Au-delà du traumatisme : situation en suspens, famille en

publicité
AU DELA DU TRAUMATISME :
SITUATION EN SUSPENS, FAMILLE
EN MOUVEMENT.
LE CONTEXTE :
L’état végétatif, fruit des progrès de la réanimation, induit un traumatisme familial
dont les répercussions se font sentir sur des années. La famille va alors devoir composer
pendant une durée indéterminée avec cette situation « flottante » : le proche n’est pas mort
mais plus tout à fait vivant non plus.
Présentons la famille H : elle se compose de Kévin (le patient désigné), José (son père),
Corinne (sa mère) et Romain (son frère). Nous avons trouvé intéressant d’y inclure Farida
(amie de la mère) et Yoko (compagne du frère) du fait de leur importance dans le mécanisme
de résilience.
Kévin avait 18 ans au moment de l’accident (AVP : moto contre voiture) et 20 ans au moment
de l’admission au sein de l’unité EVC/EPR. Il est aujourd’hui âgé de 23 ans. C’est un patient
en état végétatif chronique.
L’état végétatif est défini médicalement par la présence de cycles veille-sommeil avec un
maintien complet ou partiel des fonctions automatiques de l’hypothalamus et du tronc
cérébral, mais avec une absence de toute manifestation de vie relationnelle.
La question est assez simple : comment va faire la famille de Kévin pour affronter cette
épreuve ? Quels processus vont être activés pour retrouver un équilibre après le chaos
engendré par cette situation ? Quelle place va occuper ce jeune homme qui est un
présent/absent du fait de sa pathologie ?
Nous suivrons cette famille au travers des différents processus qu’elle va traverser : de la crise
normative, en passant par le chaos engendré par le traumatisme, jusqu’à une apparente
position de résilience.
1
LES DEUX CRISES DU SYSTEME :
Nous sommes partis du constat que la famille H., avant l’accident de Kévin, traversait
déjà une première crise, crise que nous pourrions qualifier de « normative » en lien avec le
processus de prise d’autonomie d’un jeune adulte.
Cette première crise se traduit par : des remaniements au niveau de la relation éducative, le
passage d’une position d’enfant à celle d’adulte, la diminution de la position d’emprise de la
mère caractérisée par une trop grande proximité.
C’est en quelque sorte la crise du passage à un nouveau cycle de vie pour lui et pour sa
famille.
Cependant, il nous est apparu que cette crise normative était complexifiée car en effet, il est
probable que Kévin, par les différents conflits qu’il traversait (relations avec son père,
problèmes à l’école) et par ses multiples prises de risques, cherchait aussi à traiter un
possible traumatisme ancien au-delà du processus d’autonomisation. En parallèle, nous
faisons aussi l’hypothèse d’un appel au père, au tiers séparateur.
Rappelons que la crise peut aussi être vue comme l’état d’un système au moment où un
changement dans son fonctionnement est imminent.
L’accident de Kévin, fait qui traumatise l’ensemble du système familial, provoque la
deuxième crise du système familial.
Ce traumatisme lié à l’accident provoque une situation de chaos pour la famille H.
Le chaos survient lorsque le système, loin de son équilibre, n'a plus les ressources nécessaires
pour revenir vers la stabilité.
Le terme de chaos1, utilisé par R. Thom et inspiré des travaux de Gleick, n’est pas seulement
associé à l’échec, la dégradation ou l’aliénation. Il représente également et surtout un monde
de changements et d’opportunités.
Autrement dit : après une phase de désordre, de chaos, d’imprévisibilité, un nouvel ordre
s'installe dans le système et cela en partant d’un point de bifurcation qui permettra à la
famille de trouver un nouveau mode de fonctionnement. La bifurcation est le point critique à
partir duquel ce nouvel état qualitatif devient possible.
1
Thom R., Stabilité structurelle et morphogenèse, Interédition, Paris, 1977.
2
Comme le souligne Goldbeter-Merinfeld2 : « Le nouvel état qui apparaît est imprévisible, car
il nécessite une toute nouvelle organisation, mais il n’est cependant pas complètement
aléatoire. En effet, on retrouve en son sein les traces ou la persistance de singularités :
l’histoire du système ne lui permet pas de faire émerger n’importe quoi ».
A ce moment chaotique de l’histoire familiale, toutes les transactions sont en suspends et les
rôles de chacun deviennent flous.
Le temps semble figé du fait de cette pathologie qui n’évoluera peu ou plus.
Cette absence de temporalité a pour effet de créer une barrière imperméable qui sépare la
famille de l’extérieur. Plus encore que durant le coma, nous pouvons comparer ce temps à un
temps suspendus, durant lequel les transactions conflictuelles sont empêchées et les conflits
évités.
LA REMISE EN ROUTE DU SYSTEME :
Cette situation de chaos semble perdurer jusqu’à ce que la famille intègre l’unité
EVC/EPR.
En effet, l’unité a pour but de rapprocher les membres des familles et offre une prise en
charge sans limitation de durée. L’admission de Kevin dans cette unité permet à la famille
H. de se retrouver et de remettre en place un fonctionnement familial opérant avec une
redistribution des rôles et des places de chacun, tout en réintégrant Kévin au sein de la
famille. Il s’agit donc ici du point de bifurcation pour la famille.
C’est à ce moment que nous intégrons la notion de tiers pesant : un « absent » tellement
présent.
Comment le système va-t-il se réorganiser en réintégrant un de ses membres qui n’est plus le
même ? Qui est maintenant ce patient qui à nos yeux n’est plus le même ? Mais surtout,
comment qualifier sa présence à lui-même et à ses proches ?
D’un point de vue relationnel, la présence de Kévin se traduit par une certaine absence.
2
Le deuil impossible. Familles et tiers pesant, ESF, Paris, 1999, P. 180.
3
Les systèmes qui incluent une personne en état végétatif semblent se caractériser par ce que
De Bontridder et Bosman nomment : « une modulation paradoxale entre présence et
absence »3. La perception de l’intensité de la présence du membre de la famille en EVC sera
modulée en fonction de la recherche d’équilibre du système.
C’est autour de ce constat de présence-absence que vont s’organiser les relations entre le
patient et les membres de sa famille.
Le constat de cette absence implique que le patient ne semble exister qu’au travers des
projections de son entourage et de celles de l’équipe soignante. L’interdépendance est donc
maximale entre le patient et son entourage, sans toutefois obtenir de confirmation de la
pertinence d’une telle position relationnelle.
En effet, les réactions des patients en EVC, à qui les proches attribuent une valeur de
communication, ne sont elles pas en réalité de simples réactions purement réflexes et
proprement végétatives ?
La réalité corporelle du patient se situe parfois tellement en dehors de nos repères familiers
qu’elle nous devient impossible à décrypter ou même à interpréter.
L’interlocuteur est ainsi plongé dans un chaos de signaux atypiques qu’il ne comprend pas et
qu’il n’est pas capable d’organiser selon les grilles de lectures habituelles. La communication
va donc se baser sur l’observation et l’interprétation.
Il s’agit alors de construire un éventail de sens possibles, sans réduire la personne à ce sens,
c’est-à-dire, d’une part, dans l’acceptation et le risque permanent d’une erreur d’interprétation
et d’autre part, dans la résistance face à un mouvement spontané d’objectivation du patient.
Le point d’attention spécifique consistera en une construction de cette nouvelle personne avec
l’entourage du patient de manière à valider la réalité de la présence de la personne en EVC.
Présence et absence se caractérisent donc mutuellement, dans « l’être au monde » du sujet en
EVC. La relation au sujet « présent-absent » deviendra création, car elle se révélera fondatrice
de la réalité même des interlocuteurs, dans un mouvement d’humanisation réciproque.
En nous appuyant sur le modèle du tiers pesant, et en citant Golbeter-Merinfeld 4: « Il y a des
présents qui sont absents et ils ont le droit d’être là. Leur fonction se révèle prépondérante
3
Un présent tellement absent. Clinique systémique des états de conscience altérée, In Cahiers critiques de
thérapie familiale et de pratiques de réseaux, N° 36 , De Boeck, Bruxelles, 2006, P.127.
4
Le deuil impossible. Familles et tiers pesant, ESF, Paris, 1999, P.51.
4
pour le maintien de l’équilibre du système, et pour la construction des relations qu’il recèle.
Nous faisons l’hypothèse que le système, tant familial que thérapeutique, va moduler
l’intensité de la présence/absence du sujet, au profit de sa stabilité, et lui permettre ainsi de
dépasser le traumatisme induit par le constat de l’état de conscience altérée. […] Le système
va en permanence réguler son fonctionnement, sur la base d’une mise en proportion
paradoxale entre degré de présence et degré d’absence, produisant un état plus ou moins
présent-absent ».
C’est ainsi que face au patient en EVC, les familles postulent souvent le maintien d’une
intensité de présence suffisante pour justifier l’évitement de certains thèmes de discussion.
Ces évitements n’apparaissent jamais de manière aléatoire, et touchent généralement des
zones de souffrance pour la famille.
Par exemple, au cours de nos entretiens avec la famille H, nous n’avons jamais évoqué
l’accident ou les questions touchant à la mort en présence de Kévin.
Il semblerait que la modulation entre présence et absence renvoie à l’économie
psychoaffective et relationnelle spécifique, unique et originale à chaque système. La
modulation entre présence et absence va définir des figures relationnelles variées au sein de
chaque famille.
Dans le système familial de la famille H, la polarisation préférentielle est du côté de la
présence. C’est-à-dire que la communication fonctionne surtout autour de la dyade
mère/enfant. Il s’agit d’une relation très fusionnelle avec un interlocuteur privilégié en la
personne de la mère. Cette position permet à toute la famille de poursuivre l’accompagnement
de Kévin et de continuer à exister ensemble alors que l’EVC semble être un état qui coupe
des liens.
UNE FAMILLE RESILIENTE ? :
Pour parachever cette communication, nous avons voulu introduire la notion de
résilience, avec toutes les limites que cela comporte : est-elle durable ? Est-elle valable pour
tous les membres de la famille ? Comment s’est-elle mise en place pour cette famille qui nous
semble bien fonctionner ?
5
Le mot résilience vient du latin et signifie « ressauter ». Non pas ressauter à la même place,
comme si rien ne s’était passé, mais ressauter un petit peu à côté pour continuer à avancer.
La résilience est cette aptitude qu’ont les individus et les systèmes (les familles, les groupes et
les collectivités) à vaincre l’adversité ou une situation de risque.
La résilience, c’est comment vivre et renaître en rebondissant pour une reprise d’un certain
type de développement après un traumatisme, une déchirure, en mobilisant des facteurs
personnels, familiaux et environnementaux.
Le premier temps de la résilience est un temps court. C’est celui de la confrontation au
traumatisme se caractérisant par la mise en place des mécanismes de protection, de défense
face à l’effraction de la réalité traumatisante par le déni, un sentiment de haine, de révolte,
pour résister à la désorganisation. Ce premier temps permet l’adaptation à des situations
violentes, cela en développant des capacités en lien avec des ressources internes (intra
psychiques) et externes (environnement social et affectif).
Le deuxième temps de la résilience est un temps long. Il consiste à intégrer le choc
traumatique et à le surmonter par un processus de reconstruction et de réparation, à conférer
un sens à la blessure.
Cela nécessite un travail de mentalisation qui correspond à une capacité à traduire en mot, en
représentations verbales et partageables les images, les émois ressentis, pour leur donner un
sens communicable, compréhensible pour l’autre, et pour soi d’abord. C’est une condition
essentielle du fonctionnement de la résilience.
Ce travail de symbolisation, qui se fait au niveau des affects ressentis qui ont été mis en mots,
est élaboré par la qualité des liens avec l’environnement.
C’est un processus d’adaptabilité où convergent les processus psychiques du sujet, les
interactions du milieu et les stratégies de soutien.
C’est un processus dépendant des représentations du sujet, de sa capacité à projeter, à se
remémorer et à scénariser son trauma, afin de lui donner un sens possible.
Ce qui aide la famille H dans cette position. Ce que nous pouvons nommer les tuteurs de
résilience : une importante famille avec des relations stables et sécurisantes, des valeurs
communes, des personnes ressources : Farida, Yoko, l’oncle et la tante paternels, les amis de
Kévin et le personnel hospitalier. A cela s’ajoutent les ressources du couple : leur complicité
6
et complémentarité, leur facilité à créer des liens, leur humour. En effet, Madame H est
capable de plaisanter de n’importe quelle situation.
Chez la famille, la résilience permet un travail de restructuration prenant en compte la
souffrance du système familial. Elle permet de maintenir et de redéfinir les rapports entre les
différents membres de la famille, mais aussi de maintenir la place de Kévin, de lui préserver
son identité en protégeant son image de soi.
CONCLUSION :
La résilience n’est en aucun cas acquise. Elle n’est jamais absolue et définitive. Il est
impossible de déterminer la réaction de la famille H face à un nouveau traumatisme, à cette
nouvelle faillite de l’homéostasie du système familial. Plongera-t-elle à nouveau dans un état
chaotique ou aura-t-elle pu se préparer à cet évènement et acquérir la capacité de résoudre les
problèmes ou de trouver des manières constructives de vivre avec des problèmes insolubles ?
Elle n’est donc pas synonyme d’invincibilité ou d’insensibilité, mais évoque en revanche
l’idée de souplesse et d’adaptation.
Pour finir, rappelons qu’il semble exister des phénomènes d’isomorphisme avec ces familles.
Ce concept désigne une correspondance des relations à l'intérieur des différents systèmes.
Quand plusieurs systèmes se rencontrent dans un contexte particulier, les comportements, les
règles, les mythes, les formes de communication commencent à se ressembler.
Cela signifie, dans notre cadre, que les difficultés des familles et des patients peuvent se
répercuter sur les équipes et l’institution et inversement. Il nous semble donc important de
repérer ces mécanismes qui peuvent parfois déstabiliser les familles et générer de l’angoisse.
7
Téléchargement