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Introduction
Jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, les exploitations de polycultu-
re-élevage françaises n’avaient connu que peu d’évolution. Toujours construites
selon les techniques et les formes traditionnelles, les fermes s’inscrivaient dans des
paysages proches de ceux décrits par les géographes du début du siècle. La politique
protectionniste de la Troisième République, doublée des incertitudes de la crise
économique des années 1930, avait ralenti la modernisation des campagnes et,
durant l’Occupation, la glorification de la terre encouragée par les agrariens en
avait conforté l’inertie. À la Libération, ce fut donc une France engoncée dans des
structures rurales d’un autre âge que le gouvernement d’unité nationale s’employa
à sortir de la pénurie. Le formidable élan progressiste, que la généralisation de
la motorisation et des intrants entraînerait au cours des années suivantes, n’était
encore qu’un projet.
Alors que la reconstruction s’engageait, les débats sur l’intensification des
modes d’exploitation et l’ouverture aux marchés internationaux animaient les
cercles agronomiques. De leur côté, les architectes s’intéressaient à l’établisse-
ment de nouveaux modes d’organisation des campagnes et au renouvellement
des bâtiments de production. Ce parc immobilier laissait présager un marché
prometteur. Ainsi, en 1946, Techniques & Architectures 1 consacra la totalité d’un
numéro à la question tandis qu’en 1949, L’Architecture d’Aujourd’hui, « Revue
internationale d’architecture contemporaine », y réservait entièrement une de ses
livraisons 2. Ces publications arguèrent de la place attribuée à l’agriculture dans le
Plan de reconstruction au côté des secteurs du charbon, de l’électricité, du ciment,
des transports et de l’acier. Les meilleurs spécialistes de la ruralité y explicitèrent
les orientations envisagées par le gouvernement. Les fonctionnaires du ministère
de l’Agriculture argumentèrent sur le remembrement, la mécanisation, l’organi-
sation fonctionnelle et rationnelle des exploitations. Des architectes de renom
s’employèrent à promouvoir les avantages de « l’industrialisation des bâtiments
agricoles » et d’un « l’aménagement rural nouveau », tandis que des reportages
présentaient des édifices répondant parfaitement à la vulgate productiviste prônée
tant en France qu’à l’étranger.
Parmi les projets proposés par cette presse unanime, un seul osait la polémique
en établissant un parallèle, pour le moins sarcastique, entre les conditions de
logement des animaux d’élevage et le systématisme des concepts envisagés pour
l’habitat des hommes. En effet, le clapier conçu par André Bruyère (1912-1998)
pour la maison de post-cure de Fleury-Mérogis (ill. 1 et 2) se trouvait, selon les
dires de son auteur, être la maquette du sanatorium qu’il envisageait de construire
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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ARCHITECTURES AGRICOLES
dans l’enceinte du Centre Jean Moulin de la
Fédération nationale des déportés, internés et
résistants patriotes. De fait, l’architecte qui
trouverait place dans l’histoire de l’architecture
moderne parmi les représentants du courant de
l’architecture-sculpture
3 y dénonçait avec clair-
voyance les avatars de la philosophie constructive
qui sévirait durant les deux décennies suivante
dans la politique du logement de masse : ratio-
nalité technique, efficacité économique, spécia-
lisation fonctionnelle et discrimination sociale.
Se doutait-il que son propos présageait aussi du
sort qui serait réseraux constructions rurales
lors du second XXe siècle ?
Le systématisme formel et les modalités
de mise en œuvre qui allaient accompagner le
vaste programme de modernisation des deux
secteurs présenteraient en effet de nombreux
points communs : à l’industrialisation lourde
des procédés de construction mis en œuvre dans
les villes répondrait la multiplication des constructions légères et standardisées
des campagnes. La première permettrait d’éradiquer les taudis et d’accueillir les
populations rurales migrant vers l’industrie dans de nouvelles zones d’urbanisation,
Ill. 1 et 2. Clapier de la maison de post-cure de Fleury-Mérogis. Vers 1948. André Bruyère, architecte. « Une fois de plus nous sommes incités à
admettre l’identité des besoins premiers d’un lapin et d’un homme sous un même climat, à construire pour eux selon les disciplines d’une même
architecture. »
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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INTRODUCTION
tandis que la seconde accompagnerait l’intensification des modes de production
qui positionnerait favorablement agriculteurs sur les marchés mondiaux.
À la fin des années 1960, tandis que l’augmentation et la concentration des
productions agricoles vidaient les campagnes de leurs habitants, les programmes
du logement de masse furent finalement abandonnés. Au cœur des villes, des
opérations plus réduites, constitutives de la forme urbaine, encouragèrent la diver-
sité formelle 4 pendant que l’expansion de l’habitat pavillonnaire colonisait les
espaces périphériques et les campagnes. L’architecture rurale, qui depuis plus d’un
siècle avait fait l’objet d’une attention soutenue de la part des géographes, des
ethnologues et des architectes 5, finit alors par être promue au rang de patrimoine,
allant jusqu’à constituer la principale référence d’un habitat individuel porté par
la vogue du néo-régionalisme 6.
Moins étudiés que l’habitat des hommes, les nouveaux bâtiments d’exploitation
ne s’en révélèrent pas moins de véritables marqueurs de l’évolution des campagnes.
Conçus comme des modèles standardisés, ils firent l’objet de sérieuses critiques
qui, durant les années 1970, poussèrent milieux agricoles, habitants, associations,
collectivités et législateurs à s’accorder sur la nécessité de prendre en compte
l’environnement dans leur conception. À quelques exceptions près 7, ce consensus
ne modifia cependant pas fondamentalement l’approche architecturale : la prise
en compte des contraintes environnementales se réalisa dans la continuité d’une
conception spécialisée héritée des trente glorieuses, tandis que l’application de
recettes concourait à ce que les spécialistes appelèrent pudiquement « l’intégration
paysagère ». Force est de constater qu’ainsi dissimulés, les ateliers de production
n’émurent pas outre mesure avant que des scandales environnementaux et alimen-
taires du veau aux hormones à la vache folle ne s’ajoutassent aux outrances
paysagères. Les bâtiments agricoles de la seconde partie du XXe siècle apparurent
alors dans leur réalité : des outils modernes mais d’une étonnante banalité archi-
tecturale, conçus pour assurer l’augmentation des productions en correspondance
avec le rôle économique et social donné à l’agriculture durant les quatre décen-
nies de l’après-guerre. Si dans les espaces urbains, les possibilités offertes par les
techniques nées de la révolution industrielle avaient ouvert un immense espace de
créativité architecturale, comment la révolution agricole avait-elle pu engendrer
une pauvreté formelle telle que l’on ait s’employer à dissimuler les lieux de
production ? Assurément, il y avait là matière à s’interroger.
Entre l’intensification des trente glorieuses et les grands enjeux environnemen-
taux d’aujourd’hui, les constructions agricoles connurent d’importantes évolutions
conceptuelles. Elles se transformèrent progressivement en répondant à l’évolu-
tion des pratiques agraires, mais aussi aux bouleversements des campagnes. Ainsi
les nouveaux ateliers de production témoignent de la révolution qui a radicale-
ment transformé l’agriculture durant le dernier demi-siècle en donnant quitus à
Nikolaos Pevner pour qui « l’architecture n’est pas le produit des matériaux et des
programmes ni même des conditions sociales mais de l’évolution de l’esprit
aux différentes époques 8 ».
Au-delà de la vocation des bâtiments, de leurs objectifs économiques et de
leurs enjeux environnementaux, le contexte socio-historique est déterminant
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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ARCHITECTURES AGRICOLES
pour comprendre les évolutions architecturales.
Si cette règle s’applique à l’ensemble des édifices,
ceux du secteur rural semblent présenter, a priori,
une particularité forte : tout se passe comme
si leur commande et leur conception s’étaient
toujours opérées dans le prolongement des modes
traditionnelles propres aux solidarités paysannes,
auxquels l’industrie aurait brutalement donné
de nouveaux moyens. Le particularisme des
constructions agricoles qui, avec les habitations
individuelles, demeurent aujourd’hui les seules à
échapper à l’intervention obligatoire de l’archi-
tecte instituée par la loi en 1977 – serait-il dû à
une résurgence du corporatisme et de l’entre-soi
des sociétés villageoises (ill. 3 et 4) ?
Le fonctionnalisme exacerbé des bâtiments
d’exploitation interroge cependant sur l’influence
que les théoriciens de la construction purent
exercer dans ce domaine d’autant que l’apport
des architectes modernistes au cours du second
XXe siècle ne fut assurément pas stylistique : ni le style paquebot, ni la fenêtre
horizontale, ni le blanc immaculé si cher aux architectes des CIAM ne s’appli-
quèrent aux bâtiments ruraux ! En revanche, ces ouvrages constituent la plus
spectaculaire concrétisation du fameux adage de Louis Sullivan : « Form follows
function », ce qui pousse à se demander dans quelle mesure leurs écrits n’auraient
pas orienté ou tout du moins décomplexé les concepteurs et les aménageurs des
campagnes.
L’influence des architectes sur l’industrialisation du bâtiment et les politiques
urbaines de l’après-guerre a été largement démontrée. On sait comment leurs
théories ont constitué le substrat et la caution des programmes de grande échelle
que l’industrie du bâtiment et la technostructure publique réalisèrent dans une
alliance objective. La manière dont leurs réflexions furent ramenées au binome du
chemin de grue et de la préfabrication lourde durant les années soixante est égale-
ment bien connue. Mais, en quoi les architectes influencèrent-ils les constructeurs
de la seconde révolution verte ? Si l’on admet avec Augé-Aribé que « les paysans,
ces hommes si ingénieux pour perfectionner des détails d’exécution, n’inventent
pas », si l’on pense que « tous les grands changements dont ils ont profité ou
qu’ils ont subi ont été imposés du dehors, par les villes 9», alors, comment ne
pas s’interroger sur l’origine des innovations qui les touchèrent ? Qui furent donc
les auteurs des innovations et quels discours (savants, techniques et communs)
accompagnèrent la construction de ces ouvrages ? Comment les nouveaux concepts
constructifs et spatiaux furent-ils élaborés et quels moyens furent employés pour
favoriser leur pénétration dans les campagnes ?
Ce sont les interrogations qui conduisent cette histoire des constructions
agricoles du second XXe siècle.
Ill. 3 et 4. Étable
bovine de la ferme
Garkau Lubeck
(Allemagne).
Hugo Haring
architecte, 1923.
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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INTRODUCTION
Cet ouvrage porte exclusivement sur les édifices banaux de l’agriculture, ceux
fréquentés chaque jour par les paysans. L’exploitation familiale, à « 2 unités de
Travail Humain », institué par la profession comme socle de la politique agricole
des trente glorieuses dans le cadre les lois d’orientation de 1960 et 1962, en
constitue le cadre. L’ensemble des filières des exploitations d’élevage herbi-
vores aux ateliers nés des pratiques hors-sol, en passant par les productions
céréalières y sont abordées. Bien qu’ayant été touchée par la révolution des
structures, la viticulture a été écartée car elle constitue un objet d’étude particulier
où la notion de patrimoine est depuis longtemps liée à l’image de marque et à la
qualité des produits. Sauf exception, les bâtiments construits par les coopératives
et l’industrie agro-alimentaire n’ont pas été traités. Ils mériteraient à eux seuls des
travaux approfondis.
Bien que cette histoire soit limitée à la seconde partie du XXe siècle, nous sommes
remontés aux décennies précédentes pour rappeler les conditions préalables au
bouleversement constructif de l’après-guerre. Car, s’il est établi que les possibilités
constructives amenées par la révolution industrielle n’ont pénétré les campagnes
de manière massive qu’après le second conflit mondial, peu d’approches relatent
précisément leurs prémices. La recherche se développe ensuite systématiquement
depuis l’instauration des règlements sanitaires départementaux, en 1937, jusqu’à
la loi agricole de 1999 qui, après l’instauration de la Politique agricole commune
de 1992, fit véritablement entrer l’agriculture dans une nouvelle ère : celle du
développement durable.
D’un point de vue territorial, la standardisation des constructions, tout comme
la diffusion des modèles, ignora les spécificités locales. Cependant, comment
aurions nous pu rendre compte d’une réalité, si ce n’est en confrontant les disposi-
tifs règlementaires et financiers établis au niveau national avec les propos quotidiens
qu’ils suscitèrent dans les campagnes ? C’est la raison pour laquelle nous avons
choisi de concentrer l’essentiel de nos sources d’étude sur un territoire spécifique.
Plusieurs arguments ont présidé au choix du sud de la région parisienne, et plus
particulièrement du département du Loiret :
La variété de ses terroirs qui a engendré une agriculture diversifiée permet-
tant d’aborder de nombreuses familles de constructions. On y rencontre ainsi
des bâtiments de stockages nécessaires aux grandes cultures des plaines de Beauce
et du Gâtinais ; des stabulations bovines en forêt d’Orléans et en Puisaye ; des
ateliers hors-sol développés en complément des cultures céréalières et des anciens
élevages ovins de Sologne et de Beauce ; des serres maraîchères en Val de Loire ;
des équipements nécessaires aux cultures diffuses comme le tabac, le chanvre, etc.
– Une économie qui fut propice à l’innovation. En Beauce où les riches culti-
vateurs s’étaient très tôt engagés dans la modernisation mais également dans les
régions plus pauvres de l’Est et du centre où de jeunes agriculteurs venus du
Grand Ouest s’installèrent après-guerre. Détachés des routines locales qui pesaient
sur leurs campagnes d’élection, ils expérimentèrent de nouvelles pratiques en
s’appuyant sur les dispositions règlementaires et financières émanant d’un État
encore fortement centralisé.
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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