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8 revue juive | 4 avril 2017
150 ans après l’émancipation des juifs de Suisse, la communauté genevoise compte
des Ashkenazes et de Séfarades, des traditionnalistes et des libéraux
L’unité dans la différence
OLIVIER CHRISTE
Genève est non seulement le théâtre de ren-
contres entre diplomates, distributeurs et
exposants internationaux, mais aussi entre
Séfarades et Ashkénazes, et ce, depuis près de
100 ans. Une réunion d’une telle ampleur est
exceptionnelle pour la Suisse et entraîne la
coexistence de mondes qui se sont dévelop-
pés séparément pendant de nombreux siècles.
Mais le débat qui s’est ouvert autour de cee
cohabitation genevoise s’est très rapidement
intéressé à des aspects allant bien au-delà des
simples différences d’origine et d’histoire. Il
a impulsé une forte dynamique dans la dis-
cussion sur les réformes du judaïsme, ce qui
s’est finalement traduit par une forte diversi-
fication de la communauté juive à partir des
années 1970, laquelle se maintient encore
aujourd’hui.
Le récit des juifs de Genève
Jean Plançon vit dans la périphérie de Genève,
dans la commune de Veyrier. Cee dernière est
accolée à la frontière française, et le cimetière
juif dont la garde est assurée par Jean Plançon
se trouve précisément sur la frontière. Outre
le logement du gardien, Jean Plançon occupe
également un cabinet de travail dans le bâti-
ment administratif du cimetière. Le bureau
et les étagères sont revêtus d’un placage syn-
thétique d’un rouge tropical. Les livres – bien
souvent des éditions académiques luxueuses
inscrites en leres d’or et encadrées de part et
d’autre par d’importants voisins – s’alignent
sur de nombreux mètres. C’est dans cee pièce
que Jean Plançon entreprend ses voyages dans
le passé, dans l’histoire juive de Genève. L’«His-
toire de la Communauté juive de Carouge et de
Genève» comprend trois tomes. Deux d’entre
eux sont déjà parus et couvrent la période de
l’Antiquité à l’an 1946. C’est l’un des travaux les
plus vastes et les précis sur une communauté
juive de Suisse.
Genève fait ainsi figure d’exception locale,
puisque la majorité des juifs qui y résident
sont d’origine séfarade. Mais cela n’a pas tou-
jours été ainsi. Durant la deuxième moitié du
XVIIIe siècle, le roi de Sardaigne rêvait de bâtir
une cité d’envergure dans sa petite exclave à
l’extrême ouest du lac de Genève. La petite ville
de Carouge devait aeindre un rayonnement
similaire à celui de la métropole de Genève. Il
s’est mis en quête des habitants nécessaires à
ce projet dans toutes les couches de la popu-
lation et dans toutes les régions, même parmi
les juifs. Il leur a permis de s’y implanter, une
exception en Europe à cee époque. Ce sont
principalement les juifs d’Alsace qui se sont
installés dans l’actuelle banlieue genevoise de
Carouge pour y former une communauté ash-
kénaze active.
L’émancipation accrue qui a mené à la révi-
sion partielle de la Constitution fédérale en
1866, laquelle accordait aux juifs de Suisse la
liberté d’établissement et le plein exercice des
droits civiques, s’est traduite par la croissance
et l’élargissement de la petite communauté
juive. Beaucoup de ses membres ont quié
Carouge pour Genève, où ils ont bâti l’une des
premières synagogues de Suisse en 1859. Le lieu
de culte qui porte le nom de Beth Yaacov se
trouve, comme jadis, en plein centre de la ville.
Jean Plançon aime évoquer le passé. Cepen-
dant, plus il intègre le présent dans ses récits,
plus ceux-ci sont brefs. «En tant qu’historien,
j’ai été confronté au passé. À des thèmes cli-
vants. Mais de l’eau a coulé sous les ponts
depuis. Le présent est plus épineux. C’est plus
difficile d’en parler.» Jean Plançon veut dire
par là qu’il est difficile d’avoir du recul sur des
événements qui ont perdu en impact au fil des
décennies. Néanmoins, il évoque en parallèle
la diversification du judaïsme genevois que
l’on observe depuis les années 1970. Une situa-
tion qui s’est traduite par une indignation
collective et par la construction de nouvelles
synagogues.
La synagogue Beth Yaacov illustre parfai-
tement cee diversification. «Celle-ci est en
grande partie vide aujourd’hui», explique Jean
Plançon. En effet, toute la place de la Syna-
gogue sur laquelle a été érigé le lieu de culte
renvoie une impression d’abandon en plein
centre de la Genève dynamique. Un îlot de
tranquillité si l’on peut dire. «Mais la tranquil-
lité, c’est avant tout le délaissement», ajoute-
t-il. La synagogue Beth Yaacov est gérée par la
Communauté Israélite de Genève (CIG), hier
l’unique et aujourd’hui la plus grande commu-
nauté juive de la ville. La CIG adopte d’ailleurs
une approche traditionnelle ou orthodoxe
de la foi. Pour expliquer le délaissement, son
Grand Rabbin, Izhak Dayan, utilise l’image
d’une île. Il raconte l’histoire d’un juif solitaire
qui construit deux synagogues sur cee même
île. L’une dans laquelle il se rend pour prati-
quer son culte et l’autre, dont il se tient éloigné.
Beth Yaacov a été remplacée par sept nouvelles
synagogues ou salles de prière. La plupart
d’entre elles ont été construites au cours des 50
dernières années, notamment Hekhal Haness
qui peut recevoir 1 200 croyants.
Genève accueille environ 4 500 juifs. La ville
de Zurich est le deuxième lieu d’implantation
de juifs en Suisse, mais cee communauté
reste limitée. Que se passe-t-il lorsque l’iden-
tité commune est remise en question dans le
cadre de cee diversification?
Première migration séfarade
Les membres de la petite communauté ash-
kénaze avaient à peine terminé de bâtir leur
synagogue Beth Yaacov que des événements à
Andrinople (l’actuelle Edirne située à la fron-
tière gréco-turque) ont airé bon nombre de
nouveaux visages dans le lieu de culte. Parmi
eux, Henri de Tolédo. Ce dernier a émigré à
Genève en compagnie de ses trois frères au
début du siècle dernier pour y ouvrir les pre-
mières pharmacies. Sa petite-fille, Anne-Au-
dard de Tolédo, est elle aussi pharmacienne et
dirige la Pharmacie Principale, une entreprise
familiale d’envergure. À l’instar de Jean Plan-
çon, son récit commence loin dans le passé.
Pour être précis, aux origines de son nom, dans
la ville espagnole de Tolède. Nous sommes en
l’an 1492. Les chrétiens espagnols ont recon-
quis Grenade, le dernier émirat islamique, et
ainsi réuni l’Espagne sous la Croix. Les mino-
rités religieuses sont forcées de quier le pays.
C’est ainsi que les ancêtres d’Anne-Audard de
«Cee vague d’immigration
a doublé la population
juive de Genève en un rien
de temps.»