Résumé
Cette thèse propose une lecture anthropologique de la consommation d’alcool. Elle met de
l’avant une approche novatrice qui repose sur le concept de « métaphysique du quasi-
arrêt ». Cette approche a été développée à la suite d’une recherche ethnographique réalisée
dans la région de la Beauce, au Québec. Au lieu de considérer la consommation d’alcool
comme un problème social ou de santé publique, j’ai cherché à comprendre comment et
pourquoi l’on boit, en Beauce, en me laissant guider par les buveurs et les buveuses côtoyés
sur place. En prenant part à de nombreuses soirées où la bière est omniprésente, que ce soit
dans les garages, les bars ou l’aréna local, je me suis laissé affecter par les sensations
ressenties et par les paroles prononcées lorsque les buveurs éprouvent ce qu’ils appellent le
« feeling du moment ». En prenant du recul, j’ai constaté que les Beaucerons qui boivent
ont développé des stratégies défensives pour échapper à la tentative de contrôle de la
société québécoise sur leurs conduites alcooliques et, plus largement, sur l’alcoolisme. En
effet, dans la perspective de la « métaphysique du quasi-arrêt », la quantité de verres
consommés n’a d’importance qu’eu égard au « feeling du moment »; les normes culturelles
ou médicales liées à la consommation d’alcool ne tiennent pas, et c’est pourquoi cette
approche permet d’expliquer des discours et des pratiques liés à la consommation d’alcool
qui, à première vue, semblent paradoxaux, voire complètement absurdes.
Pour bien montrer en quoi l’approche mise de l’avant se distingue, mais surtout pour
expliquer comment la consommation excessive d’alcool en est venue à représenter, en
anthropologie comme dans d’autres disciplines, une pratique problématique qu’il faut
comprendre pour la combattre, une première partie de la thèse consiste en une mise en
perspective historique de l’alcoolisme en tant que concept scientifique et enjeu de société.
Y sont passées en revue les approches et concepts développés, depuis la fin du XVIIe siècle,
par des médecins, des psychologues, des économistes, des sociologues et des
anthropologues euro-américains pour aborder ce genre de consommation. Je suggère que
ces scientifiques mènent, depuis plus de deux siècles, une véritable croisade contre les
« buveurs excessifs ». Collaborant avec l’État, les mouvements de tempérance et les
entreprises privées, ils ont contribué à contenir les abus d’alcool en Occident.
Dans la seconde partie de la thèse, l’ethnographie sert de support au déploiement de la
perspective théorique développée à l’issue du travail de terrain. Il s’agit d’analyser
comment les buveurs d’alcool vivent et font durer le « feeling du moment » au cours du
boire social. Sur le terrain, j’ai découvert que les buveurs d’alcool ont inventé onze
stratégies pour vivre et faire durer le « feeling du moment » en consommant de l’alcool
avec les autres. Ces stratégies constituent une forme de résistance face à une société qui
cherche à contrôler les conduites alcooliques.