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L’ECONOMIE INFORMELLE COMME
MODE DE DEVELOPPEMENT INSTITUTIONNALISE
Le débat sur l'informalité est un sujet des plus prolixes dans le champ de la
science économique contemporaine et plus spécifiquement, dans le domaine de la
recherche sur le développement. Depuis plus de trente ans, cette réalité insondable
intrigue, intéresse et motive de nombreux travaux et productions en provenance
des institutions internationales ou des universités, des contributions qui n'en
finissent plus de s'interroger sur le potentiel réel de ce phénomène dans la lutte
contre les incidences hautement sensibles de la paupérisation urbaine et du sous-
emploi massif, et cela malgré l'indicible difficulté à préciser ce qu'est
intrinsèquement l'informel. La pluralité des activités qui le compose et l'extrême
diversité des comportements qui s'y font jour constituent, il est vrai, des obstacles à
la caractérisation précise du phénomène de l'informalité, et c'est d'ailleurs pour cela
qu'on attribue ce vocable aussi original qu'imprécis aux stratégies qui s'organisent
en dehors du strict respect des lois et qu'on continue à l'utiliser malgré tout. Non
qu'il soit particulièrement adapté pour décrire précisément la situation des pays du
tiers monde, mais justement parce qu'il est suffisamment vague et interprétable
pour matérialiser l'idée mouvante et évolutive que se font les économistes sur ce
pogrom d'activités agrégeant du cireur de chaussures aux micro-entrepreneurs
clandestins, du narcotrafiquant aux fraudeurs du fisc, de la prostituée au politicien
corrompu. Un concept préconçu certes car suggéré sur la base d'une
compréhension plus intuitive et idéologique que réellement objective du
phénomène, mais qui permet néanmoins de donner une vision suffisamment
rigoureuse (à leur sens) de l'informalité pour passer à ce qui constitue en fait
l'enjeu principal de toute recherche en ce domaine, la question de savoir si
l'économie informelle peut représenter une solution viable et opérationnelle que
l'on puisse effectivement exploiter pour répondre aux problèmes de la crise du
développement des pays du tiers monde.
Partant de là, le titre de cette thèse a indéniablement de quoi surprendre.
Dire que l'informel est un mode de développement revient en fait à percevoir cette
réalité comme une forme structurelle agencée et dotée d'un pouvoir de
structuration dynamique susceptible d'impulser un processus évolutif et régulé ;
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dire qu'il est institutionnalisé suggère qu'il fait intrinsèquement partie intégrante
des structures du système considéré et que sa fonctionnalité est avérée, reconnue et
reproduite dans le cadre social où il prend substance. Cette thèse s'inscrit donc a
contrario de la majorité des approches théoriques qui étudient ce phénomène.
En effet, à l'origine de la recherche, il était courant de penser que
l'informalité, c'est à dire la déviance caractérisée par rapport aux normes
réglementaires d'une société donnée, n'était qu'une passade temporaire dans
l'histoire des nations, la marque ou la matérialisation indubitable d'un certain retard
institutionnel ou économique amenée à se dissoudre logiquement dans les
dynamiques vertueuses de la croissance équilibrée. Face à la persistance du
phénomène et à l'extension de son champ d'action dans les pays du Tiers Monde,
les approches économiques les plus optimistes voulurent bientôt y voir l'expression
de mécanismes de rééquilibrages spontanés en situation de récession, une
ressource providentielle pour l'analyse susceptible théoriquement d'être orientée et
dirigée pour constituer la solution organisationnelle inespérée à la crise sociale et
économique qui ronge les contrées du Sud. Ces deux conceptions aussi différentes
soient-elles à première vue, relevaient alors d'un même archétype originel dont
ils entendaient exhaler la vision : celle d'une informalité forcément conjoncturelle
composée c mécanismes économiques et de logiques sociales apparaissant
spontanément en situation c crise pour permettre la reproduction économique de
leurs instigateurs et tendre vers une situation meilleure.
Bien qu'elle relève fondamentalement de la logique, cette assertion n'est à
notre sens qu'à moitié satisfaisante pour comprendre le phénomène de l'informalité
dans les pays du tiers monde, comme le suggère l'intitulé plus ouvert de cette thèse.
Non que nous rejetions en bloc l'idée que des facteurs conjoncturels puissent
concourir à rendre plus nécessaire et surtout plu perceptible le recours à des
stratégies informelles pour surmonter les incidences temporaire d'une crise
économique. Cependant, nous préférons penser que cette réalité n'a rien d'une
pathologie, mais s'apparenterait plutôt à un phénomène normal, socialement et
économiquement parlant, pour la simple et bonne raison qu'une société qui en
serait exempte est tout à fait impossible. Certes, l'informalité change de formes
suivant les types de contexte dans lesquels elle se développent, car les actes qui
sont ainsi qualifiés ne sont pas partout les mêmes ; mais e tout lieu, et de tout
temps, il exista des individus qui ne respectèrent pas les codes et le règlements
établis. L'informel est donc lié fondamentalement aux conditions de toute vie en
société, et peut être considéré à ce titre comme un des moyens de fonctionnement
commun du contexte dans lequel il « sévit ». C'est un phénomène normal,
nécessaire et même utile dans le sens où la manifestation de l'originali
individuelle peut être considérée sous certains auspices comme un facteur
d'évolution sociale. Ainsi, on a souvent pu constater au fil de l'histoire que la non-
obéissance aux codes était susceptible d'impliquer directement les changements
transformations dans une société, contribuant parfois à prédéterminer les formes
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nouvelles prises par les conventions et les règles dans un sens plus « efficace » ou
plus « rationnel ».
Il s'avère donc nécessaire de s'affranchir de la logique d'études qui soutient
le paradigme de l'individualisme méthodologique, une optique utilisée dans
l'analyse de phénomènes expurgés des influences du contexte social dans lequel ils
se déterminent en nature et prennent leur essence fondamentale, et de la relativité
historique ou géographique qui fonde pourtant leurs spécificités fonctionnelles et la
manière dont elles sont psychologiquement ressenties par les rationalités
individuelles en présence.
Aussi, afin de pallier aux défauts de la conception ethnocentrique ou
moralement contingente, le phénomène de l'informalité doit donc à notre sens être
appréhendé à l'aune de l'évolution historique des sociétés comme une partie
intégrante de tout processus de développement, et étudié en premier lieu selon son
degré de généralité, seul critère à même de s'affranchir de toute prédisposition
doctrinaire pour affirmer la normalité du phénomène. Seule une étude en
dynamique peut donc réellement mettre en lumière l'importance structurelle que
l'informalité peut revêtir dans l'organisation systémique des pays du tiers monde.
Ainsi, nous entendons rompre avec les explications monocausales et
tronquées de l'informalité qui tendent à ne voir dans ce phénomène pourtant
diversifié et complexe, que l'effet d'un malaise économique, politique ou social
dont la croissance équilibrée constituerait la cure, ou a conmario qui en font la
planche de salut dans l'impasse du processus de développement. Tant s'en faut,
nous espérons prouver dans cette thèse que l'informel, cette réalité protéiforme
dont les manifestations multisectorielles durables dans le développement
économique attestent d'une persistance au niveau de l'histoire des sociétés, ne
constitue pas la simple matérialisation temporelle de comportements marginaux
dans une organisation systémique inachevée ou en crise, mais peut au contraire
s'apparenter à un mode particulier de développement institutionnel, une constante
développementale propre à certains régimes de fonctionnement économiques,
politiques et sociaux.
Concevoir un tel objectif de démonstration n'est pas une chose aisée, eu
égard aux nombreuses productions théoriques sur le sujet qui tendent souvent à
décrire ce phénomène et ses vertus comme des atouts ou des affres conjoncturels
destinés à se diluer dans l'accomplissement institutionnel ou économique des
nations souveraines. En effet, rares sont les partisans d'une approche resituant
l'informalité ou plus généralement les comportements déviants par rapport à la
norme établie, dans une perspective objective permettant d'exprimer ce phénomène
en fonction des propriétés qui lui sont inhérentes et non en fonction de sa
conformité à une notion plus ou moins idéale de la conception sociale. Les débats
économicistes sur ce sujet semblent ainsi souvent s'attarder sur l'idée personnelle
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que les chercheurs occidentaux se font de la chose, et non sur la nature de la chose
elle-même, un parti pris qui pousse souvent à définir des concepts qui souffrent de
n'être conçus qu'en fonction des rôles qu'on leur attribue de prime abord, et non par
rapport à une observation ex ante des réalités objectives du sujet. À partir de là et
plus par souci de maintenir une cohérence logique de leurs modèles que de rendre
compte de la réalité du phénomène, la recherche orthodoxe sur l'informalité s'est
ainsi souvent dotée d'un habillage sémantique (la notion de « secteur informel »
par exemple) destiné à vérifier la compatibilité des lois supposées naturelles
définies préalablement à l'observation empirique (même s'il fallut pour cela faire
l'effort de la définition d'hypothèses souvent fausses et irréalistes).
Pourtant, cette nécessité dialectique de conformer l'agencement de la réalité
à ce qu'il semblerait normal ou logique au niveau intellectuel ou théorique, ne rend
pas compte à notre sens de la complexité du phénomène social que constitue
l'informalité, et ne permet en aucun cas de décrypter ses implications réelles dans
le processus de développement. Ce mode d'analyse plus idéologique qu'objective a
d'ailleurs plus eu tendance à masquer les propriétés réelles des phénomènes
informels sous un couvert moraliste ou idéaliste qui éclipse en fait les
fonctionnalités et les capacités de régulation éventuelles, qu'à permettre une mise
en lumière objective et opératoire du sujet.
Aussi, il nous est permis de douter de la fiabilité de modèles théoriques
fondés sur des concepts préexistants et dont la cohérence n'est due qu'à la
définition d'hypothèses logiques tellement fortes qu'elles en contraignent souvent
les conclusions. À l'instar d'A. Marshall, nous pensons qu'avant tout, que « le rôle
de la science est de réunir, de grouper et d'analyser les faits économiques et
d'utiliser les connaissances tirées ainsi de l'observation et de l'expérience » .
Il importe donc de changer de méthodes pour appréhender cette réalité
fuyante que constitue l'informalité, et en définir la nature et les incidences
effectives sur l'évolution dg structures de l'économie et de la société. Rappelons
que nous poursuivons le but de proue que la déviance par rapport aux normes
établies ne constitue pas une entrave au développement mais, au contraire, fait
intrinsèquement parti de ce processus complexe en mettant en oeuvre des capacités
régulatoires ou de changement fonctionnel qu'il reste à décrire. Effectivement, en
exprimant les phénomènes en fonction, non d'une idée de l'esprit, mais de
propriétés qui le sont inhérentes, en les caractérisant par un élément intégrant de
leur nature, et non par le conformité à une notion plus ou moins idéale, elle permet
de donner une définition objective des réalités qui nous intéressent. Sur cette base,
nous pouvons donc considérer comme informel tout comportement ou acte
susceptible d'être puni car dérogeant au respect plein et entier du Droit établie
de la société, et qui engendre un gain. Partant de là, cette conception nous
permet d'englober la totalité des actes délictueux et criminels dans le champ de
l'informalité sans avoir à apporter un jugement qualitatif ou moral sur leurs
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fonctionnalités ou à multiplier les critères de définition pour coller au plus prêt à
l'objet que nous voulons étudier précisément. Notons également que nous n'avons
volontairement pas précisé la nature du gain occasionné, ce denier pouvant être aussi
bien de nature économique que social ou politique. Ce faisant, cette optique
d'approche empruntée à la sociologie scientifique nous permet de prendre pied dans
la réalité, t s'accrocher à la nature des choses et d'échapper aux critiques que l'on
peut adresser à la notion communément définie de « secteur informel ». Elle
implique en outre une distinction des actes taxés comme informels non sur la base
de la morale ou de l'inclinaison théorique du chercheur, mais par rapport aux
conditions de la vie sociale du domaine dans lequel est mené l'étude. Cette
conception est importante : premièrement, elle nous permet d'échapper à la
subjectivité du jugement ethnocentrique sur des actes délictueux en situant le
classement par rapport aux données sociales, aux habitudes collectives, aux
coutumes et aux normes propres l'échantillon considéré ; de plus, elle supporte de
resituer le débat dans une perspective variabilité spatiale et historique qui handicape
souvent la pertinence des analyses classique supposées valables en tout temps et en
tout lieu ; enfin, et c'est là l'essentiel, elle suggère qu' toute matière de la recherche
scientifique, les concepts doivent servir à comprendre la réalité d choses sans
s'imposer dans nos esprits comme des substituts légitimes à cette dernière.
Conséquemment, cette optique méthodologique suppose de s'attacher avant
tout à matérialité des faits plutôt qu'à la conception intuitive que nous pouvons en
avoir d'une manière disciplinaire: cette conviction implique donc de procéder à un
repérage et à une observation exante des phénomènes que nous entendons étudier
afin de ne pas céder à la facilité de la simple transposition modélisée de nécessités
logiques (qui calibrerait notre réflexion en fonction de ce qui devrait être
normalement), et d'éviter que notre propre conception personnelle, temporelle
ethnocentrique de l'idéal moral ou doctrinaire n'influence la représentation que
nous pouvons en avoir. De ce fait, en échappant à l'illusion qu'une simple analyse
logique permet de décrypter efficacement le social et que la nécessité logique
vaille souvent comme nécessité naturelle, elle nous permet de nous affranchir de
l'étude des praenotiones que l'on trouve à la base de toutes les sciences, ces
« sortes de fantômes » si prompts à contenir tout ce qui il y a d'essentiel dans le
réel qu'on en arrive souvent à les confondre avec le réel lui-même. Il importe donc
plus par exemple de procéder à une analyse de la manifestation des préceptes du
Droit dans la société si nous voulons précisément analyser la nature fondamentale
de ces choses et comprendre pourquoi des comportements ne s'y soumettent pas.
C'est donc en observant empiriquement les modes de constitution des règles elles-
mêmes et leurs manifestations dans la société, que nous pourrons comprendre
ensuite comme le Droit se prolonge dans les consciences individuelles et y retentit,
et apprécier les subtilités des procédures de structuration institutionnelle, de
développement et de transformation du système organisé.
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