier les serveuses à qui il offrait des fleurs pour que je puisse enregistrer cette information dans mes notes de terrain, il m’a répondu : « C’est la serveuse “X” du bar “Y” que j’aime beaucoup, mais c’est peut être une autre ». Ce qui incite ce buveur à me donner cette réponse trompeuse, c’est sa volonté d’avoir de nouvelles aventures avec plusieurs serveuses du coin. Le buveur « X » a fait de sa vie une multiplicité de possibilités avec les serveuses des bars de la région, comme il me le disait. La logique du sens l’expression employée par le buveur « X » : «C’est la serveuse “X” du bar “Y” que j’aime beaucoup, mais peut être une autre » Pour comprendre le sens de l’expression du buveur « X » « C’est la serveuse “X” du bar “Y” que j’aime beaucoup, mais peut être une autre », on peut se poser la question suivante : Quand le buveur « X » va-t-il arrêter d’offrir des fleurs à plusieurs serveuses de la région? Il se trompe volontairement sur sa serveuse préférée. Il se trompe pour augmenter sa probabilité de vivre quelque chose de nouveau avec les autres serveuses. Comment peut-on choisir entre le vrai et le faux alors que les arguments avancés par le buveur « X » pour identifier sa serveuse préférée sont ambivalents? Le vrai, c’est que le 259 buveur aime la serveuse « X », alors qu’il en aime aussi une autre. Il n’arrête pas de chercher sa serveuse préférée. On peut aussi se demander : Est-il faux de dire que la serveuse « Y » (une autre serveuse) est la préférée du buveur « X » puisque le buveur « X » offre des fleurs aux serveuses « X », « Y » et « Z »? Mais, quelle est donc la serveuse que le buveur « X » a choisi parmi « X », « Y » et « Z » comme sa préférée? La serveuse préférée du buveur « X » est celle à qui il offre des fleurs au comptoir du bar et qui augmente sa puissance d’agir par un geste affectueux. À ce moment-là, le buveur « X » perçoit qu’il y a quelque chose entre lui et cette serveuse-là. Et c’est qu’il y a entre eux, c’est le « feeling » avec sa serveuse préférée du moment, comme il me le disait. 7.3. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « JE VIENS BOIRE POUR OUBLIER MES PROBLÈMES PERSONNELS! » Il s’agit ici d’exposer la logique du sens de l’expression « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! », employée par les buveurs d’alcool à Sainte-Brossede-Beauce. Cette section présente trois situations distinctes. Dans la première, il est question du « feeling du moment » des « veuves » de la chasse. Il s’agit des femmes mariées qui ont inventé un party pour oublier (activement) leurs maris chasseurs pendant la période de la chasse à l’orignal en Beauce. Dans la seconde, il est question de l’invitation des buveurs solitaires dans les bars du coin pour qu’on puisse boire avec eux. Dans la dernière situation, je traite d’une gang de jeunes buveurs en quête de « nouveauté » dans les bars de la région et qui boit pour oublier (activement) les barrages policiers sur les routes du coin. 7.3.1. « NOUS SOMMES LES “VEUVES” DES CHASSEURS EN “VACANCES DE MARIAGE” » Pendant mon séjour sur le terrain, j’ai connu plusieurs chasseurs du coin. La chasse est l’un des sports pratiqués à Sainte-Brosse-de-Beauce. En conversant de manière informelle avec eux, ils me disaient qu’au moment où ils chassaient, ils « oubliaient tout » (y compris leurs épouses ou leurs petites amies). Ils disaient aussi qu’à la fin d’une journée 260 de chasse, installés dans un chalet, plusieurs d’entre eux buvaient de l’alcool. Voyons quelques fragments de conversations à ce sujet au comptoir du bar des quilleurs : Chasseur (38 ans) : « Mon homme, vous devez venir chasser avec nous autres. Au moment qu’on chasse, on boit de l’alcool et on invite des filles d’autres villages pour passer quelques jours avec nous autres dans un chalet dans le bois, c’est cool, ostie! ». Un autre chasseur a ajouté : Chasseur (45 ans) « Moi, je vais avec mes chums chasser l’orignal demain, mais à Saint-Georges dans le bar de danseuses nues, ha ha ha! ». Pendant mon séjour sur le terrain, on chassait à proximité du village voisin. Dix-sept gars et une fille de Saint-Georges chassaient l’orignal. En fait, il s’agissait de la stratégie qui consistait à se tromper volontairement et à tromper les autres pour faire un party dans un chalet caché dans le bois. Il y aussi des chasseurs qui vont seuls à la chasse ou accompagnés de leur épouse pour chasser l’orignal. J’ai eu l’occasion de parler avec plusieurs chasseurs de la Beauce pendant la saison de la chasse. La majorité d’entre eux me disait qu’ils racontaient à leurs femmes qu’ils passaient toute la fin de semaine dans le bois à chasser l’orignal, mais qu’ils restaient finalement au motel du coin à boire de l’alcool avec leurs chums de gars ou qu’ils allaient au bar de danseuses à Saint-Georges. Voyons des extraits de conversations avec les chasseurs qui résidaient hors du village pendant une soirée au motel de Sainte-Brosse-deBeauce : Chasseur (40 ans) : « Mon homme, on fait comme ça. On dit aux femmes que nous sommes à la chasse, mais on passe toute la fin de semaine au bar de danseuses à Saint-Georges et le dimanche, on achète un orignal d’un chasseur du coin pour prouver à nos femmes que nous avons passé la fin de semaine à chasser l’animal ». Anthropologue : « Et vos femmes, est-ce qu’elles ne savent pas que vous êtes dans les bars de danseuses pendant toute la fin de semaine? » 261 Chasseur (40 ans) : « Au fond, je pense qu’elle le savent, mais elles ne nous le disent pas, ha ha ha! » Et c’était vrai. En parlant avec plusieurs femmes résidentes et non résidentes à Sainte-Brosse-de-Beauce au moment où nous buvions dans les bars du coin, elles me disaient qu’elles savaient ce que faisaient leurs maris pendant la saison de la chasse. À ce sujet, un village voisin de Sainte-Brosse-de-Beauce a inventé un party très curieux qui a lieu pendant la saison de la chasse. Il s’appelle « Les “veuves” des chasseurs »42. Le party commence vers vingt heures au club sportif du village avec la participation des danseurs43 de la région, mais à partir de minuit tout le monde peut entrer pour assister au spectacle. Au moment où les femmes sont sous l’effet de l’effet de l’alcool (le « feeling du moment »), c’est-à-dire après minuit, des hommes de toute la Beauce peuvent se joindre au party. La fête est très intéressante, parce qu’elle concrétise le monde amoureux entre les femmes et les hommes du village et de la région et le sens de l’expression « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! » à ce moment précis. Comme le dirait une femme consultée, dont le mari est chasseur : « C’est un moment de vacances de mariage, ha ha ha! ». Les « veuves » des chasseurs utilisent l’expression « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! » de façon plutôt singulière. Dans l’attente du retour de leurs maris partis à la chasse à l’orignal, le temps qui permet aux « veuves » d’attendre se perd pour mieux répondre à l’attente du « feeling du moment » avec les danseurs sensuels de la région dans le club sportif du village. Voyons quelques extraits des conversations que j’ai recueillis auprès des « veuves » de la chasse : Buveuse (42 ans) : « On va boire au party pour oublier que nos hommes sont à la chasse, ha ha ha! ». Buveuse (40 ans) : « Nos maris sont à la chasse. On vit à ce moment-là nos vacances de mariage, ha ha ha! ». Dans la présente situation, où j’analyse la logique du sens de l’expression « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! », j’ai changé le nom du party en ne gardant que le mot « veuves » pour préserver l’anonymat. 43 Il s’agit de jeunes hommes, venus de Québec, qui dansent sensuellement de vingt heures jusqu’à minuit pour le plaisir des femmes. 42 262 Buveuse (23 ans) : « C’est le fun ce party, car ce qui se passe dans la Beauce, meurt dans la Beauce! Est-ce que vous connaissez cette expression, Brésilien [anthropologue], ha ha ha? ». Buveuse (48 ans) : « Mon mari dit qu’il chasse l’orignal maintenant. Je ne le crois pas. C’est pour ça qu’on a inventé ce party, ha ha ha! ». Buveuse (32 ans) : « Si les hommes font le party dans le bois, on en a un aussi avec les danseurs de la région, voilà! ». Il s’agit-là d’un oubli actif de ce que font leurs maris pendant qu’ils chassent l’orignal. Les « veuves » des chasseurs me disaient qu’elles savent ou qu’elles croient savoir ce que font leurs maris pendant ce temps. Les fameuses « vacances de mariage » sont une stratégie élaborée par les « veuves » des chasseurs pour vivre de nouvelles aventures; elles savent bien que « Ce qui se passe dans la Beauce, meurt dans la Beauce! ». La logique du sens de l’expression employée par les « veuves » des chasseurs : « vacances de mariage » Les « veuves » des chasseurs ne sont pas des vraies veuves car les chasseurs ne sont pas vraiment morts. Elles vivent ce qu’elles appellent des « vacances de mariage ». Les « veuves » des chasseurs boivent pour oublier (activement) leurs maris qui sont partis à la chasse et elles invitent des danseurs de la région dans leur village, comme elles me disaient toujours en souriant. Les mots « vacances » et « veuves » sont des mots trompeurs pour que les « veuves » des chasseurs puissent vivre quelque chose au cours du boire social. Le vrai et le faux à ce moment-là n’ont rien à voir avec les paroles prononcées, mais avec la nécessité des « veuves » qui cherchent à établir des liens sociaux chargés d’intensité avec les danseurs de la région et les autres invités. À ce sujet, on peut se demander : Pourquoi les « veuves » de la chasse disent-elles qu’elles sont en « vacances de mariage » pendant que leurs maris sont « morts »? Est-ce qu’elles vivent vraiment des « vacances de mariage »? Non, les maris des « veuves » de la chasse ne sont pas morts et elles ne sont pas en vacances. Mais, ce qui est faux, c’est vrai. Par-delà le vrai et le faux, les « veuves » des 263 chasseurs vivent leurs « vacances de mariage » et ce qu’elles vivent dans ce party c’est l’écho d’un « il y a! » parmi des mots trompeurs prononcés volontairement par elles-mêmes sur la « mort » de leurs maris à ce moment-là. Et ce qu’« il y a! » entre les « veuves », les danseurs de la région et les autres invités, c’est le « feeling du moment » dans la gaité de fêter la vie dans la Beauce. 7.3.2. « ON VA BOIRE AU BAR POUR OUBLIER NOS PROBLÈMES PERSONNELS, MAIS ON EST EN QUÊTE DE “NOUVEAUTÉ” » Pendant mon travail sur le terrain dans les bars du village, plusieurs buveurs de la région, non-résidents à Sainte-Brosse-de-Beauce, me disaient qu’ils se promenaient de village en village pour boire pour oublier leurs problèmes personnels. Cela a attiré mon attention, car je n’ai pas trouvé aucun habitant de Sainte-Brosse-de-Beauce qui buvait seul dans les bars du coin. En revanche, j’ai trouvé des buveurs de Sainte-Brosse-de-Beauce qui buvaient seuls dans les bars de la région, c’est-à-dire hors du village. Ils me disaient qu’ils « brisaient » leur solitude en buvant de l’alcool avec les autres, toujours ailleurs, c’est-àdire bien loin du regard des habitants de leur village d’origine qui cherchent à contrôler leurs conduites alcooliques. Dans cette situation, l’expression « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! » gagne un autre sens car les buveurs me disaient qu’ils allaient de bar en bar pour oublier (activement) leurs problèmes personnels, alors qu’en réalité ils sont surtout en quête de « nouveauté ». Au début de mon travail sur le terrain, je ne comprenais pas la logique du sens de cette expression que les buveurs solitaires répétaient à maintes reprises au comptoir du bar. Par contre, j’observais qu’à chaque fois qu’ils la prononçaient, ils entamaient une conversation avec les autres buveurs assis au comptoir. À la fin des soirées passées à boire avec des buveurs solitaires à Sainte-Brosse-de-Beauce, je leur ai finalement demandé pourquoi ils répétaient à maintes reprises qu’ils buvaient pour oublier leurs problèmes personnels. Ils me répondaient que je n’avais pas compris leur « feeling du moment ». Il s’agissait donc d’une stratégie qu’ils avaient inventée, car en disant qu’ils buvaient pour oublier leurs problèmes personnels, en réalité, ils signalaient à tout le monde qu’ils étaient là par envie de vivre le « feeling du moment » avec quelqu’un. Voyons quelques extraits de 264 conversations recueillis auprès des buveurs solitaires à Sainte-Brosse-de-Beauce au cours des soirées d’octobre et de novembre 2013. Extrait 1 : Buveur (54 ans) : « Brésilien [anthropologue], vous devez savoir une chose. Quand un buveur solitaire, tel que moi, se présente dans un bar en disant “Je viens ici pour oublier mes problèmes”, on a envie que quelqu’un puisse briser notre solitude! Est-ce que vous me comprenez? ». Anthropologue : « Ah… je vous ai compris! ». Extrait 2 : Buveur (42 ans) : « Brésilien [anthropologue], venez boire avec moi, maintenant. Tenez-moi compagnie. On va boire pour oublier ma vie! ». Anthropologue : « Ok ! Vous préférez quelle sorte de bière? » Extrait 3 : Buveuse (58 ans) : « Je viens au bar pour oublier mes problèmes personnels! Prendrez-vous une bière avec moi? ». Anthropologue : « Oui, bien sûr! ». Dans ces trois extraits de conversation, on se rend compte que l’expression « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! », employée par les buveurs solitaires, c’est une invitation à boire avec eux et à partager le « feeling du moment ». La logique du sens de l’expression employée par des buveurs solitaires : « Je viens pour oublier mes problèmes personnels!» Les buveurs solitaires lancent au comptoir du bar qu’ils sont là pour oublier leurs problèmes personnels. En fait, la répétition de cette information à maintes reprises au comptoir du bar face aux autres peut être traduite comme une invitation à boire avec eux. Il 265 s’agit de la quête de « nouveauté » des buveurs solitaires dans les bars de la région. Ils m’ont enseigné que je devais savoir que l’expression « Je viens pour oublier mes problèmes personnels! » avait une signification sous-jacente qui allait par-delà son sens littéral. Il s’agit de l’invitation implicite : « Venez boire avec moi! ». À cet égard, on peut se demander : Est-ce que c’est vrai qu’ils sont en quête de « nouveauté » et est-ce que c’est faux d’affirmer qu’ils sont là pour oublier leurs problèmes personnels? Il s’agit ici d’une question inutile. Le vrai et le faux, c’est que les buveurs solitaires sont là, au comptoir du bar en quête de « nouveauté ». Par-delà leurs mots trompeurs, il y a leur dernier mot. Et ce dernier mot, c’est leur invitation pour qu’on puisse vivre le « feeling du moment » avec eux. Les buveurs solitaires au comptoir du bar sont là pour ça, comme ils me le disaient. 7.3.3. « BUVONS, MES CHUMS, POUR QU’ON PUISSE OUBLIER LES BARRAGES POLICIERS SUR LES ROUTES DU COIN! » À Sainte-Brosse-de-Beauce, il y avait plusieurs gangs de buveurs d’alcool qui fréquentaient les bars du coin et qui participaient à la vie sociale du village sans résider làbas. Pendant mon séjour sur le terrain, surtout après mon immersion dans ces séries de bières avec les buveurs du coin, ils se sont mis à m’inviter de bar en bar dans la région pour que j’aille en quête de « nouveauté » avec eux. À maintes reprises, j’ai monté dans les voitures des buveurs d’alcool pour saisir le sens de leur consommation au volant. De plus, il y avait, à chaque extrémité des entrées du village de Sainte-Brosse-de-Beauce, des panneaux d’avertissement posés par Transport Québec où l’on voit le dessin d’un index pointé sur le message suivant « L’alcool au volant, ça s’arrête ici! ». Voici une photo de ce panneau d’avertissement : 266 Figure 6 : Panneau d’avertissement à l’entrée de Sainte-Brosse-de-Beauce Les buveurs d’alcool du coin interprètent ce panneau d’avertissement de Transport Québec à leur façon. Pour eux, il s’agit de la fin de la quête du « feeling du moment » au cours du boire social dans les bars de la Beauce. Les buveurs d’alcool me disaient que s’ils obéissaient à l’avertissement de ce panneau, ils ne pourraient pas poursuivre leur quête de « nouveauté » dans le coin et que l’État ne pourrait pas « faire rouler » l’économie sans les importants revenus que rapporte la consommation de bière au Canada (21,4 milliards de dollars pour l’année 2013, en hausse de 2,2 % par rapport à l’année 2012, selon Statistiques Canada). Ce panneau d’avertissement est pourtant associé à la croisade nationale contre les « buveurs excessifs ». À plusieurs reprises, j’ai constaté qu’il y avait des barrages policiers sur les routes de la Beauce et qu’ils ont contribué à donner un nouveau sens à l’expression « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! » employée par les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce en quête de vivre le « feeling du moment » dans les bars de la région. Voyons quelques extraits de conversations avec des buveurs au moment où nous étions dans une voiture en quête de « nouveauté » dans la Beauce. 267 Anthropologue : « Qu’est-ce que vous pensez de ces panneaux d’avertissement sous l’inscription “L’alcool au volant, ça s’arrête ici” de Transport Québec? » Buveur (24 ans) : « Oublie ça! » Anthropologue : « Comment?». En conduisant avec une cannette de bière entre les jambes, le buveur continue : Buveur (28 ans) : « L’alcool au volant, c’est criminel! Moi, je ne bois pas au volant, ostie! ». En arrivant au bar après avoir eu peur d’être arrêté par un barrage policier sur les routes du coin, le buveur a finalement dit : Buveur (23 ans) : « Buvons, mes chums! Buvez Brésilien [anthropologue]! Oublie que nous devons retourner par la même route où il y avait peut-être des barrages policiers! Laisse-toi aller au feeling du moment avec nous autres, mon chum! ». À la fin de la soirée, nous sommes retournés au village de Sainte-Brosse-de-Beauce. Il n’y avait aucun barrage policier sur la route à ce moment-là. La logique du sens de l’expression employée par une gang de jeunes buveurs : « Buvons, mes chums, pour oublier les barrages policiers sur les routes du coin!» Le buveur au volant me disait qu’il ne buvait pas au volant alors même qu’il conduisait sa voiture avec une cannette de bière entre les jambes. Le buveur au volant me disait aussi que l’alcool au volant, c’est criminel et que sa gang ne conduisait pas quand ils étaient « chauds ». Il me disait aussi qu’il respecte les panneaux d’avertissement de Transport Québec. Le buveur au volant était buvait pour « oublier » les barrages policiers, alors qu’il était là en quête de « nouveauté ». Le buveur au volant boit sur les routes « pour oublier » les barrages policiers, disaitil toujours en souriant. Alors, on peut se demander : Est-ce que sur les routes, le buveur au 268 volant « boit pour oublier » les barrages policiers? S’il oublie les barrages policiers en conduisant « chaud », on va être arrêté par la police. Le buveur au volant me disait qu’il conduit avec prudence sur les routes. À ce jour, il n’a pas subi d’accident. À cet égard, on peut se demander : Est-ce que boire de bar en bar en se promenant dans la région, c’est boire pour oublier les barrages policiers ou est-ce qu’il s’agit de la quête de « nouveauté » de cette gang de buveurs? Par-delà le vrai et le faux, le buveur au volant boit au bar et sur la route pour vivre quelque chose. Et ce qu’il vit, c’est le « feeling du moment » avec sa gang de chum. 7.4. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « ON NE BOIT PAS PENDANT LA SEMAINE, C’EST JUSTE UNE BIÈRE POUR FAIRE DU SOCIAL! » Dans cette section, j’approfondis le sens de l’expression « On ne boit pas pendant la semaine, c’est juste une bière pour faire du social! » employée par les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. Cette section est divisée en trois sous-sections. Dans la première, il est question d’une gang de jeunes buveurs qui « fait du social » dans sa maison tout en buvant une série de bières. Dans la seconde, il s’agit de joueurs de quilles qui « font du social » en buvant de l’alcool avec leurs équipes tous les lundis au bar des quilleurs où ils passent trois heures. Finalement, dans la dernière sous-section, je parle des hommes d’affaires qui « font du social » en buvant de l’alcool dans un garage situé à l’entrée du village. 7.4.1. « NOUS NE SOMMES PAS DES IVROGNES, ON BOIT JUSTE POUR FAIRE DU SOCIAL! » J’étais sur le balcon de la maison d’un buveur du coin en train de boire avec sa gang de chums. L’un des buveurs a commencé à définir ce qu’était un ivrogne44 dans le coin. En 44 Je rappelle ici l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne », où les habitants de Sainte-Brossede-Beauce divisent les buveurs d’alcool en deux catégories : les Beaucerons « garantis » (ceux qui boivent de l’alcool et qui travaillent) qui sont qualifiés d’« alcooliques de fin de semaine » alors que les Beaucerons « non-garantis » (ceux qui boivent de l’alcool, mais qui ne travaillent pas) sont qualifiés d’« ivrognes ». À ce sujet, revoir l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne » dont il est question dans le chapitre 4. 269 parlant d’un buveur d’alcool de Sainte-Brosse-de-Beauce considéré comme un ivrogne, il a souligné : Buveur (23 ans) : « C’est un ivrogne! Un ivrogne, c’est quelqu’un qui a une grande nécessité de consommer de l’alcool. Il boit toute la journée et il ne peut pas vivre sans boire. Un ivrogne, ça travaille pas! ». Anthropologue : « Mais, et vous… est-ce que vous êtes un ivrogne? ». Buveur (23 ans) : « Non, je ne suis pas un ivrogne, car je bois juste pour faire du social! Je travaille et je bois quand tout le monde est ensemble et juste la fin de semaine (de jeudi à dimanche)! ». Je lui ai demandé s’il jouait aux quilles tous les lundis, et il m’a répondu : « Oui! ». Ensuite, je lui ai demandé s’il buvait pendant trois heures avec les autres en jouant aux quilles; il m’a répondu : « Oui! ». Alors, je lui ai demandé s’il jouait au hockey, et il m’a répondu : « Oui! ». Il jouait au hockey deux fois par semaine. Je lui ai demandé s’il buvait dans le vestiaire de hockey après le match45 : « Oui! ». Ensuite, je lui ai demandé s’il chassait l’orignal, et il m’a répondu : « Oui! ». En continuant à le questionner, je lui ai demandé s’il buvait pendant qu’il chassait l’orignal, il m’a répondu : « Oui! ». De plus, quand je lui ai demandé s’il travaillait dur pendant la semaine, il m’a répondu : « Oui! ». Alors, je lui ai demandé si dans ce cas, il buvait du lundi au dimanche à la fin de la journée. Il m’a répondu : « Oui! ». Finalement, pour que j’arrête de lui poser trop de questions dans le « feeling du moment », il m’a dit son dernier mot : « Mon chum, vous devez comprendre une chose. Dans toutes ces situations, c’est boire juste pour faire du social, ostie! ». Un autre buveur est intervenu. Buveur (25 ans) : « Arrête de parler de ce sujet! Buvons, mes chums! ». 45 Pour ne pas stopper le « feeling du moment » avec ce buveur-là, je ne lui ai pas demandé s’il buvait de l’alcool avant le match, car le hockey, pour lui comme pour les autres buveurs du village, c’est un sport « sérieux », donc on ne boit pas avant le match. À ce sujet, voir la section 7.1.1. « Le hockey, c’est sérieux! ». 270 Alors, j’ai arrêté de poser des questions sur la consommation hebdomadaire de ce buveur-là pour continuer dans le « feeling du moment » avec lui et les autres. La logique du sens de l’expression employée par une gang de buveur d’alcool : « Nous ne sommes pas des ivrognes, on boit juste pour faire du social! » La gang de buveurs m’a expliqué qu’elle n’est pas une gang d’« ivrognes », mais qu’elle est une gang d’« alcooliques pour fêter ». Et s’ils sont des alcooliques pour fêter, c’est parce qu’ils sont des « alcooliques de fin de semaine » (de jeudi à dimanche, selon eux). Si la gang de buveurs est formée des « alcooliques de fin de semaine », ils boivent pourtant tous les jours de la semaine, mais c’est juste pour « faire du social », disent-ils. Ils « font du social » tous les jours, à plusieurs reprises dans une seule journée avec tout le monde, en buvant « juste une bière »46. On doit croire à cette gang de buveurs, car le vrai et le faux, c’est qu’elle « fait du social » en buvant « juste une bière » de lundi à dimanche. L’expression « Juste une bière » vient comme le dernier mot de cette gang-là qui est de vivre le « feeling du moment » à plusieurs reprises pendant la journée. 7.4.2. « IL S’AGIT JUSTE D’UNE BIÈRE POUR FAIRE DU SOCIAL AVEC LES AUTRES. EST-CE QUE VOUS AVEZ COMPRIS FINALEMENT CE QUE C’EST FAIRE DU SOCIAL ENTRE NOUS AUTRES ? » Les buveurs du coin disent tout le temps qu’ils boivent pour « faire du social », qu’ils boivent quand tout le monde est ensemble. Et dans le village, ils sont ensemble tous les jours à maintes occasions. Au début d’une soirée, je fréquentais le bar des quilleurs à Sainte-Brosse-de-Beauce. Là-bas, je voyais des femmes et des hommes de tous âges confondus qui jouaient aux quilles en buvant de la bière. C’était impressionnant de voir des quilleurs qui buvaient de la bière très vite tout en jouant aux quilles. La logique du sens de la « dernière bière » à ce moment-là variait selon la durée de la partie qui était de trois Il s’agit là de la logique du sens de la « dernière bière » de chaque occasion qui peut correspondre à quelques bières de plus. À Sainte-Brosse-de-Beauce, les buveurs peuvent aussi « faire du social » sans boire de l’alcool, mais, en raison du sujet de ma thèse en anthropologie de l’alcool, je me suis concentré sur le boire social. 46 271 heures. À la fin de la partie, on voyait plusieurs bouteilles de bières vides qui traînaient sur le sol. Cette information nous donne un autre exemple de la dynamique de « faire du social » à Sainte-Brosse-de-Beauce, car plusieurs joueurs de quilles arrêtent de boire après la partie (la fin du « faire du social »). Personne n’a perdu l’équilibre et personne n’a eu d’accident ce jour-là. De plus, il y a des joueurs de quilles qui viennent d’autres villages qui sont en quête de « nouveauté » dans le coin. Voyons quelques extraits de conversation recueillis pendant une partie des équipes de quilleurs ce jour-là : Buveuse (60 ans) : « Comme vous pouvez le constater, ici on ne boit pas pour devenir ivrognes. On joue aux quilles en buvant de la bière pour s’amuser entre nous. C’est pour faire du social, est-ce que vous me comprenez bien? ». Buveur (50 ans) : « Moi, je ne bois pas régulièrement, car je ne suis pas un ivrogne. Je bois seulement quand je fais du social avec mes chums! ». Buveuse (20 ans) : « On vient jouer ici, Brésilien [anthropologue], pour boire juste une bière. Il s’agit juste de faire du social entre nous! ». Buveur (42 ans) : « Mon homme, je vous pose une question : est-ce que vous buvez maintenant? Est-ce que vous êtes un ivrogne maintenant? C’est sûr que non! Vous buvez juste une bière avec nous autres en faisant votre job, car on boit juste pour faire du social. Est-ce que vous avez compris finalement ce que c’est faire du social entre nous autres? ». Buveuse de café (30 ans) : « On boit de l’alcool ou du café, mais c’est pour faire du social! Vous devez noter cette information dans votre thèse, Brésilien [anthropologue]! ».47 Buveur (60 ans) : « Mon homme, le gens de la Beauce aiment faire du social! Est-ce qu’au fait ça au Brésil ? ». 47 Selon les buveurs d’alcool, les buveurs de café, ce sont ceux qui vont aux bars du coin pour surveiller leurs conduites alcooliques en propageant des potins sur leur vie intime. 272 La logique du sens de l’expression employée par les joueurs de quilles : « On ne boit pas pendant la semaine, c’est juste une bière pour faire du social!» On boit de la bière pendant trois heures en jouant une partie de quilles pour « faire du social », mais il s’agit « juste de boire une bière ». La logique du sens de la « dernière bière » parmi les joueurs de quilles acquiert alors un autre sens sous-jacent dans le « feeling du moment » partagé entre eux. La « dernière bière » est commandée dès de début de la partie, car elle a une durée limitée, et les joueurs vont « faire du social » à un autre endroit après la partie, comme ils me le disaient en sortant de la salle de quilles, toujours en souriant. Les joueurs de quilles boivent vite, car ils ne disposent que de trois heures pour « faire du social », comme ils me le disaient. Ils sont là par-delà le vrai et le faux quant au nombre de fois qu’ils « font du social » tous les jours. Et s’ils sont là, c’est parce qu’il y a quelque chose entre eux pendant trois heures. Et ce qu’il y a, c’est l’écho du « feeling du moment » qu’ils ressentent lorsqu’ils disputent un championnat amateur. 7.4.3. « VOUS ÊTES À LA BONNE PLACE POUR “FAIRE DU SOCIAL”! » Après le match dans le bar des quilleurs, j’ai connu un homme d’affaires du village bien connu dans la région. J’ai bu quelques bières avec lui au comptoir. Il était très bavard. Il m’a montré son cellulaire qui localisait les avions qui volaient en temps réel au-dessus de Sainte-Brosse-de-Beauce. De plus, il m’a donné les coordonnées d’un garage où buvaient les hommes d’affaires et les directeurs d’usine du village. Voyons un extrait de notre conversation : Buveur (60 ans) : « Je vais vous dire une chose importante que vous devez ajouter dans votre thèse, mon homme. Nous qui travaillons dur en Beauce, nous ne sommes pas des ivrognes, parce que nous travaillons pendant toute la semaine. Celui qui ne travaille pas, celui qui n’a pas de job… il passe son temps à boire, donc il est un ivrogne! Si vous êtes capable de travailler, mon chum… vous n’êtes pas un ivrogne! Ici à Sainte-Brosse-de-Beauce, on travaille dur, alors on a le droit de faire du social. Boire pour faire du social, ce n’est pas boire pour devenir un ivrogne. Est-ce que vous me comprenez bien? ». Anthropologue : « Oui, bien sûr! ». 273 Le lendemain, je suis passé à son bureau pour confirmer la possibilité de boire dans le garage dont il m’avait parlé afin de « faire du social » avec les hommes d’affaires du village. L’homme d’affaires m’a conduit jusqu’à un garage près de l’une des entrées du village pour que je puisse y aller le samedi soir. Le samedi soir, j’ai acheté une caisse de la bière la plus populaire dans le village pour aller la boire avec les hommes d’affaires. Là-bas, j’ai connu les propriétaires des usines du coin. Dans un grand garage, défendu par un chien noir et docile qui est resté avec nous tout le temps, il y avait six hommes qui buvaient. On parlait de tout : du carnaval au Brésil, des femmes brésiliennes, de la vie à Sainte-Brosse-de-Beauce, etc. Le mobilier a tout de suite attiré mon attention. Il y avait une table dans le coin du garage avec un réfrigérateur plein de bières de la marque la plus populaire dans le village. Sur le mur, des photos de femmes sensuelles et une horloge. Bref, les hommes d’affaires du village avaient inventé un « bar » dans ce garage pour vivre le « feeling du moment » entre eux. Buveur (65 ans) : « Est-ce que vous connaissez d’autres garages, mon chum? On sait que vous aimez boire avec nous autres. Vous êtes un anthropologue, c’est ça? Qu’est-ce que c’est ce truc-là? ». Anthropologue : « C’est difficile à expliquer, mais l’anthropologue est un aventurier qui participe à la philosophie de vie des autres (culture) qu’il ne connaît pas avant de revenir à l’anthropologie avec une nouvelle perspective théorique ». Buveur (65 ans) : « On sait que vous fréquentez la maison du Buveur « X », il est très connu dans le coin comme un alcoolique. Vous êtes à la bonne place, mon homme! ». Alors, je lui ai demandé : Anthropologue : « Vous me dites que le buveur « X » est un alcoolique? Cela veut dire quoi exactement, mon chum? ». Buveur (65 ans) : « Un bon chum de brosse, mon homme! Quelqu’un d’agréable, comme nous autres! ». Au cours de la soirée de forts vents ont commencé à souffler. Soudain, une panne de courant a plongé le village dans l’obscurité. Malgré cela, on a bu quelques bières de plus 274 avant de partir. Étant donné le « feeling du moment » que nous avions partagé, les hommes d’affaires m’ont invité à revenir tous les samedis. La logique du sens de l’expression employée par les hommes d’affaires : « Vous êtes dans la bonne place pour faire du social! » Dans l’imaginaire de la « réussite économique beauceronne », celui qui travaille n’est pas un « ivrogne ». Les hommes d’affaires boivent tous les samedis dans le garage. Ce sont des « alcooliques de fin de semaine », car il est toujours question de boire « juste une bière » pour « faire du social » entre eux. Mais les hommes d’affaires « font du social » avec tout le monde pendant tous les autres jours de la semaine. L’un d’entre eux me disait qu’un homme d’affaires doit toujours avoir du whisky dans son bureau pour en offrir aux clients afin que ces derniers puissent éprouver avec lui le « feeling du moment » des affaires en jeu. Les hommes d’affaires m’ont dit que le village de Sainte-Brosse-de-Beauce est une « bonne place d’affaires pour faire du social ». Ils m’ont dit aussi que les accidents dans leurs usines causées par la consommation d’alcool sont rares, car les gens du coin boivent « juste pour faire du social ». À ce moment-là, ils vivent le « feeling du moment » qui constitue le tout dernier mot de leurs samedis soirs. CONCLUSION Il fut question dans ce chapitre de saisir la logique du sens de trois expressions entendues à maintes reprises sur le terrain au moment où les buveurs d’alcool vivaient le « feeling du moment » du boire social. Je visais à démontrer la façon dont le « feeling du moment » modifie, dans chaque situation, le sens de ces expressions et comment les buveurs d’alcool les adaptent dans le « feeling du moment ». Cela veut dire qu’on ne peut pas prendre ces trois expressions au sens littéral, car au moment où un buveur dit « J’arrête de boire quand je veux! » ou « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! » ou encore « On ne boit pas pendant la semaine, c’est juste une bière pour faire du social! », ils emploient ces expressions pour établir le « feeling du moment » dans ces séries de bières 275 par-delà le vrai et le faux de ce qui se cache derrière les mots. En d’autres termes, ce jeu de mots équivoques, c’est le divertissement des buveurs d’alcool dans le « feeling du moment » en Beauce. Il fut aussi question de la problématique du dernier mot des buveurs d’alcool, parmi nombre d’expressions trompeuses lancées dans le « feeling du moment » au cours du boire social. Il s’agissait de la présence de l’écho d’un « il y a! » (le « feeling du moment » luimême) comme le dernier mot des buveurs d’alcool. Cet « il y a! » vient du fait qu’ils continuent pendant des minutes ou des heures à vivre une expérience-limite à retardement, comme c’est le cas du « feeling du moment » partagé entre eux, où tout peut arriver (même la fin du « feeling »). Autrement dit, s’ils continuent à faire durer le « feeling du moment » sans se préoccuper des préjugés de la société québécoise, ils partagent alors quelque chose d’agréable entre eux. Et ce qu’ils partagent, c’est le « feeling du moment » lui-même pardelà le vrai et le faux de leurs mots trompeurs qu’ils emploient au cours du boire social. Dans ces situations, j’ai toujours tenté de montrer aux buveurs d’alcool qu’elles étaient leurs contradictions au moment où ils prononçaient ces trois expressions, mais la vraie contradiction était celle d’un anthropologue encore préoccupé par ce qu’il croyait être la vérité et l’objectivité à propos de ces séries de bières. Les buveurs d’alcool à SainteBrosse-de-Beauce n’avaient pas besoin de me prouver quoi que ce soit quant à la correspondance entre leurs paroles et leurs actes. Au contraire, plus ils se trompaient volontairement quant au nombre de bières qu’ils avaient bues, plus ils me trompaient en « faisant du social » avec moi. Dès mon arrivée dans le village, et tout au cours de mon séjour sur terrain, les buveurs d’alcool furent très gentils avec moi. Au début, je croyais qu’ils cherchaient à se moquer de moi quand ils m’incitaient à boire en me donnant des informations trompeuses telles que le nombre de bières qu’ils avaient bues et les jours de la semaine au cours desquels ils buvaient jusqu’à ce que je me rende compte, en les écoutant attentivement afin de bien décoder leurs discours, que ces informations trompeuses servaient surtout à me démontrer leur bienveillance. En d’autres mots, ce sont les gens les plus accueillants qui 276 soit et ils se sont avérés tout à fait disposés à partager avec moi le secret qu’ils gardent pardelà les mots. En somme, par-delà le vrai et le faux des expressions trompeuses des buveurs d’alcool, il y a l’écho du « feeling du moment ». 277 8. CE QUI NOUS RASSEMBLE AUTOUR DE LA « DERNIÈRE BIÈRE » DANS LA BEAUCE […] que doit conceptuellement l’anthropologie aux peuples qu’elle étudie? Eduardo Viveiros de Castro dans Métaphysique cannibales, 2009: 3. INTRODUCTION Dans ce dernier chapitre, je reviens à l’anthropologie de l’alcool après avoir vécu mon expérience sur le terrain auprès des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. Il est question de présenter le concept de « métaphysique du quasi-arrêt » qui est la traduction, en termes anthropologiques, de la durée dans le concept beauceron de « feeling du moment ». Dans la « métaphysique du quasi-arrêt », la notion de « quasi-arrêt » donne un sens ambigu à la notion d’éternité. Il s’agit de continuer à boire pendant toute la durée du « feeling du moment » qui peut durer une « éternité » aussi longtemps qu’ils attendront la « dernière bière » qu’ils ont commandée. Il s’agit ici d’approfondir la dynamique des buveurs d’alcool qui consiste à retarder, pendant quelques minutes ou quelques heures de plus, la fin du « feeling du moment » qu’ils partagent, comme si, avec ce retardement, les buveurs doutaient de ne jamais arriver à la fin48. J’analyse aussi la question de la succession de « feelings du moment » qui se déroule au cours de la vie sociale des buveurs d’alcool. Dans la seconde section de ce chapitre, je présente mon orientation théorique et méthodologique en anthropologie de l’alcool en m’inspirant de l’anthropologie inversée (Wagner, 2014 [1975]) après avoir vécu l’expérience-limite du « feeling du moment » avec les buveurs d’alcool de la Beauce. L’anthropologie inversée ne consiste pas à présenter le point de vue des buveurs d’alcool quant au sens de leur consommation; elle renvoie plutôt à 48 Il s’agit de la logique du sens de la « dernière bière » parmi les buveurs d’alcool. 278 la perspective de la relation établie entre les buveurs d’alcool et l’anthropologue lorsqu’ils boivent ensemble en partageant le « feeling du moment » au cours du boire social. 8.1. L’INVENTION D’UN CONCEPT : LA TRADUCTION DE LA DURÉE DANS LE « FEELING DU MOMENT » EN TERMES ANTHROPOLOGIQUES Cette première section est divisée en trois volets. Dans le premier, je mets l’accent sur la fusion des onze éléments du « feeling du moment ». Il s’agit d’une puissance d’agir que je nomme gai avoir. Par gai avoir, j’entends le moment précis, dans le « feeling du moment », où les buveurs d’alcool peuvent rire d’être encore là, malgré tout un discours sociétal portant sur le mal de l’alcoolisme. Dans le deuxième, je traite du concept de « métaphysique du quasi-arrêt » qui se traduit, en termes anthropologiques, par la durée dans le « feeling du moment » pour rependre ce concept beauceron. Dans le dernier volet, j’analyse la répétition perpétuelle du « feeling du moment » à partir de la constatation sur le terrain que les buveurs d’alcool vivent une succession de « feelings du moment » au cours de leur vie sociale. 8.1.1. L’ACQUISITION DU GAI AVOIR COMME PUISSANCE D’AGIR PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL Le gai avoir est une puissance d’agir qui fait durer le « feeling du moment » ressenti par les buveurs d’alcool au cours du boire social alors qu’il fusionne les onze éléments qui entrent dans sa composition. Il met de la gaité dans la tête et dans le cœur des buveurs qui continuent dans le « feeling du moment » sans s’écrouler par une chute alcoolique, ce qui y mettrait fin instantanément. Dans cette gaité d’être encore dans le « feeling du moment », les buveurs d’alcool vivent l’incertitude du moment comme la tragi-comédie de leur vie, au bord d’une expérience-limite au cours de laquelle tout peut arriver. Si rien de plus ne se produit, au moins ils ont vécu le « feeling du moment » en buvant ensemble. Et c’est ça qui les intéresse. On a vu, dans les sixième et septième chapitres, plusieurs situations où les buveurs d’alcool acquièrent cette puissance d’agir dans le « feeling du moment » au cours du boire 279 social. En criant « Tabarnak! », en dansant ensemble, en se donnant des accolades, en se trompant volontairement sur le nombre de bières qu’ils ont bu pour « faire du social », en oubliant (activement) leurs problèmes personnels, les buveurs d’alcool se servent du gai avoir (puissance d’agir) comme la stratégie de résistance aux injonctions de la société québécoise visant à réduire leur consommation excessive. Des buveurs installés au comptoir du bar qui supportent l’effet de l’alcool pour voir des « créatures » (serveuses), en passant par des gangs de buveurs d’alcool qui se promènent de bar en bar dans la région sans subir d’accident de la routes jusqu’aux offres de bières et de petit verres de liqueurs entre jeunes buveurs pour intensifier le « feeling du moment », les buveurs d’alcool rient d’être encore dans le « feeling du moment » sans s’écrouler. Ce gai avoir, cette puissance d’agir, est la résistance gaie des buveurs d’alcool qui vivent des expériences-limites : une chute physique ou l’arrêt du « feeling » (parler de leurs problèmes personnels, par exemple), et c’est la fin de tout. Voici quelques extraits de conversation recueillis pendant mon travail de terrain à Sainte-Brosse-de-Beauce au moment où les buveurs d’alcool éprouvaient ce gai avoir dans le « feeling du moment » : Buveur (25 ans) : « Nous sommes encore debout [dans le « feeling du moment »]! Profitons de la vie, mes chums, ha ha ha! ». Buveuse (37 ans) : « La vie dans la Beauce, c’est comme ça! C’est le fun, Brésilien [anthropologue]! Toujours debout, ha ha ha! ». Buveur (28 ans) : « Tout le monde dit qu’on est des alcooliques dans la Beauce. Mais nous sommes ici, dans le feeling du moment, toujours debout, ha ha ha! ». Le lendemain d’un party : Buveur (40 ans) : « Toujours debout, Brésilien [anthropologue], ha ha ha! ». L’inspiration pour penser le gai avoir vient de Nietzsche, bien que ce philosophe parle d’un gai savoir. Le changement du verbe savoir par le verbe avoir vient de l’influence 280 de Gabriel Tarde, qui annonce une philosophie de l’Avoir comme une puissance d’agir49. Dans l’ouvrage intitulé Le gai savoir, publié en 1882, Nietzsche donne l’exemple de l’instinct de la conservation de l’espèce chez l’homme pour exposer son concept de gai savoir : J’ai beau considérer les hommes d’un bon ou d’un mauvais œil, tous et chacun en particulier, je ne les vois jamais appliqués qu’à une tâche : à faire ce qui est profitable à la conservation de l’espèce. Et cela en vérité non par quelque sentiment d’amour pour cette espèce, mais simplement parce que rien n’est aussi invétéré, puissant, inexorable, irréductible que cet instinct – parce que cet instinct est absolument l’essence de l’espèce grégaire que nous sommes. […] L’homme, même le plus nuisible, est peut-être encore le plus utile sous le rapport de la conservation de l’espèce; car il entretient en lui-même ou par son influence, chez autrui, des impulsions sans lesquelles l’humanité se serait relâchée et aurait pourri depuis longtemps. […] Obéis à tes meilleures ou à tes pires convoitises, et avant tout : sois anéanti! dans l’un ou l’autre cas, d’une manière quelconque, tu resteras vraisemblablement un promoteur, un bienfaiteur de l’humanité, et, à ce titre, tu auras droit à tes panégyristes et pour autant aux quolibets de tes contempteurs! Mais jamais tu n’en trouveras un qui sache te tourner en déraison, toi l’individu particulier, même en ce que tu as de meilleur, et te faire sentir autant que l’exigerait la vérité, ta misère de mouche et de grenouille! En effet, pour savoir rire de soi comme il conviendrait que l’on rie, mais d’un rire qui éclate du fond de l’entière vérité, les meilleurs esprits jusqu’alors n’avaient pas assez le sens de la vérité, et les plus doués trop peu de génie! Peut-être le rire lui aussi a-t-il encore un avenir! Et cela lorsque la thèse : « l’espèce est tout, le particulier n’est personne », se sera incarnée dans l’humanité et qu’à tout instant cette ultime libération, cette ultime irresponsabilité sera accessible à chacun. Peut-être alors le rire se sera-t-il allié à la sagesse, peut-être alors n’y aura-t-il plus d’autre savoir que le « Gai Savoir ». (Nietzsche, 1967 [1882] : 40) Le gai savoir est donc cette capacité chez l’homme de rire de lui-même : « […] je me ris de tout maître qui n’a su rire de lui-même » (Nietzsche, 1967 [1882], l’épigraphe dans son ouvrage). Le rire a, lui aussi, un avenir chez les buveurs d’alcool : après être passé par ces séries de bières sans s’écrouler, on peut rire de ces expériences-limites, car on est En parlant d’une philosophie de l’Avoir, Tarde écrit : « La notion concrète, substantielle, qu’on découvre en soi, c’est donc celle-ci. Au lieu du fameux cogito ergo sum, je dirais volontiers : “Je désire, je crois, donc j’ai”. – Le verbe Être signifie tantôt avoir, tantôt égaler. “Mon bras est chaud”, la chaleur de mon bras est la propriété de mon bras. Ici est veut dire a. “Un Français est en Européen, le mètre est une mesure de longueur”. Ici est veut dire égale. Mais cette égalité elle-même n’est que le rapport du contenant au contenu, du genre à l’espèce, ou vice versa, c’est-à-dire une sorte de rapport de possession. Par ses deux sens l’être est donc réductible à l’avoir. […] j’appellerai la philosophie de l’Avoir, pour donner un nom à ce qui n’existe pas encore ». Tarde, G., 1999, Œuvres de Gabriel Tarde – Monadologie et sociologie. Vol. 1, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, p. 87. 49 281 « Toujours debout! », comme me le disaient les buveurs du coin. L’expression « Toujours debout! » se rapproche de ce que Nietzsche nomme la grande santé de l’homme : « Cette sorte de santé que non seulement on possède, mais que l’on acquiert et que l’on doit encore acquérir sans cesse, parce qu’on l’abandonne à nouveau, qu’on ne cesse pas de l’abandonner à nouveau… » (Nietzsche, 1967 [1882]: 279). Or, ce gai avoir des buveurs d’alcool, cette puissance d’agir sous l’effet de l’alcool, est éphémère et il n’apparaît que lorsqu’on accède au « feeling du moment ». On l’acquiert et on doit l’acquérir sans cesse. Voilà le gai avoir des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. Dans Le gai savoir, Nietzsche parle aussi de la gaieté des « hommes préliminaires », ces hommes qui ressemblent en tout point aux buveurs d’alcool qui vivent le « feeling du moment » en Beauce : […] des hommes à qui la gaieté, la patience, la simplicité, le mépris des grandes vanités soient aussi propres que la générosité dans la victoire et l’indulgence pour les petites vanités de tous les vaincus : des hommes doués d’un jugement perspicace à l’égard de tout vainqueur et conscients de la part du hasard à toute victoire, à toute gloire; des hommes ayant leurs propres fêtes, leurs propres jours ouvrables, leurs propres temps de deuil, habitués à commander avec assurance, également prêts à obéir, dès qu’il importe, dans l’un comme dans l’autre cas également fiers, servant également leur propre cause; des hommes plus exposés au danger, des hommes plus féconds, des hommes plus heureux! Car croyez-moi! Le secret de récolter la plus grande fécondité, la plus grande jouissance de l’existence, consiste à vivre dangereusement! Construisez vos villes au pied du Vésuve! (Nietzsche, 1967 [1882] : 181-182) Construire une ville au pied du Vésuve, c’est vivre au bord d’une chute alcoolique, c’est vivre au risque de stopper le « feeling du moment » au cours du boire social. Ce gai avoir des buveurs d’alcool est possible car ils ont inventé des stratégies pour accéder au « feeling du moment ». D’abord, les buveurs ont parié sur l’incertitude du moment tout comme ils ont parié qu’il était possible d’accéder au « feeling du moment ». Ensuite, ils oublient (activement) leurs problèmes personnels pour vivre le « feeling du moment » avec les autres en faisant des efforts pour supporter l’effet de l’alcool dans leur corps et en se trompant volontairement et en trompant les autres sur le nombre de bières qu’ils ont bu pour « faire du social » dans le coin. Les buveurs d’alcool s’abandonnent au « feeling du moment » (perte de soi-même) pour vivre une aventure en prenant le risque d’attendre la prochaine bière, toujours imprévisible. En lançant l’expression « Maintenant, c’est 282 la “dernière bière”! », les buveurs ont inventé le « quasi-arrêt » de l’excès. Les buveurs ont aussi fait preuve d’une prudence relative pour se distraire (activement) dans le « feeling du moment » et ils ont le goût de la « nouveauté » au moment où ils vivent le « feeling ». Bref, on découvre en Beauce une profonde « philosophie » locale. Les buveurs d’alcool savent conceptualiser leur « feeling du moment » d’une manière très complexe. Le gai avoir est donc cette puissance d’agir qui ouvre la voie au concept, en anthropologie de l’alcool, de « métaphysique du quasi-arrêt ». 8.1.2. LA « MÉTAPHYSIQUE DU QUASI-ARRÊT » Pourquoi employer le terme « métaphysique »? Mon inspiration vient du dialogue entre philosophie et anthropologie que m’amène à penser que la logique du sens de la « dernière bière » en Beauce dépasse le cadre théorique contemporain en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme associé au concept de « culture de l’alcool » et la mesure de la dose d’alcool absorbée dans chaque culture sur la base de valeurs morales, sanitaires ou utilitaires. Il s’agit aussi de l’influence d’un article d’Eduardo Viveiros de Castro, paru en 2012 en portugais, « Transformação » na antropologia, transformação da « antropologia » (La « transformation » dans l’anthropologie, la transformation de l’anthropologie), où l’auteur met l’accent sur l’importance d’une métaphysique (cosmologique) en anthropologie en argumentant que les Amérindiens sont capables d’inventer des « philosophies » locales. Nous sommes en quête de savoir ce qui est proche de l’humain, ce qui est propre à un être vivant en général, ce qui est propre à celui qui existe. Ce qui est, enfin, commun aux deux. On a beaucoup à apprendre de la « philosophie » des Amérindiens de l’Amazonie – avec leurs métaphysiques qui affirment l’humanité comme une condition commune aux humains et aux animaux […] et qui compose […] la perspective « J’existe, donc je pense », qui instaure la pensée immédiatement dans l’élément de l’altérité et de la relation, en faisant en sorte que cette pensée créée une dépendance de la réalité sensible d’autrui (Viveiros de Castro, 2012, traduction libre50) Dans le texte original écrit en portugais : « Queremos saber o que é próximo do humano, o que é próprio do vivente em geral, o que é próprio do existente. O que é, enfim, o comum. Aqui também há muito que aprender com a “filosofia deles” — com as metafísicas indígenas, que afirmam a humanidade como condição original comum da humanidade e da animalidade […][e compõe a perspectiva do] “existe, logo pensa”, que instaura o pensamento imediatamente no elemento da alteridade e da relação, fazendo-o depender da realidade sensível 50 283 Si Viveiros de Castro met l’accent sur la capacité des Amérindiens à inventer des « philosophies », mon choix du terme « métaphysique » est encore plus solide grâce au propos de l’anthropologue Gregory Bateson, qui affirme que les alcooliques sont des « philosophes » capables d’élaborer des concepts51. Dans son ouvrage intitulé Vers une écologie de l’esprit, plus spécifiquement le chapitre La cybernétique du « soi »: une théorie de l’alcoolisme, Bateson affirme : « Les alcooliques sont des philosophes, dans le sens général où tous les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d’ordre philosophique » (Bateson, 1977 [1972] : 278). Pour le dire autrement, j’ai opté pour le terme « métaphysique » plutôt que le terme « culture de l’alcool », car la dynamique du « feeling du moment » exige que l’on pose des questions d’ordre « philosophique » aux buveurs, et même à l’anthropologue, questionnant, par exemple, la logique du sens de l’attente de la prochaine bière, où les buveurs d’alcool sont pour eux même une question-limite (« Qu’est-ce qui va se passer si je bois une grosse [bière] de plus avec vous? »; « Est-ce que la prochaine [bière] sera la “dernière” que je boirai avec vous ce soir? » ou « Est-ce que je peux supporter une grosse [bière] de plus avec vous? ») ou la perte de soi-même (la méconnaissance de soi), au cours du boire social, où les buveurs d’alcool dépassent des questions qui seraient de l’ordre d’une anthropologie existentielle (la construction de soi, l’être-en-présence, la phénoménologie du sujet) pour vivre l’« inexistence de soi » dans le « feeling du moment ». Ce qui se passe en Beauce, parmi les buveurs d’alcool, c’est une « philosophie locale ». Je présente donc le concept de « métaphysique du quasi-arrêt ». Ce concept m’a été inspiré par le matériel que j’ai recueilli sur le terrain et que j’ai présenté et analysé dans do outro ». Viveiros de Castro, E., 2012, « “Transformação” na antropologia, transformação da “antropologia” », Mana, 18-1, 151-171, p. 168. 51 La pensée de Gregory Bateson a un sens ambigu car en même temps qu’il argumente que les alcooliques sont capables d’inventer des concepts « philosophiques », il appuie la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » tout en faisant des éloges au mouvement des Alcooliques anonymes. D’après Bateson : « […] je l’espère, tout au long de cette étude [sur une théorie de l’alcoolisme] ma dette envers “AA”, mon respect pour cette organisation et, tout particulièrement, pour l’extraordinaire perspicacité de ses deux fondateurs, Bill W. et le Dr. Bob ». Bateson, G., 1977 [1972], « La cybernétique du “soi”: une théorie de l’alcoolisme » : 265-297, in Bateson, G. Vers une écologie de l’esprit. Tome 1, Paris, Éditions du seuil.G., p. 266. 284 les chapitres précédents. Comme nous l’avons vu, les buveurs et les buveuses côtoyés en Beauce transforment leur « dernière bière » en quelques bières de plus, pour faire durer le « feeling du moment ». Cette dynamique peut être traduite, en termes anthropologiques, par le concept de « métaphysique du quasi-arrêt ». Si le « quasi-arrêt » de la « dernière bière » retarde l’arrivée de la dernière des « dernières bières » de l’occasion, en mettant en jeu la possibilité que les buveurs d’alcool s’arrêtent de boire, il indique à quel moment la logique du sens du « quasi » prend tout son sens : le « quasi-arrêt » permet que les buveurs d’alcool rendent l’arrêt irréalisable jusqu’au moment où ils arrêtent de boire alors que le « feeling du moment » prend fin. Dans la « métaphysique du quasi-arrêt », l’effet de l’alcool fait partie de la logique du sens de ces séries de bières. Cette métaphysique ne sera possible que si les buveurs boivent de l’alcool et qu’ils en ressentent les effets. En d’autres mots, il s’agit d’une métaphysique « avec » l’effet de l’alcool. Pour penser la question de l’effet de l’alcool dans cette « métaphysique du quasiarrêt » en termes anthropologiques, un autre auteur avec qui j’ouvre le dialogue est Pierre Montebello (2003), qui dégage le concept d’une « autre métaphysique » à partir de sa lecture des philosophes et des sociologues tels que Nietzsche et Tarde, auteurs qui me sont chers. Le concept d’une « autre métaphysique » vient du fait que ce philosophe parle d’une métaphysique de la nature. En d’autres mots, il s’agit d’une « autre métaphysique » car sa question est une critique de la métaphysique classique qui exclue la nature comme forme de pensée dans son argumentaire pour rester sur le plan des idées. L’importance de cette « autre métaphysique » est qu’elle met l’humain et le « non-humain » (l’alcool inclus) en relation, dans un « cosmos » (ce que je peux traduire par un « feeling »). Il s’agit surtout de penser l’homme dans une relation avec le monde (les animaux, l’alcool, les plantes, l’air, etc.). « L’autre métaphysique » s’est caractérisée de la sorte par son point de départ très contraignant pour la réflexion. Elle a considéré que la connaissance ne peut en aucun cas s’exempter de ce qui la détermine. La question est de savoir en effet si l’on peut faire abstraction de la manière dont l’être se produit dans le monde au travers des concrétions physiques, organiques ou psychiques, comme si cette production était indifférente au mode même du penser. Rattacher 285 positivement la pensée à de telles strates (car cela demande justement à être expliqué) est loin d’être suffisant. Il s’agit plutôt de se mettre en situation de penser ce qui contraint le fait même de penser. N’y a-t-il pas là une obligation propre à la pensée : saisir ce qui s’impose à elle de l’intérieur d’elle-même (effort, désir, pulsion, force)? Il est visible qu’une telle obligation coïncide en réalité avec la propre extériorité naturelle de la pensée. Une obligation de ce genre recouvre ce qu’on pourrait appeler l’extériorité intérieure de toute pensée, soit l’envahissement du penser par le mouvement entier de la nature, ce Dehors immense qui intérieurement presse sur elle. Nous retrouvons cette obligation, à quelque niveau qu’on se situe, physique, organique ou psychique. Elle exprime un caractère de l’être que chaque niveau d’expérience contient, que la pensée découvre encore en elle (effort, désir, volonté de puissance, durée) comme insistance d’être (Montebello, 2003 : 18-19). Or, l’effet de l’effet de l’alcool, qui est l’expérience métaphysique du « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool, n’exclut pas la nature de l’effet de l’alcool dans le corps des buveurs. En supportant l’effet de l’alcool pour continuer dans le « feeling du moment » avec les autres, on découvre l’effort, le désir, la volonté de puissance, la durée en buvant avec les autres, autrement dit, on découvre cette « extériorité intérieure de toute pensée », le « feeling du moment » lui-même. La pensée des buveurs d’alcool vient parce qu’ils trouvent, à chaque fois, un corps qui supporte l’effet de l’alcool dans chaque nouvelle série de bières qu’ils boivent entre eux. En d’autres termes, les buveurs et l’effet de l’alcool font partie d’un même « cosmos » (« feeling ») où ils entrent en relation. Sans l’effet de l’alcool, qui produit l’effet de l’effet de l’alcool (le « feeling du moment » lui-même), la « métaphysique du quasi-arrêt » dans ces séries de bières n’est pas possible, parce que chaque buveur, plongé dans le « feeling du moment », est la démesure de toutes les choses, en même temps que chaque buveur est mesuré et médié par toutes les choses (l’effet de l’alcool, les corps des buveurs, la sociabilité entre eux, les intensités du moment, etc.). Il s’agit donc d’un « monde » métaphysiquement transformé (déterritorialisation des espaces, du temps, des volontés personnelles de chaque buveur), où l’altérité est antérieure à l’identité personnelle ou collective, où la relation est supérieure aux problèmes personnels de chaque buveur et la transformation est le « feeling du moment » lui-même. Je reviens donc à Montebello en mettant l’accent sur l’« extériorité intérieure de toute pensée », la métaphysique cosmologique : « […] ce qui est en l’homme est donc en toutes choses, non parce qu’il est 286 en l’homme, mais parce qu’il est en toutes choses. L’anthropomorphisme supérieur saisit l’homme à sa racine : et sa racine, c’est le cosmos » (Montebello, 2003 : 14). Pour Montebello, la motivation de « l’autre métaphysique » (où la nature, ou tout ce qui est « non-humain », reste présent) est donc : […] de prétendre suppléer à ce qui manque aux concepts traditionnels de la physique et de la métaphysique. Sauter dans la métaphysique afin d’épouser le procès de la nature dans son imbrication totale. Ne pas céder à la vision uniforme du panmécanisme et à la pente acosmique du subjectivisme radical. Se débarrasser d’une opinion ontologique inexpliquée (le substantialisme). Tenter une unification du cosmos sans faire de la vie et de la matière des opposés irréductibles. (Montebello, 2003 : 36) En suivant la voie de Montebello, je peux dire que dans la « métaphysique du quasiarrêt », le buveur se voit dans l’effet de l’alcool et il voit l’effet de l’alcool en lui. J’ajouterais qu’il s’agit d’un même « cosmos » inventé par le « feeling du moment » au cours du boire social. Le concept de relation s’avère très important pour Montebello, que je peux rapprocher de la relation entre le buveur et l’effet de l’alcool dans ce « quasi-arrêt » de la « dernière bière » pour faire durer le « feeling du moment ». À propos du concept de relation, il précise : « Le concept de relation s’est […] imposé à “l’autre métaphysique” parce que aucune loi constante n’est suffisante pour nous faire suivre un mouvement réel, parce que aucune loi causale, aucune antécédence de l’a priori sur l’a posteriori, aucune préséance de la forme sur la matière, du sujet sur le monde ne suffisent à rendre compte de ce qui surgit au monde dans un engendrement intime ». (Montebello, 2003 : 39). En d’autres termes, dans l’engendrement intime de la relation entre le buveur et l’alcool pour faire durer le « feeling du moment » au cours du boire social, on est en face d’une toute « métaphysique », la « métaphysique du quasi-arrêt ». Quant au concept de « quasi-arrêt », qui complète l’invention du concept de « métaphysique du quasi-arrêt », il m’a été inspiré par quatre auteurs : Maurice Blanchot, auteur dans ouvrage intitulé Après Coup, paru en 1983, plus spécifiquement dans le chapitre intitulé Le dernier mot, écrit dans les années 1935-1936; Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans l’ouvrage intitulé Capitalisme et schizophrénie 2 : mille plateaux, paru en 1980, plus spécifiquement le chapitre 8 intitulé Trois nouvelles ou « Qu’est-ce qui s’est 287 passé? »; finalement, Eduardo Viveiros de Castro dans sa conférence vidéo prononcée en portugais, en 2009, intitulée A morte como quase acontecimento (la mort comme quasiévénement). La logique du sens de la « métaphysique du quasi-arrêt », ce qui est la traduction de ce qui fait durer le « feeling du moment » au cours du boire social, ouvre la perspective à ce qui n’arrête jamais (la « dernière bière », par exemple) jusqu’au moment où le « feeling du moment » prend fin. Ces quatre auteurs vont approfondir des situations d’expérience-limite où le retardement de la fin est un « quasi-arrêt » perpétuel. D’abord, Maurice Blanchot, dans son article Le dernier mot, présente son concept de « jusqu’à ce que ». Il s’agit là de penser la vie au bord d’une expérience-limite. En citant l’exemple de l’infidélité dans l’amour, il écrit : « Lorsque vous dites : Je vous aimerai jusqu’au jour où vous me deviendrez infidèle, écoutez bien, qu’avez-vous dit? Il faut que vous soyez comme un bateau à qui toujours doit manquer le port, mais qui dispose d’un gouvernail. Par l’intermédiaire de jusqu’à ce que, le temps rejette les écueils et devient sa propre épave » (Blanchot, 1983 : 63-64). En d’autres mots, le concept de « jusqu’à ce que » de Blanchot peut être parfaitement associé au retardement (« quasi-arrêt ») de la « dernière bière » dans le « feeling du moment » pour faire durer le boire social parmi les buveurs d’alcool « jusqu’au moment » où le « feeling » prend fin. Bref, ce concept de Blanchot « jusqu’à ce que » fût ma première inspiration pour penser une « métaphysique du quasi-arrêt » en anthropologie de l’alcool en prenant, comme exemple ethnographique, ces séries de bières en Beauce. Dans leur chapitre intitulé Trois nouvelles, ou « Qu’est-ce qui s’est passé? », Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980), en prenant comme exemple les nouvelles Dans la cage, de Henry James; The crack up, de Fitzgerald et Histoire du gouffre et de la lunette, de Pierrette Fleutiaux, analysent les postures et les attitudes des lecteurs de nouvelles, de contes et de romans au moment où ces lecteurs en lisent les trames. À propos des lecteurs de nouvelles, ils seraient particulièrement fascinés par le « secret » qui reste impénétrable dans ce genre de littérature. Les lecteurs de contes, pour leur part, apprécieraient la « découverte ». Quant aux lecteurs de romans, ils auraient un intérêt pour le « secret » et la 288 « découverte ». Selon ces auteurs, ces styles littéraires distincts suscitent une série de questions différenciées quant à ce qui va se passer pendant la lecture. L’essence de la « nouvelle », comme genre littéraire, n’est pas très difficile à déterminer : il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question : « Qu’est-ce qui s’est passé? Qu’est-ce qui a bien pu se passer? » Le conte est le contraire de la nouvelle, parce qu’il tient le lecteur haletant sous une tout autre question : qu’est-ce qui va se passer? Toujours quelque chose va arriver, va se passer. Quant au roman, lui, il s’y passe toujours quelque chose, bien que le roman intègre dans la variation de son perpétuel présent vivant (durée) des éléments de nouvelle et de conte. Le roman policier le plus souvent, quelque chose = x s’est passé dans l’ordre d’un meurtre ou d’un vol, mais ce qui s’est passé va être découvert, et cela dans le présent déterminé par le policiermodèle. (Deleuze et Guattari, 1980 : 236) Deleuze et Guattari mettent ensuite l’accent sur la fascination des lecteurs pour le « secret » (dans la nouvelle) et pour la « découverte » (dans le conte) : On ne saura jamais ce qui vient de se passer, on va toujours savoir ce qui se passera, tels sont les deux halètements différents du lecteur, face à la nouvelle et au conte, mais ce sont deux manières dont se divisent à chaque instant le présent vivant. Dans la nouvelle on n’attend pas que quelque chose se passe, on s’attend à ce que quelque chose vienne déjà de se passer. La nouvelle est une dernière nouvelle, tandis que le conte est un premier conte. […] À la limite même, rien ne s’est passé, mais c’est justement ce rien qui nous fait dire : « Qu’est-ce qui a pu se passer pour que j’oublie où j’ai mis mes clefs, que je ne sache plus si j’ai envoyé cette lettre…, etc.? Quelle petite artère dans mon cerveau a bien pu craquer? Quel est ce rien qui fait que quelque chose s’est passé? La nouvelle est fondamentalement en rapport avec un secret (non pas avec une matière ou un objet du secret qui serait à découvrir, mais avec la forme du secret qui reste impénétrable), tandis que le conte est en rapport avec la découverte (la forme de la découverte, indépendamment de ce qu’on peut découvrir). Et aussi la nouvelle met en scène des postures du corps et de l’esprit, qui sont comme des plis ou des enveloppements, tandis que le conte met en jeu des attitudes, des positions, qui sont des déploiements et des développements, même les plus inattendus. (Deleuze et Guattari, 1980 : 237) En faisant un parallèle avec le « présent vivant » (durée) du « feeling du moment » des buveurs d’alcool, on peut avancer qu’il y a toujours quelque chose en train de se passer. Ceux et celles qui sont dans le « feeling du moment » vivent dans un mouvement où tout peut arriver à tout moment (une chute alcoolique, l’alcoolisme, l’ultime bière de la soirée, la fin du « feeling du moment », etc.). Alors, les buveurs d’alcool ont une « attitude » à cet 289 égard : ils ont inventé le « quasi-arrêt » qui fait durer le « feeling du moment » pendant quelques minutes ou quelques heures de plus. Ce retardement n’est possible qu’à la condition que le « quasi-arrêt » survienne au cours du « feeling du moment ». Les buveurs d’alcool ouvrent la perspective sans perspective (car le « feeling du moment » est imprévisible) d’un « quasi-arrêt » sur tout ce qui pourrait stopper le « feeling du moment » qu’ils partagent « jusqu’à ce que », pour paraphraser Blanchot, le « feeling » prend fin de lui-même. Cette « métaphysique du quasi-arrêt », où l’effet de l’alcool est toujours présent, produit un « présent vivant » (la durée dans le « feeling du moment ») où les buveurs se questionnent sur ce qui se passe sous l’effet de l’alcool ou sur « Qu’est-ce qui va se passer avec la prochaine bière? » Dans la « métaphysique du quasi-arrêt », il ne s’agit pas de la question « Qu’est-ce qu’est passé? » ou « Qu’est-ce qui a pu se passer? » car le « feeling du moment » est toujours dans le mouvement où les choses sont en train de se passer. Et ce qui est en train de se passer est toujours sans avenir dans la logique du sens du « feeling du moment », car il s’agit de vivre une expérience-limite au moment-même où elle se passe. En d’autres mots, la problématique du « présent vivant » (durée) chez Deleuze et Guattari sur « Qu’est-ce qui s’est passé? » donne des outils permettant de penser le « présent vivant » (durée) dans la « métaphysique du quasi-arrêt » en anthropologie de l’alcool. En ce qui concerne l’anthropologie, c’est Eduardo Viveiros de Castro qui nous présente la perspective ontologique du « quasi » dans ce domaine. En écoutant les histoires des Amérindiens qui sont quasiment morts après avoir croisé des animaux féroces dans la forêt, l’anthropologue a inventé une catégorie ontologique à propos de ce danger de mort qu’il appelle quasidade en portugais. Il s’agit d’un néologisme que l’on pourrait traduire en français par quasité. Pour Viveiros de Castro, la mort est quelque chose qui n’arrive qu’aux autres. Quand elle nous arrive, à nous, on est déjà mort. Il s’agit donc d’un événement qui ne peut être raconté par celui qui est mort. La mort est ainsi donc l’événement par excellence qui permet que la notion d’événement se présente à nous comme quelque chose qui « quasi arrive » tous les jours jusqu’au jour où cela arrive finalement. D’après Viveiros de Castro : « Le surnaturel est 290 quelque chose qui quasi-arrive dans notre monde ou dans notre monde transformé en quasiautre monde. Le quasi-événement est un mode spécifique d’événement qui ne se réfère ni à la qualité ni à la quantité, mais à la quasité. Il ne s’agit pas d’une catégorie psychologique, mais d’une catégorie ontologique : il s’agit de l’intensité ou de la virtualité pure » (Viveiros de Castro, 2009, traduction libre52). Viveiros Castro se demande alors : Que se passe-t-il exactement quand quelque chose quasi arrive? Est-ce que le quasi-événement est la répétition de ce qui ne s’est pas passé? Autrement dit, est-ce que tous les quasi-événements avaient toujours la forme d’un quasimourir? “Je suis quasiment mort…”. Voilà des histoires qui sont intéressantes à raconter. C’est le quasi qui permet de raconter le quasi ou, pour le dire autrement, le quasi-événement se produit en même temps que le quasi-arrêt de l’événement – l’événement est la mort, la fin de l’histoire. (Viveiros de Castro, 2009 – traduction libre53) En ce qui concerne le « feeling du moment » ressenti par les buveurs d’alcool, on voit aussi une ontologie du « quasi », comme le montre les nombreux exemples fournis précédemment. Les buveurs se trouvent dans une situation de « quasi-arrêt » lorsqu’ils vivent le « feeling du moment ». Les expressions trompeuses qu’ils utilisent pour faire référence à la « dernière bière » renvoient précisément à ce « quasi-arrêt » qui permet aux buveurs d’être encore là, dans le « présent vivant » (durée) du « feeling du moment ». Par ailleurs, en vivant le danger associé à ces séries de bières, il y a toujours quelque chose qui « quasi arrive » parmi les buveurs d’alcool, quelque chose qui « quasi se passe » à ce moment-là. Et c’est dans ce « quasi »-là qu’il se passe toujours quelque chose, car le « secret » pour accéder au « feeling du moment », comme me le disaient les buveurs du coin, ce sont leurs onze stratégies qu’ils ont inventé pour faire durer le « feeling du moment ». Ainsi, le sens de la « dernière bière » intègre, dans la variation perpétuelle du Dans le texte original écrit en portugais : « […] o sobrenatural não é o imaginário, não é o que acontece em outro mundo; o sobrenatural é aquilo que quase-acontece em nosso mundo, ou melhor, ao nosso mundo, transformando-o em um quase-outro mundo. quase-acontecer é um modo específico de acontecer: nem qualidade nem quantidade, mas quasidade. não se trata de uma categoria psicológica, mas ontológica: a intensidade ou virtualidade puras ». Viveiros de Castro, E., 2009, A morte como quase acontecimento. Conférence, consulté sur site Internet. 53 Dans le texte original écrit en portugais : « O que exatamente acontece, quando algo quase acontece ? O quase-acontecer: a repetição do que não terá acontecido ? Por outra: todo quase-acontecer teria sempre a forma de um quase-morrer ? “Quase morri…” – essas são as histórias que vale a pena contar. o quase que permite a narrativa do quase. nesse sentido, o quase-acontecer seria ao mesmo tempo um quase-parar de acontecer – a morte, o fim da narrativa ». Viveiros de Castro, E., 2009, A morte como quase acontecimento. Conférence, consulté sur site Internet. 52 291 « présent vivant » dans le « feeling du moment », la durée au moment où les choses « quasi » se passent, ce qui va fournir les éléments nécessaires à la composition ontologique du « quasi-arrêt » et à la « métaphysique du quasi-arrêt » en anthropologie de l’alcool. Ces séries de « bières » dans la Beauce sont toujours hybrides, puisque les buveurs peuvent devenir un « quasi-rien » et un « quasi-tout » dans les instants où les choses se passent dans le « feeling du moment » au cours du boire social. La durée est donc en même temps quelque chose qui s’est passé et quelque chose qui va se passer lors de ce « quasiarrêt » qui est le « présent vivant » par les buveurs d’alcool à l’instant même où ils éprouvent le « feeling du moment », c’est-à-dire la limite de la « dernière bière » entre eux. Voici la question anthropologique qu’on peut se poser en suivant les principes établis par des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce : À partir de la « dernière bière », alors qu’on est dans un état de « quasi-arrêt » qui nous empêche de stopper le « feeling du moment » avec les autres, qu’est-ce qu’on peut inventer? Il se passe toujours quelque chose dans ce « quasi-arrêt » des buveurs d’alcool. Si rien ne se passe, les buveurs du coin sont au moins à la recherche de quelque chose. Et c’est ça qui les intéresse. En somme, la « métaphysique du quasi-arrêt » est la traduction du « feeling du moment » en termes anthropologiques. Elle explique pourquoi les buveurs d’alcool lancent constamment leur phrase favorite : « Maintenant, c’est la “dernière” [bière]! » au risque qu’on se moque d’eux parce qu’ils n’arrêtent jamais de boire. Au fond, les buveurs, à Sainte-Brosse-de-Beauce désirent seulement « faire du social » en se trompant volontairement un peu sur le nombre de bières qu’ils ont bu tout en nous trompant aussi, pour qu’on puisse éprouver un « feeling du moment » avec eux. 292 8.1.3. LA RÉPÉTITION PERPÉTUELLE DU « FEELING » Ce volet m’a été inspiré par la constatation sur le terrain que les buveurs d’alcool vivent une succession perpétuelle de « feelings du moment » au cours de leur vie sociale. À cet égard, je me demande : Comment le phénomène unique du « feeling du moment » pourra-t-il se répéter s’il prend fin? Afin de répondre à cette question en termes anthropologiques, je m’inspire du concept de répétition de Gilles Deleuze qu’on trouve dans son ouvrage Différence et répétition, paru en 1968 : Si la répétition est possible, elle est du miracle plutôt que de la loi. Elle est contre la loi : contre la forme semblable et le contenu équivalent de la loi. Si la répétition peut être trouvée, même dans la nature, c’est au nom d’une puissance qui s’affirme contre la loi, qui travaille sous les lois, peut-être supérieure aux lois. Si la répétition existe, elle exprime à la fois une singularité contre le général, une universalité contre le particulier, un remarquable contre l’ordinaire, une instantanéité contre la variation, une éternité contre la permanence. A tous égards, la répétition, c’est la transgression. Elle met en question la loi, elle en dénonce le caractère nominal ou général, au profit d’une réalité plus profonde. (Deleuze, 2008 [1968] : 9) La succession de « feelings du moment » au cours de la vie sociale d’un buveur d’alcool va à l’encontre de l’idée de la fin du « feeling ». Elle est la transgression de cette fin qui produit la répétition du phénomène, alors qu’elle affirme la différenciation du vécu des buveurs à chaque fois qu’ils vivent cette expérience toujours imprévisible, intense et singulière. Pour le dire autrement, à chaque fois qu’un buveur vit un nouveau « feeling », il revient à cette expérience en établissant une différence entre le dernier « feeling » qu’il a vécu et celui qu’il vit présentement en raison des sensations en jeu au moment avec les autres buveurs. Et cela complexifie la logique du sens de la succession de « feelings du moment » au cours de la vie sociale d’un buveur d’alcool. D’habitude, on associe la répétition à des tâches déterminées, à un devoir à remplir, à une règle à respecter. Répéter, c’est l’habitude de prendre des habitudes (le tout de l’obligation) selon un rituel précis en suivant un ensemble de règles répétées à l’identique afin qu’on puisse parler d’une généralisation de l’expérience. Cette pratique caractérisant la méthode de la science moderne et l’idée de l’obligation morale ne s’applique pas au concept beauceron de « feeling du moment », car les onze éléments qui le composent 293 dépendent de l’instantanéité du moment et des sensations qui sont alors éprouvées. Il ne s’agit pas donc d’une règle de conduite. À ce sujet, Deleuze souligne : « L’erreur […], c’est d’attendre la répétition de la loi de nature. Le sage doit se convertir en vertueux; le rêve de trouver une loi qui rendrait la répétition possible passe du côté de la loi morale. Toujours une tâche à recommencer, une fidélité à reprendre dans une vie quotidienne qui se confond avec la réaffirmation du Devoir » (Deleuze, 2008 [1968] : 10). Vivre une succession de « feelings du moment » avec les autres buveurs d’alcool n’est pas d’une réaffirmation du devoir. La répétition de l’expérience ne constitue jamais une répétition à l’identique, car les buveurs d’alcool qui cherchent à accéder à un nouveau « feeling » n’éprouvent jamais les mêmes sensations. Si bien que jamais l’habitude ne forme une véritable répétition : tantôt c’est l’action qui change, et se perfectionne, une intention restant constante; tantôt l’action reste égale, dans des intentions et des contextes différents. Là encore, si la répétition est possible, elle n’apparaît qu’entre ces deux généralités, de perfectionnement et d’intégration, sous ces deux généralités, quitte à les renverser, témoignant d’une tout autre puissance. (Deleuze, 2008 [1968] : 12) Il en va de même de la succession de « feelings du moment » qui ne forme jamais une habitude car cette succession témoigne d’une toute autre puissance : le gai avoir. Il s’agit de cette puissance d’agir qui fait craquer l’idée d’habitude permettant aux buveurs d’accéder à cette succession. D’après Deleuze : « La répétition appartient à l’humour et à l’ironie; elle est par nature transgression, exception, manifestant toujours une singularité contre les particuliers soumis à la loi, un universel contre les généralités qui font loi » (Deleuze, 2008 [1968] : 12). La succession de « feelings du moment » au cours de la vie d’un buveur d’alcool est un « jeu mystique » au sens deleuzien du terme : « Dans la répétition, il y a […] à la fois tout le jeu mystique de la perte et du salut, tout le jeu théâtral de la mort et de la vie, tout le jeu positif de la maladie et de la santé » (Deleuze, 2008 [1968] : 13). La mort et la vie font partie de la logique du sens de la succession de « feelings du moment » vécue par les buveurs d’alcool. La forme de la répétition dans cette succession est la forme brutale de l’immédiat qui transgresse les lois d’une expérience à l’identique. 294 Afin d’appréhender cette succession de « feelings », on ne doit ni évoquer l’histoire de vie des buveurs, ni le « pattern » de leur comportement, mais bien ce qui se cache derrière la logique du sens de cette succession : la volonté des buveurs d’alcool de répéter le « feeling ». Toujours d’après Deleuze : Les successions spéculatives remplacent les coexistences, les oppositions viennent recouvrir et cacher les répétitions. Quand on dit que le mouvement, au contraire, c’est la répétition, et que c’est là notre vrai théâtre, on ne parle pas de l’effort de l’acteur qui « répète » dans la mesure où la pièce n’est pas encore sue. On pense à l’espace scénique, au vide de cet espace, à la manière dont il est rempli, déterminé, par des signes et des masques, à travers lesquels l’acteur joue un rôle qui joue d’autres rôles, et comment la répétition se tisse d’un point remarquable à un autre en comprenant en soi les différences. (Deleuze, 2008 [1968] : 19) Ce sont donc les signes et les masques qui produisent la différence dans la répétition. Il en va de même dans la succession de « feelings du moment » au cours de la vie sociale d’un buveur d’alcool, alors que les signes et les masques – sa relation avec les autres buveurs, les effets de l’alcool, ses mots volontairement trompeurs et les sensations qu’il ressent en buvant de l’alcool en groupe – génèrent différents « feelings » à chaque fois. Ces signes et masques font différer les sensations dans l’immédiat, ce qui permet d’éprouver à chaque fois un « feeling » différent au cours de la succession de ces « feelings ». C’est ainsi que Deleuze parle de la répétition qu’il perçoit comme une « différence sans concept » : La répétition apparaît donc comme la différence sans concept, qui se dérobe à la différence conceptuelle indéfiniment continuée. Elle exprime une puissance propre de l’existant, un entêtement de l’existant dans l’intuition, qui résiste à toute spécification par le concept, si loin qu’on pousse celle-ci. Si loin que vous alliez dans le concept […], vous pourrez toujours répéter, c’est-à-dire lui faire correspondre plusieurs objets, au moins deux, un pour la gauche un pour la droite, un pour le plus un pour le moins, un pour le positif un pour le négatif. (Deleuze, 2008 [1968] : 23). Par analogie, l’existant dans la succession de « feelings » est une « différence sans concept ». Cette différence qualifie ce qui se répète lors de la succession de « feelings ». Toujours d’après Deleuze : « C’est le masque, le véritable sujet de la répétition. C’est parce que la répétition diffère en nature de la représentation, que la répété ne peut être représenté, 295 mais doit toujours être signifié, masqué par ce qui le signifie, masquant lui-même ce qu’il signifie ». (Deleuze, 2008 [1968] : 29) Il en va de même de la tromperie volontaire à laquelle se livrent les buveurs d’alcool lors de la succession de « feelings du moment » au cours de leur vie sociale car ce sont les onze éléments conceptuels du « feeling du moment » qui composent l’apprentissage de ces masques. Autrement dit, le fait de masquer la fin de cette succession de « feelings du moment » leur permet de continuer à vivre des nouveaux « feelings ». À ce sujet, Deleuze parle du mouvement dans la répétition : Le mouvement du nageur ne ressemble pas au mouvement de la vague; et précisément, les mouvements du maître-nageur que nous reproduisons sur le sable ne sont rien par rapport aux mouvements de la vague que nous n’apprenons à parer qu’en les saisissant pratiquement comme des signes. C’est pourquoi il est si difficile de dire comment quelqu’un apprend : il y a une familiarité pratique, innée ou acquise, avec les signes, qui fait de toute éducation quelque chose d’amoureux, mais aussi de mortel. Nous n’apprenons rien avec celui qui nous dit : fais comme moi. Nos seuls maîtres sont ceux qui nous disent « fais avec moi », et qui, au lieu de nous proposer des gestes à reproduire, surent émettre des signes à développer dans l’hétérogène. En d’autres termes, il n’y a pas d’idéo-motricité, mais seulement de la sensorimotricité. Quand le corps conjugue de ses points remarquables avec ceux de la vague, il noue le principe d’une répétition qui n’est plus celle du Même, mais qui comprend l’Autre, qui comprend la différence, d’une vague et d’un geste à l’autre, et qui transporte cette différence dans l’espace répétitif ainsi constitué. Apprendre, c’est bien constituer cet espace de la rencontre avec des signes, où les points remarquables se reprennent les uns dans les autres, et où la répétition se forme en même temps qu’elle se déguise. Et il y a toujours des images de mort dans l’apprentissage, à la faveur de l’hétérogénéité qu’il développe, aux limites de l’espace qu’il crée. (Deleuze, 2008 [1968] : 35) Au cours de la vie sociale d’un buveur d’alcool en Beauce, la succession de « feelings du moment » constitue l’éternel retour d’un « feeling » qui diffère à chaque fois et que les buveurs d’alcool ne peuvent pas reproduire à l’identique. Il y a toujours une fin dans ce retour-là qui est une répétition de la fin du « feeling » que se forme en même temps qu’elle se déguise pour que les buveurs d’alcool puissent conceptualiser le prochain « feeling » qui sera toujours différent. Voilà le secret des buveurs d’alcool. Et Deleuze souligne encore à propos de la répétition : « Nous sommes en droit de parler de répétition, quand nous nous trouvons devant des éléments identiques ayant absolument le même concept. Mais de ces 296 éléments discrets, de ces objets répétés, nous devons distinguer un sujet secret qui se répète à travers eux, véritable sujet de la répétition. Il faut penser la répétition au pronominal, trouver le Soi de la répétition, la singularité dans ce qui se répète » (Deleuze, 2008 [1968] : 36). Ce qui se répète dans la succession de « feelings du moment » est ce retour toujours singulier des sensations qui se sont éprouvées par les buveurs d’alcool dès qu’ils ressentent le premier « feeling ». Il s’agit-là d’un paradoxe : répéter un « irrecommençable ». Autrement dit, il s’agit de mettre le premier « feeling » à la « nième » puissance et non pas d’additionner un second et un troisième « feeling » identiques au premier. En mettant le premier « feeling » à la « nième » puissance, la répétition du premier « feeling » se renverse tout en s’intériorisant dans les autres « feelings ». 8.2. APRÈS COUP OU LE RETOUR DU TERRAIN Je présente, dans les pages qui suivent, certaines réflexions suscitées par l’expérience que j’ai vécu sur le terrain où j’ai partagé de longs moments avec les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce afin de revenir à l’anthropologie de l’alcool. Ce qui s’est passé en Beauce a complètement modifié la conception que j’avais de la consommation d’alcool sans que cela ne signifie que j’étais devenu un buveur d’alcool comme les autres buveurs avec lesquels j’ai bu54. L’anthropologie est une science qui permet de passer d’un monde connu, celui des anthropologues, à un monde inconnu, celui des buveurs d’alcool de la Beauce, et de revenir dans le monde des anthropologues transformé par cette expérience à haut risque (le risque de s’écrouler au cours d’une aventure scientifique vers ce que nous ignorons). J’ai appris le sens de la sobriété dans le « feeling du moment » en buvant avec les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce. Cette sobriété, qui ne stoppe pas le « feeling du moment », m’a permis de vivre des expériences-limites qui m’ont fait comprendre que les buveurs d’alcool réinventent à chaque occasion leur propre vie lors qu’ils éprouvent le « feeling du moment » vers la À ce propos, Roy Wagner souligne : « “Devenir indigène” est aussi improductif du point de vue du travail de terrain que de rester à l’aéroport ou à l’hôtel et d’inventer de toutes pièces des histoires sur les indigènes. Aucune de ces deux méthodes ne permet une relation (ou une invention) des cultures qui fasse sens. Il est naïf de faire croire que devenir indigène est la seule façon d’apprendre vraiment une autre culture, puisque cela supposerait de renoncer à la sienne ». Wagner, R. [1975] 2014, L’invention de la culture. Paris, Zones sensibles, p. 29. 54 297 « dernière intensité ». Il s’agit là d’un « jeu sérieux », celui du « feeling du moment » et de la « dernière bière », mais sans nécessairement que les buveurs d’alcool se prennent au sérieux – voilà une attitude que je qualifie de non-moderne et qui laisse place donc à l’imprévisibilité, à l’incertitude et à des multiples possibles. Les buveurs d’alcool m’ont donné l’occasion de miser sur l’incertitude du moment ce qui ouvre le pari de vivre le « feeling du moment » en attendant chaque bière comme un mystère quand on atteint cet état. Ils m’ont enseigné la façon de me tromper volontairement sur le nombre de bières que j’avais bu et comment tromper les autres pour « faire du social » dans le coin quand on est sous l’effet de l’effet de l’alcool. En me distrayant pour que je cesse d’être trop attentif à mes « affaires de chercheurs » (prudence relative), ils m’ont donné le goût de me risquer dans une aventure ce qui m’a permis de me laisser aller aux excès de la « dernière bière » tout en me permettant de faire place à l’oubli actif de mes problèmes de thèse afin que je puisse continuer à vivre ce mystère ultime qu’est le « feeling du moment ». Finalement, les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce m’ont incité à développer une anthropologie de l’alcool qui va par-delà la « vérité » que j’avais d’abord observée. Ma première idée au retour du terrain fut d’abord de présenter une méthodologie inachevée en anthropologie de l’alcool. J’emprunte l’idée d’inachèvement à Angèle Kremer-Marietti qui suggère que : « […] aucune méthode a priori n’est valable ni pour créer ni pour former. Les méthodes viennent à la fin : après l’errance, mais celle-ci ne s’achève guère » (Kremer-Marietti, 1972 : 13) Ce qui s’est passé à Sainte-Brosse-deBeauce exige une méthodologie inachevée car il s’agit d’une expérience de terrain (le « feeling du moment ») qui se présente de manière différente à chaque fois. Cette méthodologie exige que la recherche en anthropologie de l’alcool soit centrée sur l’inachevé qui caractérise ces séries de bières en Beauce, dont la principale prémisse est l’interminable, le malléable, ce qui n’arrive jamais. Mon objectif fut donc de produire un « etnographic moment » en anthropologie de l’alcool en adaptant le concept présenté par Marilyn Strathern qui permet d’illustrer ma démarche : 298 It is significant that field immersement is repeated in the subsequent study away from the field. Ethnographers set themselves the task not just of comprehending the effect that certain practices and artefacts have in people’s lives, but of recreating some of those effects in the context of writing about them. Of course analysis (« writing ») begins « in the field » as much as the ethnographer’s hosts continue to exert a pull on the direction of his or her energies long after. Now the division between the two fields creates two kinds of (interrelated) relationships. There is the acute awareness of the pull of divergent paths of knowledge, and the anthropologist may well regard one of the trajectories as pertaining to observation and the other to analysis. But there is also the effect of engaging the fields together, and this we might call the etnographic moment. (Strathern, 1999: 5-6) Il s’agit donc d’une véritable anthropologie de l’alcool capable d’appréhender le « feeling du moment » vécu tant par les buveurs d’alcool que par l’anthropologue, qui nous renvoie un effet (un « etnographic moment ») parce que tout ce que la vie dans le « feeling du moment » offre à l’anthropologue nous donne l’occasion de faire une expérience sur notre propre pensée préétablie quant à la consommation d’alcool tout en la pensant autrement. À ce sujet, Viveiros de Castro nous donne une piste fondamentale : Garder implicites les valeurs d’autrui ne signifie pas célébrer un quelconque mystère transcendantal qu’elles renfermeraient; cela signifie refuser d’actualiser les possibles exprimés par la pensée indigène, la décision de les garder indéfiniment comme possibles – ni en les déréalisant comme fantaisies des autres, ni en les fantasmant comme étant actuels pour nous. L’expérience anthropologique, dans ce cas, dépend de l’intériorisation formelle des « conditions spécifiques et artificielles » dont parle Deleuze : le moment où le monde d’autrui n’existe pas en dehors de son expression se transforme en une condition éternelle, c’est-à-dire interne à la relation anthropologique, qui réalise ce possible en tant que virtuel. S’il y a quelque chose qui revient de droit à l’anthropologie, ce n’est pas la tâche d’expliquer le monde d’autrui, mais bien celle de multiplier notre monde, « le peuplant de tous ces exprimés qui n’existent pas hors de leurs expressions ». Car nous ne pouvons pas penser comme les Indiens; nous pouvons, tout au plus, penser avec eux. (Viveiros de Castro, 2009 : 169) L’anthropologue spécialiste de l’anthropologie de l’alcool peut penser finalement la consommation d’alcool avec plus d’insistance, plus de profondeur, plus de rigueur. Voilà la sobriété proposée par le « feeling du moment » que j’ai trouvée dans la Beauce : l’occasion de faire une anthropologie de l’alcool sans que les buveurs d’alcool du monde entier deviennent le mal à combattre. 299 Les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce ne meurent pas du cancer du foie, car ils préfèrent « quasi-mourir » tous les jours en attendant l’incertitude de la prochaine bière. La confiance dans leur vie n’est plus; la vie même est devenue une question qu’ils se posent à eux mêmes et une puissance d’agir, le gai avoir, sans stopper le « feeling du moment » dans ces séries de bières. En suivant ce déplacement intensif chez les buveurs d’alcool, l’anthropologie devient elle-même une question et non une réponse. Il s’agit là de la méthode de l’anthropologie inversée, telle quelle proposée par Roy Wagner en 1975, où le « résultat » de la relation entre l’anthropologue et les buveurs d’alcool produit un troisième point de vue : l’« intention dernière », soit le point de vue de la relation établie lors du choc culturel entre le concept de boire social de l’anthropologue et celui des buveurs d’alcool. D’après Wagner : […] l’anthropologie est l’étude de l’homme sous l’angle du présupposé de la culture, notion qui inclut les pensées et les actions à la fois de l’anthropologie et de ses objets en tant que variétés du même phénomène. Dans son acception la plus large et la plus simple, la « culture » fournit une base relativiste à la compréhension de peuples différents. Nous étudions la culture à travers la culture et ainsi, quelles que soient les opérations qui caractérisent notre investigation, elles doivent aussi être des propriétés générales de la culture. Si l’invention est en effet l’aspect le plus crucial de notre compréhension de cultures différentes, elle doit donc être investie d’une signification centrale dans la façon dont opèrent toutes les cultures. En d’autres termes, si nous reconnaissons que l’anthropologue déploie de la créativité en construisant sa compréhension d’une culture, nous ne saurions dénier une créativité du même ordre à la culture elle-même et à ses représentants. Dans ces conditions, l’invention est la culture même, et il pourrait être utile de considérer tous les êtres humains, où qu’ils soient, comme des espèces de « chercheurs de terrain » qui régulent le choc culturel de l’expérience quotidienne en l’expliquant par toutes sortes de « règles », de traditions ou de faits, imaginés et fabriqués. (Wagner, [1975] 2014 : 63) J’ai eu un choc culturel quand je me suis aperçu qu’il n’y avait aucune commune mesure entre ce que je connaissais à propos de la consommation d’alcool et ce que j’ai expérimenté auprès des buveurs d’alcool en Beauce qui m’ont fait accéder au « feeling du moment ». Ce choc m’a permis d’« inverser » l’anthropologie et de présenter non pas le point de vue des buveurs d’alcool mais le « résultat » de ce choc qu’est le « feeling du moment » par-delà ma conception du boire social et des buveurs. Toujours d’après 300 Wagner : « […] la médiation des formes conventionnelles par la dialectique laisse la place à une médiation des relations dialectiques par l’articulation de contextes conventionnels » (Wagner, [1975] 2014 : 174). J’invite donc les anthropologues à « collaborer » avec les buveurs d’alcool afin que les travaux soient affectés par la présence d’autrui, comme le suggère Favret-Saada : Entre des gens également affectés parce qu’ils occupent telles places, il se passe des choses auxquelles il n’est jamais donné à un ethnographe d’assister, on parle de choses dont les ethnographes ne parlent pas, ou bien l’on se tait, mais c’est aussi de la communication. En expérimentant les intensités liées à telle place, on repère d’ailleurs que chacune présente une sorte particulière d’objectivité : il ne peut s’y passer qu’un certain ordre d’événements, on ne peut être affecté que d’une certaine façon. (Favret-Saada, 1990 : 7) Pour m’être laissé affecter par les buveurs d’alcool en Beauce, je garde en mémoire le « feeling du moment » que j’ai partagé avec eux. Au cours de cet exercice anthropologique, j’ai noté leurs expressions trompeuses après avoir expérimenté le « feeling du moment » avec eux au cours du boire social. En relisant mon matériel de terrain après coup, j’ai trouvé leur dernier mot. Il s’agit de cet écho d’un « il y a! » par-delà le vrai et le faux de leurs expressions trompeuses, soit le « feeling du moment » lui-même. Pour écrire cette thèse, j’ai lu, relu, recopié des phrases entières sur des feuilles et j’ai acquis un gai savoir, ce beau concept de Nietzsche, en ethnographiant la vie des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce plongés dans le « feeling du moment ». Ainsi, les buveurs d’alcool deviennent l’écriture-même (anthropologie inversée) qui exprime notre point de vue (le mien et celui des buveurs) quand nous sommes dans le repli du « feeling au moment » de l’écriture. L’anthropologie de l’alcool est alors à la limite de ce qui « quasi-arrive ». Il s’agit d’une ethnographie aussi inachevée que la vie des buveurs d’alcool en Beauce. Il y a une sorte de coïncidence entre ce que j’écris et mon vécu expérimenté sur le terrain alors que je suis présentement dans le « feeling du moment » de l’écriture. Je suis sorti de la Beauce sans dire au revoir à personne. J’ai compris que le « feeling du moment » des buveurs d’alcool ne dépendait pas de moi, mais je continue à être-là tout en écrivant cette thèse. Je me laisse aller à cette impression comme le font les buveurs d’alcool de la Beauce quand ils 301 sont à la recherche de leur « dernière bière ». J’ai finalement compris ce qu’est la « dernière bière » pour l’anthropologie de l’alcool : une anthropologie qui se fait et qui demeure dans la « métaphysique du quasi-arrêt » avec les buveurs d’alcool. Voilà la méthode! J’ai oublié (activement) le temps et l’espace pour revenir en Beauce en écrivant cette thèse. Les buveurs que j’ai côtoyés à Sainte-Brosse-de-Beauce restent ici avec moi et ils ne me quitteront pas. Je suis surpris d’éprouver ce « feeling du moment » alors que j’écris présentement sur l’anthropologie de l’alcool et je ris, en secret, de ce gai savoir avec les buveurs d’alcool. Voilà une anthropologie affectée par autrui, un « etnographic moment » (Strathern, 1999) dans lequel il est incroyablement facile d’entrer. Ma conception de l’anthropologie de l’alcool ne s’achève guère. Je crois que cette thèse est terminée. Je ne crois pas. Voilà l’effet du « feeling » des buveurs de la Beauce sur l’anthropologie de l’alcool. CONCLUSION Dans ce dernier chapitre, j’ai exposé le concept de « métaphysique du quasi-arrêt » en anthropologie de l’alcool. Il m’a été inspiré par les buveurs d’alcool côtoyés à SainteBrosse-de-Beauce qui se trompaient volontairement tout en trompant les autres pour vivre le « feeling du moment » au cours du boire social. Mon intention fut d’« inverser » l’orientation conceptuelle de cette branche de l’anthropologie afin de faire valoir les concepts inventés par les buveurs d’alcool et de réorienter ainsi l’écriture en anthropologie de l’alcool. Dans un premier temps, il s’agissait de présenter le concept de gai avoir ce que je traduis en fusionnant les onze éléments du « feeling du moment » qui permettent aux buveurs d’alcool de rire parce qu’ils sont encore là, toujours vivants, malgré la croisade scientifique et sociétale menée contre leurs conduites alcooliques. Par la suite, j’ai exposé les bases de la « métaphysique du quasi-arrêt » qui concerne la durée du « feeling du moment » ressenti par les buveurs d’alcool au cours du boire social pour terminer en 302 parlant de la répétition perpétuelle de la succession de « feelings du moment » au cours de la vie sociale des buveurs d’alcool. Finalement, dans la dernière section intitulée Après coup ou le retour du terrain, j’ai quitté l’ethnographie pour revenir à l’anthropologie de l’alcool. J’ai fait valoir qu’il était possible de la développer à la condition qu’elle soit centrée sur l’inachevé. Le « feeling du moment » inventé par les Beaucerons (anthropologie inversée) démontre que l’anthropologie de l’alcool peut « collaborer » avec les buveurs d’alcool. Il est temps d’abandonner la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » et de mettre en évidence qu’ils sont tout à fait capables de nous montrer comment on peut continuer à vivre quand on est au bord de l’instant prochain. En somme, ce dernier chapitre propose une nouvelle manière de faire de la recherche en anthropologie de l’alcool. Il est l’aboutissement de ma démarche centrée sur le concept beauceron de « feeling du moment ». 303 CONCLUSION GÉNÉRALE L’objectif de cette thèse était double. Le premier était de présenter une analyse de la progression historique du concept de l’alcoolisme en médecine et sa vulgarisation dans les domaines des sciences humaines et sociales (psychologie, économie et sociologie), puisqu’il a constitué la toute première base théorique ayant exercé une influence sur les principaux modèles en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme en Occident, incluant les études sociales sur l’alcoolisme au Québec. Le second consistait à proposer une ethnographie de la consommation d’alcool en Beauce, au Québec. Dans cette thèse, j’ai d’abord cherché à savoir pourquoi la plupart des recherches en anthropologie de l’alcool concernent les abus d’alcool. En lisant les éloges adressés à Mary Douglas dans la plupart des ouvrages en anthropologie de l’alcool publiés depuis les années 1980, j’ai compris que les anthropologues considéraient que son introduction à l’ouvrage collectif intitulé Constructive Drinking, paru en 1987, constituait la pierre d’assise du domaine (Fabre-Vassas, 1989; Fainzang, 1996; Obadia, 2004; Wilson, 2005). Elle y présente l’anthropologie de l’alcool comme une « science objective », distincte de tous les autres domaines scientifiques et prête à collaborer avec les médecins dans la lutte contre les abus d’alcool en Occident. Basée sur une synthèse des études culturelles anglo-saxonnes en anthropologie de l’alcool, la fameuse introduction de Douglas présente notamment des techniques d’enquête basées sur les aspects culturels de la consommation d’alcool (l’analyse des rituels du boire social, le regard sur la quantité d’alcool acceptable dans chaque culture pour pronostiquer l’intolérance culturelle vis-à-vis de l’alcool, l’observation des informations sociales inscrites dans le code du boire et l’échantillonnage des principales boissons consommées pour saisir la vie sociale des groupes côtoyés par les anthropologues). Douglas visait à trouver une place aux anthropologues dans le champ prometteur des recherches interdisciplinaires sur l’alcoolisme dans le domaine de la santé publique. En lisant cette introduction de Douglas, j’ai été surpris de constater que les anthropologues avaient choisi de réorienter leurs analyses suite à un simple accord avec des 304 médecins pour combattre les abus d’alcool sans même avoir consulté les buveurs. Grâce aux nombreuses études en anthropologie de l’alcoolisme parues à la suite de la vulgarisation de l’introduction de Mary Douglas, les médecins en sont venus à considérer que les anthropologues étaient en mesure de porter un regard alternatif sur la consommation d’alcool à partir des analyses des facteurs culturels de la consommation. Je rappelle que la société occidentale (l’Église, l’État et les compagnies privées) faisait appel aux médecins et aux autres scientifiques en réservant des fonds de recherches destinés à combattre les abus d’alcool. Dans la littérature en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme, j’ai remarqué que les principaux inventeurs des concepts de l’alcoolisme (Magnus Huss) et de l’alcoologie (Pierre Fouquet) étaient cités comme de simples références historiques alors que les textes en anthropologie de l’alcool ne citaient que leurs noms et la date de leurs découvertes. Curieux de savoir qui était Magnus Huss, Pierre Fouquet et quelle était l’importance de Mary Douglas en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme, cette auteure qui n’avait jamais fait de recherches dans ce domaine, j’ai parcouru leurs biographies. À ma grande surprise, j’ai constaté qu’Huss et Fouquet étaient étroitement influencés par les idées propagées respectivement par les Églises protestantes et catholique alors que les questions religieuses faisaient l’objet des analyses de Douglas. J’ai alors décidé de consacrer une partie de ma thèse à l’historique du concept de « buveur excessif », qui a pris naissance au XVIIe siècle grâce l’Église anglicane, et qui fut transposé par Huss, au XIXe siècle, qui établissait ainsi les bases théoriques du concept d’alcoolisme en Occident. Au XVIIe siècle, l’Église anglicane dénonçait le désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie. Elle craignait que les fidèles qui consommaient de l’alcool « oublient » la Parole du Seigneur et qu’ils ne travaillent plus pour l’Œuvre de Dieu. Au XVIIIe siècle, en raison de l’immigration des paysans pauvres venus chercher du travail dans les usines en Angleterre, l’État va reprendre ce discours de l’Église, mais cette fois-ci, on parlera de l’ivrognerie des pauvres qui aurait pu mettre en danger l’avenir de la nation. Au XIXe siècle, les médecins européens et américains vont intensifier les recherches contre les abus d’alcool des pauvres qui, selon eux, causaient bien souvent des accidents et des 305 absences au travail. C’est Magnus Huss qui va inventer le concept d’alcoolisme en 1849. Il y voyait une maladie chronique qui était causée par le « désordre moral » des patients et leur manque de responsabilité. La mission de ce médecin, profondément religieux, était d’aider à combattre le mal de l’alcoolisme, en Suède, qui faisait des « ravages » dans la tête des travailleurs. Au XXe siècle, on assistait à l’éclosion de l’alcoologie de Pierre Fouquet qui faisait appel à l’interdisciplinarité des sciences sociales pour combattre le mal de l’alcoolisme qui causait encore des « dégâts » dans l’économie des pays occidentaux ainsi qu’à la naissance de l’addictologie comme science interdisciplinaire qui englobait les conduites « excessives » des alcooliques et des usagers de drogues dans un seul bloc. Dans la deuxième moitié du XXe siècle apparaît le modèle-synthèse de Mary Douglas décrit dans Constructive Drinking, qui lançait l’anthropologie à la poursuite des « buveurs excessifs ». Étant donné le discours en anthropologie de l’alcoolisme, j’étais curieux de connaître ce que les anthropologues québécois avaient écrit dans ce domaine, car j’avais l’intention d’effectuer une recherche sur la consommation d’alcool dans le Québec rural. À ma grande surprise, j’ai constaté que les anthropologues québécois avaient, eux aussi, collaboré avec les médecins pour contenir le mal des « buveurs excessifs » comme l’avaient fait les anthropologues européens et américains. Marc-Adélard Tremblay fut l’un des premiers chercheurs à participer aux projets des études sociale sur l’alcoolisme au cours des années 1960. Ces études, associées au domaine de la santé publique, avaient pour but de freiner la consommation excessive d’alcool afin que le peuple québécois puisse accéder à la « sobriété nécessaire » dans une nation forte. Ceci dit, j’étais donc dans une impasse car ni la littérature en anthropologie de l’alcool en Occident, ni les recherches en anthropologie de l’alcoolisme pratiquée au Québec ne tenaient compte du « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool. Pour les chercheurs, boire de l’alcool en excès constituait un « problème social » avant même que les anthropologues ne soient allés sur le terrain. Par exemple, dans le plan directeur des recherches sociales sur l’alcoolisme de Tremblay, paru dans les années 1960, 306 l’anthropologue précise : « Il est admis, au départ, que ces études scientifiques [concernant l’alcoolisme] seront effectuées avec l’intention de recueillir des données fondamentales concrètes pour le milieu canadien français, dans le but d’aider le Comité [d’étude et d’information sur l’alcoolisme] dans son action pour résoudre les problèmes suscités par l’usage abusif de l’alcool [au Québec] » (Tremblay, [1963] 1968 : 123). En m’inspirant du concept de croisade morale d’Howard Becker (1963), j’ai choisi de parler d’une croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». En conséquence, j’ai divisé ma thèse doctorale en deux parties, à savoir : 1) ce que cette croisade scientifique a produit au plan théorique en anthropologie de l’alcool et 2) comment cette croisade scientifique a affecté les buveurs d’alcool. Dans la première partie, j’ai élaboré la question de recherche suivante : À quel point la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » a-t-elle influencé le cadre théorique contemporain en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme? Dans la deuxième partie, j’ai élaboré la question de recherche suivante pendant que j’étais sur le terrain au moment-même où j’ai découvert le « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool en Beauce : Quel est la logique du sens que prend le « feeling du moment » au cours du boire social? Dans la première partie, j’ai adopté une approche historique qui porte sur les principaux modèles en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme en Europe et en Amérique. Dans les années 1940 et 1950, il fut question du modèle culturel qui abordait la consommation d’alcool par un regard fonctionnaliste. Il s’agissait d’un modèle basé sur les normes socioculturelles (rites, mythes, valeurs morales) qui abordait la consommation d’alcool sous l’angle de sa fonction sociale. Dans les années 1960 et 1970, il était question du modèle des ethnographies de quartier lié à l’anthropologie urbaine. Il s’agissait surtout des ethnographies dans les quartiers ouvriers associées aux comportements et aux stéréotypes des consommateurs de drogues et d’alcool dans les grandes villes. Dans les années 1980, il était surtout question du modèle-synthèse de Mary Douglas (1987) qui cherchait à trouver une place aux anthropologues afin qu’ils collaborent avec les médecins dans la lutte contre l’alcoolisme. À la même époque, on parlait du modèle de l’anthropologie médicale critique basé sur une vision globale de l’alcoolique (patient) 307 comme sujet malade construisant le sens de sa maladie chronique et son rapport avec le médecin, la société et l’État. Finalement, dans les années 1990, on assistait le développement du modèle phénoménologique du sujet ivre qui traitait de la construction du sujet alcoolique par le biais d’un rapport avec la représentation de l’ivresse dans les histoires de vie des buveurs d’alcool ainsi que dans la littérature et dans la médecine. Les modèles européens et américains en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme furent adoptés par les anthropologues québécois à partir des années 1960. Alors, pour présenter formellement l’anthropologie de l’alcoolisme telle quelle est actuellement pratiquée au Québec, associée aux études sociales sur l’alcoolisme en santé publique, j’ai adopté une approche chronologique. Dans les années 1960, j’ai présenté le modèle socioculturel associé au plan directeur de Tremblay qui mettait de l’avant la nécessité de combattre l’alcoolisme grâce à des recherches empiriques en anthropologie. Dans les années 1970, on assistait à la collaboration entre les anthropologues et les psychologues qui contribuaient à la construction des dimensions psychosociale et culturelle de l’alcoolique. Dans les années 1980, il fut question du modèle de l’anthropologie médicale critique, de la construction du sujet alcoolique et son style de vie, dans un mélange entre les modèles de l’ethnographie de quartier et du modèle phénoménologique du sujet ivre. Finalement, dans les années 1990 et jusqu’à nos jours, on parlait de l’approche de réduction des méfaits, qui proposait de développer une « culture responsable » face à la surconsommation d’alcool. De plus, j’ai cité deux rares travaux en anthropologie de l’alcool qui ne mènent aucune croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Il s’agit de l’article de Torrie (1989) intitulé Soûlards indiens et flics blancs, considérations théoriques sur la récidive, paru dans la revue québécoise Anthropologie et Sociétés, où l’auteure met l’accent sur une anthropologie du conflit entre les Amérindiens qui faisaient des excès d’alcool et la police canadienne et de l’article de Marie-Andrée Couillard intitulé Explorer la conduite des conduites, un retour sur le mouvement de la tempérance au XIXe siècle canadien, paru en 2005, où l’anthropologue centre son analyse sur le regard moral de l’élite du Bas-Canada au XIXe siècle (les notables, le clergé et la bourgeoisie) et qui fait ressortir la construction discursive de la morale chrétienne contre la conduite alcoolique. L’ensemble de ces modèles m’a permis d’approfondir le concept de croisade scientifique contre les « buveurs 308 excessifs » développé par l’anthropologie de l’alcool en Occident et par anthropologie de l’alcoolisme au Québec. Dans la deuxième partie, j’ai fait référence aux résultats de cette croisade scientifique contre les buveurs d’alcool lorsque je suis arrivé en Beauce en 2013 pour effectuer ma recherche, alors que j’ai trouvé une société troublée par ma présence en tant que chercheur qui voulait en connaître davantage sur la consommation d’alcool locale. Je peux dire que ma naïveté par rapport à leur consommation d’alcool m’a beaucoup servi. En buvant avec les buveurs du coin tout en oubliant (activement) mon « devoir de chercheur », les buveurs ont compris mon absolue disponibilité à me laisser guider par le « feeling du moment » avec eux. D’août 2013 à avril 2014, j’ai vécu des situations intenses avec les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce qui vivent leur « besoin de luxe » qui s’exprime dans le « feeling du moment ». À chaque nouvelle occasion, ils me disaient que je devais me laisser guider par le « feeling » et que je devais oublier (activement) mes « affaires de chercheur » à ce moment précis où nous buvions ensemble. Il s’agissait d’une exigence de la dynamique de la consommation d’alcool en groupe. Mon propos, à la fin de cette thèse, est surtout à l’effet qu’il est possible de changer le regard que l’on porte habituellement sur la conduite des buveurs d’alcool en adoptant le concept de « métaphysique du quasi-arrêt » pour penser le boire social de manière alternative. Je retiens de mon expérience auprès des buveurs d’alcool qu’ils sont sobres dans leurs excès. On a vu que le discours de la sobriété jouait un rôle important dans le contrôle de la conduite des « buveurs excessifs » dans plusieurs sociétés occidentales. Du discours du désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie, propagé au XVIIe siècle par l’Église anglicane en Angleterre, jusqu’au mal de l’alcoolisme dénoncé par les médecins de la moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours, la sobriété a servi à identifier la perte des valeurs morales et culturelles ainsi que la perte des valeurs patriotiques chez ceux qui boivent trop. Cependant, ce qui se passe à Sainte-Brosse-de-Beauce chez les buveurs d’alcool change radicalement le concept de sobriété. 309 En effet, ces buveurs d’alcool sont sobres, finalement! Ils sont sobres face au danger que représente la maladie de l’alcoolisme. De fait, ils sont en santé, mais il s’agit d’une « autre santé » dont parle Nietzsche pour qui ce qui ne nous fait pas mourir nous rend plus fort (Nietzsche, 1985). Ils sont sobres quand ils parient que l’incertitude du moment est une caractéristique fondamentale des relations humaines. Les buveurs d’alcool sont sobres en se trompant volontairement et en trompant les autres pour « faire du social ». Ils sont sobres car ils supportent l’effet de l’alcool dans leur corps. Finalement, ils sont sobres parce que le « feeling du moment » qu’ils ont inventé l’exige. On a besoin de sobriété pour avoir la prudence relative nécessaire de ne pas dépasser la « dernière bière » pour continuer là, dans le « feeling du moment ». Cette sobriété permet que les buveurs à Sainte-Brosse-de-Beauce continuent à être là après que cette thèse soit publiée. Bref, cette thèse démontre que la sobriété est le droit acquis par tous ceux qui boivent ces séries de « bières » en Beauce et peut-être ailleurs, et qui continuent d’être là, dans l’attente de la prochaine bière, sans stopper le « feeling du moment ». Une sobriété sous l’effet de l’effet de l’alcool, où la mesure de cette consommation n’a rien à voir avec la mesure de ceux qui se trouvent hors du « feeling du moment ». Voilà donc une anthropologie inversée qui laisse entrevoir toute la complexité conceptuelle du « feeling du moment » des buveurs d’alcool qui ont un gai avoir leur permettant de faire face à l’impossibilité d’arrêter l’arrivée de la « dernière bière » et de répondre à la démesure de tous ceux qui ont perdu le sens du bien et du mal dans un effort pour aller par-delà le bien et le mal tout en faisant valoir l’anthropologie de l’alcool. 310 BIBLIOGRAPHIE Attali, J., 2013, Histoire de la modernité, comment l’humanité pense son avenir. Paris, Robert Laffont. Bahoeli, P. et al., 1981, Le miracle économique beauceron. Québec, Presses de l’Université Laval. Balland, B. et Luscher, C., 2009, « L’addiction : lorsque l’emballement des mécanismes d’apprentissage conduit à la perte du libre arbitre », Psychiatrie, Sciences Humaines, Neuroscience, 7, 35-42. Bateson, G., 1977 [1972], « La cybernétique du “soi”: une théorie de l’alcoolisme » : 265297, in Bateson, G. Vers une écologie de l’esprit. 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