introduction Architectures agricoles

publicité
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
Jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, les exploitations de polyculture-élevage françaises n’avaient connu que peu d’évolution. Toujours construites
selon les techniques et les formes traditionnelles, les fermes s’inscrivaient dans des
paysages proches de ceux décrits par les géographes du début du siècle. La politique
protectionniste de la Troisième République, doublée des incertitudes de la crise
économique des années 1930, avait ralenti la modernisation des campagnes et,
durant l’Occupation, la glorification de la terre encouragée par les agrariens en
avait conforté l’inertie. À la Libération, ce fut donc une France engoncée dans des
structures rurales d’un autre âge que le gouvernement d’unité nationale s’employa
à sortir de la pénurie. Le formidable élan progressiste, que la généralisation de
la motorisation et des intrants entraînerait au cours des années suivantes, n’était
encore qu’un projet.
Alors que la reconstruction s’engageait, les débats sur l’intensification des
modes d’exploitation et l’ouverture aux marchés internationaux animaient les
cercles agronomiques. De leur côté, les architectes s’intéressaient à l’établissement de nouveaux modes d’organisation des campagnes et au renouvellement
des bâtiments de production. Ce parc immobilier laissait présager un marché
prometteur. Ainsi, en 1946, Techniques & Architectures 1 consacra la totalité d’un
numéro à la question tandis qu’en 1949, L’Architecture d’Aujourd’hui, « Revue
internationale d’architecture contemporaine », y réservait entièrement une de ses
livraisons 2. Ces publications arguèrent de la place attribuée à l’agriculture dans le
Plan de reconstruction au côté des secteurs du charbon, de l’électricité, du ciment,
des transports et de l’acier. Les meilleurs spécialistes de la ruralité y explicitèrent
les orientations envisagées par le gouvernement. Les fonctionnaires du ministère
de l’Agriculture argumentèrent sur le remembrement, la mécanisation, l’organisation fonctionnelle et rationnelle des exploitations. Des architectes de renom
s’employèrent à promouvoir les avantages de « l’industrialisation des bâtiments
agricoles » et d’un « l’aménagement rural nouveau », tandis que des reportages
présentaient des édifices répondant parfaitement à la vulgate productiviste prônée
tant en France qu’à l’étranger.
Parmi les projets proposés par cette presse unanime, un seul osait la polémique
en établissant un parallèle, pour le moins sarcastique, entre les conditions de
logement des animaux d’élevage et le systématisme des concepts envisagés pour
l’habitat des hommes. En effet, le clapier conçu par André Bruyère (1912-1998)
pour la maison de post-cure de Fleury-Mérogis (ill. 1 et 2) se trouvait, selon les
dires de son auteur, être la maquette du sanatorium qu’il envisageait de construire
13
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
a
r c
h
i
t
e
c
t
u
r
e
s
ag
r
i
c
o
l
e
s
Ill. 1 et 2. Clapier de la maison de post-cure de Fleury-Mérogis. Vers 1948. André Bruyère, architecte. « Une fois de plus nous sommes incités à
admettre l’identité des besoins premiers d’un lapin et d’un homme sous un même climat, à construire pour eux selon les disciplines d’une même
architecture. »
dans l’enceinte du Centre Jean Moulin de la
Fédération nationale des déportés, internés et
résistants patriotes. De fait, l’architecte – qui
trouverait place dans l’histoire de l’architecture
moderne parmi les représentants du courant de
l’architecture-sculpture 3 – y dénonçait avec clairvoyance les avatars de la philosophie constructive
qui sévirait durant les deux décennies suivante
dans la politique du logement de masse : rationalité technique, efficacité économique, spécialisation fonctionnelle et discrimination sociale.
Se doutait-il que son propos présageait aussi du
sort qui serait réservé aux constructions rurales
lors du second XXe siècle ?
Le systématisme formel et les modalités
de mise en œuvre qui allaient accompagner le
vaste programme de modernisation des deux
secteurs présenteraient en effet de nombreux
points communs : à l’industrialisation lourde
des procédés de construction mis en œuvre dans
les villes répondrait la multiplication des constructions légères et standardisées
des campagnes. La première permettrait d’éradiquer les taudis et d’accueillir les
populations rurales migrant vers l’industrie dans de nouvelles zones d’urbanisation,
14
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
i
n
t
r o
d
u
c
t
i
o
n
tandis que la seconde accompagnerait l’intensification des modes de production
qui positionnerait favorablement agriculteurs sur les marchés mondiaux.
À la fin des années 1960, tandis que l’augmentation et la concentration des
productions agricoles vidaient les campagnes de leurs habitants, les programmes
du logement de masse furent finalement abandonnés. Au cœur des villes, des
opérations plus réduites, constitutives de la forme urbaine, encouragèrent la diversité formelle 4 pendant que l’expansion de l’habitat pavillonnaire colonisait les
espaces périphériques et les campagnes. L’architecture rurale, qui depuis plus d’un
siècle avait fait l’objet d’une attention soutenue de la part des géographes, des
ethnologues et des architectes 5, finit alors par être promue au rang de patrimoine,
allant jusqu’à constituer la principale référence d’un habitat individuel porté par
la vogue du néo-régionalisme 6.
Moins étudiés que l’habitat des hommes, les nouveaux bâtiments d’exploitation
ne s’en révélèrent pas moins de véritables marqueurs de l’évolution des campagnes.
Conçus comme des modèles standardisés, ils firent l’objet de sérieuses critiques
qui, durant les années 1970, poussèrent milieux agricoles, habitants, associations,
collectivités et législateurs à s’accorder sur la nécessité de prendre en compte
l’environnement dans leur conception. À quelques exceptions près 7, ce consensus
ne modifia cependant pas fondamentalement l’approche architecturale : la prise
en compte des contraintes environnementales se réalisa dans la continuité d’une
conception spécialisée héritée des trente glorieuses, tandis que l’application de
recettes concourait à ce que les spécialistes appelèrent pudiquement « l’intégration
paysagère ». Force est de constater qu’ainsi dissimulés, les ateliers de production
n’émurent pas outre mesure avant que des scandales environnementaux et alimentaires – du veau aux hormones à la vache folle – ne s’ajoutassent aux outrances
paysagères. Les bâtiments agricoles de la seconde partie du XXe siècle apparurent
alors dans leur réalité : des outils modernes mais d’une étonnante banalité architecturale, conçus pour assurer l’augmentation des productions en correspondance
avec le rôle économique et social donné à l’agriculture durant les quatre décennies de l’après-guerre. Si dans les espaces urbains, les possibilités offertes par les
techniques nées de la révolution industrielle avaient ouvert un immense espace de
créativité architecturale, comment la révolution agricole avait-elle pu engendrer
une pauvreté formelle telle que l’on ait dû s’employer à dissimuler les lieux de
production ? Assurément, il y avait là matière à s’interroger.
Entre l’intensification des trente glorieuses et les grands enjeux environnementaux d’aujourd’hui, les constructions agricoles connurent d’importantes évolutions
conceptuelles. Elles se transformèrent progressivement en répondant à l’évolution des pratiques agraires, mais aussi aux bouleversements des campagnes. Ainsi
les nouveaux ateliers de production témoignent de la révolution qui a radicalement transformé l’agriculture durant le dernier demi-siècle en donnant quitus à
Nikolaos Pevner pour qui « l’architecture n’est pas le produit des matériaux et des
programmes – ni même des conditions sociales – mais de l’évolution de l’esprit
aux différentes époques 8 ».
Au-delà de la vocation des bâtiments, de leurs objectifs économiques et de
leurs enjeux environnementaux, le contexte socio-historique est déterminant
15
a
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Ill. 3 et 4. Étable
bovine de la ferme
Garkau Lubeck
(Allemagne).
Hugo Haring
architecte, 1923.
r c
h
i
t
e
c
t
u
r
e
s
ag
r
i
c
o
l
e
s
pour comprendre les évolutions architecturales.
Si cette règle s’applique à l’ensemble des édifices,
ceux du secteur rural semblent présenter, a priori,
une particularité forte : tout se passe comme
si leur commande et leur conception s’étaient
toujours opérées dans le prolongement des modes
traditionnelles propres aux solidarités paysannes,
auxquels l’industrie aurait brutalement donné
de nouveaux moyens. Le particularisme des
constructions agricoles – qui, avec les habitations
individuelles, demeurent aujourd’hui les seules à
échapper à l’intervention obligatoire de l’architecte instituée par la loi en 1977 – serait-il dû à
une résurgence du corporatisme et de l’entre-soi
des sociétés villageoises (ill. 3 et 4) ?
Le fonctionnalisme exacerbé des bâtiments
d’exploitation interroge cependant sur l’influence
que les théoriciens de la construction purent
exercer dans ce domaine d’autant que l’apport
des architectes modernistes au cours du second
XXe siècle ne fut assurément pas stylistique : ni le style paquebot, ni la fenêtre
horizontale, ni le blanc immaculé si cher aux architectes des CIAM ne s’appliquèrent aux bâtiments ruraux ! En revanche, ces ouvrages constituent la plus
spectaculaire concrétisation du fameux adage de Louis Sullivan : « Form follows
function », ce qui pousse à se demander dans quelle mesure leurs écrits n’auraient
pas orienté ou tout du moins décomplexé les concepteurs et les aménageurs des
campagnes.
L’influence des architectes sur l’industrialisation du bâtiment et les politiques
urbaines de l’après-guerre a été largement démontrée. On sait comment leurs
théories ont constitué le substrat et la caution des programmes de grande échelle
que l’industrie du bâtiment et la technostructure publique réalisèrent dans une
alliance objective. La manière dont leurs réflexions furent ramenées au binome du
chemin de grue et de la préfabrication lourde durant les années soixante est également bien connue. Mais, en quoi les architectes influencèrent-ils les constructeurs
de la seconde révolution verte ? Si l’on admet avec Augé-Aribé que « les paysans,
ces hommes si ingénieux pour perfectionner des détails d’exécution, n’inventent
pas », si l’on pense que « tous les grands changements dont ils ont profité ou
qu’ils ont subi ont été imposés du dehors, par les villes 9… », alors, comment ne
pas s’interroger sur l’origine des innovations qui les touchèrent ? Qui furent donc
les auteurs des innovations et quels discours (savants, techniques et communs)
accompagnèrent la construction de ces ouvrages ? Comment les nouveaux concepts
constructifs et spatiaux furent-ils élaborés et quels moyens furent employés pour
favoriser leur pénétration dans les campagnes ?
Ce sont les interrogations qui conduisent cette histoire des constructions
agricoles du second XXe siècle.
16
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
i
n
t
r o
d
u
c
t
i
o
n
Cet ouvrage porte exclusivement sur les édifices banaux de l’agriculture, ceux
fréquentés chaque jour par les paysans. L’exploitation familiale, à « 2 unités de
Travail Humain », institué par la profession comme socle de la politique agricole
des trente glorieuses dans le cadre les lois d’orientation de 1960 et 1962, en
constitue le cadre. L’ensemble des filières – des exploitations d’élevage herbivores aux ateliers nés des pratiques hors-sol, en passant par les productions
céréalières – y sont abordées. Bien qu’ayant été touchée par la révolution des
structures, la viticulture a été écartée car elle constitue un objet d’étude particulier
où la notion de patrimoine est depuis longtemps liée à l’image de marque et à la
qualité des produits. Sauf exception, les bâtiments construits par les coopératives
et l’industrie agro-alimentaire n’ont pas été traités. Ils mériteraient à eux seuls des
travaux approfondis.
Bien que cette histoire soit limitée à la seconde partie du XXe siècle, nous sommes
remontés aux décennies précédentes pour rappeler les conditions préalables au
bouleversement constructif de l’après-guerre. Car, s’il est établi que les possibilités
constructives amenées par la révolution industrielle n’ont pénétré les campagnes
de manière massive qu’après le second conflit mondial, peu d’approches relatent
précisément leurs prémices. La recherche se développe ensuite systématiquement
depuis l’instauration des règlements sanitaires départementaux, en 1937, jusqu’à
la loi agricole de 1999 qui, après l’instauration de la Politique agricole commune
de 1992, fit véritablement entrer l’agriculture dans une nouvelle ère : celle du
développement durable.
D’un point de vue territorial, la standardisation des constructions, tout comme
la diffusion des modèles, ignora les spécificités locales. Cependant, comment
aurions nous pu rendre compte d’une réalité, si ce n’est en confrontant les dispositifs règlementaires et financiers établis au niveau national avec les propos quotidiens
qu’ils suscitèrent dans les campagnes ? C’est la raison pour laquelle nous avons
choisi de concentrer l’essentiel de nos sources d’étude sur un territoire spécifique.
Plusieurs arguments ont présidé au choix du sud de la région parisienne, et plus
particulièrement du département du Loiret :
– La variété de ses terroirs qui a engendré une agriculture diversifiée permettant d’aborder de nombreuses familles de constructions. On y rencontre ainsi
des bâtiments de stockages nécessaires aux grandes cultures des plaines de Beauce
et du Gâtinais ; des stabulations bovines en forêt d’Orléans et en Puisaye ; des
ateliers hors-sol développés en complément des cultures céréalières et des anciens
élevages ovins de Sologne et de Beauce ; des serres maraîchères en Val de Loire ;
des équipements nécessaires aux cultures diffuses comme le tabac, le chanvre, etc.
– Une économie qui fut propice à l’innovation. En Beauce où les riches cultivateurs s’étaient très tôt engagés dans la modernisation mais également dans les
régions plus pauvres de l’Est et du centre où de jeunes agriculteurs venus du
Grand Ouest s’installèrent après-guerre. Détachés des routines locales qui pesaient
sur leurs campagnes d’élection, ils expérimentèrent de nouvelles pratiques en
s’appuyant sur les dispositions règlementaires et financières émanant d’un État
encore fortement centralisé.
17
a
r c
h
i
t
e
c
t
u
r
e
s
ag
r
i
c
o
l
e
s
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Ill. 5. Carte
agricole du
Loiret, vers
1964, Baguet,
Bonnemère et
Gauthier.
– Une proximité avec Paris qui contribua à faire de ce secteur un terrain
d’innovation et incita plus tôt qu’ailleurs à prendre en compte le cadre de vie
dans la conception des édifices. En effet, le développement de la grande région
soumit rapidement ces espaces ruraux à une mutation sociologique consécutive
à l’urbanisation et à la vogue des résidences secondaires.
Cependant, au-delà du Bassin parisien, nous avons recherché les foyers d’innovation dans d’autres territoires : le Grand Ouest pour les filières hors – sol et la
montagne pour les questions paysagères, notamment. Ces investigations nous
ont permis d’observer les spécificités apportées par les conditions climatiques et
le relief sur les modèles et leurs influences sur la rapidité de diffusion des innovations (ill. 5).
Pour étudier l’architecture des bâtiments d’exploitation contemporains, nous
nous sommes appuyés sur la multitude de travaux ayant abordé l’habitat rural. Bien
que peu d’entre eux aient traité de notre domaine de prédilection, la question a
cependant été approchée dans différentes thèses, articles et mémoires de maîtrise
consacrés à l’économie et à la sociologie rurale. Son étude impose également
l’identification des phases d’innovation technique ; la présentation des acteurs qui
les portèrent ; l’approche des méthodologies et des vecteurs utilisés pour leur diffusion ; l’analyse des contextes réglementaires et socio-économiques. L’histoire des
mouvements architecturaux et de l’aménagement territorial y est aussi convoquée.
Comment comprendre en effet l’évolution des bâtiments-outils sans s’intéresser
18
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
i
n
t
r o
d
u
c
t
i
o
n
aux débats qui traversèrent les milieux de l’architecture savante et de l’urbanisme
à une époque marquée par la fusion progressive de la ville et de la campagne ?
Si jusqu’au milieu du siècle, les tenants de l’école de géographie française
ont recherché les déterminants formels des établissements traditionnels, l’intérêt
des géographes s’est ensuite porté davantage sur la transformation des structures
que sur la modernité des bâtiments-outils 10. Certes, ceux dont les travaux traitèrent du renouveau de l’économie agricole et de l’aménagement rural relevèrent
l’importance des volumes bâtis et la modernité des équipements de travail. Mais,
dans la majorité des cas, les formes et les innovations techniques ne furent guère
prises en considération, malgré la voie qu’avait ouverte Jean-Paul Diry en 1974,
en s’intéressant à l’industrialisation de l’élevage 11. Plus récemment, Philippe
Madeline, en considérant le bâti agricole comme « un élément d’analyse des
mutations rurales 12 » y apporta sa contribution. Son approche conforte celles de
vulgarisateurs, d’ethnologues et de sociologues qui, durant la seconde partie du
XXe, étudièrent tant les transformations et les permanences du monde paysan 13
que l’essor des « agro-managers ». Le renouvellement des conditions de travail,
la séparation entre le logement des hommes et celui des animaux ou la solitude
des ruraux 14 due à l’irruption de l’agriculture industrielle furent ainsi abordés,
tout comme l’évolution du rôle de la femme dans les exploitations d’élevage 15.
Ponctuellement, des éléments sur le rôle des agriculteurs dans la pénétration des
innovations architecturales ont été mis en évidence dans les recherches consacrées
à l’influence des mouvements Jacistes dans la Révolution Silencieuse et à la place
tenue par les structures de conseils et l’administration dans la modernisation.
De leur côté, les économistes ont démontré la place de la planification et
l’importance des subventions dans le renouvellement des outils de travail des
agriculteurs ; tandis que les statisticiens mettaient en évidence la diminution
constante du nombre d’exploitations selon une courbe inversement proportionnelle à l’augmentation de leur surface et de leur parc immobilier.
Le secteur technique se montra, pour sa part, particulièrement prolixe en
consacrant une importante littérature aux dix millions de mètres carrés qui se
bâtirent chaque année, au cours du second XXe siècle. Des ouvrages généralistes aux
brochures les plus spécialisés, leurs prescriptions prirent le pas sur les traités dans
lesquels les architectes et les agronomes avaient depuis la renaissance conceptualisé
les avancées de la construction rurale. Ainsi, la stabulation libre, les bâtiments
avicoles ou les ateliers porcins firent l’objet de nombreuses publications de la part
des organismes du Développement qui, à partir des années 1960, multiplièrent
les programmes de recherche et les documents de vulgarisation en traitant de
problématiques spécifiques : zootechnie, logement des troupeaux, économie de
la construction, ventilation, impact paysager, bien-être animal, etc. De nombreux
mémoires d’élèves ingénieurs ont complété cette importante production dont les
titres attestent de l’hyperspécialisation.
Par contre, du point de vue patrimonial, l’architecture agricole récente n’a pas
connu le succès des constructions traditionnelles qui, à la fin du XIXe, avait profité
d’un étonnant rapprochement entre les beaux-arts et l’agriculture. Aujourd’hui, le
champ de la recherche architecturale est essentiellement urbain. Si les historiens et
19
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
a
r c
h
i
t
e
c
t
u
r
e
s
ag
r
i
c
o
l
e
s
les sociologues du cadre bâti ont largement investi les thématiques du logement,
des équipements publics et de l’urbanisme sans négliger le domaine des espaces de
travail et de l’industrie 16, on ne peut que noter la rareté des travaux scientifiques
dans le domaine de la construction rurale et plus spécifiquement agricole. Certes,
à la charnière des années 1980, quelques-uns s’interrogèrent sur les incidences
architecturales et paysagères des nouveaux modes de production 17 tandis que
d’autres recherchaient des réponses contemporaines à la lancinante question des
identités architecturales locales 18. Il convient également de relever les multiples
recherches-actions engagées durant les années 1975-1985 par la mission Bâtiments
agricoles et paysages, à l’initiative de la Fondation de France, tout comme la vision
générale sur la physionomie des bâtiments d’exploitation 19 qu’apportèrent les
recherches menées en Italie par Tutino Vercelloni la décennie suivante. Et même
si plus récemment, certains travaux ont été spécifiquement consacrés au patrimoine coopératif 20 généralement, l’étude des bâtiments quotidiens de la ferme
est souvent demeurée à l’écart de la recherche universitaire.
Ainsi, les édifices de la révolution agricole sont restés les parents pauvres de
l’histoire de l’architecture contemporaine. Absents de la base Architecture-Mérimée
du ministère de la Culture 21, qui « recense le patrimoine monumental français
dans toute sa diversité », ils constituent un parc immobilier estimé à environ
cinq cents millions de mètres carrés 22. Dans notre approche, cette considérable
production bâtie n’a pas été abordée par les outils de l’inventaire mais discernée par
l’analyse des arguments qui ont suscité et accompagné la pénétration des nouvelles
techniques. C’est en effet le projet de la modernisation et les justifications qui l’ont
soutenu qui nous intéressent au premier chef. Dans les publications et les propos
des acteurs concernés, nous avons cherché à déceler les attendus économiques,
techniques, architecturaux et environnementaux auxquels ces constructions ont
été soumises. Nous avons recherché les moments critiques et voulu comprendre
les évolutions qui les avaient engendrés comme celles qu’ils inauguraient.
Les sources écrites, les documents graphiques et les photographies ont été
prioritairement exploités. De nombreux entretiens avec des acteurs de la modernisation les ont complétés. Nous nous sommes en outre évertués à l’analyse in
situ de réalisations exemplaires.
L’intérêt des sources est évidemment à corréler avec leur rayonnement.
Celles d’envergure nationale ont permis de retrouver les politiques et les innovations que l’État et la profession conçurent ou soutinrent. Elles témoignent du
contexte intellectuel dans lesquels les débats politico-économiques ayant marqué
l’époque étudiée s’ancrèrent ainsi que de la genèse des éléments règlementaires
et des prescriptions techniques. Elles comprennent les ouvrages et les articles de
chercheurs spécialisés, les récits de certains acteurs, les publications des organismes
techniques, les revues des professionnels de l’architecture ainsi que de nombreux
textes juridiques : lois, décrets, arrêtés, circulaires… S’y ajoutent les archives privées
de certains acteurs tels que l’entreprise de constructions métalliques Dolléans – qui
occupa longtemps une place de leader sur le marché de la construction des hangars
20
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
i
n
t
r o
d
u
c
t
i
o
n
Ill. 6. Le Cultivateur du Loiret et ill. 7. Le Loiret agricole et rural.
Créé en 1921 par les organisations agricoles, Le Cultivateur du Loiret fut d’abord l’organe officiel de la fédération des Syndicats agricoles,
viticoles et horticoles du Loiret et des associations agricoles de ce département. Il constitua un support régulier de vulgarisation des avancées
techniques. Suspendu durant l’Occupation, ce périodique à caractère professionnel parut à nouveau le 25 janvier 1945 en tant qu’« organe
du comité départemental d’Action Agricole du Crédit de la Mutualité, de la Coopération et du Syndicalisme agricole ». Dès lors la revue
fut servie gratuitement à tous les agriculteurs du Loiret. À partir d’août 1946, elle devint l’organe départemental de la Confédération
générale de l’agriculture. Ensuite, la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles en assura l’administration et la rédaction
jusqu’en 1962, la chambre d’agriculture pris la relève. Devenu hebdomadaire en 1963, Le Cultivateur du Loiret connu son apogée
en 1972 en totalisant 22 500 abonnés, avant de décliner pour ne plus en compter que 12 000 en 1983. Début janvier 1984, à l’initiative
du secrétaire et futur président de la FDSEA, il fut remplacé par Le Loiret agricole et rural.
agricoles, la mission Bâtiments agricoles et paysages ou l’architecte Compère qui
consacra la majeure partie de sa carrière aux constructions rurales.
Les sources concernant le territoire d’appui ont permis de rendre compte de
la mise en œuvre des décisions nationales. Toutes sont consultables aux archives
départementales du Loiret. Parmi elles, on distingue les fonds des services du
Génie rural, de la direction départementale et de la chambre d’agriculture du
Loiret, de l’ordre des architectes du Centre ainsi que la collection du Cultivateur
du Loiret – une revue d’information syndicale et agricole qui permit de suivre
l’actualité rurale sur l’ensemble de la période étudiée (ill. 6 et 7). Des entretiens
réalisés avec les acteurs du progrès technique complètent cette approche bibliographique. Doublés de visites d’exploitation, ils donnent la mesure de l’influence
des modèles et illustrent l’impact des nouvelles constructions sur les territoires.
21
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
a
r c
h
i
t
e
c
t
u
r
e
s
ag
r
i
c
o
l
e
s
Articulée en trois grandes parties, cette histoire s’organise suivant un plan à la
fois chronologique et thématique.
La première, relate les évolutions constructives. Après avoir abordé les prémices
de la modernisation en remontant jusqu’au début du siècle, elle présente comment
en une quinzaine d’année – de l’immédiat après-guerre à la fin des années cinquante –
les savoir-faire traditionnels du bâtiment laissèrent définitivement place à
l’industrialisation.
La seconde partie traite de l’intensification des productions et la spécialisation
des bâtiments d’exploitation. Un premier chapitre, aborde l’incidence territoriale
et architecturale du projet économique et social porté par les lois d’orientation
agricole de 1960 et 1962 et démontre ses proximités avec les théories développées
par les urbanistes du Mouvement moderne. Un second chapitre est consacré aux
recherches zootechniques et à leurs incidences sur la conception et la spécialisation
des bâtiments.
La troisième partie s’ouvre sur l’émergence des préoccupations environnementales qui, à partir des années 1970, rejaillirent sur les constructions d’exploitation. Le premier chapitre, est consacré au renouvellement de la conception des
bâtiments-outils et à la prise en compte des enjeux paysagers. Le second insiste
sur la montée en puissance des contraintes environnementales durant les années
quatre-vingt-dix et la normalisation architecturale.
En conclusion, s’appuyant sur les mutations des espaces ruraux et des pratiques
agricoles mises en évidence et analysées, un pronostic sur les évolutions de l’architecture agricole est esquissé.
Notes
1. Techniques & Architecture, Aménagement rural, 1946, n° 3-4.
2. L’Architecture d’aujourd’hui, Constructions agricoles, mars 1949, n° 22.
3. LUCAN Jacques, Architecture en France (1940-2000), Histoire et théorie, Le Moniteur, Paris,
2001, p. 121-127.
4. PITTE Jean-Robert, Histoire du paysage français, tome ii, Le Profane : du XIVe à nos jours, Pluriel,
Tallandier, 1983, Paris, 1994, p. 137-138.
5. CHIVA Isaac, DUBOST Françoise, « Architecture sans architectes, une esthétique involontaire ? »,
Études rurales, EHESS, Paris, n° 117, janvier-mars 1991, p. 9-38.
6. LE COUÉDIC Daniel, La maison ou l’identité galvaudée, PUR, Art et Société, Rennes, 2003,
209 p.
7. http://www.architecturesagricultures.fr/referencesBibliographies/50Batiments.php
8. PEVSNER Nikolaus, Génie de l’architecture européenne (1943), tome II, Le Livre de poche, Paris,
1970. Cité par JENGER Jean, L’Architecture, un art nécessaire, Monum, Éd du patrimoine, Paris,
2006, p. 62.
9. AUGE-ARIBE Michel, La politique agricole de la France, Albin Michel, Paris, 1955, 479 p.
10.SOULARD Christophe, DELPHOSSE Claire, NOUGAREDES Brigitte, LAFAGE Claire, « Le
bâti agricole périurbain », Bâtir dans les campagnes, MADELINE Philipe & MORICEAU JeanMarc (éd.), PUC MRSH, Caen, 2007, p. 16-19.
11.DIRY Jean-Paul, L’industrialisation de l’élevage en France : économie et géographie des filières
avicoles et porcines, thèse de doctorat, Éd. Ophrys, Gap, 1985, 680 p.
22
i
n
t
r o
d
u
c
t
i
o
n
[« Architectures agricoles », Hervé Cividino]
[ISBN 978-2-7535-1747-9 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
12.MADELINE Philippe, « L’évolution du bâti agricole en France métropolitaine : un indice des
mutations agricoles et rurales », Information géographique, vol. 70, no 3, sept. 2006, p. 33-49.
13.Parmi les nombreuses recherches menées sur ce dernier sujet, il convient de noter les travaux de
Jean VIARD et de Michel MARIE, La campagne inventée, Actes Sud, Arles, 1977, 239 p.
14.SALMONA Michèle, Souffrances et résistances des paysans français, Éd. L’Harmattan, Paris, 1994,
254 p.
15.SORIANO Véronique, WAGNER Christine, La femme et l’espace rural, Plan construction, Paris,
1980, 211 p.
16.RONCAYOLO Marcel, PAQUOT Thierry (dir.), Villes & civilisation urbaine, XVIIIe-XXe siècle,
Larousse, textes essentiels, Paris, 1992, 687 p.
17.LE COUÉDIC Daniel, DAVID Sylvie, HALLEGOUET Bernard, « Élevage hors sol et évolution
du paysage », Monuments historiques, 1979, n° 109, p. 86-90.
18.BARRUE-PASTOR Monique, BARRUE Michel, Architecture, élevage et société montagnarde : une
expérience pilote de développement local intégré dans les vallées pyrénéennes, CNRS, Paris, 1991,
321 p.
19.TUTINO VERCELLONI Isa (dir.), Construire pour l’agriculture, histoire, expérimentation, hypothèses, Gruppo Dioguardi, Skira Éd., 1996, 303 p.
20.LORIETTE Nicolas, Les formes de stockage des céréales en Eure-et-Loire du début du siècle à 1963,
mémoire de maîtrise, P. Léon et J.-B. Minnaert (dir.), université François Rabelais, Tours,
2000, 8 volumes.
21.http://www.culture.gouv.fr/culture/inventai/patrimoine/
22.Sur les cinquante dernières années, le nombre de mètres carrés de bâtiments agricoles bâtis
chaque année a été estimé à dix millions environ. Voir notamment GOVIN Louis, « De la
construction des bâtiments agricoles », FNGEDA, Le Bordereau des prix unitaires en bâtiments
d’exploitation, 20e édition, Travaux et innovations, Paris, octobre 1989, p. 87-100.
23
Téléchargement