theatrum mundi dans son œuvre, tout en déjouant le point crucial de la pensée de Geulincx.
L’écrivain fait donc refléter littéralement le principe du philosophe sans le dénouement donné
par Dieu. Par exemple, de la même manière que le philosophe met l’accent sur l’ignorance de
l’homme spectateur, cette idée se cristallise en tant que motif central dans Watt (écrit entre
1941-1944) et L’innommable (écrit en 1952). D’un côté, dans Watt, l’ignorance du
protagoniste et du narrateur tourne autour d’un centre vide, créé par un énigmatique
personnage nommé Knott. Un jeu de mots s’ajoute à la rhapsodie beckettienne, le nœud (knot
en anglais) est le néant (not). Par cette quasi absence de la cause, les personnages demeurent
spectateurs sans salut dans l’univers fictif où règne l’ignorance et le néant, de sorte que
l’œuvre elle-même perd la finalité et son contour. D’un autre côté, dans L’innommable, il
s’agit de l’ignorance du sujet parlant : le narrateur ignore comment, de quoi, pourquoi il doit
parler, et surtout qui parle en réalité. Le sentiment d’étrangeté par rapport à lui-même joue un
rôle important. Le sujet innommable se multiplie alors volontairement, et ce faisant, il
contrecarre le présupposé philosophique de l’identité du sujet. Ce geste narratif se rapproche
de nouveau du système ternaire geulincxien qui répartit le sujet en corps passif, esprit réflexif
et celui qui interroge sur le rapport entre les deux sujets. L’unité du sujet décomposé ne pose
plus question. Seul le désir de continuer à parler est valide dans cette œuvre. La petite phrase
« je ne sais pas » s’éparpille çà et là, et l’ignorance de l’homme fonctionne comme un
stimulus ou encore un slogan pour le déploiement de l’univers fictif. Ce sont ces
caractéristiques négatives de l’homme spectateur qui soutiennent paradoxalement la créativité
inouïe de ses premières œuvres romanesques.
À partir de ce constat, nous approfondissons dans un deuxième temps, l’analyse des
moments où apparaissent des figures du spectateur et leur fonction. Sous l’influence de la
pensée geulincxienne qui ne se dissipe jamais totalement, Beckett, dès la fin des années 1930,
se tourne vers un autre mode d’expression : le théâtre. Au fur et à mesure que son autonomie
se perd, l’homme semble acquérir une autre forme d’existence, celle du spectateur au sens
plus large, et s’ouvrir au monde sensible. Le Dieu geulincxien prive l’homme de son
autonomie, et l’aliène à son corps. Le mouvement du corps précèdent ainsi la conscience de
l’homme. Il devient comme un pantin et participe automatiquement au spectacle se déroulant
sur scène. Comme si cette corporéité de l’homme spectateur agissait sur Beckett, ce dernier
achève en 1947 une première pièce de théâtre, intitulée Eleutheria. En s’attachant encore aux
figures négatives, il se décide à se focaliser sur son propre passé, sur les événements des
années 1930 où lui-même se trouvait dans la condition de l’homme spectateur. En créant un
anti-héros semblable à son image, il fait monter le spectateur négatif sur scène et lui fait jouer