L`humain et les humanités - UFR LAC

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Université Paris-Diderot
U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts et Cinéma)
Équipe « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines »
Travaux en cours
3èmes Rencontres Doctorales Paris-Diderot
« La pluridisciplinarité à l’œuvre »
L'humain et les humanités
Édition établie par Claire Bourhis-Mariotti et Mélanie Grué,
Avec la collaboration de Florence Dupont et Cécile Sakai
N°6
Décembre 2010
Travaux en cours, n° 6
Décembre 2010
UFR LAC
L’humain et les humanités
© Actes des Troisièmes Rencontres doctorales LLSHS de l’Université Paris Diderot – Paris 7,
La pluridisciplinarité à l’œuvre
Édition établie par Claire Bourhis-Mariotti et Mélanie Grué,
Sous la responsabilité de Florence Dupont et Cécile Sakai.
Avec le concours de l’Institut des Études Doctorales de l’Université Paris Diderot – Paris 7.
Reprographie : atelier de reprographie UP7
Tirage : 200 exemplaires
Université Paris-Diderot
U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts et Cinéma)
Équipe « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines »
Travaux en cours
3èmes Rencontres Doctorales Paris-Diderot
« La pluridisciplinarité à l’œuvre »
L'humain et les humanités
Édition établie par Claire Bourhis-Mariotti et Mélanie Grué,
Avec la collaboration de Florence Dupont et Cécile Sakai
N°6
Décembre 2010
Remerciements
Sous l’intitulé L’humain et les humanités, le présent ouvrage recueille les Actes des
Troisièmes Rencontres doctorales du secteur Lettres, Langues, Sciences humaines et Sociales
(LLSHS), organisées en juin 2010. Ces Rencontres ont accueilli comme invitée d’honneur
Mireille Delmas-Marty, Professeure au Collège de France, pour une lumineuse conférence
intitulée : « Le couple humain/inhumain: quel rôle pour le droit ? ». Qu’elle soit, ici,
remerciée très sincèrement pour son intervention. Les Rencontres représentent également une
contribution à la réflexion en cours sur la prochaine création d’un Institut des Humanités à
Paris-Diderot, dans le cadre d’une mission menée par Fethi Benslama.
Cet ouvrage est le fruit d’efforts conjugués des doctorants et d’un groupe
d’enseignants-chercheurs de Paris-Diderot, pour créer un espace d’échanges, scientifique et
amical, qui illustre véritablement la pluridisciplinarité à l’oeuvre. Destiné d’abord à tous les
doctorants de notre université, cet espace aura à l’avenir vocation de s’ouvrir aux autres
Écoles doctorales du PRES Paris Sorbonne Cité auquel nous appartenons.
Les Rencontres doctorales LLSHS ont été initiées par Robert Mankin en juin 2008,
avec pour premier thème Le témoignage, puis L’objectivité (2009), enfin L’humain et les
humanités (2010). Elles se poursuivront, les 9 et 10 juin 2011, sur le thème de L’innovation et
sa critique.
Le comité d’organisation est composé de représentants des UFR en LLSHS, qui
déterminent le thème de l’année, procèdent à la sélection des propositions de contribution,
discutent les présentations lors des deux journées de rencontres au mois de juin de chaque
année. De nombreux enseignants-chercheurs y participent, parmi lesquels Myriam Boussahba,
Marie-Noëlle Bourguet, Martine Chard-Hutchinson, Marie-Louise Pelus-Kaplan, Michel
Prum, Sara Thornton, etc. Ces spécialistes, et d’autres encore, modèrent les panels. Que toutes
et tous en soient ici vivement remerciés.1
Les responsabilités administratives et scientifiques ont été assumées par Robert
Mankin, aux manettes pour les deux premières rencontres, puis par Florence Dupont et Cécile
Sakai, chargées des deux rencontres suivantes.
À partir des Deuxièmes rencontres doctorales, les actes sont publiés dans la collection
Travaux en cours, et nous remercions Evelyne Grossman et l’UFR LAC pour leur hospitalité.
1
Nous voudrions saluer ici la mémoire de deux regrettées collègues : Lucienne Germain et Martine
Chaudron.
2
Il faut souligner ici que les doctorants jouent un rôle majeur dans l’édition de ces
textes, auteurs, mais aussi chargés de la collecte, de la relecture et de la mise en page :
Jérémie Majorel, Eduardo Noble et Céline Sangouard pour le numéro sur L’objectivité, Claire
Bourhis-Mariotti et Mélanie Grué pour le numéro présent.2 Qu’ils soient ici vivement
remerciés pour leur professionnalisme. Des relais seront établis avec les doctorants des
prochaines rencontres.
Toutes ces actions ne pourraient voir le jour sans un soutien financier : pour les trois
premières éditions, celui de l’Institut des Écoles doctorales (IED), sous la direction de
Christine Chomienne, assistée de Gaëlle Le Camus ; pour la quatrième édition, en 2011, celui
du Centre de Formation des Doctorants pour l’Insertion Professionnelle (CFDIP), sous la
direction de Thomas Coudreau, assisté de Marie-Jeanne Rossignol et Sara Thornton.
Enfin, nous remercions Benoît Chevillon et l’Imprimerie Paris-Diderot pour leur
travail diligent.
Le 30 décembre 2010
Cécile Sakai, pour le comité d’organisation
2
Le recueil reproduit l’ensemble des contributions, sauf les exposés de Rachel Darmon et d’Harold
Loparelli, empêchés.
3
Table des matières
3èmes Rencontres Doctorales Paris-Diderot des 10 et 11 juin 2010
L'humain et les humanités dans les lettres, les sciences humaines et les arts
Préface
Florence Dupont..................................................................................................................... p. 6
1. Humanité et altérité
Meiko Takizawa
La représentation de « l’humain » – L’expérience du Japon chez Roland Barthes…......... p. 10
Claire Bourhis-Mariotti
Éloigner « l’autre » pour préserver sa propre part d’humanité : les premières tentatives de
colonisation des Noirs-Américains vers Haïti dans les années 1820.....................................p.18
Keren Gitai
L’hébreu moderne ou la genèse d’une langue à la croisée des humanités.............................p.31
2. L’inhumain et ses limites
Sébastien Dalmon
Entre l’humain et le divin : le statut intermédiaire des Nymphes dans la poésie épique
archaïque................................................................................................................................p.38
Cécile Bertrand
Le monstre sublime et l’humanité criminelle : métamorphoses du sujet dans les récits de
crime du début du XIXe siècle en Angleterre........................................................................p.50
Angélique Quillay
Monstres et merveilles au XIXe siècle..................................................................................p.62
Mélanie Grué
Déshumanisation, réification et célébration de l’humain: le témoignage minoritaire de
Dorothy Allison......................................................................................................................p.68
Kyriaki Samartzi
L’écriture du traumatisme et la psychanalyse........................................................................p.79
4
3. Le propre de l’homme
Ayelet Lilti
La ressemblance, le comique et le regard critique………………………….........................p.88
Anne-Julie Etter
L’influence des débats relatifs aux origines de l’humanité au XVIIIe siècle sur l’étude des
monuments de l’Inde..............................................................................................................p.98
Florence Bigo-Renault
L'humanité, de l’œuvre de Dickens dans ses adaptations télévisées : décalages, modes,
réécritures.............................................................................................................................p.108
Eva Mahdalickova
Les nouveaux enjeux dans le rapport entre l’homme et l’espace : vers un espace plus
humain ?...............................................................................................................................p.117
Catherine de Luca-Bernier
L'humain en procès dans la psychiatrie................................................................................p.123
Élie Azria
Les voies de la connaissance médicale : de la recherche clinique aux incertitudes de la
pratique du soin....................................................................................................................p.130
5
Préface
L'humain et les humanités dans les lettres, les sciences humaines et les arts
Que l’humain soit une notion instable et floue, voilà ce dont témoigne la majorité de
ces communications. L’humain n’est pas une donnée immédiate commune aux hommes mais
une construction sociale. Mais comment se fait cette construction ? À quel niveau de la
communication sociale ? À quoi sert cette notion qui réduit l’homme à son essence :
l’humain ?
Les communications, qui se situent d’emblée dans l’humain, imposent une complicité
significative avec le lecteur, l’humanité irait de soi puisque nous sommes des êtres humains.
Par exemple il irait de soi que face à une médecine standardisée qui réduit le malade à sa
maladie, l’humain serait au contraire de l’individuel, du contingent, du singulier, une façon
propre à chacun de vivre sa maladie, de tolérer les traitements. « Un des aspects de cette
standardisation des pratiques soignantes est ainsi l’effacement du malade devant sa maladie,
d’une certaine manière sa déshumanisation ». Et c’est bien ainsi que nous le vivons à
l’hôpital. La notion d’humanité sert de porte-drapeau à une autre médecine qui soignerait
l’individu malade et non la maladie. Ce qui implique une certaine définition de l’humain,
tenue pour implicite, comme corps individuel par opposition à des pratiques valant pour tous
les corps1. Il en est de même pour l’architecture, l’humain est une notion polémique contre
une technicité a priori froide et sans âme, déshumanisante. « Comment l’architecture peut-elle
nous aider à retrouver le contact avec le corps, avec le monde, et ainsi rendre l’espace plus
humain ? »2.
Si l’on quitte les évidences de la vie quotidienne où l’humain va de soi, l’histoire
montre que l’humanité normale n’est pas sûre de sa définition, elle a besoin de marginaux
clairement stigmatisés, éloignés, enfermés, il lui faut des autres pour être soi. C’est le pendant
de l’humanisme juridique.
1
Élie Azria « Quelle place pour l’humain dans la relation de soin face à la standardisation des
pratiques soignantes ? ».
2
Eva Mahdalickova « Les nouveaux enjeux dans le rapport entre l’homme et l’espace : vers un espace
plus humain ? ».
6
La vieille question soulevée par la controverse de Valladolid avait une réponse facile,
l’humain c’est le chrétien, l’homme qui a une âme et peut être sauvé. Désormais la question
s’est déplacée du champ théologique à celui du droit. L’histoire de la « colonization » aux
États-Unis est exemplaire3. Dans une société esclavagiste, la situation est claire, les hommes
ce sont les hommes libres, et si les esclaves sont aussi des hommes, c’est à un degré moindre.
Il y a deux humanités en droit. Que faire le jour où les esclaves sont libres et donc réintégrés
dans une humanité réunifiée ? Ce qui arriva aux États-Unis après l’abolition de l’esclavage.
Semblables en droit avec les « Blancs », il n’est plus possible aux « Noirs » de cohabiter
comme avant avec eux. Une solution proposée fut de substituer à l’ancienne distance
juridique, désormais perdue, une distance géographique : on enverrait les Noirs dans les îles.
Pourquoi ? Les sociétés esclavagistes ont toujours eu des affranchis, souvent métisses
parfaitement intégrés dont la couleur était une curiosité et non le signe d’une altérité
essentielle. En France Alexandre Dumas en est un exemple. Ce qui était insupportable chez
les hommes libres c’était la perte d’une humanité qu’ils devaient à la présence des esclaves.
L’esclave fait l’homme libre, dans une nation qui est fondée sur la Liberté comme les cités
grecques antiques.
Les monstres ont cette même fonction rassurante quand ils sont encore des hommes...
mais pas trop4. Pendant les années 1840 en Grande Bretagne, les récits de crime montrent des
criminels monstrueux, mythiques, tellement éloignés du lecteur, si totalement inhumains
qu’ils sont rassurants. Ils semblent encore fortement marqués par la vision d’un criminel
monstrueux ou mythique. Puis le criminel va se rapprocher de l’humanité et remettre en cause
cette distance rassurante entre l’humain et l’inhumain. Le criminel est là, parmi nous, tapi
dans l’ombre, il nous ressemble comme un frère. Voici que le crime devient un comportement
« humain ». L’humain ne définit plus une éthique commune qui exclut tous les criminels mais
l’appartenance à une espèce naturelle. Ce qui est effrayant et conduit à une recherche des
frontières « naturelles » de l’homme, faute de frontières morales.
Cette question des marges de l’humanité se retrouve dans l’exhibition de curiosités
humanoïdes à la même époque aux États-Unis et en Europe5. Il s’agit de monstres humains ou
des « sauvages ». La publication des ouvrages de Darwin suscite l’engouement des foules
pour l’anthropologie physique : la théorie de l’évolution en affirmant un continuum entre les
3
Claire Bourhis-Mariotti « Éloigner « l’autre » pour préserver sa propre part d’humanité : les
premières tentatives de colonisation des Noirs-Américains vers Haïti dans les années 1820 ».
4
Cécile Bertrand « Le monstre sublime et l’humanité criminelle : métamorphoses du sujet dans les
récits de crime du début du XIXe siècle en Angleterre ».
5
Angélique Quillay « Monstres et merveilles au XIXe siècle ».
7
singes et les hommes donne de délicieux frissons aux spectateurs admirant ces êtres qui sont
eux sans être eux, ces « chaînons manquants » fabriqués par Barnum.
La situation est la même pour la folie6. La tendance actuelle, en particulier dans les
médias, est de repousser les malades mentaux hors de l’humanité, dans le sens où leur maladie
serait une aberration, un égarement et non une forme d’humanité. L’histoire du traitement
social de la folie permet de repérer l’irruption d’une gestion de populations recluses dans des
institutions spécialisées. À quoi s’oppose un mouvement critique, récent, de l’institution
asilaire, fondée sur une anthropologie, dans laquelle la maladie mentale est une dimension de
l’humain. « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui
disparaît ». Nous sommes bien ici dans une préoccupation de la folie constitutive de
l’humain. Une certaine psychiatrie humaniste. Cette notion d’humanisme revient d’un article
à l’autre pour désigner une forme de résistance à l’exclusion et recommander des pratiques
d’accueil et d’intégration des individus marginaux ou stigmatisés. L’œuvre de la romancière
américaine Dorothy Allison en apporte une démonstration magistrale7. Cet humanisme
éthique fait appel au sentiment d’évidence partagée que nous signalions précédemment, une
humanité faite de chaleur, de tendresse, d’attention à la personne.
Pourtant cet humanisme éthique ne peut être convoqué par les victimes de
l’Holocauste. La figure de Sarah Kofman illustre cette impossibilité, à travers une écriture
autobiographique et autoanalytique qui aboutit littéralement à la disparition du sujet8.
Face à cet Homme englobé malgré ses bizarreries dans une vision unitaire fondée sur
des pratiques humanistes du care, on trouve l’usage d’une anthropologie différentielle qui
permet de caractériser un auteur par sa vision personnelle de l’homme. L’homme est
appréhendé de l’extérieur, objectivé et donc défini. Que Barthes parle de « l’homme
brechtien » qu’il croit retrouver dans le Bunraku montre à quoi peut servir une anthropologie
particulière attribuée à un artiste ou une forme d’art9. Le théâtre, les marionnettes japonaises
ou les pièces de Brecht présenteraient des hommes symboliques d’un certaine vision de
l’humanité, comparable d‘une culture à l’autre. Barthes identifie dans l’un et l’autre théâtre
« des hommes sans dieu ». Il en est de même avec l’humanité de Dickens : dans des lectures
publiques il établit une relation de reconnaissance entre son public et ses personnages, fondée
6
Catherine de Luca-Bernier « L'humain en procès dans la psychiatrie ».
Mélanie Grué « Déshumanisation, réification et célébration de l’humain: le témoignage minoritaire
de Dorothy Allison ».
8
Kyriaki Samartzi « L’écriture du traumatisme et la psychanalyse ».
9
Meiko Takizawa « La représentation de « l’humain » – L’expérience du Japon chez Roland
Barthes ».
7
8
sur une part d’humanité partagée. Une « synecdoque d’humanité » qu’on pourrait appeler
« l’homme dickensien »10. Autre façon d’aborder une définition de l’humanité : la question
de la ressemblance et du comique est examinée dans les œuvres de Jean Paul, Bergson et
Blanchot, à partir du constat que le rire « n’est pas » le propre de l’homme11.
L’humain est plus facile à appréhender quand il s’agit d’une culture dont Dieu ou les
dieux sont constitutifs. L’humain s’oppose au divin. C’est le cas de la civilisation grecque où
les nymphes disent un continuum entre hommes et dieux en même temps qu’elles en
affirment la polarité ontologique. L’homme est un mortel qui mange et se reproduit, à la
différence des dieux immortels, mais il participe comme les dieux aux valeurs de beauté, de
jeunesse et de séduction12. La création de l’hébreu israélien issu de l’hébreu liturgique, langue
profane venue d’une langue sacrée, montre un processus d’humanisation. La langue humaine
se distingue du langage, elle est la mémoire, elle garde les traces de l’histoire de ceux qui la
parlent13.
Enfin l’humanité
comme réunion de tous les hommes de la terre, invention du
XVIIIème siècle européen, a suscité l’ébauche d’une histoire globale ou du moins éveillé des
questions qu’impliquerait cette histoire. Comme celle de l’origine de l’humanité civilisée :
quel est le peuple le plus ancien ? Question déjà débattue dans l’Antiquité, qui redevient
centrale dans l’histoire de l’Inde par les Européens. Les monuments, analysés par rapport aux
pyramides égyptiennes, tendent à être utilisés comme preuves pour démontrer l’antériorité de
l’Inde par rapport aux autres nations14.
Ces communications dessinent deux façons d’appréhender l’humain par les sciences
humaines. Une attitude critique – l’homme est un objet de savoir problématique, toujours à
redéfinir en contexte –, attitude issue du mouvement déconstructionniste de la fin du XXème
siècle, illustrée entre autres par Foucault et Derrida. Une attitude empathique, une
pragmatique de l’humain partagée par les auteurs et les lecteurs, qui fait l’économie de toute
définition et qui renvoie à la philosophie pratique contemporaine du care.
Florence Dupont
10
Florence Bigo-Renault « L'humanité de l’œuvre de Dickens dans ses adaptations télévisées :
décalages, modes, réécritures ».
11
Ayelet Lilti « La ressemblance, le comique et le regard critique ».
12
Sébastien Dalmon « Entre l’humain et le divin : le statut intermédiaire des Nymphes dans la poésie
épique archaïque ».
13
Keren Gitai « L’hébreu moderne ou la genèse d’une langue à la croisée des humanités ».
14
Anne-Julie Etter « L’influence des débats relatifs aux origines de l’humanité au XVIIIe siècle sur
l’étude des monuments de l’Inde ».
9
La représentation de l’humain :
L’expérience du Japon chez Roland Barthes
Meiko Takizawa
Université Paris-Diderot (UFR LAC)
Mots-clés : Roland Barthes, Japon, Brecht, théâtre, L’Empire des signes
Keywords: Roland Barthes, Japan, Brecht, theater, Empire of signs
Résumé : La découverte du théâtre de Brecht en 1954 a été décisive pour
Barthes, dans la mesure où il y a vu « l’homme brechtien ». Cet « homme
brechtien » né de rien conteste la métaphysique occidentale qui contamine le
théâtre français auquel Barthes fait ses adieux en 1965. Or, Barthes retrouve
son « homme brechtien » au Japon, en assistant à un spectacle traditionnel de
marionnettes, le Bunraku. Barthes apprécie le fait que les manipulateurs des
marionnettes sont présents sur scène, contrairement aux pratiques occidentales.
Dans le théâtre de Brecht ainsi que dans le Bunraku il n’y a pas de Dieu.
Barthes est fasciné par le Bunraku, car il y retrouve son « homme brechtien ».
Abstract: The discovery of Brecht’s theater in 1954 was decisive for Barthes,
since he then discovered the “Brechtian man”. This “Brechtian man”, born
from nothing, challenged the Western metaphysics which contaminated the
French Drama to which Barthes bid farewell in 1965. It just so happened that
Barthes found his “Brechtian man” again in Japan, while attending a
traditional puppet show called “Bunraku”. Barthes appreciated the fact that
the manipulators of the puppet were not hidden on stage. Both in Brecht’s
theater and the Bunraku, there is no God. Barthes was fascinated by the
Bunraku, as it enabled him to find his “Brechtian man” again.
1. Le Japon et le théâtre de Brecht
Comme on le sait, le Japon est un pays exceptionnel pour Barthes. C’est en 1966 qu’il
s’y est rendu pour la première fois, invité par Maurice Pinguet. Pinguet est un vieil ami de
Barthes auquel L’Empire des signes est dédié ; il était alors Directeur de l’Institut francojaponais de Tokyo. Pendant son séjour, Barthes a visité plusieurs villes et donné des
conférences et des séminaires dans plusieurs universités japonaises. Le résultat en est que le
Japon l’a profondément impressionné, et il a fini par retourner encore deux fois dans ce pays,
en 1967 et en 1968. Puis, il a publié L’Empire des signes en 1970.
10
Jusqu’à sa première visite, Barthes s’était très peu intéressé à ce pays. On ne trouve
qu’un passage dans lequel Barthes mentionne le Japon avant sa visite. Ce passage se trouve
dans un article très court qui a paru dans le numéro spécial « sur Brecht » du magazine
France Observateur en juillet 1954. Cette année-là, les premières représentations de Mutter
Courage données par le Berliner Ensemble ont eu lieu à Paris. La rencontre avec le théâtre
brechtien a été décisive pour Barthes. Fasciné par ce théâtre, il écrit de nombreux articles sur
Brecht jusqu’en 1965, date à laquelle il indique qu’il se détourne désormais du théâtre. C’était
un an avant sa visite au Japon. En vérité, l’une des raisons pour lesquelles Barthes est attiré
par le Japon est qu’il y a retrouvé « le théâtre brechtien ». Nous allons essayer de découvrir le
lien qu’établit Barthes entre le Japon et Brecht, à travers l’analyse des « représentations de
l’humain ».
L’article sur la pièce Mutter Courage de Brecht indiqué ci-dessus est intitulé « Le
comédien sans paradoxe ». Barthes y mentionne pour la première fois le Japon en se référant
au Nô, le théâtre traditionnel du Japon. Afin d’indiquer les défauts du théâtre français par
rapport au théâtre de Brecht, il dit :
On se rappelle peut-être que dans le Nô japonais (théâtre noble, et non
bourgeois), l’expression des sentiments est sévèrement codifiée, ramenée à une
trentaine de positions : ici, la norme c’est que l’acteur tue le mouvement naturel
pour se soumettre entièrement à l’intelligence collective de son public1.
Selon Barthes, le Nô japonais est proche du théâtre brechtien parce que les acteurs ne
prétendent jamais être naturels, tandis que les acteurs du théâtre bourgeois français font du
pseudo-naturel et du pseudo-réel. Toutefois, Barthes rejette tout de suite le Nô, en précisant
nettement que « l’expérience japonaise n’est pas pour nous un modèle absolu (chaque chose
ne vaut que dans son histoire) »2. Le Nô ne devient important que lorsqu’il invite les Français
« à mettre en doute » leur propre théâtre. Barthes souligne que le théâtre de Brecht est idéal,
parce qu’il a fondé un théâtre qui dépasse l’opposition entre « l’art vériste de
l’Occident et l’art symboliste de l’Orient ». Bref, il mentionne le théâtre japonais simplement
pour mieux valoriser le théâtre brechtien.
D’ailleurs, à cette époque, Barthes ne s’intéressait qu’au théâtre occidental. En 1955, il
rédigeait les éditoriaux de la revue Théâtre populaire. Dans l’un des numéros, il parle du
« succès remporté par l’Opéra de Pékin, au IIe Festival d’art dramatique de Paris ». Il écrit :
1
Roland Barthes, « Le comédien sans paradoxe » (1954), in Œuvres Complètes, Éditions du Seuil,
2002, Tome I, p. 512.
2
Ibid.
11
Une fois calmés les commentaires de presse, les critiques laudatives et la
propagande parlée, nous désirons reprendre tranquillement le problème de la
dramaturgie chinoise, et en donner, comme nous l’avons fait pour Brecht, une
première image approximative, d’ordre d’abord informatif sans doute, mais qui
n’exclut ni la sympathie, ni surtout la conscience d’une leçon possible pour
notre théâtre occidental, car fort égoïstement, c’est en fonction de nous que nous
nous intéressons aux autres3.
Barthes parle de l’Orient à titre d’exemple, afin de mieux cerner le théâtre occidental.
Pour lui le théâtre oriental, qu’il soit chinois ou japonais, compte peu en tant que tel.
2. Le concept d’homme chez Brecht
Dans son analyse du théâtre brechtien, il est question du concept d’humanité. En 1957,
dans l’article intitulé « Brecht, Marx et l’Histoire », Barthes souligne que l’idée d’Histoire
chez Brecht est différente de celle de Marx, en particulier le point de vue sur « l’homme ».
Pour Brecht, « fonder son théâtre sur l’Histoire » ne consiste pas seulement à « exprimer les
structures du passé », comme Marx le demandait, mais aussi à « refuser à l’homme toute
essence » et à « remettre le destin de l’homme à l’homme lui-même »4. À la différence de
Marx qui veut que le théâtre éclaire la causalité de l’Histoire, Brecht ne tente pas de
l’expliquer. Il n’y a jamais de destinées dans les œuvres de Brecht, de sorte que le destin de
l’homme est remis à l’homme lui-même. Barthes reprend cet argument l’année suivante, en
1958, dans l’article intitulé « Brecht et notre temps ». À la fin de cet article, Barthes constate
que « Brecht met les hommes en face de leur propre histoire, c’est-à-dire en face de leur
responsabilité »5. La caractéristique de l’homme brechtien est qu’il maîtrise son destin.
En 1960, Barthes aborde ce concept de l’homme brechtien à travers l’analyse du décor
de théâtre.
Il souligne la ressemblance entre la scène du Berliner Ensemble et les natures mortes
de l’art pictural, car dans une nature morte de l’École hollandaise, « les verres, les poissons ou
les pipes deviennent des objets pleins, insolites, débarrassés de toute nature dans la mesure où
ils sont extraits d’un fond artificiel »6. C’est de la même manière, selon Barthes, que « la
3
Roland Barthes, « Editorial » (1955), op. cit. Tome I, p. 597.
Roland Barthes, « Brecht, Marx et l’Histoire » (1957), op. cit. Tome I, p. 907.
5
Roland Barthes, « Brecht et notre temps » (1958), op. cit. Tome I, p. 923.
6
Roland Barthes, « Commentaire : Préface à Brecht, « Mère Courage et ses enfants » (avec des
photographies de Pic) » (1960), op. cit. Tome I, p. 1066.
4
12
population brechtienne devient pleinement, c’est-à-dire artificiellement humaine, parce
qu’elle n’est tirée d’aucun simulacre de nature »7. Et sur ce fond, « il ne se produit jamais rien
d’autre que de l’humain », parce que la seule création consiste dans « des hommes, les objets
qu’ils ont créés et qu’ils utilisent, la dialectique qui unit les uns aux autres »8. Rien d’autre
que de l’humain, c’est-à-dire rien de divin. Barthes affirme : « l’homme brechtien naît de rien,
et cette naissance doit être visible »9.
C’est justement dans ce contexte qu’il compare l’homme brechtien à une « poupée
animée » du théâtre oriental :
Chez Brecht, l’homme est fait par le dramaturge ; il n’est pas si loin
qu’on le croit d’une poupée animée ; on peut dire d’une autre manière que le
fond brechtien constitue la créature en artifice ; comme dans beaucoup d’arts
populaires, du théâtre oriental au guignol, c’est parce que les hommes sortent
d’un milieu physique évidemment informe, qu’ils sont déjà démystifiés10.
De plus, dans un autre article qui traite des photos de la représentation de Mère
Courage, Barthes prétend que « dans l’humanité brechtienne, il n’y a pas d’attributs, parce
qu’il n’y a pas d’essences »11. L’homme brechtien ne représente pas l’humanité par sa nature,
mais c’est par ses actions qu’il arrive à la représenter. En effet, en ce qui concerne ses
personnages, Brecht donne de l’importance à leur fonction, non pas à leur essence. Le
personnage de Mère Courage apparaît comme fonction, car Brecht substitue à la Mère
Essentielle une mère fonctionnelle. Dans ce sens, l’homme brechtien est proche d’une
« poupée animée » qui, par ses actions et par ses fonctions, peut ressembler à l’homme.
Or, après la publication de cet article qui date de 1960, Barthes cesse de parler de
Brecht auquel il a consacré tant d’écrits jusque-là. Par ailleurs, il pratique de moins en moins
la critique de théâtre. Finalement en 1965, il publie l’article intitulé « Témoignage sur le
théâtre » qui commence par les phrases suivantes :
J’ai toujours beaucoup aimé le théâtre et pourtant je n’y vais presque
plus. C’est là un revirement qui m’intrigue moi-même. Que s’est-il passé ?
7
Ibid.
Roland Barthes, « Commentaire : Préface à Brecht, « Mère Courage et ses enfants » (avec des
photographies de Pic) » (1960), op. cit. Tome I, p. 1066-1067.
9
Roland Barthes, « Commentaire : Préface à Brecht, « Mère Courage et ses enfants » (avec des
photographies de Pic) » (1960), op. cit. Tome I, p. 1067.
10
Ibid.
11
Roland Barthes, « Sept photos modèles de « Mère Courage » » (1959), op. cit. Tome I, p. 1007.
8
13
Quand cela s’est-il passé ? Est-ce moi qui ai changé ? ou le théâtre ? Est-ce que
je ne l’aime plus, ou est-ce que je l’aime trop12 ?
En tant que critique, Barthes écrivait souvent sur le théâtre français. Mais, en assistant
à la représentation du Berliner Ensemble, il a reçu « une illumination subite » qu’il compare à
« un incendie ». Cette expérience est ainsi exprimée : « il n’est plus rien resté devant mes
yeux du théâtre français ; entre le Berliner et les autres théâtres, je n’ai pas eu conscience
d’une différence de degré, mais de nature et presque d’histoire »13. L’expérience du théâtre de
Brecht a été si radicale que Barthes a fini par perdre « le goût de tout théâtre imparfait ». Le
théâtre français ne peut plus l’intéresser. À cause de Brecht, Barthes a ainsi tourné le dos au
théâtre.
3. La découverte du Bunraku
C’est juste après cette déclaration que Barthes visite le Japon et découvre vraiment le
théâtre classique japonais. Dans L’Empire des signes, il fait l’éloge du théâtre traditionnel
japonais, notamment du Bunraku, qui est un spectacle de marionnettes avec des manipulateurs
de marionnettes. Barthes est profondément impressionné par le fait que les manipulateurs sont
présents sur la scène. Au Japon, il semble retrouver un intérêt pour le théâtre auquel il venait
de renoncer. Il explique ainsi le Bunraku :
Les poupées du Bunraku ont de un à deux mètres de hauteur. Ce sont de
petits hommes ou de petites femmes, aux membres, aux mains et à la bouche
mobiles ; chaque poupée est mue par trois hommes visibles, qui l’entourent, la
soutiennent, l’accompagnent [...]. Ces hommes évoluent le long d’une fosse peu
profonde, qui laisse leur corps apparent14.
Barthes remarque que le Bunraku est « soustrait à la contagion métonymique de la
voix et du geste, de l’âme et du corps, qui englue notre comédien »15. Il apprécie le Bunraku
parce qu’il est exempté des défauts du théâtre occidental qui consistent dans l’opposition
animé/inanimé.
On revient ici à la question du concept de « corps humain ». Selon Barthes, au
contraire de la marionnette occidentale, la poupée de Bunraku ignore « l’antonymie qui règle
12
Roland Barthes, « Témoignage sur le théâtre » (1965), op. cit. Tome II, p. 711.
Roland Barthes, « Témoignage sur le théâtre » (1965), op. cit. Tome II, p. 712.
14
Roland Barthes, L’Empire des signes (1970), op. cit. Tome III, p. 390.
15
Roland Barthes, L’Empire des signes (1970), op. cit. Tome III, p. 396.
13
14
toute notre morale du discours ». La différence entre la marionnette occidentale et le
Bunraku japonais réside dans le fait suivant :
Chez nous, la marionnette (le polichinelle, par exemple) est chargée de
tendre à l’acteur le miroir de son contraire ; elle anime l’inanimé, mais c’est
pour mieux manifester sa dégradation, l’indignité de son inertie ; caricature de la
« vie », elle en affirme par là même les limites morales et prétend confiner la
beauté, la vérité, l’émotion dans le corps vivant de l’acteur, qui cependant fait de
ce corps un mensonge. Le Bunraku, lui, ne singe pas l’acteur, il nous en
débarrasse. Comment ? précisément par une certaine pensée du corps humain,
que la matière inanimée mène ici avec infiniment plus de rigueur et de
frémissement que le corps animé (doué d’une « âme »)16.
Tandis que la marionnette occidentale est strictement fondée sur l’antithèse
animé/inanimé, le Bunraku la trouble et la détruit « sans profit pour aucun de ses termes ». En
tant que « simulation caricaturée » et « reflet grinçant » du corps humain, la marionnette
occidentale appartient « à l’ordre humain ». Bref, elle consiste dans l’animation de la poupée
inanimée, sans âme. En revanche, « le Bunraku ne vise pas à « animer » un objet inanimé »,
parce qu’il ne s’agit jamais de « la simulation du corps ». Barthes affirme que le Bunraku
« refuse l’antinomie de l’animé/inanimé et congédie le concept qui se cache derrière toute
animation de la matière, et qui est tout simplement « l’âme » »17.
Somme toute, Barthes critique le théâtre occidental parce que celui-ci est obsédé par le
concept d’« âme ». La « vie » doit être « animée », de sorte que les marionnettes sont
considérées comme inférieures à l’homme doué d’une âme. Par ailleurs, en empruntant ainsi
le concept d’unité organique du corps, l’acteur occidental, quand il joue, devient à son tour
une marionnette.
4. Le Bunraku et Brecht
Rappelons-nous ici que l’homme brechtien dispose de sa propre histoire et de son
propre destin, parce que Brecht ne suppose pas qu’il y ait une essence métaphysique du
monde. En un sens, Barthes constate la même opération dans la mise en scène du Bunraku.
L’homme brechtien se crée par lui-même, si bien que sa naissance est bien visible. Il n’y a
aucun mythe. Quant au Bunraku, les poupées sont présentées par « les agents du spectacle »
16
17
Ibid.
Roland Barthes, L’Empire des signes (1970), op. cit. Tome III, p. 398.
15
qui sont « à la fois visibles et impassibles ». Par ailleurs, « les hommes en noir s’affairent
autour de la poupée, mais sans aucune affectation d’habileté ou de discrétion »18. Il n’y a
aucun mythe non plus. Selon Barthes, ce qui est mis en scène dans le Bunraku, c’est « l’action
nécessaire à la production du spectacle ».
En somme, il n’y a pas de Dieu derrière la scène :
Le Bunraku ne pratique ni l’occultation ni la manifestation emphatique
de ses ressorts ; de la sorte, il débarrasse l’animation du comédien de tout relent
sacré, et abolit le lien métaphysique que l’Occident ne peut s’empêcher d’établir
entre l’âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et la machine, l’agent et
l’acteur, le Destin et l’homme, Dieu et la créature : si le manipulateur n’est pas
caché, pourquoi, comment voulez-vous en faire un Dieu ? Dans le Bunraku, la
marionnette n’est tenue par aucun fil. Plus de fil, partant plus de métaphore, plus
de Destin ; la marionnette ne singeant plus la créature, l’homme n’est plus une
marionnette entre les mains de la divinité, le dedans ne commande plus le
dehors19.
Dans le Bunraku, il n’y a ni âme, ni Dieu. Barthes y voit le contraire du mythe
occidental de l’humanité par lequel le théâtre occidental est contaminé. Le théâtre occidental
ne peut pas se débarrasser de « Dieu » qui « anime ». Au contraire, tout comme la pièce Mère
Courage de Brecht, le Bunraku représente un homme qui n’a pas d’essence. C’est la raison
pour laquelle l’expérience du spectacle de Bunraku est si fondamentale et si utopique pour
Barthes.
De ce point de vue, Bunraku et théâtre brechtien se ressemblent. En 1968, dans
l’article intitulé « Leçon d’écriture », Barthes compare carrément le Bunraku au théâtre de
Brecht. Et il affirme que le Bunraku fait comprendre comment fonctionne « l’effet de distance
recommandé par Brecht ». En effet, si Barthes est fasciné par le spectacle de Bunraku, c’est
parce qu’il a constaté la résonance profonde entre celui-ci et le théâtre brechtien, en ce qui
concerne le concept d’humanité. Après avoir fait ses adieux au théâtre, Barthes a retrouvé son
théâtre idéal et l’homme brechtien dans un pays lointain, au Japon.
18
19
Ibid.
Roland Barthes, L’Empire des signes (1970), op. cit. Tome III, p. 399.
16
Notice bio-bibliographique :
Meiko Takizawa ([email protected]), Research Fellow of the Japan Society for the
Promotion of Science, est rattachée à l’UFR LAC, École doctorale 131 « Langue, littérature
image : civilisation et sciences humaines (domaines francophone, anglophone et d'Asie
Orientale) ». Elle prépare actuellement une thèse ayant pour sujet « La présence de la vie et
l’absence du Roman – l’antibiographie de Roland Barthes », sous la direction du Professeur
Éric Marty.
17
Éloigner « l’autre » pour préserver sa propre part d’humanité :
Les premières tentatives de colonisation des Noirs-Américains vers Haïti
dans les années 1820
Claire Bourhis-Mariotti
Université Paris-Diderot (UFR Charles V – LARCA)
Mots-clés : Colonisation, Haïti, Africains-Américains, abolitionnistes, dixneuvième siècle
Keywords: Colonization, Haiti, African-Americans, abolitionists, nineteenth
century
Résumé: Parce que cette « institution particulière » qu’était l’esclavage n’était
pas moralement justifiable ni acceptable dans une jeune Nation dont l’idéal
égalitaire avait été le pilier de la Révolution, l’on envisagea sérieusement, dans
les États-Unis de la fin du XVIIIème siècle, l’émancipation des esclaves noirs.
Mais la séparation – physique – sembla très vite être l’inévitable condition sine
qua non concourante à une émancipation réussie. C’est cette solution
d’éloignement plus ou moins forcé, ce phénomène de « colonisation » des
Noirs libres et émancipés, que nous nous proposons de discuter dans cet article
– c'est-à-dire l’idée, traduite par des faits concrets, de se séparer de « l’autre »
race humaine en l’éloignant de son territoire. Ainsi, nous verrons dans quel
contexte et de quelle façon les premières tentatives de colonisation des NoirsAméricains vers Haïti eurent lieu au début du XIXème siècle.
Abstract : Because the "peculiar institution" – slavery – was neither morally
justifiable nor acceptable in a young Nation whose egalitarian ideal had been
used as main pillar of the Revolution, the United States seriously considered, in
the late eighteenth century, the emancipation of black slaves. But a physical
separation quickly appeared as being the inevitable prerequisite for a
successful emancipation. We thus propose to discuss in this article this
particular solution – the more or less forced relocation or colonization of free
and emancipated Blacks – that is to say the idea, rapidly translated into
concrete facts, of separating from the "other" human race by deporting this
latter to foreign territories. Therefore, we will see in what context and how the
first attempts at colonizing Black Americans to Haiti took place in the early
nineteenth century.
Nous souhaitons évoquer ici un aspect relativement méconnu de l’histoire des ÉtatsUnis, à savoir la volonté de séparation spatiale des Blancs et des Noirs libres au XIXème siècle
18
– nous n’entendons pas par là la ségrégation au sein de la société américaine, mais la
séparation géographique, le « transfert » des Noirs libres, émancipés ou affranchis, vers un
territoire en dehors des limites frontalières américaines. Si la création d’une colonie nordaméricaine en Afrique, plus particulièrement au Libéria, est très bien documentée et a été
beaucoup commentée1, la colonisation des Noirs-Américains en Haïti l’est elle beaucoup
moins, et c’est ce point que nous souhaitons développer dans cet article.
Au XVIIIème siècle, rares étaient ceux, dans le monde anglo-américain, qui ne
considéraient pas que l’humanité était une. À ce monogénisme succéda, dans la première
partie du XIXème siècle, la croyance pseudo-scientifique en une hiérarchie des races, qui
conforta, aux États-Unis, l’expansion de l’esclavage. En 1776, dans la Déclaration
d’Indépendance, Thomas Jefferson écrivit que « tous les hommes étaient nés égaux ». À la
suite de la Déclaration, des lois d’émancipation, immédiate ou graduelle, furent votées, ou au
moins discutées, pour libérer les esclaves. Mais à partir des années 1780, il apparut à de
nombreux observateurs que la coexistence entre Blancs et Noirs libérés n’était pas
envisageable, et qu’il fallait isoler, séparer et peut-être déporter les anciens esclaves2. Une
conviction qui se renforça avec l’émergence des théories racistes du début du XIXème siècle.
Pour écarter de l’humanité supérieure les groupes inférieurs, voire « non-humains »,
des Américains blancs envisagèrent dès 1800 l’idée d’une déportation des Noirs en dehors des
frontières états-uniennes, vers l’Afrique notamment, où ils serviraient de relais colonial entre
civilisation et sauvagerie, y apportant les fruits de la civilisation – c’est ce que nous
1
Voir notamment : Amos Jones Beyan, The American Colonization Society and the Creation of the
Liberian State: A Historical Perspective, 1822–1900, Lanham, Md., University Press of America,
1991; Eric Burin, Slavery and the Peculiar Solution: a History of the American Colonization Society,
Gainesville (Fla.), University Press of Florida, 2005; Tom W. Shick, Behold the promised land: a
history of Afro-American settler society in nineteenth-century Liberia, Baltimore, Md., London, Johns
Hopkins University Press, 1980; Marie Tyler-McGraw, An African republic: Black & White
Virginians in the making of Liberia, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2007.
2
Thomas Jefferson (1743-1826) lui-même, pourtant co-auteur de la Déclaration d’Indépendance et du
fameux « all men are created equal », évoquait déjà la délocalisation des Noirs dans Notes on the
State of Virginia – ouvrage initialement publié en 1788, déclarant (c’est nous qui traduisons) : « Parmi
les Romains, l'émancipation se suffisait à elle-même. L'esclave, une fois libéré, pouvait se mélanger
avec [le reste de la population], sans entacher le sang de son maître. Mais dans notre cas, une
démarche supplémentaire est nécessaire, encore jamais vue dans l'histoire. Libéré, il doit être déporté
de façon à éviter tout risque de mélange [des races]. » (Thomas Jefferson, Notes on the State Of
Virginia, Boston, Wells and Lilly, Court Street, 1829, p. 151: “Among the Romans emancipation
required but one effort. The slave, when made free, might mix with [the rest of the population],
without staining the blood of his master. But with us a second is necessary, unknown to history. When
freed, he is to be removed beyond the reach of mixture.”) Notons néanmoins qu’à la fin du XVIIème
siècle, une loi de Virginie avait déjà exigé que les Noirs émancipés quittassent l’Etat (1691, abrogée
en 1782) : voir Eric Burin, op. cit., p. 176. Même au Nord, dès 1714, un résident du New-Jersey avait
suggéré que les Noirs émancipés fussent renvoyés « dans leur propre pays » (Voir Eric Burin, op. cit.,
p. 7).
19
étudierons dans un premier temps. Puis progressivement, Haïti fut perçue comme lieu
possible de cette « colonization » : ce sera notre deuxième partie. Enfin, nous terminerons en
analysant la première expérience concrète d’émigration vers Haïti dans les années 1820.
1. Émergence de l'idée de « colonization3 » en Amérique du Nord et premiers
projets de délocalisation hors des frontières états-uniennes
Pendant la Révolution, alors que, un par un, les États nordistes instauraient des
dispositions prévoyant l’abolition immédiate ou graduelle de l’esclavage, on ne se préoccupa
pas de ce qui allait advenir des Noirs libres. Ce n’est que lorsqu’ils se furent massés dans les
villes, sans travail, ou pauvres, entraînés dans la prostitution ou le crime, que se posa la
question de la cohabitation. On fit peser sur eux la responsabilité de leur ignorance, au lieu de
prévoir de les aider. Aux yeux de leurs critiques, leur pauvreté indiquait leur humanité
inférieure et incompatible, et nourrissait l’idée de la « colonisation » vers d’autres régions et
continents. Car bien que les abolitionnistes reconnussent aux êtres de couleur noire la part
d’humain nécessaire à leur émancipation, il n’en reste pas moins qu’ils jugeaient, pour la
plupart, les Noirs « inférieurs », incapables notamment de s’assimiler au sein de la population
au sens large et de devenir de vrais citoyens. Il est clair que la séparation, l’éloignement plus
ou moins forcés, semblaient être l’inévitable condition sine qua non concourante à
l’émancipation des esclaves noirs.
Par conséquent, le mouvement de colonization se développa à la fin des années 1790
et au début des années 1800 dans les États du nord, connaissant aussi un certain succès en
Virginie. La proximité d’Haïti, récente république noire, fit naître la peur d’une contagion
révolutionnaire parmi les esclaves, confirmée par le nombre grandissant de conspirations et
rébellions menées par des esclaves dans le Sud. Ainsi se trouvèrent produites un certain
nombre de propositions concrètes de colonisation des Noirs. Nous nous contenterons d’en
évoquer une : le programme d’émancipation fédéral et de déplacement des Noirs élaboré par
3
L’on utilisera ici le terme « colonization » ou « colonisation », dans l’acception toute particulière
qu’il prit dans les Etats-Unis du XIXème siècle, à savoir la création de colonies d’ex-esclaves
(émancipés ou affranchis) noirs et de Noirs libres en-dehors des limites du territoire américain, soit
l’émigration des populations noires vers des territoires plus ou moins éloignés des Etats-Unis,
proposée essentiellement par des abolitionnistes blancs (pour la plupart Quakers et/ou Nordistes), mais
aussi par une certaine élite blanche – souvent Sudiste, et/ou résolument raciste. Ce terme est à
distinguer clairement du phénomène migratoire parallèle que nous appellerons simplement «
émigration » des populations noires, qui lui fut un mouvement de départ volontaire des Noirsaméricains, à l’initiative des Noirs eux-mêmes. Voir Eric Burin, op. cit.
20
le Virginien Ferdinando Fairfax en 1790. Fairfax suggéra que le Congrès soutînt l’installation
d’une colonie de Noirs émancipés en Afrique. Le Congrès aurait dû alors assurer la défense,
le soutien financier et l’organisation politique de la jeune colonie jusqu’à ce que celle-ci fût
capable de s’auto-gouverner et de devenir une nation indépendante. Afin d’assurer le succès
de cette colonie, Fairfax indiqua qu’il était nécessaire d’éduquer les enfants des futurs
émigrants avant que ceux-ci n’embarquent vers leur nouvelle terre d’accueil. L’Afrique était
vue comme lieu idéal de déplacement du fait de son climat, et de son éloignement des Blancs,
qui permettait d’éviter les mariages interraciaux. Fairfax était convaincu qu’après un certain
temps, les États-Unis obtiendraient un retour sur investissement non négligeable et que c’était
également une bonne occasion de prêcher la bonne parole sur des terres barbares4.
Cette idée de colonization se fit plus présente encore dans les esprits des Virginiens
après la tentative avortée d’insurrection de l’esclave Gabriel à l’été 1800. Thomas Jefferson
communiqua avec James Monroe, alors gouverneur de l’État, autour de la possibilité de
« déplacer » les rebelles et autres trouble-fêtes hors de l’état. Colonisation rima alors avec
protection des intérêts de l’État, et la déportation apparut comme une forme de punition des
esclaves rebelles :
Leur accorder une remise de peine et les garder en prison jusqu'à la réunion de
l’assemblée ne fera qu’encourager les actions en faveur de leur libération. N’y at-il pas de fort et de garnison de l'État ou de l'Union où ils pourraient être
confinés, et où la présence de la garnison découragerait toute envie de tenter une
évasion ? Assurément, l’assemblée de l’État devrait adopter une loi pour leur
déportation, celle-ci étant la juste mesure à adopter en cette occasion et toute
occasion semblable5.
Ainsi, tandis que certains abolitionnistes voyaient la colonisation comme suite logique
à l’émancipation, d’autres, les hommes politiques notamment, la percevaient comme une
façon de protéger les intérêts économiques et d’assurer la paix civile ; enfin d’autres encore
4
Ferdinando Fairfax, "Plan for Liberating the Negroes within the United States," American Museum, 8
(Dec. 1790), p. 285-87. Retranscrit comme document annexe dans Gary B. Nash, Race and
Revolution, Madison, Wis., Madison house, 1990, p. 146-150.
5
“To reprieve them and keep them in prison till the meeting of the legislature will encourge [sic]
efforts for their release. Is there no fort & garrison of the state or of the Union, where they would be
confined, & where the presence of the garrison would preclude all ideas of attempting a rescue. Surely
the legislature would pass a law for their exportation, the proper measure on this & all similar
occasions.” Extrait de la lettre datée du 20 septembre 1800 de Thomas Jefferson à James Monroe
(alors Gouverneur de Virginie), retranscrite dans The Writings of Thomas Jefferson, Collected and
Edited by Paul Leicester Ford, Volume VII, 1795-1801, G.P. Putnam's Sons, The Knickerbocker
Press, 1896, p. 457-458. C’est nous qui traduisons.
21
l’imaginaient comme une façon de régler le problème racial que posait le fait de devoir vivre
« à côté » de Noirs libres – considérés comme inférieurs et pouvant potentiellement inciter les
esclaves à se révolter –n’ayant de surcroît aucun ou peu de droits au regard de la loi.
2. Haïti comme lieu de « colonization »: premières évocations et premiers débats
dans les années 1820
Pendant que certains évoquaient l’Ouest américain, La Sierra Leone6 ou l’Afrique
d’une façon plus générale, d’autres se mirent à proposer Haïti comme possible lieu de
colonisation des Noirs. Le climat, que l’on disait semblable à celui de l’Afrique, était un
argument majeur. Dès 1801, Thomas Jefferson affirmait déjà que la zone caraïbe avait
l’avantage d’être à la fois peuplée de « gens de leur propre race et couleur » – les mêmes race
et couleur que les esclaves afro-américains, donc – mais aussi d’avoir un climat « agréable à
leur constitution naturelle », sans parler du fait qu’ils y seraient isolés des autres « sortes »
d’hommes – nous comprenons par là les Blancs :
Les Antilles offrent une retraite que l'on peut plus probablement mettre en œuvre
pour eux. Déjà habitées par un peuple de leur propre race et couleur; possédant
des climats compatibles avec leur constitution naturelle; isolées des autres sortes
d’hommes, la nature semble avoir créé ces îles dans le but qu’elles reçoivent les
noirs transplantés dans cet hémisphère. (...) La portion la plus prometteuse
6
À partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle, des mouvements philanthropiques, qui s'étaient
développés autour de fortes personnalités comme Granville Sharp et en raison de la mobilisation de
l'opinion, s'indignèrent en Angleterre et en Amérique de la traite négrière et de l'esclavage ; ce qui
conduisit à leur interdiction et à la création de la Sierra Leone en colonie pour servir de terre d'accueil
aux esclaves noirs libérés. En 1772, le ministre de la Justice de la Couronne proclame que sera libre
tout esclave réfugié en Angleterre. La conséquence immédiate de cette mesure a été que de nombreux
esclaves ont fui les plantations des colonies anglaises d'Amérique pour aller s'établir en GrandeBretagne. Au lendemain de la guerre d'indépendance américaine où les Anglais ont été défaits en
1783, un grand nombre d'esclaves qui avaient combattu pour Londres se réfugièrent en Angleterre.
Pour ces esclaves pauvres, dépourvus de ressources, Granville Sharp et les mouvements
philanthropiques imaginèrent la création d'une terre d'accueil sur leur continent d'origine et
constituèrent la Compagnie de Saint George chargée d'organiser leur retour. C'est dans ce contexte que
débarqua le 9 mai 1787 en Sierra Leone une colonie de trois cent cinquante esclaves affranchis et une
soixantaine de prostituées blanches destinées à leur servir d'épouses. Mais la fièvre décima une grande
partie de ces colons installés près de Kru Bay, dans la presqu'île de Freetown. Le Parlement
britannique décida alors d'aider l'entreprise en fondant, en 1791, la Sierra Leone Company pour
succéder dans cette tâche à la Compagnie de Saint George. En février 1792, elle débarqua à Kru Bay
plus d'un millier d'esclaves affranchis, venus pour la plupart de Nouvelle-Écosse via la GrandeBretagne. En accord avec le roi temné Naimbanna, la Compagnie de Saint George fonda, la même
année, Freetown dont la population s'accroîtra rapidement à partir de 1800 avec l'arrivée d'autres
« nègres marrons », venus de Jamaïque.
22
d'entre elles est l'île de Saint-Domingue, où les noirs sont établis dans une
souveraineté de facto, étant régis par les lois et le gouvernement qu’ils ont mis
en place eux-mêmes7.
Mais les partisans d’Haïti étaient clairement minoritaires au début du XIXème siècle. Si
l’Afrique semblait trop éloignée géographiquement (ce qui aurait inévitablement entraîné des
coûts de transport élevés), l’argument de proximité d’Haïti était invoqué par les opposants –
pour la plupart Sudistes – à sa colonisation. Il faut dire que depuis la Révolution haïtienne, les
esclavagistes du Sud étaient plus que méfiants à l’égard de cette nouvelle république noire, si
proche de leurs terres. Entre 1793 et 1820, la peur de Saint Domingue (renommée Haïti en
1804 à l’issue d’une guerre antiesclavagiste qui avait duré treize ans), la crainte d’une sorte de
« contagion révolutionnaire », était palpable du côté des planteurs. Il ne se passait pas une
semaine sans qu’un journal ne parlât de cet événement8. Au sein du Congrès de chaque État,
la question fut discutée. Avec l’arrivée de Gens de Couleur libres réfugiés d’Haïti dans tous
les États après 1793, une sorte de « mythe Haïti » fit surface. Au début du XIXème siècle,
alors même que s'étiolaient les contacts économiques avec l'île à la demande de la France
après 18069, les planteurs craignirent que la simple évocation de l’île donne des idées, voire
des espoirs d’émancipation à leurs esclaves. Du coup, certains États légiférèrent rapidement
afin d’empêcher l’entrée de réfugiés et/ou de leurs esclaves en provenance de SaintDomingue, sans grand succès. En fait, de par leur position géographique, les États du Sud
accueillaient beaucoup de réfugiés de Saint-Domingue souvent accompagnés de leurs
esclaves, et avec leur arrivée les rumeurs d’insurrection – plus ou moins réalistes – fleurirent.
Ces craintes étaient-elles fondées ? À en croire l’historien Robert J. Alderson Jr., oui, car les
esclaves avaient d’excellents réseaux de communication, notamment par le biais des Noirs
(esclaves ou non) travaillant sur les navires10.
7
The West Indies offer a more probable & practicable retreat for them. Inhabited already by a people
of their own race & color; climates congenial with their natural constitution; insulated from the other
descriptions of men; nature seems to have formed these islands to become the receptacle of the blacks
transplanted into this hemisphere. (…) The most promising portion of them is the island of St.
Domingo, where the blacks are established into a sovereignty de facto, & have organized themselves
under regular laws & government. Extrait d’une lettre de Thomas Jefferson à James Monroe, datée du
24 novembre 1801, téléchargeable ici : <http://odur.let.rug.nl/~usa/P/tj3/writings/brf/jefl142.htm>.
C’est nous qui traduisons.
8
Voir Alfred N. Hunt, Haiti's Influence on Antebellum America: Slumbering Volcano in the
Caribbean, Baton Rouge and London, Louisiana State University Press, 2006.
9
Voir Marie-Jeanne Rossignol, Le ferment nationaliste, Belin, 1994, Chapitre 6.
10
Robert J. Alderson Jr., This Bright Era of Happy Revolutions, Columbia, S.C., The University of
South Carolina Press, 2008, p. 105-107.
23
Ainsi, Haïti ne s’imposa pas immédiatement comme lieu idéal de déportation à cause
des événements violents qui y firent rage jusqu’en 1804. Dans l’imaginaire collectif
américain, Haïti était alors plutôt associée à un lieu de révolte qu’à un lieu possible de
délocalisation. Cette première période de « peur » sembla se clore au début des années 1820,
car ce n’est qu’à partir de ce moment-là que l’on admit plus facilement qu’Haïti pût être un
lieu de transport acceptable (et rentable !) pour la population noire, libre et affranchie,
américaine. Les principales raisons évoquées étaient alors économiques ; Haïti semblait être
un lieu idéal d’expatriation des Noirs grâce à sa proximité, et donc grâce à l’économie
substantielle réalisée, l’acheminement vers Haïti étant moins coûteux que vers l’Afrique.
C’est sans doute aussi parce qu’Haïti elle-même avait maille à partir avec ses propres
problèmes politiques, sociaux et économiques, que la première tentative concrète, documentée
et quantifiable de colonisation des noirs en Haïti n’eut lieu que dans les années 182011.
Précisons qu’entretemps s’était créée, en 1817, l’American Colonization Society, dont les
motivations étaient aussi philanthropiques que racistes : aider l’émigration des Noirs vers
l’Afrique, pour leur offrir un sort meilleur, mais également s’assurer qu’ils quittaient bien les
États-Unis, république « blanche ».
3. Engouement d’une partie de la population abolitionniste blanche et des leaders
de la communauté noire pour l'émigration vers Haïti : la première expérience
concrète d’émigration des années 1820.
La plupart des Noirs ne se reconnaissaient pas dans ces projets de colonisation vers
l’Afrique, notamment parce qu’ils estimaient que l’American Colonization Society, société
composée uniquement d’hommes politiques et d’abolitionnistes blancs, ne pouvait pas
légitimement prétendre travailler dans l’intérêt de la population noire. Farouchement opposés
à la colonisation, certains Noirs élaborèrent des projets, certes semblables, mais qu’ils
préféraient nommer « émigration » volontaire. Il s’agissait pour eux de rassembler, selon leurs
propres règles du jeu, la diaspora noire-américaine en dehors des États-Unis.
C’est ainsi qu’un jeune Noir libre de Nouvelle-Angleterre du nom de Prince
Saunders12 façonna son propre plan d’émigration vers Haïti en 1818. Envoyé en Angleterre
pour parfaire son éducation par des philanthropes blancs, il rencontra deux abolitionnistes,
11
Voir Jean-François Brière, Haïti et la France 1804-1848 : le rêve brisé, Paris, Karthala, 2008 ;
Robert Debs Heinl & Nancy Gordon Heinl, Written in Blood: The Story of the Haitian People, 14921995, University Press of America, 2005.
12
Parfois orthographié « Sanders ».
24
Thomas Clarkson et William Wilberforce, qui le recrutèrent afin de persuader Henry
Christophe, le roi d’Haïti, d’accepter de recevoir sur son île des émigrés Noirs-Américains13.
Lors de sa première visite en Haïti, Saunders fut accueilli par Christophe, et renvoyé vers
Londres dans le but de recruter des enseignants pour les nouvelles écoles du roi14. C’est
depuis Londres que Prince Saunders publia ses Haytian Papers15, dans lesquels il fit
l’apologie de l’administration de Christophe. À l’automne 1818, de retour à Philadelphie, il fit
tout ce qui était en son pouvoir pour vanter les mérites d’Haïti auprès des Blancs comme des
Noirs, de New-York à Boston – son plan d’émigration des Noirs libres vers Haïti était né.
Associé à Clarkson, Prince Saunders finit par convaincre Christophe de coopérer. Ce dernier
semblait même disposé à fournir un navire et une première donation de 25 000 dollars. Au
cours de l’été 1820, Saunders fut convoqué en Haïti pour discuter des modalités de ce
programme d’émigration. Cependant, au moment où Saunders arriva sur l’île, Christophe était
paralysé par une crise cardiaque, et alors qu’il attendait toujours d’être reçu par le roi, une
rébellion eut lieu et le roi se suicida en octobre 1820. Ceci mit un coup d’arrêt net au projet de
Saunders. Cependant Saunders restait convaincu que des milliers de Noirs libres ou
récemment émancipés attendaient impatiemment de pouvoir émigrer vers Haïti. Et
finalement, ce fut l’arrivée au pouvoir du Président Jean-Pierre Boyer qui permit au « plan »
de se mettre progressivement en place.
Boyer, après avoir en 1820 rattaché le nord du territoire, puis en 1822 envahi la partie
espagnole de l'île, avait besoin de main d’œuvre pour exploiter le pays. Afin de dynamiser
l'économie agricole, Boyer lança une campagne de recrutement, sans doute inspirée des
projets avortés de Christophe et Prince Saunders, encourageant les Noirs-américains à émigrer
vers Haïti. Les futurs émigrés offraient une solution à tous ses problèmes : la main d’œuvre
non-qualifiée pourrait travailler dans les champs, voire grossir les rangs de son armée, tandis
que les artisans et marchands revitaliseraient l’économie du pays. Et peut-être que puisqu’il
13
Christophe avait entrepris une correspondance avec Wilberforce en 1814, puis Clarkson en 1815,
espérant ainsi qu’avec leur aide il pourrait obtenir la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti par le
gouvernement britannique, car sans le soutien de la Royal Navy, Christophe doutait que son peuple
puisse rester libre très longtemps. Voir Hubert Cole, Christophe: King of Haiti, London, Eyre and
Spottiswoode, 1967, p. 223-224.
14
Le projet le plus cher à Christophe concernait l’éducation de son peuple. Tout en demandant à
Saunders de dénicher pour lui les meilleurs enseignants de Londres, il envoya 6000 dollars à
Wilberforce afin de payer des avances de salaires et les dépenses de transport pour ses futures recrues
(Hubert Cole, op. cit., p. 229).
15
Prince Saunders, Haytian Papers, a collection of the very interesting proclamations and other
official documents... of the kingdom of Hayti, London, W. Reed, 1816.
25
débarrassait les États-Unis de sa population noire libre non-désirée, ceux-ci lui accorderaient
la reconnaissance diplomatique dont il avait désespérément besoin16.
De son côté, depuis New-York, le Révérend Loring D. Dewey, abolitionniste blanc et
agent de l’American Colonization Society, constatant que la plupart des Noirs libres de NewYork ne souhaitaient pas se rendre au Libéria, entreprit de sa propre initiative une
correspondance avec Boyer concernant les conditions d’émigration vers Haïti, profitant sans
doute de la notoriété grandissante de l’American Colonization Society pour atteindre le
Président haïtien. Dans ses lettres, Dewey demanda explicitement de nombreuses précisions
englobant tous les aspects d’une migration des Noirs-Américains vers Haïti ; depuis le
montant des aides que Boyer comptait leur accorder jusqu’à la façon dont l’île était
administrée en termes d’écoles, de religion, ou encore de lois concernant le mariage. Boyer
répondit point par point à toutes ces interrogations, précisant même qu’Haïti était prête à
financer très largement l’émigration des Noirs américains, pour des raisons avant tout
« humanistes », n’excluant cependant pas un certain intérêt économique, et… diplomatique :
Il ne faut pas croire que le besoin d’augmenter la population en Haïti est le motif
qui me pousse à vous faire cette réponse avec les détails dans lesquels je suis
entré. Des considérations d'un ordre bien supérieur me dirigent. Animé du désir
de servir la cause de l'humanité, j'ai pensé que plus belle occasion n’aurait pu se
présenter d’offrir une hospitalité agréable, un asile sûr, aux malheureux hommes,
qui ont l'alternative de se rendre sur les rives barbares de l'Afrique, où la misère
ou une mort certaine les attend peut-être. (...) Tout le monde peut parfaitement
percevoir que ce sera un moyen infaillible d’accroître le commerce des ÉtatsUnis, en multipliant les relations entre deux peuples, dont la similitude des
principes régissant les lois et le gouvernement doivent nécessairement les rendre
amis, bien qu’un préjugé aveugle semble jusqu'à présent avoir mis des obstacles
dans le chemin menant à des relations plus directes entre l'un et l'autre17.
16
Rayford W. Logan, The Diplomatic Relations of the United States with Haiti 1776-1891, Chapel
Hill, New York, Kraus Reprint Co., 1969 (1941), p. 217.
17
“It must not be imagined that the want of an increased population in Hayti, is the motive which
determines me to make this answer with the details into which I have entered. Views of a higher order
direct me. Animated with the desire to serve the cause of humanity, I have thought that a finer
occasion could not have presented itself to offer an agreeable hospitality, a sure asylum, to the
unfortunate men, who have the alternative of going to the barbarous shores of Africa, where misery or
certain death may await them. (…) Every one can perceive perfectly that it will be an infallible means
of augmenting the commerce of the United States, by multiplying relations between two people, the
similarity of whose principles of legislation and government ought necessarily to render them friends,
although a blind prejudice seems until now to have put obstacles in the way of more direct relations
26
Dans sa lettre du 25 mai 1824, Boyer annonça à Dewey qu’il allait envoyer un émissaire
haïtien vers les États-Unis, le citoyen Granville, avec l’instruction de coopérer avec la société
américaine en général et l’American Colonization Society en particulier – « La société
philanthropique dont Dewey est le représentant »18. Le citoyen Jonathan Granville arriva à
New-York le 13 juin 1824, muni des instructions émanant de son gouvernement. Dans ces
instructions en dix-neuf points, Boyer évoquait largement l’aspect financier de sa proposition,
ainsi que le nombre de Noirs qu’il consentait à accueillir. Au total, Boyer prévoyait de faire
venir 6 000 personnes. Bien entendu, au regard du nombre d’esclaves ou même du nombre de
Noirs libres et affranchis présents sur le territoire américain à l’époque, ce nombre peut
sembler dérisoire. Il est vrai qu’en 1820, la population noire (totale) était estimée à 1 800 000
personnes, soit 18% de la population globale des États-Unis. Seuls 13% étaient libres, et
parmi cette population de 230 000 Noirs libres, 57% (soit 131 000) vivaient dans les états
esclavagistes en 182019. Cela n’enlève cependant, à l’époque, rien au caractère
exceptionnellement attractif de cette proposition. Boyer offrait aux futurs émigrés, s’ils
promettaient de se comporter en « bons citoyens », de devenir propriétaires de leurs propres
terres, pour peu qu’ils les exploitassent de façon profitable : « Le gouvernement leur confiera
une portion de terres suffisamment importante pour employer douze personnes (...), et après
qu'ils auront mis en valeur ladite surface de terre, surface qui ne sera pas inférieure à 36 acres,
(...) [le] gouvernement attribuera un titre de propriété définitif à ces douze personnes, leurs
héritiers et ayants droit »20.
Pour les Noirs-américains les plus pauvres, Boyer proposait même d’avancer une partie du
coût du transport – soit six dollars :
S'il y a des familles de sang africain, disposées à émigrer en Haïti, dont la
situation de pauvreté est telle qu’elle les empêche de payer les frais de
déplacement vers un lieu d'embarquement, vous êtes autorisé (...) à leur avancer
le montant de leurs frais, à condition qu'ils ne dépassent pas six dollars par tête
between the one and the other.” Loring D. Dewey, Correspondence Relative to the Emigration to
Hayti, of the Free People of Colour, in the United States. Together with the Instructions to the Agent
Sent Out by President Boyer, New York, Mahlon Day, 1824, p. 11. C’est nous qui traduisons.
18
“The philanthropic Society of which [Dewey is] the agent.” Loring D. Dewey, op. cit., p. 14. C’est
nous qui traduisons.
19
Henry Gannett, Statistics of the Negroes in the United States, Baltimore, The Trustees of the John F.
Slater Fund, 1894, p. 6-11.
20
“The government will give them a portion or land sufficient to employ twelve persons (…), and after
they have well improved the said quantity of land, which will not be less than 36 acres in extent, (…)
[the] government will give a perpetual title to the said land to these twelve people, their heirs and
assigns.” Loring D. Dewey, op. cit., p.22. C’est nous qui traduisons.
27
pour les jeunes comme pour les adultes ; l'avance sera remboursable six mois
après leur arrivée en Haïti21.
De nombreuses organisations colonisationnistes à l’échelle des États, qui étaient
toutes, à de rares exceptions près, dirigées par et composées uniquement de Blancs, voyaient
le départ vers Haïti d’un très bon œil, car elles le percevaient comme la suite logique à
l’émancipation des Noirs, et la solution aux problèmes raciaux des États-Unis. Clairement, la
plupart de ces sociétés philanthropiques ignoraient ou sous-estimaient les considérables
problèmes logistiques et psychologiques que posaient le transport puis l’installation des
Noirs-Américains dans un environnement qui ne leur était pas familier. À leurs yeux, Haïti
offrait une réelle solution d’accueil proche, ce qui permettait de conjuguer arguments
économiques, humanitaires et sécuritaires. Les promoteurs blancs d’une émigration spécifique
vers Haïti créèrent, en dehors de l’American Colonization Society, la Society for Promoting
the Emigration of Free Persons of Colour to Hayti. Cette société établit un partenariat sérieux
avec certaines sociétés noires du Nord, dont celle menée par Samuel Eli Cornish, un Noir de
New-York né libre et fondateur de la Colored Presbyterian Church. Suite à la proposition de
Boyer, en 1824, Richard Allen et James Forten, deux
riches abolitionnistes Africains-
Américains, formèrent de leur côté depuis Philadelphie la Haytian Emigration Society of
Coloured People, afin d’organiser l’émigration des Noirs libres vers Haïti. Ils publièrent en
1824 une sorte de notice d’information à l’attention des Noirs libres ayant l’intention
d’émigrer vers Haïti, dans laquelle ils ne tarirent pas d’éloges sur l’île – tout en donnant tous
les détails qu’un aspirant émigré devait connaître, tels le climat, la façon dont il fallait se vêtir
et se comporter sur place, ou encore tout ce qui concernait les questions de religion22.
L’optimisme des Philadelphiens était partagé par les New-Yorkais, qui créèrent à leur
tour une branche locale de la Haytian Emigration society23. L’enthousiasme de nombreuses
sociétés abolitionnistes contrastait en fait fortement avec les réserves émises par l’American
Colonization Society. De nombreux journaux se firent l’écho de cet engouement pour Haïti,
21
“If there are any families of African blood, disposed to emigrate to Hayti, whose unfortunate
situation prevents them from defraying the expense of removal to a place of embarkation, you are
authorized (…) to make advances to them, provided they do not exceed six dollars a head for young
people and adults; the advance will be repayable six months after their arrival in Hayti. . .” Loring D.
Dewey, op. cit., p.24. C’est nous qui traduisons.
22
Address of the Board of Managers of the Haytian Emigration Society of Coloured People, to the
emigrants intending to sail to the island of Hayti in the Brig De Witt Clinton, New-York, Mahlon Day,
1824, p. 3.
23
Elizabeth Rauh Bethel, “Images of Hayti: The Construction of An Afro-American Lieu De
Mémoire.” Callaloo, Vol. 15, No. 3, “Haitian Literature and Culture”, Part 2 (Summer 1992), p. 827841. 834. 12 février 2010. <http://www.jstor.org/stable/2932025>.
28
publiant régulièrement des articles louangeurs, depuis de simples communiqués décrivant le
climat, la gestion économique et politique ou encore la population de l’île, jusqu’aux lettres
louant l’accueil réservé aux Noirs-Américains. Parmi ces périodiques largement acquis à la
cause haïtienne, on peut citer le Genius of Universal Emancipation24 du Quaker abolitionniste
Benjamin Lundy, qui publia dès 1824 des articles à caractère « publicitaire » pour Haïti,
vantant ici l’abondance de denrées facilement accessibles sur l’île, là le coût « raisonnable »
de l’émigration – et insistant sur la possibilité pour les Noirs de s’épanouir et « progresser ».
Comme si, dans cette période si raciste, même les militants les plus honnêtes de la cause
abolitionniste se ralliaient à l’idée de la délocalisation des Noirs, pourtant si irréaliste et si
contraire aux volontés de la plupart des Africains-Américains. Mais Haïti offrait l’atout d’un
passé glorieux, et constituait une délocalisation « noble » en quelque sorte.
Parallèlement aux actions menées par les abolitionnistes noirs cités précédemment,
l’on trouve l’engagement de quelques autres Noirs célèbres tels que George Vashon (premier
Africain-Américain diplômé d’Oberlin College), qui passa une année en Haïti. D’autres Noirs
éminents déclarèrent avoir l’intention de partir s’installer en Haïti, mais durent changer leurs
plans au dernier moment, tel Edward J. Roye (qui deviendra le cinquième président du
Libéria). Fallait-il voir dans ces « actes manqués » le signe d’une débâcle imminente de la
colonization d’Haïti ? Facile à dire a posteriori, mais dans les années 1820, peu de militants
pro-émigration virent venir le fiasco.
Conclusion : Échec de la première vague d'émigration vers Haïti, et brève analyse de sa
dimension humaine ; son impact sur la communauté noire-américaine
En définitive, relativement peu de Noirs libres et affranchis firent la traversée vers
Haïti. L’historien Alfred N. Hunt considère que probablement plusieurs milliers de Noirs
émigrèrent dans les années 1820 – ce qui est une estimation très vague. Les leaders antiesclavagistes estimèrent à l’époque qu’entre 1820 et 1840, environ 7000 à 10 000 Noirs
avaient émigré en Haïti. L’historien John Edward Baur25 avance le nombre de 13 000 émigrés
en 1828 ; cela dit l’on n’est pas en mesure d’estimer combien d’entre eux survécurent et
s’installèrent durablement sur place, ou retournèrent aux États-Unis après un bref passage sur
l’île – car il apparaît qu’après une période initiale de grand enthousiasme, de nombreux
24
La plupart des numéros de ce journal sont téléchargeables sur le site des archives des bibliothèques
américaines : <www.archive.org>.
25
John Edward Baur, “Mulatto Machiavelli, Jean Pierre Boyer, and The Haiti of His Day”, The
Journal of Negro History, Vol. 32, No. 3, July 1947, p. 326.
29
émigrés se plaignirent de leur situation. Il semblerait que les Noirs-Américains aient eu
beaucoup de mal à faire face à la barrière de la langue, et aux différences sociales et
religieuses. Baur et Hunt s’accordent à dire que les Noirs-Américains avaient finalement
connu, aux États-Unis, de meilleures conditions de vie, et étaient par conséquence déçus de
leur expérience haïtienne, ce qui poussa nombre d’entre eux à retourner sur le sol américain –
qui avait le mérite de leur être, sinon favorable, du moins familier. Quoi qu’il en soit, force est
de constater que cette tentative de colonization fut au final un échec.
Pour conclure,
nous avons essayé de montrer au travers de cet article que la
communauté libre noire-américaine, même si elle n'adhéra jamais massivement aux idées de
séparation spatiale entre êtres humains en fonction de leur couleur, car elle ne voyait pas dans
la ségrégation une solution durable ouvrant une porte vers l’égalité entre races, trouva dans la
proposition d'installation en Haïti un projet séduisant. En effet, au-delà des différentes raisons
évoquées précédemment, et parallèlement à une volonté d'ancrage en Amérique du Nord, qui
s'exprima dans les mêmes années (les Noirs libres ayant parfaitement conscience du rôle
qu’avait joué leur « race » dans le développement de la Nation américaine, et se sentant euxmêmes américains et non africains puisque nés – pour la plupart – sur le sol américain), cette
communauté reconnut aussi de plus en plus, au XIXème siècle, son identité dans une diaspora
noire issue de l'esclavage. Ainsi, pour les adeptes de l’émigration vers Haïti, s'installer en
Haïti, c'était avant tout asseoir son humanité dans l'identité diasporique, et revendiquer la
« race » comme facteur de cohésion d'un groupe humain opprimé, face au racisme ambiant
des Blancs.
Notice bio-bibliographique :
Claire Bourhis-Mariotti ([email protected]), professeur certifiée d’anglais en
poste à l’UFR Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Cergy-Pontoise, prépare un
doctorat à l’Université Paris-Diderot (école doctorale « Langue, Littérature, Image :
Civilisation et Sciences Humaines ») sous la direction de Marie-Jeanne Rossignol. Ses
recherches portent sur « l’abolitionnisme africain-américain et l’expérience haïtienne au
XIXème siècle (1817-1895) » (sujet de sa thèse en cours). Rattachée au Laboratoire de
Recherche sur les Cultures Anglophones (LARCA) de l’Université Paris-Diderot, et membre
de RÉDEHJA (Réseau pour le développement européen de l'histoire de la jeune Amérique),
elle a publié « Aux origines des politiques de ségrégation géographique : les premières
tentatives de colonization et d’émigration des Noirs-Américains vers Haïti dans les années
1820 » dans le numéro 4 de la revue Corridor, en juin 2010.
30
L’hébreu ou la genèse d’une langue maternelle à la croisée des humanités
Keren Gitai
Université Paris-Diderot (UFR LAC – CERILAC)
Mots-clés : Hébreu, langue maternelle, humanisation, texte.
Keywords: Hebrew, Mother tongue, humanization, text.
Résumé : Les langues ne sont pas prêtes à l’emploi ; elles ont une histoire et
sont issues de cette histoire. L’hébreu moderne, langue quotidienne dont le
fondement est spirituel, culturel et religieux, permet d’éclairer la genèse d’une
langue maternelle contemporaine. Quels sont les matériaux nécessaires pour
créer une nouvelle langue maternelle ? Quel est le processus aboutissant à
l’adoption d’une nouvelle langue pour ces locuteurs ?
Abstract: Languages are not ready-made; they have a history and are
produced out of that history. An everyday secular language whose basis is
spiritual, cultural and religious, Modern Hebrew assesses the genesis of a
contemporary mother tongue. What material is needed to create a new Mother
Tongue? What process leads to the adoption of a new language by its
speakers?
Dans une lettre datée de 1916, Walter Benjamin expose à Gershom Scholem, illustre
maître de la kabbale, une théorie du langage. Les propriétés du langage humain sont celles
d’un langage véhiculant une essence aussi bien « linguistique » que « spirituelle ». Sans avoir
pour objet une parfaite communicabilité, le spirituel fonde le linguistique : « l’homme
communique sa propre essence spirituelle (autant qu’elle est communicable) en nommant
toutes les autres choses »1. À la différence des autres êtres vivants, l’homme est doué d’un
langage articulé qui a la particularité de représenter une chose par un mot. Sa mémoire et son
aptitude à raisonner de manière abstraite lui octroient la capacité de se départir de son instinct
et ainsi de se différencier du reste du règne animal.
Cette réflexion sur l’origine du langage sera reconsidérée ultérieurement à un autre
moment charnière de l’histoire moderne qui culmine dans la destructivité humaine. En 1935,
Benjamin réunit dans son article « Problèmes de sociologie du langage » des théories qui
1
Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain » (1916), Œuvres I, Paris,
Gallimard, 2000, p. 146.
31
concourent à l’explication de la genèse des langues : langue matricielle ou langue originaire
de laquelle découlerait l’ensemble des langues, telle que formulée dans le mythe de Babel ;
théorie onomatopéique du langage selon laquelle le langage résulte de l’imitation de la nature
par l’homme et partant de son interaction avec l’environnement ; ou encore celle, plus
récente, concevant la constitution des langues au regard de phénomènes psychopathologiques,
notamment l’aphasie. Monogenèse langagière de laquelle émerge la pluralité, reproduction
sonore, étude comparative du pathologique au normal ; toujours est-il que ces théories
aussi hétérogènes que disparates reposent sur des postulats dépourvus de preuves matérielles
ou de témoignages. Les premiers éléments attestant l’existence de langues restituent déjà leur
phase écrite, ne nous permettant pas de tracer l’itinéraire de la création linguistique orale.
Parce qu’il y a une différence entre ce qui est dit oralement dans le flux d’une discussion et la
langue arrêtée dans l’écriture, le texte ne s’identifie pas au langage réel tel qu’il est conçu à un
moment donné et n’en est qu’une expression ; il n’y a ainsi pas de superposition entre le
langage parlé et le langage écrit. De même, si toutefois nous disposons d’écrits primaires,
nous restons dans l’incapacité de savoir si l’oral précède nécessairement l’écrit. C’est
notamment pourquoi, en dépit de la profusion des théories relatives à l’explication de ce
phénomène de genèse linguistique, on ne saurait en expliquer l’apparition.
Pourtant, une langue maternelle née à la fin du XIXème siècle nous permet d’éclairer
d’un nouveau jour la création linguistique. Quels sont les matériaux nécessaires pour créer
une nouvelle langue maternelle? Quel est le processus de substitution des idiomes d’origine
(de la diaspora) par une nouvelle langue? Voici les enjeux que nous proposons d’aborder à
partir de l’hébreu, cas sui generis dans l’histoire des langues. Dans la mesure où une langue
est symptomatique du mouvement qui la produit, monde de traces qui complexifient le
rapport herméneutique à l’objet fini, en quoi la poïétique de cette nouvelle langue maternelle
atteste-t-elle d’une nécessaire humanisation de la langue ?
1. Poïétique d’une nouvelle langue maternelle
Communément considéré depuis le Moyen-âge comme langue originelle à la source de
toutes les langues, connue aussi sous l’appellation de langue adamique en référence à
l’épisode de la genèse où le démiurge crée le monde et l’humanité2, l’hébreu jusqu’au XIXème
2
L’étymologie du mot humain en hébreu est adame (Adam), qui a la même racine que le mot adama
(la terre) et adom (rouge) par rapport à humanité bneï Adam (fils d’Adam) ou enoshut (humanité),
anoush (mortel ou fatal).
32
siècle était une langue morte. Utilisé essentiellement en tant que langue savante, en tant que
lingua franca et dans un cadre religieux entre les IIème et XIXème siècles parce que tenu pour
une langue sacrée, l’hébreu n’a plus été utilisé comme vecteur de communication quotidien
des siècles durant.
Cependant, le corpus littéraire de l’hébreu évolua au fil des générations et c’est ce
matériau textuel qui a été utilisé pour créer l’hébreu parlé de nos jours. Autrement dit, c’est
par le truchement d’un corpus littéraire conséquent, réservoir d’humanités, que le passage
d’une langue sacrée à une langue profane parlée s’est effectué. L’hébreu parlé a été postulé et
établi en référence aux textes hébraïques qui l’ont précédé et a subi l’influence d’autres
langues. Selon Claude Hagège, il s’agit d’« une langue parlée construite à partir d’un
ensemble de langues écrites »3. C’est une fusion d’hébreu (biblique, talmudique, médiéval et
moderne), de langues sémites (araméen, arabe), de langues européennes (yiddish, allemand,
français, anglais) ou slaves (principalement le russe)4.
L’écrivain israélien Amos Oz traduit très bien cette idée de stratification et de
construction de cet édifice langagier où gît l’hybridité et dans lequel les formes littéraires
entretiennent des relations de productivité :
Notre nouvelle langue hébraïque est en partie solide comme le roc, et en partie
sables mouvants. Ce roc n'est pas monolithique : il existe des couches bibliques
de « roc de la Genèse », et il y a des pierres plus friables, de la Mishna, et il y a
aussi la langue de la prière ; puis viennent les combinaisons plus tardives : la
langue des faiseurs de vers, celle des poètes d'Espagne, la langue des œuvres de
Mendele, de Bialik, d'Agnon, etc. – et les sables mouvants : des expériences
« de langue parlée », des courants de syntaxe issus du yiddish, du russe, de
l'allemand, de l'anglais et à nouveau – comme au Moyen-âge – de l'arabe, et
encore, et encore5.
Les apports textuels et langagiers au contact des sociétés dans lesquelles vivaient les Juifs
sont intégrés dans les strates textuelles de l'hébreu de manière verticale. L’hébreu parlé de nos
jours subsume toutes les époques de la diaspora. Traversé de reliquats de mémoire, le texte
hébraïque s’est imprégné des mutations de l’histoire autochtone du peuple juif, palimpseste
qui ouvre une réflexion sur l’invention d’une langue maternelle à partir d’un corpus écrit.
3
Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 323.
Claude Hagège, op. cit., p. 294, 327, 330-339.
5
Amos Oz, Sous cette lumière flamboyante, Tel-Aviv, Sifriat Poalim,1979, p. 26-27. C’est nous qui
traduisons.
4
33
Les textes hébraïques présentent une intertextualité, faisant à l’heure où ils étaient
écrits toujours référence aux textes qui les précédaient (la Mishna et le Talmud sont par
exemple des textes d’exégèse) pour traduire les idées des contemporains, et ne manquaient
pas d’être interpénétrés sous la plume de leurs auteurs au fil des siècles par le contact des
langues indigènes. Il en résulte une contiguïté, voire un échange et un rapport de permutation,
entre l’hébreu et les autres langues.
Ainsi, cette langue maternelle, entendue comme la première langue parlée et propre à
chaque individu, langue de transmission, substrat de toute langue et de la pensée, n’émerge
pas ex nihilo mais plutôt ex scripto. Dépassant ses sources d’inspiration, l’hébreu s’édifie sur
les fondations du livre, d’un héritage culturel. Le choix d’imposition de cette langue s’avère la
pierre angulaire de la genèse d’une culture israélienne, d’une nouvelle humanité composée
essentiellement de communautés qui migrèrent pour se concentrer en Palestine à partir du
XIXème siècle. Mais parler la langue hébraïque se fit au détriment des langues vernaculaires
des Juifs, encore florissantes au XIXème siècle6.
Les autres langues maternelles ne se sont pas effacées mais subsistent comme substrat
altéré dans l’hébreu. Cherchant à puiser dans une source éternelle les mille et une facettes du
sens propre aux textes, la référentialité est le lieu où le sens se meut toujours sans jamais en
venir à épouser une forme arrêtée. Le procédé énonciatif suppose un assouplissement des
règles de grammaire. Fixée jusqu’à l’avènement d’un nouvel ordre, la grammaire se modifie
pour répondre à sa fonction langagière. Pour ne pas compromettre le sens et son adéquation
avec une réalité perçue, l’adaptation et la flexibilité de ses règles sont requises. Au point
d’achoppement entre langue écrite et langue parlée, si un carcan littéraire venait à s’installer,
la dynamique et la vivacité de la langue viendraient à s’étioler. Les constantes et les variations
dans l’hébreu constituent des jeux de langage où les néologismes et les calembours permettent
de façonner la réalité pour lui octroyer un espace de parole.
2. Une nécessaire humanisation de la langue
Nous avons évoqué jusqu’à présent les matériaux hétéroclites qui composent l’hébreu,
il n’en demeure pas moins que cette langue est devenue parlée conformément à une décision
6
Les dialectes sont nombreux et comprennent des variétés de judéo-arabe (dont le judéo-irakien, le
judéo-marocain, le judéo-yéménité etc) ; de judéo-araméens ; de judéo-persan (comme le boukharique
ou le dzhidi); de judéo-espagnol (comme la ladino et le judesmo) ; le judéo-italien : le judéoportugais ; le judéo-provençal ; le judéo-français ; le judéo catalan ; le judéo-allemand (dont le
yiddish) ; le judéo-alsacien ; le judéo-grec ; le judéo berbère ; le judéo-géorgien, etc.
34
collective (qui n’a pas manqué de connaître des résistances), et au détriment des langues de la
diaspora. Afin d’insuffler vie à la langue presque morte qu’était l’hébreu, il était indispensable
de cesser de parler ces langues qui rappelaient l’exil (notamment le yiddish, l’allemand, le
russe, l’arabe).
La parole, qui fait partie du langage, déploie cet aspect de la mémoire immédiate qui
prend forme au présent parmi la somme des possibilités de dénomination. En ce sens, elle est
l’expression de l’instantanéité. Elle se réfléchit dans un rapport direct au temps avant de se
métamorphoser. Pour reprendre les termes employés par Benjamin, qui analyse le rapport
intime entre l’homme, son langage et le créateur : « le langage s’incorpore en quelque sorte le
créé, il le dénomme. Ainsi le langage est ce qui crée, ce qui achève, il est verbe et nom. En
Dieu le nom est créateur parce qu’il est verbe, et le verbe de Dieu est savoir parce qu’il est
nom »7. Or qu’en est-il d’une langue dont l’essence est clivée entre sacralité et humanité,
entre le verbe et le nom ?
En effet, l’hébreu étant encore considéré comme une langue sacrée, l’apparition de
l’humain là où le divin habitait fait surgir une ambivalence. Cette transgression de la
dénomination, taboue, est interprétée comme une profanation du divin. La lettre qu’adresse
Gershom Scholem à Franz Rosenzweig, depuis Jérusalem en 1926, témoigne de cette réserve:
« Cette langue sacrée dont on nourrit nos enfants ne constitue-t-elle pas un abîme qui ne
manquera pas de s’ouvrir un jour ? » Le dépouillement de sa signification première
entraînerait inéluctablement une asyndète, éveil cauchemardesque des « noms » et des « sigles
de jadis »8. Ressusciter le langage du livre sacré mettrait en péril ceux qui l’emploieraient
jusqu’au moment apocalyptique où le pouvoir religieux enfoui dans cette langue se
retournerait violemment contre eux car « il est impossible de vider de leur charge les mots
bourrés de sens, à moins d’y sacrifier la langue elle-même»9. A ce moment, dit Scholem, « il
[leur] faudra se soumettre ou disparaître. Car au cœur de cette langue où nous ne cessons pas
d’évoquer Dieu de mille façons – le faisant revenir ainsi, en quelque sorte, dans la réalité de
notre vie – Dieu lui-même à son tour ne restera pas silencieux »10.
Durant ce processus de laïcisation ou d’humanisation de la langue, les débats, dont ce
dernier n’est qu’un exemple, ne manquaient donc pas de souligner la problématique de la
7
Walter Benjamin, op. cit., p. 153-154.
Gershom Scholem, « Une lettre inédite de Gershom Scholem à Franz Rosenzweig. A propos de notre
langue. Une confession », (26 décembre 1926), Archives de sciences sociales des religions, No. 60/1
(juillet- septembre 1985), traduction de S. Moses, p. 84.
9
Gershom Scholem, op. cit., p. 83.
10
Gershom Scholem, op. cit., p. 84.
8
35
transformation du rapport du mot au sens. Lorsqu’une langue articule l’ontologie de son
système temporel autour du nom de Dieu, et en décrète l’imprononçabilité, c’est, dans sa
sécularisation, toute la question de son mode de signifiance qui se pose. Le pouvoir enseveli
dans le texte religieux est dans le cas de l’hébreu celui d’une langue proférante, où le sens est
invocation et le mot chose, dans une incantation propre à la pensée magique.
L’humanisation de la langue passe par un processus de démystification, de
désenchantement du pouvoir sacralisé dans la langue, mais aussi par une appropriation
requérant un effort psychique considérable pour repousser énergiquement de la conscience
toute autre langue que l’hébreu. Ce nécessaire désinvestissement de toute représentation par
l’involution de l’ensemble des signifiants préexistants à la création de l’hébreu s’exprime
manifestement chez Eliézer Ben-Yehuda11, figure proéminente de la « renaissance » de
l’hébreu, bien qu’il ne parvienne pas à cacher son désarroi face à l’apparition de contenus
langagiers non hébraïques :
La langue hébraïque a désormais envahi, non seulement mon langage, mais
aussi ma pensée, et je raisonne en cette langue jour et nuit, pendant ma veille
comme pendant mon sommeil, que je sois bien portant ou malade, et ceci même
lorsque je souffre de violentes douleurs physiques.
Néanmoins, il me faut à nouveau le reconnaître, il arrive, quand ma pensée
plonge dans les souvenirs du passé, de l’enfance et de la jeunesse, qu’elle se
libère un instant, sans que je m’en rende compte, de ce joug hébraïque que je lui
ai énergiquement imposé pendant des années, alors, pendant une seconde, je me
surprends en train de ne pas penser en hébreu, que sous ma pensée en mots
hébreux surgissent quelques mots étrangers, en yiddish, mais aussi en russe et
en français12 !
Éradiquer de la pensée les langues d’origines, les supprimer pour assurer la suprématie
de l’hébreu et partant faire tabula rasa de toute les langues que ses locuteurs connaissaient :
telle était la devise de ce temps, portée par l’idéologie sioniste avant même la naissance de
11
Éliézer Isaac Perelman Elianov (1858 (Luzhky, Lituanie) - 1922 (Jérusalem)) est considéré comme
la figure centrale dans la « résurrection » de l’hébreu moderne. Il suivit une éducation classique,
consistant en l’apprentissage des textes sacrés. Pourtant à l’adolescence, il adopta rapidement les
idéaux nihilistes russes, délaissant ses liens avec sa communauté. En dépit de son adhésion à ces
idéaux, persista néanmoins sa fascination envers la langue hébraïque. Dès son arrivée en Israël, celuici changea son nom pour Eliézer Ben-Yehuda (Yehuda étant le prénom de son père, Yehuda Leib). Il
fut l’un des pionniers du Comité de la Langue Hébraïque, qui deviendra l’Académie de la Langue
Hébraïque en 1953.
12
Eliézer Ben-Yehuda, Le rêve traversé, Paris, Desclée de Bouwer, 1988, p. 53-54.
36
l’Etat israélien. Au-delà de l’idéalisation d’un passé mémoriel, de la volonté de retourner sur
la terre des ancêtres, de parler leur langue et, partant, de s’identifier à une effigie linguistique
et à une humanité antique, c'est en vertu de la nécessité qu’émerge une position subjective.
Toute langue a un destinataire et le destinataire se reconnaît dans la langue qu’il parle,
s’inscrivant dans une contemporanéité.
Or cet éveil d’une langue parlée, après des siècles de désuétude, devient le lieu de
restitution d’une réalité humaine, la réifiant en la nommant dans le champ discursif. Périple
sur la voie de la parole, à l'intersection entre hybridité et multiplicité, l’hébreu retrace les
vacillements de l'histoire de cette parole, de ses heurts et de sa recherche de filiation.
L’humanisation de la langue suppose ainsi une action réflexive qui part de l’individu vers
autrui et qui reflète un changement de valeur sur le plan social. L’humanisation est alors une
appropriation d’un espace culturel permettant non seulement de figurer mais aussi de
ressentir.
En l’espèce, cette nouvelle humanité se déploie comme un condensé d’humanités, à la
croisée d’histoires et de géographies variées, et est en fait le lieu de sédimentations diverses,
infra-conscientes ou inconscientes, que la profération, par ses nouveaux locuteurs, ne manque
pas de convoquer parfois, tel un retour du refoulé.
Langue originelle ou langage divin, langue humanisante et humanisée, l’avènement de
l’hébreu au XIXème siècle participe de l’histoire de l’humanité, n’entravant pas les processus
de pensée et de symbolisation mais les soutenant. L’apparition de l’hébreu comme langue
maternelle permet ainsi de penser les questions propres à l’homme, son ontologie et sa
pensée.
Notice bio-bibliographique :
Keren Gitai ([email protected]) est doctorante à l’UFR LAC (Cerilac, ED 131) de
l’Université Paris-Diderot. Son sujet de thèse : « Anastylose d’une langue maternelle : la
genèse intertextuelle de l’hébreu moderne » aborde, sous la direction de Julia Kristeva et de
Pierre-Marc de Biasi, la poïétique d’une nouvelle langue maternelle née à la fin du XIXème
siècle. Keren Gitai, psychologue clinicienne, licenciée en philosophie, traductrice, est chargée
de cours à l’Université Paris Diderot ainsi qu’à l’Université Paris Sorbonne-Panthéon.
37
Entre l’humain et le divin : le statut intermédiaire des Nymphes dans la
poésie épique grecque archaïque
Sébastien Dalmon
Université Paris-Diderot (UFR GHSS – UMR 8210 ANHIMA)
Mots-clés : Nymphes (divinités grecques), Statut intermédiaire, Homère,
Hésiode, Hymnes homériques
Keywords: Nymphs (Greek deities), Intermediate status, Homer, Hesiod,
Homeric Hymns
Résumé : Cette communication se propose d’interroger la signification du
statut pour le moins ambigu des Nymphes en Grèce ancienne, en se limitant à
la poésie épique archaïque (Homère, Hésiode, et les hymnes homériques). En
grec, le terme même de numphè est polysémique, désignant autant une jeune
fille en âge de se marier (donc un statut intermédiaire de la femme entre korè
ou parthénos d’une part, gunè ou mètèr d’autre part) qu’une divinité féminine
généralement associée aux éléments du paysage. Mais le statut des Nymphes
en tant que puissances surnaturelles est également ambigu. Bien que faisant
l’objet d’un culte, elles n’apparaissent pas toujours comme complètement
immortelles, même si par ailleurs elles peuvent rendre un humain immortel.
Abstract: This paper will examine the meaning of the ambiguous statute of
Nymphs in ancient Greece, restricted to the archaic epic poetry (Homer,
Hesiod, and Homeric Hymns). In Greek, the word numphe is polysemous,
designating both a young girl of marriageable age (i.e. an intermediate status
of women between kore or parthenos on the one hand, gune or meter on the
other hand) and a female deity usually associated with elements of the
landscape. But the Nymphs’ status as supernatural powers is also ambiguous.
Although worshipped, they do not always appear as completely immortal, even
if they may also turn a human into an immortal being.
Les Nymphes sont une catégorie de puissances assez originales dans le panthéon grec1.
Souvent désignées au pluriel, même s’il existe des Nymphes individuelles, elles font l’objet
d’un culte, à la différence de ceux qu’on présente parfois comme leur contrepartie masculine,
à savoir les Satyres, Silènes, ou autres Centaures. Elles sont liées aux espaces naturels et à des
éléments du paysage (sources, cours d’eau, grottes, montagnes, arbres, forêts, prairies), ce qui
1
Floyd G. Ballentine, « Some Phases of the Cult of the Nymphs », Harvard Studies in Classical
Philology 15, 1904, p. 77-119 ; Jennifer Larson, Greek Nymphs: myth, cult, lore, Oxford et New York,
Oxford University Press, 2001.
38
semble faire d’elles des divinités essentiellement topiques, c’est-à-dire attachées à un lieu
précis.
La définition du statut des Nymphes est une question éminemment complexe, dans la
mesure où ces puissances se distinguent parfois difficilement de certains groupes de déesses
(Muses, Charites, Heures, Océanides, Néréides…) ou d’héroïnes (Danaïdes, Cécropides,
héroïnes individuelles comme Kallisto ou Cyrène), sans parler de la polysémie du mot grec
numphè, nom commun désignant, entre autres choses, une jeune fille en âge de se marier,
qu’elle soit déesse ou mortelle2. Les Nymphes semblent ainsi occuper une position
intermédiaire entre les hommes et les dieux, participant des deux natures.
Cette contribution se propose d’interroger la signification du statut pour le moins
ambigu des Nymphes en Grèce ancienne, en se limitant à un type de sources bien précis, à
savoir la poésie épique archaïque : Homère, Hésiode, et les hymnes homériques. En effet, dès
ces premières sources littéraires grecques, le portrait des Nymphes est déjà bien dessiné.
Il sera d’abord nécessaire de s’arrêter sur le double sens du mot numphè, à la fois nom
d’un type de puissances, mais aussi nom commun désignant un statut féminin. Dans un
second temps, on s’interrogera sur le statut véritablement divin des Nymphes, tour à tour
déesses disposant du pouvoir d’accorder l’immortalité, ou puissances intermédiaires
mortelles, bien que bénéficiant d’une vie très longue. Il s’agira d’essayer d’expliquer ce
paradoxe.
1. Nymphe et numphè : un nom intermédiaire entre humain et divin ?
La Nymphe désigne un type de puissances associées à des réalités du paysage, mais
aussi un statut féminin3, à tel point qu’il est parfois difficile, dans certaines occurrences,
d’établir avec certitude à quelle sorte de numphè l’on a affaire.
Les Nymphes apparaissent comme des divinités en lien avec les éléments du paysage,
des puissances éminemment topiques, rattachées à un lieu précis. On trouve déjà chez Homère
2
Valeria Ando, « Nymphe : la sposa e le ninfe », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 52, 1996,
p. 47-79.
3
Marcel Detienne, « Orphée au miel », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 12, 1972, p. 7-23,
repris dans Pierre Nora, Jacques Le Goff (éds), Faire de l’histoire. III : nouveaux objets, Paris,
Gallimard, 1974, p. 80-105 ; Claude Calame, Les chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque, 1 :
Morphologie, fonction religieuse et sociale, Roma, Ateneo e Bizzarri, 1977, p. 63 ; Claude Calame,
L’Éros dans la Grèce antique, Paris, Belin, 1996, p. 142-144 ; Florence Dupont, L’insignifiance
tragique, Paris, Le Promeneur, 2001, p. 138-139.
39
des passages esquissant une typologie des Nymphes en fonction de leur habitat4. Les espaces
naturels des eaux, des montagnes, des grottes, des prairies et des forêts sont privilégiés.
L’Hymne homérique à Aphrodite évoque ainsi « l’une des Nymphes qui demeurent dans les
beaux bois sacrés, – ou bien celles qui hantent cette montagne, les sources de ses fleuves et
ses vertes prairies (ἤ τις νυµφάων, αἵ τ’ ἄλσεα καλὰ νέµονται, ἢ νυµφῶν, αἳ καλὸν ὄρος τόδε
ναιετάουσικαὶπηγὰςποταµῶνκαὶπίσεαποιήεντα) »5.
Les distinctions ne sont pas forcément tranchées : une Nymphe des eaux (le terme de
Naïade6 apparaît déjà dans l’Iliade) peut par exemple vivre dans la montagne tout en
fréquentant des forêts ou des prairies.
Mais dès Homère également, tant dans l’Iliade que dans l’Odyssée, on trouve le mot
numphè comme un nom commun désignant la jeune fille en âge de se marier. Le mot existe
aussi au masculin : Patrocle, dans l’Iliade, est comparé à un numphios, un « fiancé » ou
« jeune marié »7. Ce qualificatif est appliqué dans l’Odyssée à Rhéxénor, frère d’Alkinoos et
père d’Arétè8.
Les cas d’Hélène et Pénélope sont particulièrement intéressants, car ils montrent que le
qualificatif de numphè relève peut-être plus du statut social que de la classe d’âge, même si
les deux sont souvent liés. Ainsi, dans un épisode, Iris, ayant pris la forme de Laodice,
s’adresse à Hélène :
Viens, ma chère (Νύµφαφίλη), viens voir : l’histoire est incroyable ! Les
Troyens dompteurs de cavales et les Achéens à cotte de bronze jusqu’ici, dans la
plaine, allaient portant les uns contre les autres l’Arès, source de pleurs ; ils ne
songeaient qu’à la guerre exécrable : les voilà maintenant assis et muets. La
bataille a pris fin ; ils s’appuient à leurs boucliers ; leurs longues javelines, près
d’eux, sont fichées en terre. Alexandre et Ménélas chéris d’Arès vont ensemble,
pour t’avoir, combattre de leurs longues piques, et l’on t’appellera la femme de
celui qui aura vaincu ». Ainsi dit la déesse, et elle met au cœur d’Hélène le doux
désir de son premier époux, de sa ville, de ses parents. Vite, elle se couvre d’un
4
Iliade, XX, 7-9 ; Odyssée, VI, 122-124 ; X, 350-351. Les traductions des textes sont celles de la
Collection des Universités de France, sauf pour la Théogonie (traduction d’Annie Bonnafé, Rivages
Poche, 1993) et les fragments d’Hésiode (traduction Philippe Brunet modifiée, Paris, Le Livre de
Poche, 1998).
5
Hymne homérique à Aphrodite I, 97-99.
6
Iliade, VI, 21-22 ; XIV, 144 ; XX, 384 ; voir aussi Odyssée, XIII, 104; 348; 356; Hésiode,
Fragment 42 ; 192, 2; 304 MW (éd. Merkelbach-West).
7
Iliade, XXIII, 223.
8
Odyssée, VI, 65.
40
long voile blanc, et elle sort de sa chambre en versant de tendres pleurs. Elle
n’est pas seule : deux suivantes l’accompagnent, Aithrè, fille de Pitthée, ainsi
que Clymène aux grands yeux9.
En utilisant le terme de numpha (ici en dialecte éolien), Iris montre qu’elle s’adresse à
une jeune mariée10, à une femme qui est dans un statut transitoire. Son sort est en effet
suspendu à l’issue du combat entre son ancien et son nouvel époux. Elle est ainsi dans la
même position, en quelque sorte, qu’une jeune fille sur le point de se marier, ayant plusieurs
prétendants qui se disputent sa main.
Pénélope, l’épouse d’Ulysse, est qualifiée deux fois de numphè dans l’Odyssée.
Euryclée s’adresse à Pénélope en l’appelant Numpha philè (Νύµφαφίλη) pour se justifier de ne
pas avoir prévenu sa maîtresse du départ de Télémaque parti à la recherche de son père11.
Sans époux et maintenant sans fils auprès d’elle, Pénélope semble ainsi régresser du statut de
mère et de femme mariée, gunè, au statut plus incertain de numphè12. Telle une jeune fille en
âge de se marier, elle est l’objet de la convoitise de plusieurs prétendants, ce qui justifie
l’appellation. L’ombre d’Agamemnon évoque également Pénélope en utilisant ce terme :
Ah ! sage (περίφρων) Pénélope, au départ pour la guerre, – je la revois
encor, lorsque nous la quittions toute jeune épousée (νύµφην), – elle avait sur le
sein son tout petit enfant, qui, sans doute, aujourd’hui, siège parmi les
hommes… heureux fils ! en rentrant, son père le verra, et lui, comme il convient,
embrassera son père…13
Pénélope est ici une jeune mariée14, et vient de donner le jour à un enfant. Dans ce
passage, une femme qui vient juste d’enfanter est considérée comme étant encore dans le
statut transitoire de la numphè. L’emploi du terme souligne en fait le statut incertain de
Pénélope au moment du départ d’Ulysse pour Troie : son mari peut disparaître, et son bébé
peut être facilement victime de l’importante mortalité infantile sévissant en ces temps.
Dans certains cas, il est difficile de trancher afin de savoir si l’on a affaire à une
Nymphe, ou à une numphè « jeune fille » : « Ileus fut aimé d’Apollon, le fils de Zeus, qui lui
9
Iliade, III, 130-144.
Geoffrey S. Kirk, The Iliad: a commentary. Vol.1: books 1-4, London, New-York, Cambridge
University Press, 1985, p. 281.
11
Odyssée, IV, 743.
12
Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope, Paris, Belin, 1994, p. 105-108. Sur
Pénélope comme Nymphe, voir aussi Robert Triomphe, Le lion, la vierge et le miel, Paris, Les Belles
Lettres, 1989, p. 247-248.
13
Odyssée, XI, 446-451.
14
Alfred Heubeck, Arie Hoekstra, A commentary on Homer’s Odyssey. Vol. II : books IX-XVI,
Oxford, Oxford University Press, 1990 (1989), p. 104.
10
41
donna ce nom, parce que, rencontrant une fille (νύµφην) enjouée (ἵλεων), il s’unit à elle en de
tendres caresses, le jour où Poséidon et Apollon achevaient la muraille élevée de la citadelle
bien construite »15.
Apollon semble s’unir ici à une numphè, à moins qu’il ne s’agisse d’une Nymphe. La
Nymphe ou numphè est qualifiée d’« enjouée » ou « de bonne humeur » (ἵλεων)16, et le texte
insiste sur l’aspect doux et agréable de l’union sexuelle, qui s’accompagne de « tendres
caresses ».
Les Nymphes en tant que puissances surnaturelles ont cependant aussi un statut
ambigu, en ce sens qu’elles sont parfois considérées comme mortelles.
2. Entre mortalité et immortalité
On s’intéressera d’abord au caractère divin des Nymphes, qui va parfois jusqu’à la
possibilité, pour elles, de rendre un être humain immortel. Ensuite, seront prises en compte les
occurrences évoquant la mortalité des Nymphes.
Les Nymphes sont plusieurs fois qualifiées sans ambiguïté de déesses. Ainsi dans la
Théogonie d’Hésiode, Gaïa engendra d’abord Ouranos et Pontos. « Puis elle fit naître les
hautes montagnes (Οὔρεα), gîtes gracieux (χαρίεντας ἐναύλους) de déesses (θεᾶν) – des
Nymphes qui habitent les monts coupés de ravins (οὔρεαβησσήεντα) »17.
Les Nymphes sont présentées comme des divinités primordiales, car elles sont citées
au début de l’exposé théogonique, quand Hésiode évoque les premiers enfants engendrés par
Gaïa de manière parthénogénétique. On trouve ici l’idée des montagnes associées aux origines
du monde18.
Dans le fragment 10 d’Hésiode, les Nymphes montagnardes, malgré leur ascendance
humaine (elles appartiennent aux lignées de Doros et Phoroneus), sont des déesses (θεαὶ) sans
doute semblables à celles de la Théogonie : « Hésiode dit que d’Hécatéos (?) et de la fille de
Phoronée naquirent cinq filles, desquelles naquirent des Nymphes montagnardes, divines
15
Hésiode, Fragment 235 MW = Etymologicum Magnum, s.v. Ileus.
Philippe Brunet (LGF, Le Livre de Poche Classique), que nous modifions sur ce point, traduit ἵλεων
par « bienveillante ». Appliqué aux dieux, l’adjectif signifie « favorable », « propice ». Il faut peut-être
y voir ici, tout simplement, un indice des bonnes dispositions de la jeune fille à l’égard de l’entreprise
de séduction d’Apollon.
17
Hésiode, Théogonie, p. 129-130.
18
Richard Buxton, La Grèce de l’imaginaire : les contextes de la mythologie, Paris, La Découverte,
1994, p. 108-111.
16
42
(οὔρειαιΝύµφαιθεαὶ), et l’engeance des Satyres nuls, incapables, et les Courètes (Κουρῆτές),
dieux (θεοὶ) amateurs de jeux et de danses »19.
Cette généalogie rattache néanmoins ces Nymphes aux Titans Japet (ancêtre de Doros)
et Okéanos (grand-père de Phoronée), et donc, là aussi, comme les filles d’Atlas ou les
Océanides, à des généalogies des origines : avec Doros petit-fils de Deucalion et Phoronée fils
du Fleuve Inachos, nous sommes encore aux premières générations de l’humanité, où les
distinctions entre dieux et hommes ne sont pas encore très claires.
Dans l’Odyssée, Calypso est « toute divine » ou « divine entre les déesses » (δῖα
20
θεάων) , terme approprié pour n’importe quelle divinité féminine21. Elle se présente plus
comme une déesse que comme une Nymphe, lorsqu’elle rapproche sa mésaventure des
amours malheureuses des déesses Éos et Déméter avec des mortels tués par les dieux.22 Elle
est d’ailleurs qualifiée de thea ou theos à plusieurs reprises dans le texte d’Homère (I, 14 et
51 ; V, 79,118, 138 et 192-194). Ce statut de déesse est confirmé par les repas qu’elle prend
en commun avec Ulysse, où elle se nourrit de nectar et d’ambroisie, nourritures divines, et
Ulysse de pain et de vin, nourritures humaines23.
Mais il y a plus : Calypso ne se contente pas d’être immortelle, elle peut même
conférer l’immortalité au mortel de son choix. À la fin de l’Odyssée, quand Ulysse retrouve
Pénélope, celle qui avait été sa jeune épouse, sa numphè, il évoque la Nymphe Calypso qui le
retenait captif au début du poème. Il rappelle la tentation de la Nymphe lointaine, qui lui a
proposé l’immortalité : « Il dit son arrivée en cette île océane (ὠγυγίην) où Calypso la Nymphe
(νύµφην τε Καλυψώ), qui brûlait de l’avoir pour époux (πóσιν), l’enfermait au creux de ses
cavernes et, prenant soin de lui, lui promettait encore de le rendre immortel et jeune à tout
jamais (ἀθάνατονκαὶἀγήραον), mais sans pouvoir jamais le convaincre en son cœur »24.
Mais il s’agit d’un cadeau empoisonné, comme le souligne Jean-Pierre Vernant25. Il
rappelle que, tiré de kaluptein, « cacher », le nom de Calypso signifie « celle qui cache ». Il
met l’accent sur l’aspect « érotique et macabre » du séjour de Calypso, rapprochant ses
19
Hésiode, Fragment 10, 17-19 MW = Strabon, Géographie, X, 3, 19 = Papyrus Turner1, papyrus
d’Oxyrhynchos 2075, fr. 2 ; 2483, fr. 1 et 2822, fr. 2.
20
Odyssée, I, 13-15.
21
Alfred Heubeck, Stephanie West, John B. Hainsworth, A Commentary on Homer’s Odyssey. Vol.1:
introduction and books I-VIII, Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 73.
22
Odyssée, V, 118-120.
23
Odyssée, V, 196-200.
24
Odyssée, XXIII, 333-337.
25
Jean-Pierre Vernant, « Figures féminines de la mort en Grèce ancienne » in L’individu, la mort,
l’amour : soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 131-152, en particulier
p. 146.
43
« molles prairies » (V, 72) de la « prairie en fleurs » (XII, 158) des Sirènes où finissent les
ossements de leurs victimes.
Le mode d’action de Calypso se caractérise par la douceur et le charme. Calypso va
très loin dans sa séduction, elle offre au héros rien de moins que l’immortalité et la jeunesse
éternelle. Mais il y a un prix à payer. « Partager dans les bras de la Nymphe l’immortalité
divine, ce serait, pour Ulysse, renoncer à sa carrière de héros épique »26, et sombrer dans
l’oubli, destin pire que la mort. À cet égard, puissance d’oubli, la Nymphe apparaît comme
une anti-Muse27.
Cependant, il faut se garder de ne voir en Calypso que cette seule dimension négative.
Sa figure et son rôle sont fort ambigus, négatifs comme le souligne Jean-Pierre Vernant, mais
également positifs. Elle a d’abord sauvé Ulysse, elle le protège, même si elle le fait aussi
disparaître dans l’oubli.
Déesse aimante, protectrice, mais aussi ensevelissante28, telle apparaît finalement la
Nymphe Calypso. Mais cet ensevelissement n’a rien de violent, c’est un peu finalement
comme si la Nymphe étouffait l’homme à force de trop de douceur et de sollicitude, le
liquéfiant littéralement comme Ulysse qui consume sa vie dans les pleurs.
Calypso souhaite en fait donner à Ulysse un statut comparable au sien. Bien que
déesse, elle est oubliée des dieux et des hommes, et ne reçoit pas de culte de la part de ces
derniers. Hermès, quand il la visite, rappelle justement qu’elle n’a pas sa part d’honneurs des
sacrifices. Dominique Jaillard a montré qu’il s’agissait d’une caractéristique de la lignée
d’Atlas, le père de la Nymphe29 : Calypso apparaît comme un reliquat du monde préolympien, une figure des origines reléguée aux confins du monde et ne constituant plus une
menace pour le pouvoir de Zeus, auquel elle est contrainte d’obéir.
Mais les Nymphes ne sont pas nécessairement toujours immortelles. Si leur durée de
vie est limitée, elle est cependant beaucoup plus longue que celle des héroïnes et des
humaines, comme l’indique d’abord un fragment d’Hésiode : « La corneille criarde atteint
neuf âges d’hommes vigoureux, et le cerf vit quatre fois plus qu’elle ; le corbeau, trois fois
26
Jean-Pierre Vernant, op. cit., p.150.
David Bouvier, « Le pouvoir de Calypso : à propos d’une poétique odysséenne », in André Hurst,
Françoise Létoublon (dir.), La mythologie et l’Odyssée : hommage à Gabriel Germain, Genève, Droz,
2002, p. 69-85.
28
Michel Casewitz, « Sur Calypso », in Michel Woronoff (éd.), L’univers épique: rencontres avec
l’Antiquité classique II, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Les Belles Lettres,
1992, p. 81-103 (p. 101).
29
Dominique Jaillard, Configurations d’Hermès : une « théogonie hermaïque », Kernos Supplément
17, 2007, p. 29-31.
27
44
plus que le cerf ; le phénix autant que neuf corbeaux ; et nous, Nymphes bouclées
(ἐυπλόκαµοι) filles de Zeus porte-égide (κοῦραι∆ιὸςαἰγιόχοιο), autant que dix phénix »30.
C’est une Nymphe Naïade elle-même qui s’exprime ainsi sur sa propre condition. Elle
indique que les Nymphes ne sont pas immortelles, mais vivent très longtemps, l’équivalent de
9720 générations de mortels (si l’on multiplie à chaque fois les nombres donnés pour chaque
comparaison), ou 9720 années selon Plutarque qui cite et commente ensuite ce passage
d’Hésiode.
Plutarque cite, en plus d’Hésiode, Pindare, pour qui les Nymphes « ont reçu du destin
même terme de vie que les arbres », et que c’est la raison pour laquelle elles s’appellent des
« Hamadryades31 ». Plutarque laisse entendre que les Nymphes des eaux sont elles aussi
mortelles puisque « l’embrasement de l’univers, (…) quand il se produira, anéantira en même
temps que les puissances liquides ces Nymphes »32. Cette condition mortelle fait ainsi des
Nymphes des puissances de statut intermédiaire entre humains et immortels. Cette mortalité
des Nymphes doit être rapprochée de celle d’un autre daimon, Pan, dans l’histoire, rapportée
également par Plutarque, de Thamous qui entend en mer, au large de Paxos, une voix
mystérieuse lui annoncer que « le grand Pan est mort »33.
La mortalité des Nymphes fait également l’objet d’un excursus célèbre dans l’Hymne
homérique à Aphrodite :
Sitôt qu’il verra la lumière du soleil, ce fils aura pour nourrices des
Nymphes montagnardes à l’ample poitrine (Νύµφαι µιν θρέψοθσιν ὀρεσκῷ
βαθύκολποι), – celles qui habitent cette grande et divine montagne (ὄροςµέγατε
ζάθεόν). Celles-ci, on ne les compte ni parmi les êtres mortels, ni parmi les
immortels (Αἵ ῥ’ οὔτε θνητοῖς οὔτ’ ἀθανάτοισιν ἕπονται) : elles vivent longtemps,
goûtent à l’aliment divin (ἄµβροτον), et dansent gracieusement en chœur avec les
Immortels (καί τε µετ’ ἀθανάτοισι καλὸν χορὸν ἐρρώσαντο). C’est à elles que les
Silènes et le vigilant Argeiphontès s’unissent amoureusement au fond des grottes
charmantes (µίσγοντ’ἐνφιλότητιµυχῷσπείωνἐροέντων). En même temps qu’elles,
il naît, sur la terre nourricière d’hommes, des pins (ἐλάται), des chênes (δρύες) à
la haute tête, de beaux arbres qui grandissent sur les hautes montagnes : ils se
dressent, immenses, et on les appelle les bois sacrés (τεµένη) des Immortels.
30
Hésiode, Fragment 304 MW = Plutarque, Sur la disparition des oracles, 11 (415 C-D).
Pindare, Fragment 183 (ed. Rzach = fr. 165 Snell), cité par Plutarque dans le même passage.
32
Plutarque, Sur la disparition des oracles, 11, 415 F.
33
Plutarque, Sur la disparition des oracles, 17, 419 B. Cf. Philippe Borgeaud, « La mort du grand
Pan », in Exercices de mythologie, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 115-155.
31
45
Jamais les mortels ne les abattent avec le fer ; mais quand arrive l’heure fatale de
la mort, on les voit d’abord sécher sur le sol, ces beaux arbres ; l’écorce dépérit
tout autour du tronc, et les branches tombent : alors, en même temps, l’âme
(ψυχὴ) (des Nymphes) abandonne la lumière du Soleil. Ce sont elles qui
garderont mon fils à leurs côtés et l’élèveront (θρέψουσι). Quand il aura atteint la
charmante jeunesse (πολυήρατοςἥβη), les déesses (θεαί) ramèneront ici ton fils et
te le présenteront. Pour moi, je reviendrai dans quatre ans te voir avec l’enfant,
afin de te remettre tout cela dans l’esprit : dès que tu verras de tes yeux ce jeune
être florissant, tu te réjouiras à sa vue – car il ressemblera tout à fait à un dieu –
et tu l’emmèneras aussitôt dans la venteuse Ilion34.
L’évocation de la mortalité des Nymphes est une façon de souligner leur statut
intermédiaire, car « on ne les compte ni parmi les êtres mortels, ni parmi les immortels ». La
mise à distance des deux groupes n’est pas exactement équivalente, même si elle s’en
rapproche, de ce qui nous est dit des numphai Calypso dans l’Odyssée, Échidna dans la
Théogonie hésiodique et Maïa dans l’Hymne homérique à Hermès. Car ces dernières, même si
elles vivent « loin des dieux et des hommes », n’en sont pas moins immortelles.
Les Nymphes de l’Ida mènent une vie qui ressemble à celle des hommes de la race
d’or chez Hésiode, vivant longtemps et se nourrissant des mêmes nourritures que les dieux,
puisqu’elles « goûtent à l’aliment divin » (ἄµβροτον), à savoir l’ambroisie dont se nourrit
aussi Calypso dans l’Odyssée. Elles restent éternellement jeunes, belles et séduisantes. Jenny
Strauss Clay souligne que cet excursus sur la condition des Nymphes est loin d’être une
digression gratuite. Elle s’inscrit en effet dans l’ensemble du poème, complétant une série
d’exemples donnés par Aphrodite à Anchise, commençant avec l’histoire de Ganymède, et se
poursuivant avec celle de Tithon. On peut opérer une comparaison structurale des mortels
aimés des dieux35, entre Ganymède (immortel, éternellement jeune), Tithon (immortel, sujet
au vieillissement), les Nymphes de l’Ida (mortelles, mais restant jeunes) et Anchise (mortel,
sujet au vieillissement), peut être complétée par celle des régimes alimentaires (nectar et
ambroisie pour Ganymède ; blé et ambroisie pour Tithon ; nourriture ambroisienne pour les
Nymphes ; blé simplement pour Anchise) et celle des lieux (dans l’Olympe pour Ganymède ;
sur les bords d’Océan, au bout de la terre, pour Tithon ; dans les espaces sauvages de l’Ida
34
Hymne Homérique à Aphrodite I, 256-280.
Ganymède est enlevé par Zeus en raison de sa beauté, Tithon est enlevé par Éos amoureuse de lui,
les Nymphes de l’Ida s’unissent à Hermès dans des grottes et, enfin, Anchise s’unit à Aphrodite.
35
46
pour les Nymphes ; à Troie pour Anchise)36. Tithon et les Nymphes représentent en fait les
deux points intermédiaires entre les polarités de la mortalité/immortalité et de la
jeunesse/vieillesse, mais le modèle tithonien représente un échec de la médiation. Sa vieillesse
éternelle est en effet un sort pire que la mort, et Aphrodite exploite son exemple pour
réconcilier Anchise avec son statut de mortel37. Les Nymphes, quant à elles, offrent un
exemple de médiation réussie entre les hommes et les dieux : dans leur rôle de nourrices
d’Énée, elles font en effet figures d’intermédiaires entre sa mère divine (qui leur donne
l’enfant une fois né) et son père mortel (à qui elles le remettront).
Mais les Nymphes ont aussi un statut intermédiaire, car elles sont mortelles et vivent
la vie des arbres, pins ou chênes des montagnes qui constituent « les bois sacrés (τεµένη) des
Immortels », près desquels les hommes mortels les honorent. On a ici la représentation du
type de Nymphes appelées plus tard Hamadryades, même si Plutarque suggère que le mot a
été pour la première fois utilisé par Pindare38.
Conclusion
En conclusion, il convient de souligner l’ambiguïté du statut de numphè. Il n’est pas
toujours facile de faire la distinction entre les Nymphes en tant que puissances divines et les
numphai qui peuvent être de simples mortelles dans un statut intermédiaire entre parthénos et
gunè.
Mais l’ambiguïté la plus marquée est celle du rapport des Nymphes à la mortalité.
Elles peuvent apparaître, soit comme des déesses immortelles, ayant même parfois le pouvoir
de conférer l’immortalité, soit comme des êtres mortels. Mais ce paradoxe n’est peut-être
qu’apparent. Tout se passe comme si les Nymphes, en conférant l’immortalité à un mortel, ou
en apparaissant elles-mêmes parfois comme mortelles, contribuaient à rapprocher hommes
mortels et dieux immortels, à nuancer le partage strict entre les deux statuts, comme si le
partage prométhéen originel n’avait pas eu lieu.
Cet aspect intermédiaire des Nymphes se retrouve aussi dans des sources littéraires
postérieures à l’épopée archaïque, comme dans le mythe d’Hylas raconté par les poètes
hellénistiques. Là aussi, les Nymphes peuvent rendre immortel un jeune mortel, ou du moins
36
Charles Segal, « The Homeric Hymn to Aphrodite : a structuralist approach », Classical World 67,
1974, p. 205-219.
37
Jenny Strauss Clay, The politics of Olympus : form and meaning in the major homeric hymns,
Princeton, Princeton University Press, 1989, p. 194-195.
38
Plutarque, De la disparition des oracles, 415 D ; Pindare, fr.165 Snell.
47
lui accorder une vie digne de celle des hommes de la race d’or dans la Théogonie d’Hésiode39.
On trouve une conception assez semblable dans les mentions de nympholeptes, mortels
possédés par les Nymphes, qui semblent avoir fait l’objet d’une certaine héroïsation (comme
Archédamos dans la grotte de Vari ou Pantalkès dans la grotte de Pharsale)40, voire dans
certaines épigrammes funéraires où la mort de jeunes gens est niée, dans le sens où ils sont
réputés avoir été enlevés par les Nymphes et être ainsi divinisés41.
Les Nymphes sont ainsi des puissances médiatrices entre les hommes et les dieux,
dont la fonction serait de faciliter les passages entre différents statuts (de jeune fille à femme
mariée, de mortel à immortel…). Leur généalogie les rattache soit à Zeus, façon de mettre
l’accent sur leur intégration à l’ordre olympien, soit à des puissances pré-olympiennes ou des
rois fondateurs, façon de montrer leur lien avec le temps des origines. Les Nymphes opèrent
ainsi une médiation entre ce temps des origines et le présent où règne l’ordre de Zeus. Le
temps des origines est aussi celui d’avant la culture, ou, pour parler grec, celui d’avant la cité.
Cela expliquerait ainsi la prédilection des Nymphes pour les espaces naturels que sont les
forêts, les points d’eau, les grottes, les montagnes ou les prairies semées de fleurs sauvages.
Plus que de voir en elles, de manière un peu simpliste, des « esprits de la nature », il faudrait
en fait envisager les Nymphes comme des puissances de statut intermédiaire opérant une
médiation entre ces espaces – qui sont aussi souvent des espaces originels – et le monde
humain de la cité.
39
Théocrite, Idylle XIII, 72 : Hylas « est compté parmi les bienheureux » (µακάρων). De la même
manière, Astacidès devient « sacré » (ἱερὸς) après avoir été enlevé par les Nymphes (Callimaque,
Epigramme XXII). Les Nymphes peuvent aussi enlever des jeunes filles, comme Dryopè (Antoninus
Liberalis, Métamorphoses, XXXII, 4) et Byblis (XXX, 4). Sur ces mythes, voir Christiane SourvinouInwood, Hylas, the Nymphs, Dionysos and Others : myth, ritual, ethnicity, Stockholm, Svenska
Institutet i Athen, 2005, p. 109-111.
40
Nikolaus Himmelmann-Windschütz, ΘΕΟΛΗΠΤΟΣ, Marburg-Lahn, 1957 ; Walter Robert Connor,
« Seized by the Nymphs : nympholepsy and symbolic expression in classical Greece », Classical
Antiquity 7, 1988, p. 155-189.
41
Voir par exemple les épigrammes funéraires d’Isidôra en Egypte : cf. Etienne Bernand, Inscriptions
métriques de l’Egypte gréco-romaine : recherches sur la poésie épigrammatique des Grecs en Egypte,
Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 342-357, no 86 (SEG VIII, 473) et 87 (SEG VIII, 474), pl. XXXVIII
et XXXIX. Voir aussi Jean Hani, « Les Nymphes du Nil », L’Antiquité Classique 43, 1974, p. 212224.
48
Notice bio-bibliographique
Dalmon Sébastien ([email protected]) est rattaché à l’UFR GHSS – Géographie, Histoire,
Sciences de la Société, UMR 8210 ANHIMA – Anthropologie et Histoire des Mondes
Anciens, et à l’ED 382 - EESC - Économie, Espaces, Sociétés, Civilisations. Le sujet de sa
thèse en cours est : « Cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne », sous la
direction du Professeur Pierre Ellinger.
Publications :
« Les Nymphes dans les rites du mariage », Cahiers Mondes anciens, 2, 2011 (à paraître).
« Les Nymphes dans la Théogonie hésiodique », in La femme, la parenté, le politique.
Parcours sensible d'une historienne. Hommage à Claudine Leduc, Pallas, 85, 2011 (à
paraître).
49
Le monstre sublime et l’humanité criminelle : Métamorphoses du sujet
dans les récits de crime du début du XIXème siècle en Angleterre.
Cécile Bertrand
Université Paris-Diderot (UFR Charles V – LARCA)
Mots-clés : Criminel, inhumain, monstre, sujet, esthétique.
Keywords: Criminal, inhuman, monster, subject, aesthetics.
Résumé : Du monstre gothique au criminel artiste, la représentation du crime se
pare de multiples couleurs au début de l’époque victorienne. Les années 1840
semblent encore fortement marquées par la vision d’un criminel monstrueux ou
mythique. Les récits de crime rejettent le sujet criminel à la marge de l’humanité,
là où le spectacle de la violence est une distraction inoffensive pour l’homme
victorien. De nouveaux modes de représentation de l’homme criminel viennent
pourtant progressivement remettre en cause cette distance rassurante entre
l’humain et l’inhumain. Les discours sur le crime sont une expérience de la
subjectivité victorienne qui se découvre à son tour criminelle.
Abstract: From the vision of a Gothic monster to the image of the criminal artist,
representing crime takes on many different shades in the early Victorian age. In
the 1840s, the criminal is still the monster, or a mythical figure. Crime novels
and real crime accounts posit the criminal subject on the outskirts of humanity,
where the spectacle of violence may be experienced by Victorians as an
entertaining distraction. And yet new modes of representation gradually present
us with a new vision of the criminal man. The reassuring distance between the
human and the inhuman is narrowed. Discourses on crime are an experience of
the Victorian subjectivity, reinventing itself as potentially criminal as well.
Les récits de crime de la première moitié du XIXème siècle sont le terrain de
confrontation de deux notions opposées : les notions d’humanité et d’inhumanité. La société
victorienne pose une norme de l’humain : la famille bourgeoise, et son lieu privilégié, le foyer
victorien (home), ainsi que le garant de cette domesticité, la maîtresse de maison. Cette norme
constitue le repère moral qui préside à la représentation du bien et du mal. La détermination
d’une norme sous-tend ainsi également la détermination et l’exclusion de ce qui n’en fait pas
partie, la contre-norme.
50
Ma présentation se propose d’explorer, à travers l’étude de différents discours, les
modalités de la rencontre entre une norme et son contraire, entre l’humain et le criminel. Cette
rencontre peut se faire selon trois modes. Il peut s’agir d’une opposition radicale sous le signe
de la répulsion et du désir de correction. La confrontation est parfois refusée : une distance est
établie entre les sujets, distance qui rejette la dichotomie humain / inhumain. Enfin, la
rencontre peut se faire sous le mode de la contamination, sur le modèle du retour du refoulé.
1. Le criminel monstrueux
Je n’étais même pas de même nature que les hommes. (…) Étais-je alors un
monstre, une tâche sur la surface de la terre, que tous les hommes fuyaient, et
que tous les hommes reniaient ?1 (ma traduction)
Le criminel est la figure de la contre-norme. Dans les récits le mettant en scène,
l’exclusion de la société victorienne et du domaine de l’humain s’exprime tout d’abord et tout
naturellement par des figures de la marge et de la monstruosité. Le criminel se situe à la
périphérie de la norme. Or tout ce qui est aux limites de la société bourgeoise victorienne est
potentiellement dangereux. Dangereux et criminel. Le premier processus de formation de
marginalité est ainsi la création d’une classe distincte, assignée à un lieu précis : les classes
populaires sont désignées comme les classes criminelles. Les Newgate Novels2, tels que Jack
Sheppard ou Oliver Twist, dressent un portrait correspondant à l’image que les middle-classes
se font de ces lieux : un monde clos, replié sur lui-même, autonome, avec son jargon et ses
codes, qui n’a de contact avec le monde de la morale bourgeoise que lorsqu’il entre en conflit
avec lui (agression, vol, enlèvement). La marge morale est avant tout une marge spatiale.
Le motif du marginal est également celui de l’étranger. Certains crimes qui défraient
la chronique dans les années 1840 (l’affaire Courvoisier et celle des époux Manning3 par
exemple) réveillent le spectre de l’étranger infiltré (François Benjamin Courvoisier et Maria
1
“I was not even of the same nature as man. (…) Was I then a monster, a blot upon the earth, from
which all men fled, and whom all men disowned?”, in Mary Shelley, Frankenstein, in Three Gothic
Novels, Londres, Penguin English Library, 1968 (1818), p. 386.
2
Pour la plupart, les Newgate Novels étaient des sortes de biographies héroïques de criminels célèbres
du siècle précédent, avec l’exception notable d’Oliver Twist, qui est un récit fictif. Ce « genre
littéraire » fut un genre éphémère et se limita à quelques romans écrits par une poignée d’auteurs
(Edward Bulwer-Lytton, William Ainsworth, et le Dickens d’Oliver Twist).
3
En 1840, Lord William Russell, parlementaire, est tué dans son sommeil par son valet, François
Benjamin Courvoisier. Courvoisier est condamné puis pendu. En 1848, les époux Manning assassinent
leur voisin (et probablement amant de Maria) Patrick O’Connor. Leur procès puis exécution publiques
font sensation.
51
Manning étaient d’origine suisse). Le criminel marginal, dans les représentations sociales ou
politiques, comme en littérature, c’est aussi le vagabond (associé au motif criminel du bandit
de grands chemins) ou le marin, habitué de ces lieux de perdition que sont les docks, lieux
criminels par excellence (Williams, chez De Quincey4, est un marin revenant de contrées
lointaines et inquiétantes).
Les récits de crime portent parfois la notion de marginalité à un degré supérieur, le
criminel étant rejeté de l’humanité tout entière, devenant la contre-nature ou l’animal. Ce
mode de représentation est d’ailleurs hérité du Gothique, puisque cette monstruosité est à la
fois morale et physique. La contre-nature morale par excellence, c’est la femme criminelle5.
La maîtresse de maison, la mère, est la garante de la norme victorienne, si bien que par nature,
la femme ne peut être criminelle. Le malaise face à ces femmes contre-nature se lit dans
toutes les affaires criminelles, réelles ou fictives. Ce sont des créatures hybrides et illisibles
qui combinent la violence et la domesticité, ce qui devrait, par essence, être inconciliable, la
contre-nature humaine et la contre-nature féminine. Ainsi de Maria Manning, image ultime de
la féminité jusque sur l’échafaud, alors que son geste la renvoie à une masculinité violente. La
contre-nature se lit également dans la monstruosité physique, qui renvoie, bien entendu, à la
monstruosité morale. La créature dans Frankenstein est faite de morceaux choisis de
cadavres. Elle est une caricature monstrueuse d’humanité ; elle est rejetée de l’humanité. Ses
efforts pour acquérir la norme sociale sont de même une parodie monstrueuse. Elle procède
par imitation : la norme, l’humanité est acquise mais n’est pas innée, et ses actes meurtriers et
pervers ne sont finalement qu’une réponse juste à sa nature de créature monstrueuse. Le
portrait de Sweeney Todd au premier chapitre du récit publié en 1846-1847 sous le titre : The
String of Pearls: A Romance6 pose de la même façon et dès le commencement notre héros
comme étranger au règne humain :
4
Thomas De Quincey, On Murder, comprenant On Murder Considered As One of the Fine Arts
(1827), A Second Paper on Murder Considered as one of the Fine Arts (1839) et Postscript (1854),
Oxford, Oxford University Press, 2006.
5
Voir l’étude d’Andrew Mangham: Violent Women and Sensation Fiction. Crime, Medicine and
Victorian Popular Culture, Basingstoke, Hampshire et New York, Palgrave Macmillan, 2007.
6
Thomas Peckett Prest, Sweeney Todd, The Demon Barber of Fleet Street (publié en 1846-1847 sous
le titre: The String of Pearls: A Romance dans le journal The People’s Periodical and Family Library),
Oxford, Oxford University Press, 2007.
52
Sweeney Todd avait cela de commun avec ses congénères de ces obscures
époques vraiment primitives qu’il estimait qu’il n’était en aucun cas nécessaire
d’avoir des effigies d’humanité en cire dans sa vitrine7. (ma traduction)
Le décor de son salon de barbier renvoie son propriétaire à une sorte de pré-humanité, un
temps primitif et incertain. Il est anormal (animal et marginal) : ses membres disproportionnés
en font une « curiosité de la nature », il a un rire de hyène et est comparé à une figure
traditionnelle de l’étranger inquiétant, le guerrier indien (symbole de la sauvagerie primitive).
Ce portrait liminaire s’achève par cette remarque :
... si on en vient à considérer quel grand crime et écart de conduite constituent
en réalité dans ce monde le fait d'être étrange, on ne sera pas surpris de
l'impopularité de laquelle jouissait Sweeney Todd8.
Le récit le situe définitivement hors du champ de la normalité. Le texte original le qualifie de
« odd », « étrange et surprenant ». Le terme « odd » désigne également celui qui est en trop, le
nombre impair, le reste, le surplus qui ne s’intègre pas au tout ; mais aussi ce qui est
irrégulier, différent, qui ne s’aligne pas. Sweeney Todd est ce qui échappe à la définition pour
la bonne et simple raison qu’il ne rentre pas dans les critères définis d’évaluation : il est une
anomalie, étranger de nature. Cette nature unique et incertaine constitue en elle-même un
crime et en effet son inhumanité physique se lit dans sa monstruosité morale, dans ce tabou
primitif développé par le récit : l’anthropophagie, que Foucault identifie comme constitutive
des premiers grands monstres9.
La rencontre entre la norme et ce qui lui échappe, l’autre, l’inhumain, le monstrueux,
appelle à la correction de cette distance. La société s’oppose et se défend contre le criminel
monstrueux. La peine capitale reste longtemps la norme pour un grand nombre de crimes et
d’offenses. Car la conception d’un criminel de nature monstrueuse ne laisse que peu de place
à la possibilité d’amendement et de rééducation. L’exécution publique représente le mode de
rencontre de l’humain et de l’inhumain privilégié : une opposition radicale qui ne peut se
résoudre que dans l’élimination de la partie malade. L’exécution de Fagin, dans Oliver
Twist10, met en regard la foule joyeuse et vivante représentant le triomphe de l’humain, et le
7
“Sweeney Todd, in common with his brethren in those really primitive sorts of times, did not think it
at all necessary to have any waxen effigies of humanity in his window.”(Thomas Peckett Prest, op. cit.,
p. 3).
8
‘... when [we] came to consider what a great crime and misdemeanour it really is in this world to be
odd, we shall not be surprised at the ill-odour in which Sweeney Todd was held’ (Prest, op. cit., p. 5).
9
Voir Michel Foucault, Les anormaux : Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris,
Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Etudes », 1999.
10
Charles Dickens, Oliver Twist, Londres, The Penguin English Library, 1966 (1837-1839).
53
monstre condamné à disparaître, déjà absent de la scène. Au criminel, la loi humaine substitue
l’instrument de la justice, l’échafaud :
…il y avait déjà foule sur la place; les fenêtres étaient encombrées de gens
occupés à fumer ou à jouer aux cartes pour tuer le temps; on se bousculait dans
la foule, on se querellait, on plaisantait: tout était vie et mouvement, sauf un
amas d'objets sinistres qu'on apercevait au centre de la place: la potence, la
trappe fatale, la corde, enfin tous les hideux apprêts de la mort11.
Toutes les techniques pénales et répressives de repérage et de contrôle permettent une maîtrise
du criminel monstrueux rassurante et une mise à distance morale autorisant enfin une
jouissance esthétique du crime.
2. Le criminel sublime
Dans ce monde, tout peut être attaqué de deux côtés. Le meurtre, par exemple,
peut être considéré d’un point de vue moral […] et cela, je l’avoue, est son point
faible; ou bien il peut être traité d’un point de vue esthétique, comme le disent
les Allemands, c’est-à-dire selon les critères du bon goût12. (ma traduction)
Comme l’annonçait déjà en 1827 Thomas de Quincey, dans On Murder Considered As
One of the Fine Arts : tout peut être considéré soit d’un point de vue moral, soit d’un point de
vue esthétique. La mise à distance esthétique du crime repose d’abord sur une fascination et
une mise en spectacle, et permet d’élaborer un nouveau sujet criminel.
La rencontre avec l’autre se fait souvent sur le mode de la distance et de la séparation.
On peut penser aux freak shows – ou foires aux anormaux – ou encore à la Chambre des
Horreurs de Madame Tussaud, tous ces dispositifs permettant de jouir du spectacle tout en
maintenant une barrière entre l’humain et l’inhumain. Que cela soit par des barreaux, des
vitres, ou une scène de théâtre (l’échafaud ou le banc des accusés), dans ce face-à-face avec le
criminel, le sujet victorien en est toujours protégé. Cette distance s’exprime également par un
mode de représentation mythique du criminel. Dans les années 1830, les auteurs des Newgate
11
‘A great multitude had already assembled; the windows were filled with people, smoking and
playing cards to beguile the time; the crowd were pushing, quarrelling, joking. Everything told of life
and animation, but one dark cluster of objects in the centre of all -- the black stage, the cross-beam,
the rope, and all the hideous apparatus of death’ (Charles Dickens, op. cit., p. 474-5).
12
‘Everything in this world has two handles. Murder, for instance, may be laid hold of by its moral
handle […] and that, I confess, is its weak side; or it may also be treated esthetically, as the Germans
call it, that is, in relation to good taste’ (Thomas De Quincey, op. cit., p. 10).
54
Novels font revivre les bandits grandioses du siècle passé. Ainsworth publie Jack Sheppard, A
Romance en 183913. La figure littéraire et mythique se substitue au personnage réel (un jeune
voleur qui, dans les années 1720, s’échappe à trois reprises de la célèbre prison de Newgate).
Le criminel-héros supplante la vision angoissante du criminel monstrueux, le récit est une
suite d’exploits. Il ne s’agit plus vraiment d’opposition mais plus de re-catégorisation : le
criminel grandiose n’est plus à comparer à l’humain, il relève du domaine littéraire, il ne
menace donc plus directement la société.
Sous l’influence de cette représentation joyeuse du criminel, le spectacle du crime réel
est sensationnel, et vécu comme un vrai divertissement populaire. La mise à mort, comme le
procès, se joue sous le mode théâtral. Les jours de pendaison sont des jours fériés. Cette
institutionnalisation carnavalesque de la peine capitale sublime le crime dans la fête : le
criminel est face à la foule mais il n’est plus en opposition. Il n’est plus le criminel
monstrueux mais l’acteur, le héros de sa propre mort mise en scène (voir figure 1). Cette
illustration pour la scène finale de Jack Sheppard met en évidence cette séparation
esthétique : l’échafaud est une scène de théâtre sur laquelle se joue le dernier acte d’une pièce
dont le criminel est le héros. La foule est venue l’acclamer et le porter en triomphe lorsqu’il
tire sa révérence.
13
William Harrison Ainsworth, Jack Sheppard, A Romance, Peterborough (On.) et Plymouth,
Broadview Editions, 2007 (1839).
55
Figure 1 :
William Harrison Ainsworth, Jack Sheppard, A Romance (1839), ‘The Last Scene’.
56
Ce mouvement de re-catégorisation, permettant une résolution de l’affrontement entre
la norme et le déviant dans le déni de l’opposition, se prolonge dans l'œuvre de Thomas De
Quincey. Avec On Murder Considered As One of the Fine Arts, le criminel devient artiste,
son crime un art, et l’homme victorien un spectateur de ces chefs-d’oeuvre criminels. Dans le
troisième essai de cette œuvre, intitulé « Post-Scriptum » et publié en 1854, De Quincey pose
le jugement esthétique du crime comme spontané : « … la tendance à apprécier de manière
critique ou esthétique les incendies et les assassinats est universelle »14.
Une fois laissées de côté les considérations morales, la réaction naturelle et spontanée
est de jouir de la scène de crime d’un point de vue esthétique. Dans son deuxième essai sur le
crime (1839), l’auteur présente les meurtres perpétrés par John Williams en 1811 comme des
« chefs-d’œuvre » sans comparaison, les étapes supplémentaires dans la réalisation ultime
d’un art criminel. Le statut du criminel a clairement quitté le domaine de la morale pour
rejoindre celui de l’art. Ce glissement permet de situer le criminel hors de la dichotomie
humain / inhumain en lui accordant un statut à part.
Grand lecteur et traducteur de Kant, De Quincey reprend ses théories du sublime pour
exprimer l’appréciation esthétique du crime. Ce n’est pas l’objet lui-même qui est sublime,
mais l’expérience qu’il procure au spectateur. Est sublime ce qui échappe à notre
entendement, ce qui est extraordinaire et incompréhensible, ce qui échappe au domaine de
l’humain. Le sentiment de sublime surgit de la représentation du mystère d’un mal absolu qui
élève le criminel monstrueux au-delà de l’humain. Mais cette inhumanité le rend fascinant,
terrifiant et sublime15.
Et pourtant l’évolution des trois essais de De Quincey vient remettre en question cette
solution esthétique à la menace criminelle. Le récit « objectif » du narrateur insiste en réalité
beaucoup sur l’horreur des crimes et peine à se défaire d’un mode d’appréhension moral.
Lorsqu’il décrit l’effet produit par les meurtres de Williams sur le public, De Quincey ne
décrit pas un sentiment de sublime, mais bien plutôt de terreur. La terreur provoquée par la
représentation du crime renvoie finalement à l’humain. Le moment de suspens laissant place à
une expérience du sublime, cette « parenthèse atroce » se referme, et le récit reprend,
l’humain et le jugement moral retrouvent leur place, balayant la possibilité d’une jouissance
14
‘…the tendency to a critical or aesthetic valuation of fires and murders is universal’ (Thomas De
Quincey, op. cit., p. 96).
15
C’est ce que De Quincey identifie comme le « shadowy » (le mystère de l’ombre), et que l’on
pourrait rapprocher de l’expérience de l’« inquiétante étrangeté » décrite par Freud : un moment de
suspens où le lecteur, l’humain rencontre ce qui lui échappe totalement et le fascine.
57
purement esthétique du crime. Dans son court essai intitulé “On the Knocking at the Gate in
Macbeth”16, De Quincey décrit cette “parenthèse atroce” :
L’humain reprend le dessus sur le monstrueux ; le pouls de la vie recommence à
battre ; et la reprise des activités du monde dans lequel nous évoluons, nous fait
tout d’abord prendre conscience de la parenthèse atroce qui les avait mises en
suspens17.
L’expérience du Sublime donne finalement à voir l’opposition radicale entre l’humain et
l’inhumain et appelle le lecteur à revenir à lui et à un jugement moral.
3. L’humanité criminelle
Mon propre vampire, mon propre esprit échappé de la tombe18.
La représentation esthétique du crime ne permet donc pas de sortir de l’affrontement
entre humain et inhumain. La rencontre avec l’inhumain semble inévitable. La rencontre avec
l’autre comporte un risque. Le face-à-face peut se transformer en jeu de miroir. L’observation
de l’anormalité n’est pas sans risque pour le sujet. La confrontation permet de mesurer une
différence et de valoriser l’humain par rapport à l’inhumain, mais peut aussi semer le doute.
L’inhumain peut devenir la norme à partir de laquelle l’humain se constitue. Le monstre,
d’autre, devient même, une autre image de soi. Ainsi Frankenstein entend-il créer son
semblable19. Certains auteurs ne manquent pas de remarquer cette frontière trouble et ces
échanges possibles. Dans plusieurs textes désormais célèbres, Charles Dickens s'élève contre
les exécutions publiques. Il dénonce la cruauté et la légèreté de la foule assemblée pour
l'occasion, foule criminelle composée de voleurs, prostituées, voyous et vagabonds riant,
hurlant, se battant :
J’étais moi-même présent à l’exécution de Courvoisier. (…) Je ne vis pas trace
dans toute cette immense foule, aux fenêtres, dans les rues, sur les toits, nulle
part, de la moindre émotion qui eut convenu à l’occasion. Point de chagrin,
point de terreur salutaire, point de dégoût ni de sérieux. Tout n’était que
16
De Quincey, On Murder, p. 3-7.
‘…the human has made its reflux upon the fiendish; the pulses of life are beginning to beat again;
and the re-establishment of the goings-on of the world in which we live, first makes us profoundly
sensible of the awful parenthesis that had suspended them.’ (Thomas De Quincey, op. cit., p. 6-7).
18
‘my own vampire, my own spirit let loose from the grave’ (Mary Shelley, op. cit., p. 339).
19
‘the creation of a being like myself’ (Mary Shelley, op. cit., p. 313).
17
58
paillardise, débauche, désinvolture, ivrognerie et étalage de vices sous cinquante
autres formes. J’aurais pensé impossible de trouver un tel rassemblement de mes
semblables aussi odieux20.
Le crime n'est plus sur l'échafaud, mais bien dans le public assemblé : « Les horreurs du gibet
et du crime qui y mena [voir le texte anglais : c’est le crime seul qui mène au gibet] les
infortunés meurtriers se dissipaient de mon esprit face à la tenue, l’apparence et le langage
atroces des spectateurs assemblés »21 (ma traduction). Les exécutions publiques, « sources de
contamination et de corruption généralisées », ne font que favoriser ce transfert de la
criminalité de l'échafaud à la société.
Cette période voit naître un nouveau sujet criminel qui appelle, non sans souffrance, à
une redéfinition du sujet victorien. La contamination de l’humain par le criminel revêt
différentes formes. La grande vogue pour les crimes réels relayés par les journaux à partir des
années 1840 présente aux lecteurs une nouvelle forme de crime, que l’on pourrait nommer
crime « local » (le crime « domestique » en étant en quelque sorte la représentation littéraire).
Le criminel n'est plus le monstre gothique enfermé dans son château médiéval, mais il est le
barbier de la rue voisine ou la jeune maîtresse de maison apparemment innocente. Les affaires
criminelles quotidiennes suivies de près par les périodiques sont des affaires actuelles,
proches. Le fossé psychologique entre le criminel et l’homme victorien se resserre d’autant.
Dans la séquence du récit des meurtres perpétrés par Williams, dans le « Post-scriptum » de
De Quincey, la rencontre entre Mary, la servante, et le criminel déploie ce thème de la
perméabilité des espaces à travers des figures textuelles d’échanges. Williams s’est introduit
dans la maison des Marr et a assassiné tous ceux qui s’y trouvaient pendant l’absence de la
petite servante. Ce qui était d’abord dans la rue (le meurtrier) entre dans l’espace privé du
« home » victorien. Williams se retrouve enfermé à l’intérieur de la maison des Marr tandis
que Mary, de l’autre côté de la porte, entend le souffle du meurtrier. Cette impression du
criminel, réduit à quelque chose d’imperceptible, d’immatériel, nous en dit plus sur
l’expérience de la subjectivité qui se joue ici. Les deux sujets sont séparés mais leurs positions
20
‘I was present, myself, at the execution of Courvoisier. (…) I did not see one token in all the
immense crowd; at the windows, in the streets, on the house-tops, anywhere; of any one emotion
suitable to the occasion. No sorrow, no salutary terror, no abhorrence, no seriousness; nothing but
ribaldry, debauchery, levity, drunkenness, and flaunting vice in fifty other shapes. I should have
deemed it impossible that I could have ever felt any large assemblage of my fellow-creatures to be so
odious.’ (Dickens, The Times, 28 février 1846).
21
‘The horrors of the gibbet and crime which brought the wretched murderers to it, faded in my mind
before the atrocious bearing, looks and language, of the assembled spectators’ (Dickens, ‘Letter to the
Editor of the Times’, The Times, 14 novembre 1849).
59
sont inversées (Mary est à l’extérieur ; Williams à l’intérieur). Le sujet criminel impose son
silence au sujet victorien, en substituant son souffle à la voix humaine. Dans cette scène,
saturée d’érotisme, le sujet criminel contamine la jeune fille en une étreinte sensuelle :
Lui, le meurtrier solitaire, est d'un côté de la porte ; Mary est de l'autre.
Maintenant, supposez qu'il ouvre soudainement la porte, et que Mary se
précipite sans prendre garde dans l'obscurité, et se retrouve dans les bras du
meurtrier. [...] Le meurtrier inconnu et elles ont tous les deux les lèvres collées à
la porte, ils écoutent, leur respiration est profonde ; mais heureusement ils se
trouvent de côtés différents de la porte22.
La possibilité de contamination criminelle de l’humanité s’exprime ainsi par le biais de
l’érotisme.
Ce processus d’incorporation de la déviance préside au passage progressif et
institutionnalisé de la figure du monstre à celle de l’anormal. Encouragée par l’évolution des
sciences criminelles, la conception de la criminalité en termes de pathologie individuelle
préside à l'invention d'un sujet victorien criminel. Le criminel-né inventé par Cesare
Lombroso23 est dangereux, menace physiquement les individus et la société, mais offrait
l’image rassurante d’une classe criminelle. Ces recherches sont pourtant critiquées par une
autre communauté scientifique, ainsi que par l'opinion publique relayée par les journaux. Un
article de la Pall Mall Gazette daté du 23 janvier 1866 introduit la notion inquiétante d'une
inhumanité inhérente à l'homme. La pulsion de meurtre serait latente en chacun de nous :
Dans un État civilisé, il n'est en rien nécessaire pour un homme d’avoir une
forte agressivité "animale" pour le porter au crime. N'importe quelle idée fixe
peut conduire n'importe quel homme au mal. (...) [N'importe quel homme]
risque de voir son cœur ulcéré par une inhumanité froide et sombre24. (ma
traduction)
L'inhumain et l'humain ne s'opposent plus mais se concentrent dans le même sujet.
L’apparition de la psychiatrie ainsi que le discours du droit sont au centre de l’élaboration de
22
‘How hard the fellow breathes! He, the solitary murderer, is on one side of the door; Mary is on the
other side. Now, suppose that he should suddenly open the door, and that incautiously in the dark
Mary should rush in, and find herself in the arms of the murderer. […] The unknown murderer and
she have both their lips upon the door, listening, breathing hard; but luckily they are on different sides
of the door.’ (De Quincey, op. cit., p. 51).
23
Cesare Lombroso, Criminal Man according to the Classification of Cesare Lombroso (traduction de
L’uomo delinquente publié en 1876), New York et Londres, G. P. Putnam's Sons, 1911.
24
‘In a civilized State, it is by no means necessary that a man should have a strong aggressive
"animalism" to carry him to crime. Any fixed idea may carry any man to the bad (...) [Any man] may
have his heart cankered by a cold gloomy inhumanity.’
60
ce sujet victorien criminel : idée d’une folie passagère et d’une folie indétectable, et donc
d’une humanité criminelle malade. Le criminel monstrueux, le fou, l’inhumain, se trouve mué
en une multiplicité de petits monstres quotidiens, d’humains déviants et de malades.
La construction et la déconstruction du sujet dépendent de la transgression ; à travers
la multiplicité des discours, l’humain se construit dans sa relation à la déviance. Le sujet
criminel est un sujet qui transgresse les normes et les lois et appelle à une redéfinition du sujet
victorien qui ne se fait pas sans souffrance. L’expérience de « soi » comme criminel est donc
déroutante mais formatrice. Le sujet victorien appelle à se redéfinir, mais cette construction
est constamment compliquée par la présence de l'élément criminel. Les discours sur le crime
sont à la fois causes et catalyseurs de cette dissolution et de cette recherche à travers des
figures littéraires.
Notice Bio-bibliographique :
Cécile Bertrand ([email protected]), ancienne élève de l’École Normale Supérieure
de Lyon et agrégée d’anglais, est en deuxième année de doctorat à l’UFR d’Etudes
Anglophones de l’Université Paris-Diderot, et dépend du LARCA. Elle prépare sa thèse,
intitulée : « Du crime comme un des beaux-arts : Évolution d'une esthétique du crime et
élaboration d'un sujet criminel dans la littérature anglaise au XIXe siècle », sous la direction
de la Professeure Sara Thornton.
61
Monstres et merveilles au XIXème siècle.
Angélique Quillay
Université Paris-Diderot (UFR Charles V – LARCA)
Mots-clés : Humanités médicales,
américaine, XIXème siècle.
Darwin,
Merveilles,
Photographie
Keywords: Medical humanities, Darwin, marvels, American photography, 19th
century.
Résumé : La théâtralisation des curiosités de la nature est, au XIXème siècle,
le support essentiel des lieux de divertissement en Europe et en Amérique du
Nord. La construction des personnages s’appuie sur les écrits des naturalistes
de l’époque et de nombreux supports promotionnels sont proposés aux
spectateurs, en particulier des photographies. La curiosité du public, dans un
contexte de découvertes scientifiques, participe au succès des merveilles. Des
collections d’images sont aujourd’hui conservées en Amérique du Nord et
témoignent d’un phénomène culturel qui interroge les humanités médicales.
Abstract: In the nineteenth century, the staging of human curiosities was a
popular spectacle in Europe and the United States. The social construction of
the characters was based on the writings of nineteenth century naturalists and
the promotion of the exhibits implied extensive advertising, in which
photography played a key role. In a context of scientific discoveries, the
marvels met with great success, thanks to the audience’s curiosity. Some
collections of images are held by American institutions, thus providing a
collective memory of a cultural phenomenon which raises questions in medical
humanities.
L’historien de l’art Martin Kemp souligne la fascination pour les monstres et les
prodiges de la nature en observant, notamment dans la photographie médicale, l’importance
de ce genre d’imagerie au XIXème siècle1. En Europe comme en Amérique du Nord,
l’exhibition des curiosités de la nature dans la seconde moitié du siècle possédait la banalité
des divertissements familiers, et les spectacles mettant en scène l’étrangeté furent à leur
apogée dans les années 1880. Ils présentaient sur un même plan les difformités humaines, les
spécimens tératologiques et les morphologies exotiques.
1
Martin Kemp, ‘A Perfect and Faithful Record: Mind and Body in Medical Photography before 1900’,
In Ann Thomas, (Dir.), Beauty of Another Order: Photography in Science, New Haven et Londres,
Yale University Press, 1997, p. 146.
62
1. L’Amérique de la seconde moitié du XIXème siècle.
La création du Musée américain à New York marqua particulièrement l’histoire de
cette forme de culture visuelle. En 1841, Phineas Taylor Barnum créa un musée regroupant
dans un même lieu deux types d’établissements, les musées de curiosités – présentant des
collections d’histoire naturelle dans un but d’éducation scientifique – et les freak shows. Les
freaks étaient des personnes alliant caractéristiques exceptionnelles et anomalies, et Barnum
comprit très vite le potentiel de ces curiosités humaines. Il diversifia l’offre de divertissement
du musée en organisant des conférences, des présentations « scientifiques » de mesmérisme
ou de phrénologie, des spectacles de danse et des pièces de théâtre. Le catalogue Barnum’s
American Museum de l’année 1860, par exemple, ne recensait pas moins de treize curiosités
humaines. Le Musée devint rapidement le lieu de divertissement le plus fréquenté du pays et
le nombre de visiteurs entre 1841 et 1868, date à laquelle l’établissement fut détruit par un
incendie, est estimé à 41 millions2. Situé à deux pas de l’atelier de gravure Currier et Ives et
du studio photographique de Mathew Brady, le musée utilisait différents supports
publicitaires pour faire la promotion des spectacles et des curiosités. L’exemple du
personnage ‘What is It ?’, dont la première représentation fut organisée quelques mois
seulement après la publication de L’origine des espèces, illustre bien la technique de P.T.
Barnum. Une lithographie donne cette description du phénomène :
Qu’est-ce que c’est ? Est-ce une espèce inférieure de l’homme ? Ou est-ce une
espèce supérieure du singe ? Personne ne peut le dire! Peut-être est-ce un
mélange des deux. C’est sans conteste la plus merveilleuse créature vivante.
Capturé en Afrique centrale à l’état sauvage, ce spécimen a sans doute une
vingtaine d’années et fait quatre pieds de haut. Intelligent, docile, actif et sportif,
il est joueur comme un petit chat. Il possède le crâne, les membres et l’anatomie
d’un orang outang, et le visage d’un être humain3.
Cette description accompagnait un visuel faisant écho aux illustrations de chimpanzés dans
les ouvrages de sciences naturelles, le tout dans un décor de jungle africaine. La
représentation des pieds de la créature suggérait qu’il s’agissait d’un être mi-animal mihumain, et le public était invité à découvrir la curiosité au musée.
2
Neil Harris, Humbug: The Art of P.T. Barnum, Boston, Little Brown and Compagny, 1973.
Lithographie de 1860 signée Currier et Ives, et conservée au musée Shelburne, dans le Vermont
(États-Unis). C’est moi qui traduis.
3
63
En sécularisant la tradition des merveilles et des prodiges, la presse populaire
contribua largement à la commercialisation des curiosités humaines. Barnum mit ainsi en
œuvre de véritables stratégies pour susciter l’intérêt du public, construisant les identités des
créatures en utilisant les différents supports promotionnels existants. Le musée américain
devint rapidement le modèle des autres lieux de divertissement, notamment les dime
museums, musées consacrés au divertissement et à l’éducation morale des spectateurs. Après
la Guerre de Sécession, ces lieux se développèrent dans les grandes villes américaines,
notamment à New York, où l’immigration massive des pays européens et l’industrialisation
rapide changèrent le paysage urbain dès la fin des années 1860. Le nombre de phénomènes
vivants ne suffisant pas à satisfaire la curiosité du public, les fabrications de « monstres » se
multiplièrent pour attirer les visiteurs. Tout comme Barnum, les directeurs de ces lieux de
spectacle inventaient des biographies afin de créer pour chaque curiosité une identité
appréciée du plus grand nombre. Dans un ouvrage qui fit date à la fin des années 1980, Robert
Bogdan explique que deux modes de présentation étaient principalement utilisés : le mode
prestigieux et le mode exotique4. Si ce découpage ne suffit pas à éclairer la construction des
personnages, il reste particulièrement intéressant.
Bogdan explique ainsi que le mode exotique était choisi pour répondre aux attentes
d’un public intéressé par les cultures étranges ou « primitives ». La publicité mettait alors en
avant le fait que le « monstre » venait d’une contrée mystérieuse. Les rapports scientifiques et
les journaux de voyage des naturalistes du XIXème siècle permettaient d’inventer les histoires.
Au début des années 1870, l’Amérique victorienne se passionnait pour les débats sur la place
des hommes dans la création et les liens entre les espèces ; des « chaînons manquants» furent
créés par les directeurs des lieux de spectacle suite à la publication des ouvrages de Darwin.
Afro-Américain né dans le New Jersey, William Henry Johnson était atteint de
microcéphalie et fut embauché par Barnum pour jouer le personnage ‘What is it ?’. Dans les
années 1860-1870, il fut présenté comme « l’homme-singe », capturé au coeur de l’Afrique
profonde, près de la Gambie. L’histoire de son personnage s’inspirait d’un article scientifique
parachevant la première description du gorille, écrit une dizaine d’années auparavant. On
l’avait officiellement trouvé nu, se balançant d’arbre en arbre et marchant à quatre pattes. La
mise en scène évolua au fil des ans, toutefois le personnage resta une figure importante des
lieux de divertissement jusqu’au début du XXème siècle.
4
Robert Bogdan, Freak Show, Presenting Human Oddities for Amusement and Profit, Chicago, The
University of Chicago Press, 1988.
64
Selon Bogdan, le mode prestigieux était quant à lui privilégié pour souligner des
talents extraordinaires et, très souvent, mettait en avant une origine ou un statut valorisé par
les conventions sociales. Les noms ordinaires étaient souvent transformés de manière à
suggérer une origine européenne, et nombre de personnages possédaient un titre. Les faits
extraordinaires dans ce type de présentation étaient de deux ordres. Il s’agissait souvent
d’actions difficiles à accomplir pour des personnes présentant un handicap, comme par
exemple l’action d’écrire sans membres supérieurs. On rencontrait ainsi des merveilles sans
bras. Le second type de faits extraordinaires était plus familier, il correspondait aux talents
habituels dans le monde du spectacle, chanter, danser ou jouer d’un instrument de musique.
Les acteurs vendaient des opuscules lors de leurs représentations. Ces brochures,
imprimées sur du papier bon marché, n’ont pas toutes survécu mais certaines collections sont
aujourd’hui conservées5. Le titre même de ces « True Life pamphlets » annonçait souvent une
histoire extraordinaire : “Biographie, description médicale et chants de Mademoiselle
Millie/Christine, le rossignol à deux têtes” (1883) ; “Esquisse de la vie du Général Decker, le
plus petit homme au Monde” (1874) ; (…) “Ce que nous savons de Waino et Plutano, les
hommes sauvages de Borneo” (c. 1878)6. Ces opuscules, parfois de plus de quarante pages,
fourmillaient d’exagérations ; le but était bien entendu de faire la promotion du personnage.
Dès les années 1860, un contenu type était défini et permettait de présenter le phénomène.
Une courte biographie faisait l’objet du premier chapitre et mentionnait le lieu de naissance de
la curiosité, mais également des informations sur son enfance, sa famille, et la manière dont
elle avait été découverte. La fin de cette partie comportait une description de ses récents
numéros dans les lieux de divertissement. On trouvait ensuite une description de sa condition
physique, la plupart du temps rédigée par un médecin ou un spécialiste de sciences naturelles
et, dans le cas contraire, des citations de scientifiques étaient utilisées pour garantir la qualité
de l’information. La troisième partie de la brochure permettait de lire les témoignages de
personnalités attestant de l’intérêt et de l’authenticité du phénomène. Enfin, lorsque la
curiosité venait d’une contrée exotique, l’histoire de l’exploration du pays était racontée avec
maints détails sur la géographie, la faune et la flore. La plupart des livres comportaient aussi
des illustrations, parfois des chants ou des poèmes.
Les acteurs proposaient également au public leur portrait sous forme de cartes. La
plupart des cartes étaient vendues lors des représentations, mais les agents et les photographes
5
La plus importante est conservée par la collection Hertzberg, à la bibliothèque de San Antonio (EtatsUnis).
6
C’est moi qui traduis le titre de ces opuscules, mentionnés dans l’ouvrage de Robert Bogdan.
65
commercialisaient aussi les portraits de certains personnages. Les spectateurs pouvaient se
procurer des photographies et se les faire dédicacer moyennant quelques cents de plus. Des
pratiques de circulation d’images, en particulier de cartes-de-visite et de cartes-albums, se
développèrent, témoignant d’un véritable engouement de l’Amérique victorienne pour ce
genre d’imagerie. A New York, plusieurs studios se spécialisèrent dans la photographie
théâtrale, notamment celui de Mathew B. Brady. Tom Pouce figurait parmi les personnages
les plus connus de l’époque et participa aux nombreuses tournées internationales organisées
par P.T. Barnum. Ces spectacles furent mis en scène et proposés au public sous forme de
cartes et d’opuscules. La carte était ainsi un atout précieux pour les personnalités du spectacle
et des stratégies de promotion furent définies dans presque tous les lieux de divertissement.
2. Les photographies de Charles Eisenmann
La collection Ronald G. Becker des photographies de Charles Eisenmann, conservée
par l’Université de Syracuse dans l’État de New York et accessible depuis peu en ligne,
permet de découvrir ce genre d’imagerie avec des photographies tombées dans l’oubli.
Composée de 1412 documents iconographiques, pour beaucoup des portraits des années
1880-1900, la collection est pour une large part constituée de photographies de Charles
Eisenmann et de son successeur Frank Wendt, le reste étant l’œuvre de divers photographes.
Charles Eisenmann est l’auteur de nombreux portraits et certaines
photographies sont
aujourd’hui conservées au Musée des Beaux-arts du Canada. Michael Mitchell présente dans
un livre initialement publié en 1979 quelques éléments biographiques7. Né en 1850 en
Allemagne, Charles Eisenmann arriva vraisemblablement à New York dans les années 1860
et signa ses papiers de naturalisation huit ans plus tard. Il s’inscrivit comme photographe
professionnel en 1876 et son travail attesta très vite d’une grande compétence technique. En
1879, il créa son studio photographique au 229 Bowery Street, rue qui comptait de nombreux
lieux de divertissement, en particulier des musées à dix sous. A la fin de l’année 1889,
Eisenmann commença à faire la publicité de son travail dans le New York Clipper,
hebdomadaire des spectacles alors en vogue. L’édition du 7 décembre publia sa première
annonce et Eisenmann proposa un nouveau message publicitaire chaque semaine jusqu’au
mois de juillet 1892. Le climat économique devint ensuite difficile et il céda le studio à son
7
Michael Mitchell, Monsters of the Gilded Age: the Photographs of Charles Eisenmann, Toronto,
ECW Press, 1979, p. 17-19.
66
gendre Franck Wendt, toutefois le travail de ce dernier était de qualité moyenne et le studio de
la rue Bowery cessa son activité en 1898.
Tout en s’inscrivant dans une certaine tradition photographique, le travail de Charles
Eisenmann évolua au fil des ans. Ses premières cartes, relativement sobres, étaient à michemin entre la carte-de-visite et la carte-album. Ensuite, il privilégia les cartes-albums et
profita des décors pour travailler la mise en scène des personnages. La référence au
merveilleux et le thème animalier étaient très présents dans l’ensemble de ses photographies :
le garçon léopard, le garçon tortue, la merveille sans bras, pour ne citer que quelques noms,
furent les curiosités d’une période alliant expansion coloniale et découvertes scientifiques.
Ces portraits mettaient en scène la frontière entre l’humain et l’inhumain, mais aussi entre
l’ordinaire et le merveilleux. Plusieurs personnages figuraient également dans les publications
médicales de l’époque, et des archives sont conservées par un certain nombre de
bibliothèques, en particulier la Bibliothèque Nationale de Médecine à Bethesda.
Le développement de la photographie dans l’Amérique de la seconde moitié du
XIXème siècle contribua largement à l’engouement pour ce genre d’imagerie. Les cartes de
visite et les cartes albums purent ainsi contribuer à la constitution d’une mémoire collective
limitée alors, à de rares exceptions près, au dessin et à la gravure. « Exception naturelle, le
corps du monstre était aussi une construction culturelle »8, souligne Jean-Jacques Courtine, et
l’exhibition du corps anormal interroge aujourd’hui les limites de l’inhumain.
Les découvertes scientifiques du XIXème siècle ont profondément modifié la
connaissance du vivant, toutefois cette théâtralisation de la différence représente toujours un
témoignage précieux pour les humanités médicales. Ce corpus iconographique constitue le
point de départ de mon travail et ma formation en santé publique et en études anglophones
enrichit les perspectives d’approche du sujet. Je souhaite travailler sur l’histoire du cirque
dans les pays anglophones en centrant mes recherches sur l’histoire culturelle américaine,
peut-être avec des incursions en littérature. L’histoire des sciences au XIXème siècle et
l’histoire sociale de la médecine devraient contribuer à mettre en perspective les nombreuses
sources iconographiques.
Notice bio-bibliographique :
Angélique Quillay ([email protected]) prépare un doctorat intitulé « La mise en
scène des curiosités scientifiques au XIXème siècle » à l’Université Paris-Diderot, sous la
direction du Professeur François Brunet.
8
Jean-Jacques Courtine, « Le Corps anormal. Histoire et anthropologie culturelles de la difformité »,
in Histoire du corps -3. Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris, Editions du Seuil, 2006, p. 212.
67
« Plus affreuse qu’un crapaud dans sa vase »1. Déshumanisation,
réification et célébration de l’humain : le témoignage minoritaire de
Dorothy Allison
Mélanie Grué
Université Paris-Diderot (UFR Charles V – LARCA)
Mots-clés :
grotesque.
Témoignage,
racaille
blanche,
déshumanisation,
normes,
Keywords: Testimony, white trash, dehumanization, norms, grotesque.
Résumé : Il est ici question de présenter les stratégies d’écriture employées par
l’auteure américaine queer, féministe et survivante d’abus Dorothy Allison
pour mettre en échec la stigmatisation identitaire de la « racaille blanche » du
Sud des États-Unis par la classe moyenne blanche américaine : si elle semble
reconnaître le bien fondé de la hiérarchisation en élaborant des personnages
marginaux singularisés par leur pauvreté et leur violence excessive, Dorothy
Allison expose les failles du discours social dominant en faisant du grotesque
un marqueur paradoxal de l’humanité de la « racaille blanche » méprisée.
L’œuvre littéraire remet en question la théorie sociale en criant l’extrême
fragilité de l’être et l’indéniable valeur de l’individu, dont elle n’a de cesse de
célébrer l’humanité.
Abstract: We shall analyse the stylistic strategies used by the queer-feminist
writer and incest survivor Dorothy Allison to question identity-based
stigmatisation of the white trash by the American middle-class: although she
seems to acknowledge fixed hierarchies by representing poor, extremely
violent characters living on the fringe of society, Allison exposes the flaws of
dominant social discourses by turning the grotesque into a paradoxical marker
of humanity for the despised “white trash”. The literary work questions social
theory and proclaims the individual’s extreme frailty and undeniable value, all
the while celebrating her characters’ humanity.
Dans un essai intitulé « Une question de classe », l’auteure américaine queer,
féministe et survivante d’abus Dorothy Allison réfléchit aux relations de classes, à la
stigmatisation de l’individu « anormal » et à sa destruction par le groupe dominant. Elle
conclut :
1
Dorothy Allison, L’histoire de Bone, Paris, 10/18, « domaine étranger », 1999, traduit de l’américain
par Michèle Valencia, p. 186.
68
Afin de résister à la destruction, la haine de soi, ou le désespoir à vie, nous
devons nous débarrasser de la condition de méprisé, de la peur de devenir le eux
dont ils parlent avec tant de mépris, refuser les mythes mensongers et les
morales faciles, nous voir nous-mêmes comme des êtres humains, avec des
défauts, et extraordinaires. Nous tous – extraordinaires2.
La question de l’humain est au cœur de l’œuvre d’Allison, qui a fait de l’individu déviant un
véritable objet d’étude. Par « individu déviant », j’entends en particulier la racaille blanche
(white trash)3 qui ne se plie à aucune règle, que ces règles soient les codes sociaux, les lois en
vigueur, ou encore un idéal de beauté. Ce qui m’intéresse ici, c’est la manière dont la racaille
blanche méprisée, stigmatisée et dévalorisée, est paradoxalement célébrée dans l’œuvre de
Dorothy Allison. Les personnages allisoniens appartiennent en effet à la catégorie culturelle
des « mauvais pauvres » (bad poor)4, une catégorie mythique créée par la classe moyenne
blanche américaine voulant affirmer sa supériorité par rapport au white trash dont elle remet
en cause l’humanité5. Allison présente donc ces blancs pauvres comme à la fois privés de
privilèges économiques et exclus de la communauté, c’est-à-dire comme évoluant dans un
entre-deux socio-économique et humain, une position délicate qu’elle remet en question.
Nous verrons donc que si le protagoniste allisonien, par sa monstruosité physique et
morale, semble confirmer le bien-fondé de la hiérarchie établie et justifier le sentiment de
2
Dorothy Allison, « Une question de classe », Peau, Paris, Balland, 1999, traduit de l’américain par
Nicolas Milon, p. 54-55.
3
La white trash est une catégorie socio-économique et culturelle, typiquement américaine, qui
regroupe les blancs pauvres du Sud des États-Unis et repose sur une représentation stéréotypée de ces
pauvres aux mœurs douteuses, considérés responsables de leur condition. Pour plus de détails sur cette
question, voir Mike Hill (dir.), Whiteness – A Critical Reader, New York University Press, 1997 ;
Matt Wray, Not Quite White. White Trash and the Boundaries of Whiteness, Londres et Durham, Duke
University Press, 2006 ; Danielle Locka, “The Cultural Mythology of ‘White Trash’”,
<http://deptorg.knox.edu/catch/2002sp/docka.htm>.
4
“The good poor were hardworking, ragged but clean, and intrinsically honorable. We were the bad
poor. We were men who drank and couldn’t keep a job ; women, invariably pregnant before marriage,
who quickly became worn, fat, and old from working too many hours and bearing too many children ;
and children with runny noses, watery eyes, and the wring attitudes. […] We were not noble, not
grateful, not even hopeful. We knew ourselves despised.” « Les bons pauvres étaient travailleurs,
dépenaillés mais propres, et intrinsèquement respectables. Nous étions les mauvais pauvres. Nous
étions des hommes alcooliques incapables de conserver leur travail ; des femmes toujours enceintes
avant de se marier, qui devenaient rapidement usées, grosses, et vieilles d’avoir trop travaillé et porté
trop d’enfants ; et des enfants ayant le nez qui coule, les yeux qui pleurent, et de mauvaises manières.
[…] Nous n’étions ni respectables, ni reconnaissants, ni même optimistes. Nous nous savions
méprisés. » (Dorothy Allison, Trash, New York, Plume, 2002 (1988), p. vii). C’est nous qui
traduisons.
5
Barbara Ehrenreich, Fear of Falling – The Inner Life of the Middle-Class, New York, Pantheon
Books, 1989, p. 48.
69
supériorité de la classe moyenne, Allison s’applique à renverser les discours pour illustrer la
douloureuse humanité de l’individu stigmatisé. Ce brouillage de la frontière de l’humain met
en évidence la crainte de porosité des catégories et des classes, porosité qui permet à l’auteure
de doubler son œuvre littéraire d’un discours politique en redéfinissant le rapport entre
réification/déshumanisation et construction de l’identité.
1. Une hiérarchie bien fondée ?
Caractérisés par une extrême pauvreté, une violence excessive et un mode de vie
inacceptable, les personnages d’Allison vivent en marge de la société américaine, incapables
de conserver un travail, de constituer une famille unie, ou de vivre selon les lois de la
communauté. La représentation monstrueuse qu’Allison fait de la racaille blanche (des
femmes en particulier) accentue l’idée de marginalité et d’anormalité : leurs corps difformes,
aberrants, hors du commun, sont modelés par des conditions sociales difficiles, si bien que
l’individu est transformé en créature extraordinaire, dans un état d’infériorité permanent, une
situation qu’Allison décrit dans ses mémoires :
Les femmes de ma famille étaient déterminées, masculines, asexuées […] Nous
sommes celles qui se tiennent à l’arrière-plan, la bouche ouverte […] hideuses,
vieilles et épuisées. Des machines à bébé larges de hanches, massives et
résignées. Nous étions toutes larges de hanches et prédestinées. Notre visage
aplati soulignait notre stupidité. Nos grosses mains faisaient de nous des
chevaux de trait aux cheveux ternes et aux yeux fatigués, qui feuilletaient des
magazines remplis de photographies de femmes si différentes de nous qu’elles
auraient pu appartenir à une autre espèce6.
Le processus de déshumanisation est clairement enclenché ici : « asexuées » définit la femme
comme se trouvant à la croisée des genres, tandis que « machines à bébé », « chevaux de
trait » et « espèce » impliquent qu’elle n’est plus qu’une créature, une machine ou une bête,
envers laquelle aucune compassion ne semble nécessaire. Allison emploie ce que Patricia
Yaeger appelle a disanimating rhetoric, technique par laquelle le familier (ici l’humain)
6
“The women in my family were measured, manlike, sexless […] We are the ones in the background
with our mouths open, […] ugly and old and exhausted. Solid, stolid, wide-hipped baby machines. We
were all wide-hipped and predestined. Wide-faced meant stupid. Wide hands marked workhorses with
dull hair and tired eyes, thumbing through magazines full of women so different from us they could
have been another species.” (Dorothy Allison, Two or Three Things I Know for Sure, New York,
Plume, 1996, p. 32-33). C’est nous qui traduisons.
70
devient étranger7. Les femmes de la famille d’Allison sont définies par opposition aux
femmes des magazines et des romans, une opposition qui met en évidence des caractéristiques
white trash bien spécifiques. Karen Gaffney rappelle également que les blancs pauvres sont
éternellement présentés, dans les représentations culturelles, comme « génétiquement
inférieurs, immoraux, stupides, paresseux, aux mœurs légères, de mauvais goût, alcooliques et
hideux »8. Comparé tantôt à une machine, tantôt à un déchet, le corps féminin est si grotesque
qu’il n’a presque plus rien d’humain, une idée suggérée par l’héroïne de L’histoire de Bone,
lorsqu’elle réalise : « Mon corps, comme celui de mes tantes, était fait pour être éreinté, usé,
jeté »9. Le corps est un instrument utilisé par les autres, et dont on se débarrasse une fois qu’il
est usé. Par ailleurs, le corps féminin est continuellement la cible d’insultes proférées par les
hommes :
« T’es vieille, moche et aussi grosse qu’une vache. T’es folle comme une vache
qu’aurait mangé trop de mauvaises herbes, et tu pues comme une vache qui se
serait vautrée dans du lait renversé. » Il m’a dit : « J’te toucherais même pas si
tu prenais un bain au whisky et si tu te mettais un sac sur la tête »10.
Après plusieurs grossesses, la tante Alma n’a plus les attributs féminins qui pourraient
séduire, comme le souligne l’insulte « t’es vieille, moche » ; la comparaison avec une vache
folle et puante suggère que le corps féminin est soumis à un dérèglement irréversible et porte
les marques d’une vie intense : travail à la chaîne, fausses-couches, filles-mères et tragédies
familiales excluent les personnages des sphères de la normalité physique, sociale, et humaine.
Notons que les hommes sont victimes des mêmes dérèglements : constamment décrits comme
bagarreurs, ivrognes et bons à rien, les hommes font l’objet de dures critiques par la
communauté et deviennent les personnages principaux d’histoires terrifiantes qui les
assimilent à des bêtes sauvages : « Des histoires redoutables circulaient sur les gars
Boatwright, le genre d’histoires que les hommes se murmuraient en buvant du whisky, quand
il n’y avait pas de femmes dans les parages »11. L’état des lieux qu’Allison dresse de la
racaille blanche dans ses œuvres fictionnelles comme dans ses écrits autobiographiques est
donc peu engageant, les descriptions grotesques dominent dans les récits et confirment
7
Patricia Yaeger, Dirt and Desire - Reconstructing Southern Women's Writing, 1930-1990, University
of Chicago Press, 2000.
8
“… genetically inferior, immoral, stupid, lazy, promiscuous, tasteless, alcoholic, and ugly.” (Karen
Gaffney, “‘Excavated from the Inside:’ White Trash and Dorothy Allison's Cavedweller”, Modern
Language Studies, Vol. 32, No. 1, printemps 2002, p. 46). C’est nous qui traduisons.
9
Dorothy Allison, L’histoire de Bone, p. 280.
10
Dorothy Allison, op. cit., p. 367.
11
Dorothy Allison, op. cit., p. 25.
71
l’opinion selon laquelle ces individus sont white trash : employée à l’égard des blancs
pauvres, l’expression est révélatrice. Combinant un terme racial et un terme économique, elle
permet de créer une sous-catégorie au sein du groupe blanc dominant d’Amérique du Nord.
L’accent est mis sur le terme à connotation négative « trash », impliquant tant la saleté que
l’inutilité, faisant des blancs pauvres des déchets, comme le soulignent Newitz et Wray : « En
plus d’être racialement marquée, [la catégorie white trash] est marquée comme déchet,
comme quelque chose que l’on doit jeter ou expulser, dont on doit se débarrasser afin que la
blancheur s’assure une position de domination sociale »12. Embarrassants et symboliquement
salissants, ils sont à distinguer de la classe moyenne blanche, ainsi érigée en classe supérieure,
d’une plus haute valeur, marquée comme une catégorie pure. Cette supériorité est exprimée
dans L’histoire de Bone, à travers les insultes proférées par Shannon Pearl, l’amie de Bone,
lorsque les deux fillettes se disputent :
Toi, ta mère et toute ta famille! Tout le monde sait que vous êtes un ramassis de
poivrots, de voleurs et de bâtards. [...] Tout le monde sait qui tu es […] Espèce
de…racaille ! T’es rien d’autre que de la racaille. Ta mère aussi, et ta grandmère et toute ta fichue famille13.
La famille Boatwright forme un groupe à part, distingué du reste de la communauté, présentée
comme un groupe uni grâce à l’expression « [t]out le monde sait ». Bone appartient à une
lignée impure, d’abord précisément définie par les termes « ivrognes », « voleurs » et
« bâtards », avant que le terme « racaille » vienne résumer la pensée de Shannon et conclure
cette définition insultante. On retrouve cette stratégie de mise à distance du groupe inférieur
dans l’épisode de L’histoire de Bone où la famille rend visite aux frères du beau-père de
Bone, qui appartiennent à une classe plus aisée. A ce moment, le fossé existant entre les
classes, et la stigmatisation qui en résulte, sont palpables :
J’ai entendu Daryl et James bavarder derrière les massifs de roses.
- Regarde un peu cette voiture! On dirait vraiment celle de n’importe quelle
racaille de négro !
- Qu’est-ce que tu espérais, T’as vu ce qu’il a épousé.
- Elle et ses gosses vont bien avec la voiture, c’est sûr...
12
“In addition to being racially marked, [the category of white trash] is simultaneously marked as
trash, as something that must be discarded, expelled, and disposed of in order for whiteness to achieve
and maintain social dominance.” (Annalee Newitz & Matt Wray, ‘What is “white trash”? Stereotypes
and Economic Conditions of Poor Whites in the United States’, in Mike Hill (Dir.), op. cit., p. 169).
C’est nous qui traduisons.
13
Dorothy Allison, op. cit., p. 236-237.
72
J’ai repoussé mes cheveux bruns de mes yeux et j’ai regardé, à l’intérieur de la
maison, une de mes cousines à la bouche grande ouverte, dans une robe blanche
aux manches à trous festonnés, qui me regardait elle aussi, se grattait le nez et
me dévisageait comme si j’étais un éléphant au zoo – quelque chose de bête,
d’affreux et d’insensible aux coups14.
Le mépris est ici clairement exprimé à travers l’emploi du démonstratif « ce », qui fait
d’Anney un objet, et le rapprochement fait entre Anney, ses filles et la voiture, qui abaisse les
humains au rang d’accessoires sans valeur (« elle et ses gosses vont bien avec la voiture »). La
comparaison de Glen avec la « racaille de négro » parfait la division entre les deux classes :
les deux termes juxtaposés, l’un raciste (on connaît la nuance entre « négro » et « Noir »),
l’autre signifiant le mépris social, acquièrent un fort pouvoir évocateur qui permet au lecteur
et à la narratrice de prendre toute la mesure du dédain éprouvé envers la famille Boatwright.
La racaille blanche est clairement stigmatisée, réifiée et déshumanisée par des
représentants de la norme blanche de classe moyenne. La valeur de l’individu socialement et
économiquement inférieur est remise en question par le groupe dominant, et sa moindre
humanité aux yeux de ce groupe ne fait aucun doute. A travers les descriptions monstrueuses
et grotesques des personnages white trash, Allison semble donc reconnaître le bien-fondé de
la hiérarchie sociale et humaine telle qu’elle est établie dans le Sud. Cependant, le texte
allisonien perturbe cette hiérarchie de l’humain et propose des alternatives, la
déshumanisation servant finalement non pas l’irréversible stigmatisation de l’individu
déviant, mais sa réhabilitation, en même temps qu’une mise à mal des normes sociales. La
perversion des codes de représentation traditionnels est mise au service d’un détournement
des codes culturels de l'identité white trash, et d’une mise en échec de la catégorisation
identitaire.
2. Le grotesque, marqueur de l’humanité
En parallèle des représentations négatives et stéréotypées énoncées par les
représentants de la classe moyenne blanche, Allison représente l’extrême fragilité de l’être et
redonne à l’individu déprécié toute sa valeur humaine. Le projet littéraire et politique
d’Allison est exprimé dans Two or Three Things I Know for Sure lorsqu’elle oppose « [s]es
histoires » à « celles que le monde souhaite entendre » : l’auteure s’applique à raconter
14
Dorothy Allison, op. cit., p. 144-145.
73
l’histoire complète de l’individu, par opposition à l’histoire partielle de l’individu anéanti
(« une histoire dans laquelle seule la chair survit »)15. Afin de renverser les perspectives,
Dorothy Allison associe dans ses descriptions des éléments contradictoires et instaure une
esthétique de l’ambivalence, qui modifie notre perception des personnages. Ainsi les oncles
de Bone, brutes légendaires, sont-ils « toujours doux et affectueux »16 avec elle ; Clint
Windsor, dans Retour à Cayro, illustre parfaitement le mélange de déviance repoussante et
humanité attendrissante qu’Allison réalise dans l’élaboration de ses personnages : d’abord
présenté comme un homme dont la violence a fait fuir sa femme Delia (qui se remémore la
fois où, enceinte, elle s’est traînée dans la salle de bains, en sang, après avoir été battue
jusqu’au bord de l’évanouissement), Clint est décrit sous un jour différent lorsqu’elle le
retrouve une dizaine d’années après sa fuite.
Delia fit couler l’eau. Quand elle fut assez chaude, elle manœuvra le levier de la
douche. Clint leva la tête. Les muscles qui lui entouraient la bouche et les yeux
se relâchèrent, la peau flasque s’affaissa en formant des plis. Il urina avec
reconnaissance tandis que l’eau se déversait sur sa carcasse tremblante.
Lorsqu’il se détendit un peu, de la merde liquide lui coula le long des jambes.
Delia se détourna. Dieu avait un fichu sens de l’humour, pensa-t-elle. Elle se
rappela qu’elle s’était retrouvée par terre dans cette salle de bain, enceinte de
Dede, et s’était pissé dessus parce qu’elle avait reçu un trop mauvais coup pour
pouvoir se lever17.
On retrouve Clint, mari violent repenti, poursuivi par le souvenir de ses actes, et dévoré par le
cancer. L’association des deux épisodes rend plus évidente et plus poignante l’opposition
entre violence et vulnérabilité, de sorte que si la scène ravive chez Delia des souvenirs
douloureux, l’insistance sur la décrépitude de Clint invite finalement le lecteur à adopter la
même attitude qu’elle, à savoir détourner le regard et ne considérer que l’état présent :
« flasque », « s’affaissa », « plis » et « tremblante » mettent l’accent sur la fragilité de Clint,
tandis
que
l’association
de
termes
suggérant
un
bien-être
temporaire
(« avec
reconnaissance » ; « se détendit un peu ») à la mention d’une perte de contrôle de son corps
(« urina » ; « de la merde liquide lui coula le long des jambes ») souligne la dure réalité de la
maladie qui liquéfie le corps et ne laisse aucune répit. C’est cette association qui, malgré la
15
“The story in which all that survives is the flesh.” (Dorothy Allison, Two or Three Things I Know
for Sure, p. 72). C’est nous qui traduisons.
16
Dorothy Allison, L’histoire de Bone, p. 39.
17
Dorothy Allison, Retour à Cayro, Paris, Belfond, 1999, traduit de l’américain par Michèle Valencia,
p. 156-157.
74
mention de la violence passée, suscite une inévitable compassion chez le lecteur, et fait de
Clint un personnage empreint d’une douloureuse humanité.
Cette humanité des personnages est revendiquée non seulement dans la fiction, mais
aussi dans les nouvelles autobiographiques, où la narratrice décrit comment l’état de santé de
sa mère s’est détérioré pendant vingt ans :
Morceau par morceau, on me vole ma mère. Cinq ans après l’hystérectomie, la
première mastectomie, ses dents qui se déchaussent facilement, ses petits orteils
se calcifient à cause de ces trop nombreuses années passées à travailler comme
serveuse en portant de mauvaises chaussures, ses cheveux et ses ongles tombent
après chaque chimiothérapie. Ma maman ressemble de moins en moins à une
montagne, de plus en plus à une grotte—un endroit que l’on a vidé18.
Les termes scientifiques employés ici devraient provoquer une prise de distance ; cependant,
ils ne changent rien aux effets de la maladie : l’hystérectomie et la mastectomie privent la
mère de ses attributs féminins essentiels, et l’expression « morceau par morceau » questionne
même son appartenance au genre humain, suggérant plutôt qu’elle est une machine dont on
retire des pièces. Elle n’est finalement plus qu’un endroit vide, et les organes des objets que
l’on déplace de cet endroit. Ce questionnement est renforcé par la suite :
Une femme, une création faite d’ordures, un assemblage de pièces détachées.
Quand je bois je la vois s’élever dans les airs, telle les chauve-souris qui
émergent des grottes profondes, une femme-fantôme—ses extrémités noircies,
avec un utérus en chrome et des doigts en verre, une cage thoracique en tubes de
plastic et des yeux rouges inexpressifs19.
La femme devient un spectre ou un robot fait de plusieurs matériaux assemblés (« chrome »,
« verre », « plastic »), voire de déchets. Cette description, qui n’est pas sans rappeler la
description réifiante et déshumanisante faite des femmes plus haut, a un impact différent
lorsqu’elle est associée à la description des derniers jours de vie, qui réintroduit solidement la
mère dans le genre humain :
18
“Piece by piece, my mother is being stolen from me. After the hysterectomy, the first mastectomy,
another five years later, her teeth that were easier to give up than to keep, the little toes that calcified
from too many years working waitress in bad shoes, hair and fingernails that drop off after every bout
of chemotherapy, my mama is less and less the mountain, more and more the cave—the empty place
from which things have been removed.” (Dorothy Allison, Trash, p. 43-44). C’est nous qui traduisons.
19
“A woman, a garbage creation, an assembly of parts. When I drink I see her rising like bats out of
deep caverns, a gossamer woman—all black edges, with a chrome uterus and molded glass fingers,
plastic wire rib cage and red unblinking eyes.” (Dorothy Allison, op. cit., p. 44). C’est nous qui
traduisons.
75
Le regard de maman se baladait lentement au rythme de la chanson—de moi à
Jo puis à Arlene. Elle s’agrippait à nous, et sa bouche était entrouverte. Au bout
du lit, Jo tendit une main qu’elle posa sur la jambe de maman. Maman baissa les
yeux et son regard se posa enfin sur Arlene qui chantait. Mon regard suivit le
sien. […] Maman resta entièrement concentrée sur la chanson jusqu’à ce que la
pupille de son œil droit s’emplisse de sang et qu’elle perde connaissance. Même
après cela, nous sommes restées agrippées à elle. Nous sommes restées
agrippées à elle jusqu’à ce qu’elle nous libère20.
Alors que les sœurs se réunissent une dernière fois autour de leur mère, cette dernière est plus
que jamais une figure maternelle unificatrice. Grâce aux mouvements de son œil, la mère tisse
un lien entre ses trois filles et elle, et le vocabulaire employé (« s’agrippait », « tendit une
main », « se posa », « resta concentrée », « restée agrippées à elle ») traduit la proximité
physique des quatre femmes. Défigurée physiquement par le cancer qui l’a rongée, la mère se
voit restituer son statut d’humain à la fin de la nouvelle, grâce à cette proximité finale, et ce
malgré la totale défaillance du corps. Si elle ne remet pas en question les comportements
condamnables des white trash, Allison élargit cependant l’angle de vue du lecteur, et contrôle
les représentations : la fragilité et l’humanité des individus sont ainsi préservées, et Allison
rétablit une part de vérité que les études sociales avaient oubliée. En invitant le lecteur à
établir des liens entre des descriptions apparemment opposées, Allison affirme que la vie
white trash n’est pas si négative que les études sociales le suggèrent, elle rend l’humanité et la
complexité des êtres plus frappantes, et retrouve une place pour elle et les siens dans la
communauté, contribuant ainsi au bouleversement des normes de vie et de pensée. En
décrivant précisément la vie des white trash dans toute sa complexité, Allison démontre que
l’expérience ne peut être réduite à quelques stéréotypes réducteurs21. C’est donc bien, chez
Allison, un style que l’on pourrait qualifier de « grotesque », où différents points de vue sont
mêlés, qui permet la mise à mal des représentations simplistes et largement acceptées.
Selon Rosemarie Thomson, la stigmatisation reflète l’opinion d’un groupe dominant,
et « renforce la description que ce groupe fait de lui-même comme neutre, normal, légitime en
dénigrant les caractéristiques des groupes moins puissants »22. Ainsi existe-t-il en Amérique
20
Dorothy Allison, op. cit., p. 218-219. C’est nous qui traduisons.
Danielle Locka, “The Cultural Mythology of ‘White Trash’”.
<http://deptorg.knox.edu/catch/2002sp/docka.htm>.
22
“stigmatization reinforces that group’s idealized self description as neutral, normal, legitimate, and
identifiable by denigrating the characteristics of less powerful groups.” (Citée dans J. Brooks Bouson,
21
76
du Nord une norme blanche de classe moyenne, accompagnée d’une échelle de la normalité
sur laquelle tout acte et tout individu sont situés et contre laquelle s’élèvent, en particulier
depuis les années 1980, les voix des écrivains américains issus des minorités. En revendiquant
son identité de queer white trash, et en montrant que le personnage stigmatisé est loin d’être
un animal ou une machine, insensible et incassable, Allison met en place un discours social et
politique : elle donne aux insultes un sens positif, brouillant ainsi les frontières de l’acceptable
et de l’inacceptable afin de mettre à mal la représentation limitée et erronée de soi et des
autres, une représentation jusqu’alors fondée sur des catégories culturelles fermées (race,
classe, genre, orientation sexuelle). Allison écrit dans Peau que l’horreur de la stratification
(sociale et raciale, entre autres) réside dans le fait que les gens pensent que leur valeur ne peut
être garantie que par l’oppression des groupes inférieurs, si bien que de la volonté de bien
vivre et de toujours se trouver au sommet de la pyramide résulte un mépris sans fin.
Chez Allison, le processus de hiérarchisation des classes semble être au cœur d’un
cercle vicieux, à la fois le résultat et le symptôme d’une peur : la peur qu’a la classe moyenne
de ses propres failles, une peur qui la conduit à stigmatiser les blancs pauvres pour s’assurer le
prestige et conserver sa place au sommet de la hiérarchie, à l’instar de la belle-famille de
l’héroïne dans L’histoire de Bone, qui étale ses possessions matérielles comme autant de
preuves de sa supériorité. Le groupe dominant se trouve en position de supériorité uniquement
parce que le différent est marqué comme déviant, une idée récurrente des études sur les
classes : Ehrenreich écrit dans Fear of Falling : « Les pauvres mythiques sont un reflet des
besoins de la classe moyenne et une projection de ses angoisses. Ils sont avant tout « autres »,
des étrangers habitant un monde qui leur est propre et qui pourrait très bien se trouver au-delà
des frontières nationales »23. Cette représentation des white trash comme étant des individus
marginaux méprisables et condamnables résulte également, selon Ehrenreich, du fait que les
études sociales sont réalisées par les représentants de la classe moyenne, et présentent trop
souvent une vision partielle et déformée de la vie white trash. L’idée est également exprimée
tout au long de l’œuvre littéraire de Dorothy Allison, qui illustre comment les représentations
réductrices privent les individus d’une part de leur histoire et négligent des aspects essentiels
de leur identité culturelle, sociale et individuelle. Ainsi, et c’est bien là l’objectif de l’œuvre
‘“You Nothing But Trash”: White Trash Shame in Dorothy Allison’s Bastard Out of Carolina’,
Southern Literary Journal, Vol. 34, No.1, automne 2001, p. 104). C’est nous qui traduisons.
23
“The invented poor were a reflection of middle-class needs and a projection of middle-class
anxieties. They were, first of all, “others”, aliens inhabiting a world of their own that might as well
have lain outside the national boundaries.” (Barbara Ehrenreich, op. cit., p. 48). C’est nous qui
traduisons.
77
queer, Allison transforme le témoignage littéraire en espace de liberté et de revendication, et
se dresse contre cette vision fermée du monde. En élaborant des personnages white trash
d’une complexité inattendue, ou en réalisant dans ses écrits autobiographiques un compte rendu qui questionne le discours social et culturel largement répandu et accepté, Allison porte
un regard critique sur les relations sociales et la manière restrictive dont les sciences sociales
appréhendent l’humain, forçant ainsi la réinscription de l’individu réifié dans ces humanités.
Conclusion
Le témoignage minoritaire, genre mineur de la littérature, est un espace de
contestation pour l’auteure du Sud issue du milieu white trash stigmatisé et dévalorisé. En
révélant, dans son œuvre littéraire à portée politique, que l’humain et la norme sont des
données virtuelles ayant un impact sur les relations humaines et la construction de catégories,
Dorothy Allison parvient à réinscrire l’individu déshumanisé et réifié dans la catégorie
« humain ». En mettant en place un style grotesque, où se mêlent des tons et des points de vue
opposés, Allison représente l’individu white trash dans sa totalité et, à la différence des
œuvres littéraires et des discours produits jusqu’alors, ne néglige pas l’importance de sa
douloureuse humanité. Le témoignage minoritaire, en élargissant la définition de l’humain et
en contredisant le discours dominant d’une classe moyenne anxieuse en quête de normalité et
d’invisibilité, participe à la création des savoirs queer, bouleverse les hiérarchies, et illustre
dans un discours poignant la douloureuse humanité des individus « déviants ».
Notice bio-bibliographique :
Mélanie Grué ([email protected]), agrégée d’Anglais et allocataire-monitrice à
l’U.F.R d’Études Anglophones Charles V, est rattachée au Laboratoire de Recherche sur les
Cultures Anglophones (LARCA) de l’Université Paris-Diderot, et est membre de ARTE
(Atelier de Recherches sur le Trauma et ses Ecritures). Elle prépare un doctorat intitulé « Le
grotesque queer de Dorothy Allison ou la stratégie de l’échec », sous la direction de M. JeanPaul Rocchi. A paraître en mars 2011 : « ‘Behind the story I tell is the one I don’t’ : Le cri
silencieux de l’enfant abusée dans l’œuvre de Dorothy Allison », dans le numéro 32 de la
revue Loxias.
78
L’écriture du traumatisme et la psychanalyse dans Rue Ordener, Rue Labat.
Kyriaki Samartzi
Université Paris-Diderot
Mots-clés : Autobiographie, psychanalyse, écriture du traumatisme, sublimation,
Holocauste.
Keywords: Autobiography, psychoanalysis, trauma writing, sublimation,
Holocaust.
Résumé : En nous appuyant sur le cas de Sarah Kofman, professeur de
philosophie à la Sorbonne et auteure d’un grand nombre de livres, suicidée
quelques jours après la circulation de son autobiographie, nous allons examiner
la manière dont se lient l’expérience traumatisante et l’écriture sous le prisme de
la psychanalyse.
Abstract: Taking as an example the case of Sarah Kofman, professor of
philosophy at the Sorbonne University and author of several books, who
committed suicide a few days after her autobiography was published, we intend
to examine the role of the traumatic experience in the writer’s life under the light
of psychoanalysis.
Sarah Kofman1 est née le 14 septembre 1934 à Paris. Ses parents Bereck Kofman et
Fineza Koenig, immigrés polonais, sont arrivés en France en 1929 et ils se sont installés rue
Ordener, dans le XVIIIème arrondissement. Tous leurs enfants ont été élevés d’une manière
strictement religieuse, pratiquant les rites juifs et parlant même le yiddish chez eux. A l’âge de
huit ans, pendant l’occupation allemande, le 16 juillet 1942, Sarah Kofman a assisté à la
l’arrestation de son père, qui a trouvé la mort, finalement, quelques mois plus tard au centre
de concentration d’Auschwitz.
Après sa déportation, le reste de la famille a survécu, comme un groupe de fugitifs
séparés les uns des autres, sauf Sarah, seule enfant à ne pas avoir été éloignée de sa mère.
Enfin, tous se sont progressivement retrouvés à Paris après la fin de la guerre. Son éducation,
évidement, a été brutalement interrompue en raison de la persécution des juifs. Pendant cette
période sombre, sa vie auprès d’une femme bourgeoise, française, lui a offert l’opportunité
Les éléments biographiques cités proviennent des articles consacrés à sa mort dans les journaux
l’Humanité, Le Monde (19 octobre 1994) et Libération (18 octobre 1994).
1
79
unique de découvrir une manière de vivre et de penser complètement différente et ignorée
jusque-là.
Après la guerre, elle reprend ses études en province et les poursuit à Paris : préparation
du baccalauréat au lycée Jules Ferry, hypokhâgne et khâgne au lycée Fénelon, étudiante de
philosophie à la Sorbonne. En 1970, elle entre à la Sorbonne comme maître-assistante et six
ans plus tard elle soutient sa thèse de doctorat sous la direction de Gilles Deleuze, une thèse
qu’elle avait débutée en 1966 sous la direction de Jean Hyppolite au Collège de France. La
lecture critique et approfondie de la théorie freudienne d’un côté et l’étude des positions
théoriques nietzschéennes de l’autre constituèrent le noyau de son intérêt philosophique.
Sarah Kofman devient une spécialiste de l’œuvre nietzschéenne et une lectrice attentive de la
théorie freudienne.
Dès 1969 Sarah Kofman assiste au séminaire de Jacques Derrida et, dans les
années 80, crée avec lui, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy la collection La
philosophie en effet aux éditions Galilée, où ils publient des œuvres sur la philosophie,
l’esthétique, la psychanalyse et la littérature. En 1991 elle obtiendra le titre de Professeur à la
Sorbonne.
Le 15 octobre 1994 est la date que Sarah Kofman choisit pour se donner la mort. La
date n’est pas improvisée : c’est le jour où l’humanité entière célébrait le cent cinquantième
anniversaire de la naissance de Friedrich Nietzsche, l’un des trois hommes (les deux autres
sont son père et Freud) dont l’existence a marqué sa vie et son œuvre.
Dans un premier temps, Sarah Kofman avait esquissé son autobiographie via les
articles « ‘Ma vie’ et la psychanalyse »2, « Sacrée nourriture »3, « Tombeau pour un nom
propre »4, et via le livre consacré principalement à la mort de son père, Paroles suffoquées5.
Mais Rue Ordener, Rue Labat6, publié en 1994, quelques mois avant sa mort, constituera son
livre autobiographique unique. Il s’agit d’un petit livre de quatre-vingt huit pages qui débute,
après la dédicace à la mémoire de son père, par la description de la déportation de ce dernier
par les nazis. Le texte commence par une mort, celle de son père, et s’achève avec une autre,
celle de la Mémé, la femme qui lui a sauvé la vie et lui a fourni, comme un deuxième père,
une deuxième chance de vivre. Entre ces deux morts nous assistons à la narration de sa vie
2
Sarah Kofman, « ‘Ma vie’ et la psychanalyse», in La part de l’oeil, 9, 1993 (1976), p. 83.
Sarah Kofman, «Sacrée nourriture», in La part de l’oeil, 9, 1993 (1976) : 84.
4
Sarah Kofman, «Tombeau pour un nom propre», in La part de l’oeil, 9, 1993 (1980), p. 85.
5
Sarah Kofman, Paroles Suffoquées, Paris, Galilée, 1987.
6
Sarah Kofman, Rue Ordener, Rue Labat, Paris, Galilée, 1994.
3
80
pendant l’occupation, à savoir d’une période où régnaient la peur, la catastrophe, la honte,
l’anéantissement de la nature humaine et la mort.
Étant donné que l’autobiographie consiste en une écriture particulièrement
personnelle, qui déploie des moments et des événements de la vie de l’auteur, choisis et
présentés par lui-même7, nous sommes obligés d’examiner de très près son choix de nous
offrir seulement le récit de son cache-cache avec la mort, un jeu qui a duré jusqu’à la fin de
sa vie. Pourquoi a-t-elle choisi de relever et de décrire seulement cette période de sa vie,
comme si tout avait débuté et fini à ce moment-là ? Qu’est-ce qui l’a poussé à ce choix ?
Pourquoi, finalement, Sarah Kofman a-t-elle rédigé une autobiographie au moment où elle se
trouvait en accord avec le dogme freudien que « toute autobiographie est mensongère », ce
qu’elle affirme dans Autobiogriffures8 ? Pouvons-nous considérer son texte autobiographique
comme une dernière tentative de nier la réalité vécue si tragiquement, comme son dernier
témoignage que sa vie était une farce, une blague pour rire9 ? Ou pouvons-nous plutôt être
d’accord avec Derrida quand il souligne, dans sa nécrologie de Sarah Kofman, que « …Sarah
aurait interprété le rire en artiste, elle aurait ri en artiste mais aussi ri de l’art, en artiste et au
nom de la vie, non sans savoir que ni l’art ni le rire ne sauvent de la souffrance, de l’angoisse,
de la maladie et de la mort »10 et accepter ce récit comme la preuve de l’inexistence de son
existence, position qu’elle a souligné par le choix de sa mort physique ?
En prenant conscience que dans son texte ultime, « La mort conjurée »11, elle aborde
la question de la vie et de la mort et, plus précisément, la façon par laquelle la mort devient la
garantie de la vie, nous osons énoncer l’hypothèse que Sarah Kofman, sous l’emprise de la
pulsion de mort, a essayé, à l’occasion de son autobiographie, de verbaliser son blocage
concernant la mort de son père et l’expérience traumatisante de la Shoah. Nous pensons que
par le biais de son texte autobiographique elle voulait traiter la question sous-entendue dans la
totalité de son œuvre : « pourquoi mon père est-il mort ? ». Elle avait déjà rendu hommage,
publiquement, au peuple juif en général12 ainsi qu’à son père en particulier13, mais nous
supposons qu’elle a eu besoin d’un témoignage plus personnel, plus intime réalisé par le biais
7
Marie-Madeleine Tuzin, L’écriture autobiographique, Paris, Bernard Lacoste 1993, p.34-36.
Sarah Kofman, Autobiogriffures, Paris, Galilée 1984 (1976), p. 92-117.
9
Nous rappelons son livre Pourquoi rit-on ?, Galilée, Paris 1986. Il s’agit d’une étude sur le mot
d’esprit dans la théorie freudienne et l’humour comme mécanisme de défense.
10
Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée 2003, p. 213.
11
Sarah Kofman, « La mort conjurée », La part de l’œil, n°11, 1995, p. 41-45. Dans cet article
Kofman analyse le tableau de Rembrandt La leçon d’anatomie du docteur Nicolas Tulp (1632). Cet
article a été publié après sa mort par son compagnon Alexandre Kyritsos.
12
Cf. Par exemple Le mépris des Juifs, Nietzsche, les Juifs, l’antisémitisme, Paris, Galilée, 1994.
13
Cf. Sarah Kofman, Paroles suffoquées.
8
81
de l’écriture autobiographique : à travers son récit elle tente de donner forme à cette impasse
psychique, créée par la mort de la personne aimée et perdue pour toujours14, comme si elle
devait régler un compte ouvert. Sarah Kofman a décidé de se confronter à son pire cauchemar,
juste avant de mettre fin à sa vie.
Si l’on pose que l’autobiographie constitue un livre que l’on écrit une seule fois dans
15
sa vie
et qu’il est le fruit des souvenirs et plus précisément d’une « série des choix : celui
déjà fait par la mémoire et celui que fait l’écrivain sur ce que la mémoire lui livre »16, Sarah
Kofman construit finalement un texte rétrospectif sur une période très remarquable, la courte
période de son enfance, qui représente, comme elle l’indique, le nœud qui a façonné sa
personnalité. Il ne faut pas méconnaître que ce que Kofman nous présente comme son
autobiographie17 est limité seulement à la narration de ces années, comme si sa vie
commençait et se terminait à cette période. Sa mémoire, captive des images et des émotions
des années noires, son psychisme, rempli d’angoisse, des questions sans réponse et de la
mélancolie de la guerre, l’ont amenée à ce « moment où l’autobiographie [devient] une
nécessité »18.
Cette nécessité, le récit de soi qui prend la forme d’une sortie de secours pour Sarah
Kofman, pourrait s’articuler autour d’un besoin de revivre le passé traumatisant dans l’espoir
de le dépasser, de se réconcilier avec ‘ça’19. Kofman, avec son acte « d’écrire sur Auschwitz,
après Auschwitz », avec son intention de déposer son témoignage, son autobiographie et son
commentaire à travers ses livres Paroles Suffoquées ou Le mépris des Juifs, se réduit à un
sujet qui, à partir de la mémoire personnelle, crée les conditions pour l’élaboration d’un
mythe collectif. L’organisation de ce type de parole pour le sujet de l’écriture n’est pas une
tentative facile et évidente, puisque le déroulement de sa narration, depuis le commencement
de ses livres, évoque toujours des résistances par rapport à la nature de la parole concernant
l’Holocauste. Le dialogue intérieur dans Paroles suffoquées est significatif :
S’il n’y a plus de récit possible après Auschwitz, s’impose pourtant de parler,
parler sans fin pour ceux qui n’ont pu parler parce qu’ils ont voulu jusqu’au bout
14
Marie-Madeleine Tuzin, op. cit., p. 28--30.
Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, Paris, Arman Colin, (1971) 2004, p. 25.
16
Philippe Lejeune, op. cit., p. 15.
17
Comme l’indique Lejeune, op. cit., p. 25 : « si un auteur ne déclare pas lui-même que son texte est
une autobiographie, nous n’avons pas à être plus royaliste que le roi ».
18
Marie-Madeleine Tuzin, op. cit., p. 24-25.
19
Comme Sarah Kofman le souligne à la première page de son autobiographie sur ce « ça » : « Mes
nombreux livres ont peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenir à raconter ‘ça’ », Sarah
Kofman, Rue Ordener, Rue Labat, p. 10.
15
82
sauvegarder sans la trahir la vraie parole. Parler, pour témoigner, mais
comment ? Comment un témoignage peut-il échapper à la loi idyllique du récit ?
Comment parler de l’ ‘‘inimaginable’’, - inimaginable très vite même pour ceux
qui l’avaient vécu – sans avoir recours à l’imagination ?...20
La problématique de Kofman est identique à celle de tous les survivants de l’Holocauste,
puisqu’elle n’échappe pas aux réticences du sujet qui écrit sa propre histoire dans l’axe du
récit de l’événement irracontable : comment représenter les moments irreprésentables sans
provoquer de ruptures, ni avec la vérité/réel ni avec le récit ? La réponse à cette question
fondamentale, Sarah Kofman la donne, sept ans plus tard, à travers la rédaction de son
autobiographie, qui constitue la tentative de création d’un contexte littéraire de son
témoignage. L’écriture littéraire, comme art verbal, forme une nécessité morale, le seul
moyen technique21 pour la récupération de l’expérience vécue et sa réduction à la dimension
du fait communicable et représentable22.
De ce point de vue, le récit autobiographique de Kofman constitue un témoignage
exceptionnel, dans la mesure où il nous fournit la présentation du dehors, mais conçue et
enregistrée par l’œil du dedans. La narration de Kofman sur l’Holocauste n’est pas un texte
autobiographique qui cherche à provoquer des réactions désagréables ou déplaisantes, mais un
récit de la catastrophe qui raconte justement une souffrance qui semble infinie. L’histoire de
Kofman ne reproduit pas de descriptions des « chambres à gaz », de scènes de meurtres ou de
tortures, de processus de déportation ; elle ne reproduit rien qui pourrait reconstituer la
barbarie extrême ou les atrocités inimaginables des nazis. Dans un contexte tout à fait
différent par rapport aux fameux récits de Primo Lévi ou de Robert Antelme, son texte
dépasse l’écueil d’une écriture positiviste historique, collée à la vérité des archives et des faits
avérés,23 évite la description des faits « extérieurs » : il se focalise seulement sur l’importance
de l’élaboration consciente de ces faits douloureux par l’appareil psychique d’une enfant, sur
la manière qu’ont ces événements de construire son monde spirituel et sentimental24.
20
Sarah Kofman, Paroles suffoquées, p. 43.
Georges Molinié, « La littérature des camps : pour une approche sémiotique », in Les camps et la
littérature, Rennes, PUR 2003, p. 31.
22
Catherine Coquio, « Qu’est-ce qu’une littérature lazaréenne ? Jean Cayrol au présent », Ibid.,
p. 300-301.
23
Catherine Coquio, « La vérité du témoigne comme schisme littéraire », Ibid., p. 79.
24
Jean-Luc Nancy mentionne le besoin de Sarah Kofman de se focaliser beaucoup plus sur les
caractéristiques des personnes et sur leur comportement, leur attitude et leur réaction, que sur la
description de leur acte. Jean-Luc Nancy, « Foreword », in Enigmas, Essays on Sarah Kofman, New
York, Cornell University Press, 1999, p. ix. Il s’agit d’une manière d’écrire qui situe cette
autobiographie parmi les grandes textes de témoignage, selon Anny Dayan Rosenman : « Les grandes
21
83
L’autobiographie de Kofman nous fournit un autre type de vérité sur l’Holocauste : la
mémoire d’une enfant qui, d’un moment à l’autre, perd son histoire personnelle, ses parents,
sa famille, sa maison, sa chambre, ses habitudes, sa vie quotidienne, son éducation ; une
enfant qui, d’un moment à l’autre, se trouve devant l’angoisse et la peur de la mort :
…après le 16 juillet 1942 les rafles s’amplifièrent : les femmes, les vieillards,
les enfants, les Juifs naturalisés français comme les autres, personne ne fut plus
épargné. Plus possible d’aller à l’école, de crainte d’être ‘ramassé’…à mon
école de la rue Doudeauville, j’étais, pendant la récréation, traitée de « sale
youpine »...25
Kofman commence son récit en décrivant la scène de l’arrestation de son père, le désespoir
des enfants abandonnés et les réminiscences ultérieures :
Le 16 juillet 1942, mon père savait qu’il allait être « ramassé »…ils
partent…nous nous retrouvons tous les six dans la rue, serrés les uns contre les
autres, sanglotant très fort et hurlant… en lisant la première fois une tragédie
grecque les lamentations bien connues « ô popoϊ, popoϊ, popoϊ, » je ne puis
m’empêcher de penser à cette scène de mon enfance où six enfants, abandonnés
de leur père, purent seulement crier en suffoquant, et avec la certitude qu’ils ne
le reverraient jamais plus : « ô papa, papa, papa »… nous ne revîmes, en effet,
jamais mon père…26
La présentation de la scène de l’arrestation, la description détaillée de cette scène inoubliable
pour le psychisme d’un enfant, reste en dehors du champ de l’intérêt de Kofman. Le
déroulement de l’événement traumatisant se donne d’une façon rapide, en laissant le lieu de
la narration envahi par les sentiments d’abandon, d’angoisse et de peur que produit chez un
enfant l’éloignement brutal et inattendu de ses parents, étant donné que la rationalisation,
comme mécanisme de défense, ne peut être mise en œuvre pour l’acceptation et le traitement
de la réalité pénible27. L’expression « purent seulement crier en suffoquant » indique la
culpabilité de l’enfant face à son impuissance de réagir contre le malheur qu’elle a dû subir,
une culpabilité qui l’accompagne pour le reste de sa vie : l’impuissance, la peur de la réaction
textes de témoignages, ceux que nous lisons et relisons, sont sans doute ceux où le témoin a tenté de
dire ce qui est arrivé autour de lui, mais aussi, tâche infiniment plus difficile, où il a tenté de dire ce
qui est arrivé en lui au contact des événements auxquels il a assisté ». Anny Dayan Rosenman, Les
Alphabets de la Shoah, Paris, CNRS Editions, 2007, p. 143.
25
Sarah Kofman, Rue Ordener, Rue Labat, p. 23.
26
Sarah Kofman, op. cit., p. 13-15.
27
Claude Miollan, « Abandon, deuil, mélancolie », in Clinique Méditerranéennes, 13-14, 1987, p. 9596.
84
à la passivité imposée, l’acceptation sans résistance de la misère et des insultes, constituent
une condition projetée dans tous les autres domaines de la vie du sujet, une projection très
connue aussi par les juifs de l’époque : « Un jour, j’ai la surprise de voir l’une de mes
compagnes, Jeanne Le Sovoϊ, qui avait alors comme moi, sept ans, réagir en donnant une
paire de gifles à celle qui m’insultait dans la cour »28. La réaction, la moindre résistance ou
défense contre la machine antisémite, qui pouvait prendre le visage d’un soldat, d’un policier,
d’un fonctionnaire, d’un voisin ou même d’un ami, faisait l’effet de quelque chose
d’incroyable, de surprenant, voire dangereux. Le silence et l’obéissance constituent la seule
solution salutaire pour les groupes de personnes menacées d’extermination et leurs
défenseurs29.
Chez un enfant comme Kofman, la conséquence néfaste de cette logique de la
catastrophe, de l’acceptation sans résistance et sans protestation de la peur, constitue la perte
du roman familial. La séparation avec le père est suivie par la dispersion de la famille et le
déguisement30. La perte de l’image du père et de la mère est accompagnée par la perte de
l’identité, la perte du nom et du prénom, tous ces facteurs qui déterminent la construction chez
l’enfant de l’image d’une famille idéalisée. Cette famille, qui a perdu aussi ses croyances
religieuses et son idéologie, détermine une enfant qui est dépourvue des facteurs qui
sécurisent son équilibre sentimental et sa maturité psychique, un enfant qui devient adulte en
une nuit, qui s’adapte, au nom de la survie, à la nouvelle réalité de la folie : « …ma sœur
Rachel lui (ma mère) écrivit qu’elle devait me reprendre, car j’allais, par mon attitude, faire
savoir à tous que nous étions des Juifs… »31.
Malgré la pression de la part de la mère, ainsi que la prise de conscience du danger de
la situation, Sarah Kofman montre une grande difficulté à accepter cette réalité, comme une
tentative ultime de sauver le Nom du Père perdu : elle refuse de se cacher, avec l’intention
latente de s’identifier à la résistance paternelle32, elle refuse de trahir la croyance religieuse,
fortement liée à la loi paternelle33, de nier l’idéologie juive paternelle en mangeant de la
28
Sarah Kofman, op. cit., p. 24.
Anny Dayan Rosenman, op. cit., p. 144-145.
30
Sarah Kofman, op. cit., p. 29-30.
31
Sarah Kofman, op. cit., p. 30.
32
Sarah Kofman, op. cit., p. 37-38 : « …ma mère eut peur de me garder auprès d’elle. Elle fit des
nouvelles tentatives pour me cacher. D’abord, à la campagne, dans la Somme…ma mère me reprit et
décida me cacher à Paris…je fus accueillie rue du Département…je fus, aussi, cachée à l’hôpital
Claude-Bernard dans le pavillon des contagieux…puis, je fus mise en pension rue des PetitsMénages…restait la ressource de me cacher dans une maison d’enfants juive… ».
33
Sarah Kofman, op. cit., p. 44-45 : « …la ‘dame’ proposa de me cacher chez les curés de la rue
Notre-Dame-Des-Champs. Certes, il faudrait accepter de me faire baptiser, mais le baptême pourrait
29
85
nourriture interdite34. Elle rejette la réalité de la perte du père, de la privation de son image et
de son nom, toutes les conditions qui pourraient assurer en elle la continuité d’un roman
paternel et familial idéalisé. Face à cette réalité pénible, l’écriture est le seul moyen
permettant la répétition de l’irréversibilité de la mort et son double, le seul choix possible qui
l’accompagne à la recherche de la mémoire infantile perdue et en même temps survivante de
l’Holocauste :
C’est la mise en texte de l’anéantissement - final - d’une communauté, d’une
culture, d’un temps de l’Histoire, mais, également, l’extermination d’individus,
d’une personne seule avec sa vie, son histoire, son unicité, et pour ce qui est de
la voix qui rapporte cet ensemble toujours fuyant, celle du héros, le retour infini
à la mort non réelle qui l’empêche de survivre, une voix qui se cherche, malgré
tout, pour toucher au fond35.
Le fait que Sarah Kofman se soit familiarisée à un niveau théorique et personnel avec la
procédure psychanalytique, avant qu’elle présente sa propre autobiographie, nous permet
d’exprimer l’hypothèse que ce processus l’a inspirée en grande partie par rapport au
traitement de ces éléments refoulés, de ses souvenirs oubliés, de ses émotions cachées ou
négligées. Elle a ressenti le besoin d’organiser, de structurer et, finalement, de donner forme à
cette matière, en tentant de « saisir une image qui toujours lui échappe et qui l’entraîne dans le
vertige des mots »36. Sa connaissance théorique de la psychanalyse lui a permis de construire
un récit à la limite de la psychanalyse, à travers des références propres à une connotation
psychanalytique (« ça »37 , « le mauvais sein à la place du bon sein »)38 ainsi que par rapport
aux relations renvoyant au contexte de l’interprétation analytique (le problème de la rivalité
entre sa mère et la Mémé)39.
Son récit autobiographique articulé autour de questions restées sans réponse dans la
réalité, pourrait signifier, sur un autre axe, la fin de son analyse inachevée. Contrairement à
toujours être annulé après la guerre…je sentais vaguement que se trouvait en jeu, cette fois, autre
chose que la simple séparation d’avec ma mère ; la porte est ouverte, je m’enfuis… »
34
Sarah Kofman, op. cit., p. 30, 38 : « …je passais mon temps à pleurer et refusais de manger…je
refusais de manger du porc… ».
35
Michael Rinn, « Poétique de la Shoah : non lieux et lieux communs », in Les camps et la littérature,
p. 41.
36
Michael Rinn, op. cit., p. 33.
37
Sarah Kofman, op. cit., p. 10.
38
Sarah Kofman, op. cit., p. 77.
39
Sarah Kofman, op. cit., p. 73-77.
86
Michel Leiris40, pour Sarah Kofman l’écriture de son autobiographie signifie, probablement,
la fin de son analyse41 sous l’angle d’une autoanalyse. Sarah Kofman a décidé de déposer son
témoignage personnel sur la Shoah au moment où elle s’est trouvée disposée à transmettre son
expérience et à accepter sa soumission à l’autorité de ce réel qui reste incurable malgré la
médiation de l’invention humaine, l’amour42. Après avoir été à l’aise dans la confrontation et
l’expérimentation du réel, Sarah Kofman, sujet en analyse et sujet de l’écriture en même
temps, a été amenée à la réconciliation et à l’acceptation soit de ce réel, soit de sa mort.
Notice bio-bibliographique :
Kyriaki Samartzi ([email protected]) prépare sa thèse intitulée L’impasse : entre
l’écriture et la pulsion de mort. La clinique du suicide sous l’angle de l’histoire de Sarah
Kofman, sous la direction de M. Denis Duclos, à l’Université Paris VII. Elle est membre du
Centre de Recherches « Psychanalyse, Médecine, Société » et ATER à l’Université d’Angers.
Elle a réalisé la traduction en grec des œuvres, entre autres, de Jacques Lacan, Gilles Deleuze,
Paul-Laurent Assoun, Jacquy Chemouni, Eric Marty, Hervé Castanet, Jacques-Alain Miller.
Elle a codirigé, avec Nikolaos Papachristopoulos, La famille et les nouveaux types de la
parentalité et Santé, Maladie et Lien Social paru à Athènes en 2010.
40
Nous évoquons le cas de Michel Leiris parce que lui aussi a démontré une interaction particulière
entre la psychanalyse et l’écriture, le conduisant également à l’écriture de son autobiographie inspirée
par la psychanalyse.
41
« …Lacan conjoint la question de la Shoah et celle de la fin de l’analyse dans Les Quatre Concepts
Fondamentaux de la Psychanalyse… ». Schlomo Lieber, « La Shoah et la psychanalyse », in Quarto,
No. 66, octobre 1998, p. 11.
42
Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XI. Les Quatre Concepts Fondamentaux de la Psychanalyse,
Paris, Seuil, 1973, p. 237-247.
87
La ressemblance, le comique et le regard critique
Ayelet Lilti
Université Paris-Diderot (UFR LAC)
Mots-clés : Ressemblance, Comique, Jean Paul, Bergson, Blanchot.
Keywords : Resemblance, The comic, Jean Paul, Bergson, Blanchot.
Résumé : Dans l’œuvre critique de Maurice Blanchot, la notion d’image
comporte en elle essentiellement un « rapport de ressemblance ». Dans la
fiction blanchotienne, la ressemblance est parfois la présence d’une légèreté
prodigieuse qui fait apparaître dans l’espace un rire, un sourire. Pourquoi la
ressemblance engendre-t-elle ces visions ? Quel rapport y-a-t-il entre la
ressemblance et le comique ? Pour répondre à ces questions, nous avons tracé
brièvement l’évolution de la pensée sur le comique et son rapport avec la
ressemblance, à partir de la théorie poétique du romantisme allemand en
passant par la philosophie, la psychanalyse et l’anthropologie. Par ce
cheminement nous proposons de considérer l’affinité qui existe entre
ressemblance et comique comme aspect vital du regard critique et en
particulier, de la critique esthétique et littéraire.
Abstract: In Maurice Blanchot’s critical writing, the concept of image
essentially comprises “a resemblance relation”. In Blanchot’s fiction,
resemblance is sometimes the presence of a prodigious lightness that brings
out laughter and smiling in the space. Why does resemblance reveal these
visions? Which connection exists between resemblance and the comic? In
order to answer these questions, we have briefly outlined in this article the
evolution in the thinking about the comic and its relation to resemblance from
poetic thinking in German Romanticism, passing onward to philosophy,
psychoanalysis and anthropology. Throughout this chain of ideas we propose
to consider the affinity between resemblance and the comic as a vital aspect of
critical thinking and most particularly of aesthetic and literary criticism.
« Le rire est le propre de l’homme », a écrit Rabelais.
« Le propre de l’homme », cette expression, conséquence ou hypothèse de recherche
de la particularité de l’homme dans le règne de la nature, a été souvent utilisée pour désigner
sa supériorité sur l’animal. Dans la philosophie de Hobbes, le rire marque la supériorité de
l’homme tout court : ce sentiment soudain de gloire lorsque nous triomphons d’autrui1.
1
Thomas Hobbes, De la nature humaine (1640), trad. de l’anglais par le baron d’Holbach, Editions
Librairie Philosophique J. Vrin, 1971, cf. Chapitre IX, §13, p. 95-98.
88
Mais, comme le rapporte l’article du BBC News de janvier 2008, les scientifiques
suggèrent désormais que le rire trouve son origine chez l’ancêtre commun à l’espèce humaine
et aux singes d’aujourd’hui2. L’article de la BBC se réfère à une recherche dont les résultats
ont été publiés dans la revue scientifique Biology Letters. Les chercheurs ont étudié le
comportement ludique de 25 orangs-outangs âgés de 2 à 12 ans dans quatre centres de
recherche sur les primates dans le monde. L’étude montre que lorsque l’un des primates avait
l’expression faciale d’une bouche béante ressemblant au rire humain, son compagnon de jeu
l’imitait en moins d’une demi-seconde. La rapidité avec laquelle ces expressions étaient
imitées suggère qu’elles étaient involontaires. Le Dr Marina Davila Ross de l’université de
Portsmouth explique que chez les humains le comportement mimétique peut être volontaire et
involontaire. Jusqu’à cette étude, il n’y avait pas de preuve que les animaux eussent des
réactions semblables. « Ce qui est clair maintenant », explique-t-elle, « c’est que les
composantes de contagion et d’empathie émotionnelles positives, que l’on réfère au
mimétisme facial rapide et involontaire chez les humains, ont évolué antérieurement à
l’espèce humaine »3.
Le rire ou le sourire, dans ce contexte, ne sont plus une invention proprement
humaine. Qu’y-a-t-il donc entre le rire humain et ce quasi-rire ancien-nouveau observé par les
scientifiques ? En nous concentrant sur l’aspect mimétique du groupe des primates dévoilant
de l’empathie, nous pouvons y voir aussi une forme de partage de plaisir. Par le mimétisme, le
corps confirme ce partage et témoigne d’une communication sociale. Le mimétisme comme «
contagion sociale » évoque à l’esprit la risothérapie qui propose d’apprendre à un groupe de
personnes à rire ensemble, volontairement, artificiellement. Rire sans raison apparente, sans
que cela soit précédé d’une plaisanterie, libérer cette charge des tensions accumulées durant la
journée par la simple activation musculaire du corps. Regarder ce groupe qui rit peut susciter
un peu d’embarras et même un rire moqueur chez le spectateur. À quoi cela ressemble-t-il ? À
une petite folie, à un phénomène sans signification, à quelque chose d’incongru.
Selon John Morreal, auteur de The Philosophy of Laughter and Humour4,
l’incongruité est la théorie dominante parmi les théories contemporaines de l’humour, même
si certains théoriciens admettent que l’incongruité n’est pas une raison suffisante pour
expliquer pourquoi nous rions. En gardant en mémoire le mimétisme, l’empathie, le partage
2
BBC News, « ‘Laughs’ not exclusive to humans », 2 janvier 2008,
<http://news.bbc.co.uk/2/hi/science/nature/7167878.stm>.
3
C’est nous qui traduisons.
4
John Morreal, The Philosophy of Laughter and Humour, éd. John Morreal, State University of New
York Press, 1987.
89
du plaisir, la communication ou la contagion sociale, je voudrais me concentrer sur une notion
qui semble être le revers de celle de l’incongruité, celle de la ressemblance. En premier lieu,
j’évoquerai quelques penseurs qui rattachaient la ressemblance au rire, au comique, et en
deuxième lieu et d’une manière moins explicite, j’introduirai le rapport entre ressemblance et
comique dans la pensée critique, esthétique et littéraire.
1. La ressemblance
Dans les Pensées, Pascal écrit : « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en
particulier, font rire par leur ressemblance »5.
La ressemblance a un pouvoir magique. La réflexion de Pascal pose autrement la
question suivante : que se passe-t-il lorsqu’un visage rencontre, par hasard, son double ? Un
effet de rire. Pourquoi, selon Pascal, sommes-nous susceptibles de rire d’une telle
retrouvaille ? Serait-ce que cela nous procure du plaisir de voir qu’un être n’est pas unique ?
Que cet être peut se dédoubler ? Un tel spectacle peut susciter aussi un sentiment
d’inquiétude.
Pour Henri Bergson qui cite la phrase de Pascal dans son essai sur le rire, la
ressemblance pascalienne touche à l’aspect mécanique du comique. Elle rejoint l’idée de la
répétition systématique, de la fabrication en série, de la raideur mécanique menaçante plaquée
sur le vivant, comme cause du rire.
Mais semblable voudrait-il dire forcément identique ? La ressemblance et le rire selon
Pascal, ne suscitent-ils pas aussi une réflexion sur l’origine ? L’étonnement du spectateur
devant la ressemblance n’est-elle pas une interrogation sur la possibilité d’une « matrice » ?
Et la présence commune de deux semblables, ne fait-elle pas éclater la différence implicite
entre les deux représentations ?
Par cette phrase, Pascal décrit un phénomène. Il ne s’attarde pas à expliquer comment
la ressemblance provoque le rire.
2. Jean Paul, le Witz
Jean Paul Richter, poète et théoricien allemand du XIXème siècle, connu sous le
pseudonyme de Jean Paul, associe lui aussi la ressemblance et le comique. Dans le Cours
5
Cité par Henri Bergson, Le rire (1900), éd. F. Worms, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 26.
90
préparatoire d’esthétique, publié pour la première fois en 1804, l’écrivain allemand
rassemble, dans son étude sur le romantisme, poésie, sublime, comique, rêve, génie, humour,
et autres, en construisant un grand complexe d’esthétique de l’art. Dans le chapitre « sur le
trait d’esprit », « Witz » en allemand, Jean Paul explique que celui-ci est reconnu comme la
capacité de mettre en rapport deux représentations, rapport duquel naît une troisième, un tiers
qui est : « […] Le rejeton miraculeux de notre moi-créateur, fruit d’autant de liberté […] que
de nécessité, car sans cela le créateur aurait vu sa créature avant de la faire, ou, ce qui revient
ici au même, avant de la voir »6.
Pour Jean Paul, le Witz est « inventeur des ressemblances ». Comme l’expliquent
Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans L’absolu littéraire, étude sur le
romantisme allemand : « Faculté de l’esprit […], [Le Witz] saisit d’un coup d’œil, et à la
vitesse de l’éclair, dans la confusion d’un chaos hétérogène, les relations nouvelles, inédites,
bref créatrices qu’il est capable de mettre au jour. […] Le Witz est l’autre savoir : un savoirvoir immédiat, absolu. […] il rassemble, résume et porte à son comble la métaphysique de
l’Idée »7.
Jean Paul voit dans ce trait d’esprit une « génialité fragmentaire »8, la condition du
projet romantique. En s’interrogeant sur le rapport entre poésie romantique et humour, Jean
Paul prétend que toute poésie romantique est humoristique car l’humour (qu’il substitue
souvent au comique), comme la poésie est le regard critique de l’infini où tout se vaut et rien
ne vaut : « En tant que sublime inversé, l’humour anéantit non pas l’individuel, mais le fini,
par le contraste avec l’idée. Il n’existe pas pour lui de déraison individuelle […] ni
d’individus déraisonnables, mais seulement la déraison et un monde insensé […] »9.
Humour au goût un peu amer. Une sorte d’humour noir que Jean Paul détecte chez des
écrivains comme Rabelais, Shakespeare, Swift, et Sterne. Jean Paul décrit le projet
romantique comme l’éclatement du Moi. Ou comme l’expriment Jean-Luc Nancy et AnneMarie Lang dans la préface à la traduction française du Cours préparatoire d’esthétique, dans
ce livre où se mêlent grotesque et autocritique, « Jean Paul figure la queue, dispersée, brisée,
pulvérisée, de la comète romantique »10.
6
Jean Paul (Frédéric Richter), Cours préparatoire d’esthétique, traduction et annotation d’Anne-Marie
Lang et Jean-Luc Nancy, Lausanne, Editions l’Âge d’Homme, 1979, p. 170.
7
Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, théorie de la littérature du
romantisme allemand, Paris, Editions du Seuil, coll. « Poétique », 1978, p. 75-76, souligné dans le
texte.
8
Expression que Jean Paul réfère à Schelling.
9
Jean Paul (Frédéric Richter), op. cit., p. 129-130.
10
Présentation de Jean-Luc Nancy et Anne Marie Lang au Cours préparatoire d’esthétique, 1979, p. 9.
91
3. Bergson, Le rire
Henri Bergson est un lecteur attentif de Jean Paul. Dans Le rire, essai sur le comique,
publié en 1900, le philosophe cite l’exemple suivant, lui-même cité par Jean Paul, une
plaisanterie qui décrit le lever de l’aurore : « Le ciel commençait à passer du noir au rouge
semblable à un homard qui cuit »11.
Pour Jean Paul, cette plaisanterie est un bon exemple du Witz, lorsque le trait d’esprit
rassemble un idéal, une métaphore et un corps fini. Nous voyons ici de quelle manière le
Witz, « la ressemblance partielle » comme le nomme Jean Paul, produit l’incongru. Bergson
tire de cette mauvaise poésie quelques notions importantes : « Dès que notre attention se
concentre sur la matérialité d’une métaphore, l’idée exprimée devient comique »12. La
matérialité de la métaphore dans la plaisanterie citée exprime une dégradation. Mais la
dégradation, dit Bergson, n’est pas l’essence du comique. La dégradation comme
l’exagération ne sont que des formes de la transposition. Transposition de bas en haut et
inversement, d’une grandeur (grand, petit) ou d’une valeur (pire, meilleur). Mais « […] en
resserrant peu à peu l’intervalle, on obtiendrait des termes à contraste de moins en moins
brutal et des effets de transposition comique de plus en plus subtils »13.
Il semble qu’avec Jean Paul, Bergson voie dans l’humour « une essence noire ».
Contrairement à l’ironie : « On accentue l’humour […] en descendant de plus en plus bas à
l’intérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence »14.
L’humoriste, pour Bergson, est ce moraliste qui se déguise en scientifique. Et
l’humour en soi est une transposition.
4. Freud
Le déplacement et la condensation sont les deux éléments importants que Freud
détecte dans ce qu’il appelle « La technique du Witz », dans l’essai Le mot d’esprit et sa
relation à l’inconscient15, (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten), publié en 1905.
11
Cité par Henri Bergson, Le rire, 2007, p. 94.
Cité par Henri Bergson, Le rire, 2007, p. 88.
13
Cité par Henri Bergson, Le rire, 2007, p. 96- 97.
14
Cité par Henri Bergson, Le rire, 2007, p. 97.
15
Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, trad. par Denis Messier, Paris,
Gallimard, coll. « folio/essais », 1988.
12
92
Freud, lecteur entre autres de Jean Paul et de Bergson, est intéressé particulièrement
par la définition du Witz, comme étant la capacité de rapprocher des ressemblances lointaines,
et donc cachées selon Freud. Lorsque Jean Paul écrit : « La liberté donne le Witz et le Witz
donne la liberté », il rejoint, dit Freud, d’autres théoriciens comme Théodore Lipps et Kuno
Fischer, qui soulignaient la liberté esthétique résidant au sein du Witz, liberté qui nous
procure du plaisir. Mais ces théoriciens qui ont lié le Witz au comique, n’ont pas cherché à
connaître l’origine du Witz. Pourquoi le Witz, « le jugement ludique », selon Freud, est-il une
forme de liberté ? Et d’où vient ce plaisir qu’il nous procure ? La technique du Witz ou son
mécanisme est ce que Freud associera plus tard dans son essai au « travail du rêve » pour
indiquer l’activité de l’inconscient dans le déplacement et la condensation, et au « mécanisme
de plaisir » se trouvant dans l’économie réalisée sur la dépense psychique, entre autres
d’inhibition ou de répression.
Il me semble intéressant de rapprocher ici Bergson et Freud autour de l’idée du
mécanisme. Tandis que Bergson voit du mécanique dans le comique, Freud cherche à
construire des mécanismes dans ce lieu qu’il considère comme l’origine du comique,
l’inconscient. Tandis que Bergson voit dans la raideur mécanique d’un individu un
fonctionnement qui doit devenir naturel pour permettre d’assouplir une société et la rendre
plus vivace comme un corps mouvant, Freud voit dans le fonctionnement psychique de
l’individu différentes manifestations de libérations.
5. Mary Douglas
Dans Do dogs laugh? et Jokes, essais publiés pour la première fois en 1968 et 1971,
et repris dans Implicit meaning, Essays in Anthropology16, publié en 1975, l’anthropologue
Mary Douglas considère que l’attitude de Freud n’est pas très différente de celle de Bergson,
mais elle rejette la position moraliste de ce dernier. D’après elle, dans l’humour bergsonien il
s’agit toujours de détecter un « châtiment ». Au lieu de voir dans le rire l’achèvement distinct
de l’humain, Bergson aurait dû voir une éruption, comme toutes ces interruptions manifestées
par le corps (l’éternuement par exemple), que les animaux ne cachent pas. Mary Douglas se
met plus du côté de la théorie freudienne et considère que pour mieux connaître la nature du
rire il faut y chercher les facteurs sociaux qui gouvernent le corps. Il faut chercher la
symbolisation dans l’acte de l’éruption :
16
Mary Douglas, Do dogs laugh? and Jokes in Implicit Meaning, Essays in Anthropology, Londres,
Routledge, 1975.
93
Le rire est une éruption corporelle unique toujours tenue pour une
communication. Je suggère que cela est dû au fait que le rire est le point
culminant d’une série de communications corporelles qui devaient être
interprétées à la manière habituelle comme une partie du discours. L’éclat de rire
final ne peut être masqué car tous les changements de posture corporelle qui
l’ont précédé étaient considérés comme partie du dialogue17.
Pour Douglas, le corps est une chaîne de communication sociale consciente et
inconsciente. Par cela, le corps est inscrit dans le dialogue et en cela celui qui rit, par
l’éruption de son propre corps, renvoie un message modifié de la société. Douglas adresse la
question « Do dogs laugh ? » aux zoologues et leur suggère en quelque sorte d’observer, pour
détecter le rire, la communication corporelle dans les sociétés animales.
6. Simon Critchley
Simon Critchley, philosophe et auteur de On humour, publié en 2002, reprend ces
notions de Mary Douglas pour parler de ce qu’est le vrai humour. Il cite l’anthropologue :
« Une plaisanterie est un jeu exploitant la forme qui offre l’occasion de réaliser qu’un modèle
admis n’est pas nécessaire » 18.
« L’anti-rite de la plaisanterie montre la pure contingence ou le caractère arbitraire de
rites sociaux auxquels nous sommes livrés »19, explique Critchley. Selon ce dernier, seul le
vrai humour, celui qui montre la contingence des cadres sociaux, fonctionne comme regard
critique, car la majorité des formes humoristiques ne font que réaffirmer le consensus social.
À travers Critchley, Bergson et Douglas se croisent : si Mary Douglas rejette le côté
moral du rire bergsonien elle retrouve le philosophe dans l’aspect du comique. Le comique
chez Bergson s’exprime avant tout par le corps, par la gestuelle. On pourrait même reprendre
la description que Douglas développe du rire pour décrire l’essai de Bergson : une sorte
d’éruption presque volcanique, un jaillissement d’idées qui traverse le corps, comme si, en
17
“Laughter is a unique bodily eruption which is always taken to be a communication. I suggest, that
this is because a laugh is a culmination of a series of bodily communications which have had to be
interpreted in the usual way as part of the discourse. The finally erupting laugh cannot be screened off
because all the changes in bodily posture preceding it have been taken as part of the dialogue.”
Douglas, Implicite Meaning, 1975, p. 86. C’est nous qui traduisons.
18
“A joke is a play upon form that affords an opportunity for realising that an accepted pattern has no
necessity”. Cité par Simon Critchley, On Humour, London & New-York, Routledge, 2002, p. 10.
C’est nous qui traduisons.
19
Simon Critchley, On Humour, 2002, p.10, c’est nous qui traduisons.
94
écrivant sur le rire, le philosophe ne pouvait que se mettre dans un état de gaieté qui ne se
sépare pas de son regard analytique et perspicace. Comme si le philosophe, le critique, se
déguisait en cet humoriste qu’il décrit. Et Freud, dans son essai sur le Witz, se divertit dans
l’analyse des plaisanteries de la culture dans laquelle il baigne. À cet égard, je renvoie à
l’analyse passionnante de Max Kohn, qui étudie le Witz dans la culture et dans la
psychanalyse, dans Mot d’esprit, inconscient et événement20.
Dans Do dogs laugh ? et Jokes, Mary Douglas souligne que le rire est un phénomène
anthropologique et social qui ne se limite pas à l’activité l’humaine. Elle suggère que la nature
du rire se trouve dans la gestuelle corporelle déjà intégrée dans la communication sociale.
Simon Critchley cherche dans l’humour et non dans le rire une vérité philosophique
existentielle et une valeur éthique.
L’humour peut donc avoir une force de dévoilement presque magique de la réalité
dans laquelle nous vivons. Magique, car d’une manière presque subite, dans une forme
souvent fragmentaire et par des éclats de ruptures, notre regard s’ouvre non seulement sur la
contingence de nos rites sociaux, comme le dit Critchley, mais aussi sur le hasard que cachent
les structures de notre vie. L’humour, le comique, le rire sont des agents de création. De plus,
le regard de l’esprit comique exige un changement de perspective : l’éloignement de l’objet,
le rapprochement vers l’objet jusqu’à la perte de vue et même jusqu’à la perte de tout repère
et de tout objet. Le rapprochement continu contient déjà l’éloignement en ce sens que l’objet
du regard perd ses contours et n’est plus reconnaissable. C’est dans ce mouvement – qui peut
susciter, outre le rire, des sentiments d’étrangeté et d’anxiété – que se crée l’illusion d’un
changement dimensionnel ; expérience spatio-temporelle dans la transformation que subit
notre conscience critique.
7. Maurice Blanchot –Kafka : rapport de ressemblance
Pour cerner un peu plus le rapport entre le comique, la ressemblance et la critique
esthétique et littéraire, je voudrais revenir au thème de ma thèse sur l’œuvre de Maurice
Blanchot et celle de Franz Kafka, œuvres que je relie à partir de la notion blanchotienne de
l’image comme « rapport de ressemblance ». Pour Blanchot, critique passionné de l’œuvre
kafkaïenne, et aussi critique de Jean Paul et du romantisme allemand, la ressemblance est un
acte créateur et une expérience de l’origine, acte qui se manifeste dans la perte du pouvoir de
20
Max Kohn, Mot d’esprit, inconscient et événement, Paris, L’Harmattan, 1991.
95
revenir au même. Egarement et perte d’identité dans le dédoublement de l’image qui fait
apparaître une scène spectrale, scène des distractions, des erreurs, des oublis, des absences. La
ressemblance, comme une vérité qui glisse, est une présence qui échappe au sens et aussi à
laquelle le sens échappe.
Dans ce rapport particulier de ressemblance entre Blanchot et Kafka, ce dernier est « le
compagnon » au travers de l’espace orphique et critique blanchotien : une image de l’origine,
une inspiration, un spectre.
Dans Celui qui ne m’accompagnait pas21, récit de 1953 dans lequel le narrateurécrivain blanchotien erre, insomniaque, dans sa maison hantée par la présence énigmatique
d’un compagnon, la ressemblance fait apparaître des effets comiques, tels que le rire et le
sourire. Le rire est une légèreté prodigieuse, l’expérience de « l’ultime insignifiance »22. Mais
en cela le rire devient une hantise et l’envahissement de l’insignifiant. Comme une risée qui
secoue le narrateur, ce rire fait éclater l’unicité de son être. Vers la fin du récit, lorsque le
compagnon demande au narrateur de se décrire, un sourire apparaît dans l’espace et en ce
fragment infime et intime, le narrateur-écrivain voit « une lumière plus proche [de lui], plus
humaine »23, trait de son esprit.
Je terminerai avec ces propos de Maurice Nadeau à l’introduction d’une émission de
1985, intitulée Le siècle de Kafka24.
Pourquoi, se demande le critique, Kafka fait-il l’objet de tant d’analyses et de critiques
qui changent selon les événements historiques et les modes intellectuelles ? Il y avait un
Kafka prophète, théologique, athée, humoriste, comique… Un Kafka avant guerre, après
guerre, socialiste, marxiste, existentialiste, structuraliste, lacanien… Pourquoi existe-t-il
autant de Kafka que d’exégètes ? C’est parce que Kafka fait partie de notre inconscient,
conclut Maurice Nadeau.
Le trait d’esprit en tant que « génialité fragmentaire » ouvre à l’infini l’espace critique,
espace où résonne l’écho d’un rire inconnu.
21
Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1953.
Maurice Blanchot, op. cit., p. 83.
23
Maurice Blanchot, op. cit., p. 173.
24
Le siècle de Kafka, Maurice Dugowson (réalisateur), Paris, Centre national d’art et de culture
Georges Pompidou, 1985.
22
96
Notice bio-bibliographique :
Ayelet Lilti ([email protected]), rattachée à l’école doctorale « Langue, Littérature,
Image : Civilisation et Sciences Humaines », prépare une thèse ayant pour sujet « BlanchotKafka : le fantastique moderne », sous la direction de Madame la Professeure Evelyne
Grossman.
Publication principale : « L’image du mort-vivant chez Blanchot et Kafka », Europe, N° 940941, août-septembre 2007.
97
L’influence des débats relatifs aux origines de l’humanité au XVIIIe siècle
sur l’étude des monuments de l’Inde
Anne-Julie Etter
Université Paris-Diderot (UFR GHSS – ICT)
Mots-clés : Inde, antiquaires, monuments, pyramides, récits de voyage.
Keywords: India, antiquarianism, monuments, pyramids, travelogues.
Résumé : Les monuments indiens firent l’objet d’un intérêt croissant dans la
deuxième moitié du XVIIIème siècle, en lien avec l’approfondissement de la
présence européenne en Inde. Les comptes-rendus, à la fois plus nombreux et
plus détaillés, révèlent l’influence des débats sur l’origine de l’humanité, des
arts et des sciences qui ont agité l’Europe des Lumières. L’examen des
monuments dépendit étroitement de celui des liens unissant l’Inde aux autres
nations du monde ancien, particulièrement l’Égypte. Les polémiques sur
l’origine des nations, qui favorisèrent les questionnements sur l’antiquité et
l’originalité de la civilisation indienne, contribuèrent à mettre en place un cadre
interprétatif de l’architecture indienne. Les monuments, analysés à l’aune des
pyramides égyptiennes, tendirent à être utilisés comme preuves pour démontrer
l’antériorité de l’Inde par rapport aux autres nations.
Abstract: Indian monuments aroused increased interest during the second half
of the 18th century, which was partly due to the development of the European
presence in India. Accounts became more numerous and detailed. They were
deeply influenced by the debates on the origin of mankind, arts and sciences
that developed in 18th-century Europe. Investigation of monuments depended
on the analysis of relationships between India and the other nations of the
ancient world, particularly Egypt. Controversies on the origin of nations,
which stimulated works on the antiquity and the originality of Indian
civilization, moulded a framework for the interpretation of Indian architecture.
Monuments, compared to Egyptian pyramids, were used to prove India’s
precedence over other nations.
La « renaissance orientale » est une expression qui désigne le bouleversement introduit
dans le paysage mental et intellectuel de l’Europe de la fin du
ème
XVIII
siècle par l’intrusion
massive de savoirs nouveaux sur les peuples de l’Orient. L’Inde occupa une place centrale au
sein de ce mouvement. Les étapes du déchiffrement du sanskrit et de la traduction des chefs-
98
d’œuvre de la littérature sont bien connues grâce à une abondante historiographie1. Outre leur
valeur proprement esthétique, les textes apparaissaient comme les clés permettant de
comprendre la société et la religion indiennes. Les monuments, qui suscitèrent l’admiration
des voyageurs dès le XVIème siècle, furent investis d’un rôle semblable. Le besoin d’un examen
détaillé et systématique des vestiges matériels se fit ressentir à partir de la seconde moitié du
ème
XVIII
siècle, au moment où la présence européenne s’intensifia. Ils furent en effet identifiés
comme des sources particulièrement intéressantes en vue de l’analyse de l’histoire, de la
religion et de la société du sous-continent. Les appels à une investigation plus poussée des
monuments se multiplièrent donc. Un souci de conservation émergea parallèlement, visible à
la constitution de collections d’œuvres d’art indiennes, ainsi qu’à la promotion de mesures de
préservation d’édifices choisis.
Les connaissances sur les monuments indiens s’approfondirent de façon marquée à
partir de la deuxième moitié du
ème
XVIII
siècle, principalement grâce aux relations des
voyageurs, puis aux activités antiquaires des employés de l’East India Company. Les
descriptions de monuments rédigées au cours de la seconde moitié du siècle forment un
corpus relativement homogène, dans la mesure où elles sont largement influencées par les
débats relatifs à l’origine de l’humanité qui agitèrent l’Europe des Lumières. Ces derniers
apparaissent en effet comme une véritable grille de lecture. Ils expliquent l’intérêt croissant
pour les monuments de l’Inde, tout en permettant de rendre compte de la forme que prit leur
investigation.
La question de l’origine des nations suscita d’intenses polémiques au
ème
XVIII
siècle2.
Le monogénisme biblique en fournit le schéma directeur. D’après le récit de la Genèse, la
dispersion des trois fils de Noé, ainsi que de leurs descendants, serait à l’origine du
peuplement de la terre. Le Déluge et la dispersion des peuples à partir d’une souche unique
servent ainsi de points de repère. Le récit biblique offre une chronologie et une géographie
sacrées. L’enjeu de la défense de la vision judéo-chrétienne de l’origine de l’humanité est de
taille : la remise en cause du statut du récit biblique comme cadre au sein duquel s’inscrirait
l’histoire de l’humanité contenait également en germe des interrogations sur l’universalité de
la Révélation. L’histoire sacrée, telle qu’elle est relatée par les Écritures, s’imposait comme
1
Cf. David Kopf, British Orientalism and the Bengal Renaissance. The Dynamics of Indian
Modernization, 1773-1835, Berkeley, University of California Press, 1969 ; Raymond Schwab, La
Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950.
2
Pour une présentation générale du contenu et des enjeux de ces débats, voir Chantal Grell, Le Dixhuitième siècle et l’antiquité en France, 1680-1789, Oxford, Voltaire Foundation, 1995, vol. 2, p. 791976.
99
l’histoire de l’ensemble de l’humanité. Les données relatives à l’antiquité des Égyptiens, des
Chaldéens et des Chinois firent toutefois naître des incertitudes. L’Inde entra à son tour au
ème
XVIII
siècle dans le cercle des peuples dont l’histoire semblait remonter au-delà même du
Déluge, bouleversant les fondements de l’histoire universelle. Philosophes, érudits et
théologiens cherchaient à identifier le berceau de l’humanité, qui était également défini
comme celui des arts et des sciences, diffusés ensuite aux autres nations.
Ces débats, qui tendirent en définitive à extraire l’histoire originelle de l’homme du
cadre fixé par le récit de la Genèse, animèrent les cercles savants européens pendant de
longues décennies. Ils furent particulièrement marqués en France des années 1730 à la fin du
siècle. Le poids des polémiques portant sur l’histoire des origines se mesure à leur durée et à
leur intensité, mais également à la façon dont elles modelèrent l’enquête et le raisonnement
dans tous les domaines de la sphère intellectuelle. C’est à ce titre qu’elles alimentèrent les
questionnements relatifs à l’antiquité et à l’originalité de la civilisation indienne. Ces derniers
exercèrent à leur tour une influence profonde et durable sur l’étude de ses vestiges matériels,
contribuant ainsi à mettre en place un cadre interprétatif de l’architecture indienne. Nous
rappellerons la teneur de ces débats, afin de pouvoir mesurer l’influence qu’ils ont eue sur
l’étude et la perception des monuments de l’Inde.
1. L’Inde et les débats relatifs à l’origine de l’humanité
a. Aperçu des débats
La synthèse des débats relatifs à l’origine de l’humanité, des arts et des sciences est
rendue difficile par le foisonnement des hypothèses mobilisées et la diversité des arguments
mis en avant. Les différents partis en présence puisèrent souvent aux mêmes sources, tout en
défendant des thèses radicalement opposées. Il est possible d’isoler trois groupes d’acteurs,
qui fonctionnent comme autant de pôles de la production littéraire sur l’Inde3 : jésuites,
philosophes et savants de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Nous nous
contenterons d’évoquer brièvement la teneur des controverses, en soulignant les aspects
susceptibles d’éclairer le traitement réservé aux monuments.
3
Sylvia Murr, « Les conditions d’émergence du discours sur l’Inde au siècle des Lumières », in MarieClaude Porcher, éd, Purusartha, 7, Inde et littératures, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en
Sciences Sociales, 1983, p. 233-284.
100
La définition de l’antiquité et de l’originalité de la civilisation indienne est au cœur du
débat. La question de l’antiquité soulève celle de la compatibilité de la chronologie indienne
avec la chronologie sacrée. Les savants de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
s’entendaient pour ne pas faire remonter les Indiens au-delà des dates fixées par la Bible.
Voltaire, en acceptant les traditions qui attribuaient 5000 ans d’existence à certains textes
« sacrés », fit quant à lui sortir l’histoire indienne du cadre biblique. La question de
l’originalité est étroitement liée aux affaires de chronologie : les Indiens sont-ils les inventeurs
de leurs arts et de leurs sciences, ou bien les ont-ils reçus d’une autre nation, tels les Égyptiens
ou les Chaldéens ? Il s’agit de retracer les diffusions entre nations, en conservant le modèle du
monogénisme biblique. L’abbé Mignot soutint en 1762 que l’Inde n’avait rien emprunté aux
Égyptiens, ni à d’autres peuples. La théorie de l’origine égyptienne des civilisations orientales
avait toutefois d’ardents défenseurs. C’était déjà la thèse défendue par le Père Athanasius
Kircher dans la Chine illustrée (1670). Selon lui, l’Égypte avait été peuplée par Cham et ses
descendants et la Chine était une colonie égyptienne. Une partie des colons, des Égyptiens
chassés par des persécutions religieuses, se serait arrêtée en Inde, ayant été à l’origine de son
peuplement. Ce schéma est important pour comprendre l’interprétation de l’architecture
indienne au XVIIIème siècle.
Le modèle diffusionniste s’inscrit dans le cadre du monogénisme biblique. Il
conduit à identifier des parentés entre les nations. L’analyse des temps reculés des nations
tend en effet à mettre en valeur un ensemble de ressemblances, visibles dans de nombreux
domaines : cultuel, linguistique, mythologique, astronomique, etc. Ces « affinités » ou
« parentés », que l’on peut observer entre les sciences, les langues, les coutumes, les arts ou
les religions de diverses nations, furent utilisées comme une preuve de l’antériorité de l’une
par rapport aux autres. Ces réflexions favorisèrent l’examen des liens unissant les Indiens aux
autres peuples du monde ancien. Elles ouvrirent la voie à une analyse des ressemblances entre
les divinités de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce ; ou encore entre le grec, le latin et le
sanskrit.
b. L’exemple du comte de Caylus
Ce type de raisonnement trouva un écho dans le domaine architectural grâce aux
réflexions du comte de Caylus sur les arts. La ressemblance formelle ou structurelle à l’œuvre
dans les vestiges de plusieurs nations indique un processus d’imitation. Elle est donc
susceptible de confirmer, ou du moins d’illustrer, les théories alors en vigueur sur les lieux
101
d’invention des arts et des sciences. Le procédé n’est pas nouveau. On le trouve chez Kircher,
défenseur d’une théorie diffusionniste égyptocentrique : les pyramides du Mexique, attestant
un lien égypto-aztèque, lui permirent d’intégrer les Américains au cercle des peuples ayant
imité l’Égypte. On peut considérer que les réflexions de Caylus sur les arts s’inscrivent dans
le prolongement de la théorie de Kircher, qui avait rattaché le peuplement de l’Inde à des
colons égyptiens. Caylus fut toutefois l’un des premiers à souligner la qualité esthétique de
l’art égyptien. De plus, il réserva une place à l’Inde dans ses réflexions sur les arts, peut-être
en raison de ses liens avec l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. En 1763, il présenta
aux membres de celle-ci un mémoire intitulé « Comparaison de quelques anciens monuments
des diverses parties de l’Asie »4. L’auteur du compte-rendu souligna que ce mémoire
s’insérait dans les débats sur les rapports entre l’Égypte, l’Inde et la Chine, qui agitaient alors
l’Académie. Caylus apportait un nouveau matériau de réflexion en prenant en compte, non
pas les vestiges littéraires des nations anciennes, mais les éléments de leur architecture :
M. le Comte de Caylus, toujours favorable aux Égyptiens, s’est présenté
comme partie intervenante dans ce procès intéressant pour la République des
Lettres ; dans l’usage où il était de ne porter que sur les arts le flambeau de
l’érudition, il n’a employé que les monuments pour appuyer son opinion (…)5.
Caylus faisait de l’Égypte le berceau des arts, diffusés ensuite aux autres nations,
d’abord aux Assyriens, aux Mèdes et aux Perses. Les connaissances égyptiennes seraient
ensuite passées à la Chine et à l’Inde par imitation des pays intermédiaires. Pour défendre la
validité de son schéma, Caylus s’appuya sur la ressemblance entre les monuments de
l’ancienne Égypte, de l’Inde et de la Chine, ainsi que deux autres édifices : la tour de Bélus à
Babylone et l’enceinte d’Ecbatane, ancienne capitale de la Médie. La forme commune à tous
les bâtiments envisagés était celle de la pyramide, dont l’invention était sans aucun doute à
porter au crédit des Égyptiens. Le monument indien examiné par Caylus est un gopura du
temple de Chidambaram. Le terme gopura désigne un portail ornementé d’un temple d’Inde
du Sud. Caylus en prit connaissance grâce à un dessin réalisé par un ingénieur au service de la
Compagnie des Indes, Rocher de la Périgne. Il décrivit les caractéristiques des gopuras, qui
indiquaient à ses yeux une incontestable affinité avec les autres monuments considérés :
4
Anne-Claude-Philippe de Pestels de Lévis de Tubières-Grimoard Caylus (Comte de), « Comparaison
de quelques anciens monuments des diverses parties de l’Asie », Histoire de l’Académie Royale des
Inscriptions et Belles-Lettres avec les Mémoires de littérature tirés des registres de cette Académie,
depuis l’année 1761, jusques et compris l’année 1763, XXXI, Paris, Imprimerie Royale, 1768, p. 4147.
5
Anne-Claude-Philippe de Pestels de Lévis de Tubières-Grimoard Caylus (Comte de), op. cit., p. 41.
102
(…) ces pyramides sont divisées en sept étages, sans comprendre le rezde-chaussée, qui a 28 pieds de hauteur ; cette division de sept et de huit étages,
constamment répétée dans la Perse, dans l’Inde et dans la Chine, mérite quelque
réflexion ; elle indique une idée commune, et qui ne peut être produite que par le
commerce et les liaisons intimes6.
La ressemblance pouvait également être utilisée pour montrer que les Égyptiens
avaient emprunté la forme de leurs bâtiments aux Indiens ou aux Chinois. Caylus prévint cette
inversion, en soutenant que la simplicité était la marque de l’original, tandis que la profusion
des détails ornementaux, dont sont chargés les gopuras, dénotait un esprit imitateur.
Caylus, en se servant des monuments de l’Inde pour tenter d’offrir quelque lumière sur
les débats concernant l’origine de l’humanité et des arts, offre un exemple isolé. La question
de la datation supposée plurimillénaire des vestiges littéraires faisait l’objet de discussions
animées. Les savants témoignaient par contraste d’un intérêt relativement limité pour
l’antiquité des monuments indiens. Les récits de voyage, depuis le
ème
XVI
siècle, décrivaient
les temples d’Elephanta ou de Kanheri comme de véritables merveilles, dont l’édification
semblait remonter à des temps très reculés. Les traditions locales encourageaient les
observateurs, qui ne savaient pas grand-chose de la période de construction des édifices, de
leurs commanditaires ou de la signification de l’iconographie, à plonger les monuments au
sein d’un véritable abîme temporel. Jusqu’à la seconde moitié du
ème
XVIII
siècle, les
monuments ne furent toutefois que rarement mis en avant comme témoins de l’antiquité
indienne. Le recours aux monuments dans le cadre des débats sur l’antiquité indienne se
limita pour l’essentiel à une illustration des thèses diffusionnistes. Si les monuments ne
contribuèrent guère à nourrir les débats européens sur l’antiquité et l’originalité de la
civilisation indienne, l’influence de ces controverses sur la manière dont ils furent
appréhendés est très nette. Elles stimulèrent et orientèrent les recherches à venir.
2. Temples et pyramides : l’influence de ces questionnements sur l’étude des
monuments de l’Inde
La comparaison entre monuments indiens et égyptiens s’imposa à partir de la
deuxième moitié du XVIIIème siècle. Elle est en partie liée à la vague d’égyptomanie du siècle.
En vertu de l’intérêt de plus en plus répandu pour les monuments égyptiens, l’Égypte devint
6
Anne-Claude-Philippe de Pestels de Lévis de Tubières-Grimoard Caylus (Comte de), op.cit., p. 4546.
103
en effet une référence incontournable des récits de voyage en Inde. Cette évolution découle
également des débats précédemment évoqués. Les monuments indiens occupèrent une
position marginale au sein des controverses sur l’origine des nations, mais leur étude au cours
de la seconde moitié du
ème
XVIII
siècle fut modelée par le contenu de celles-ci. Les pyramides
s’imposèrent comme un comparant obligé des monuments indiens. En retour, les voyageurs
utilisèrent les informations recueillies sur place pour apporter un éclairage nouveau à la
question de l’origine de l’humanité et des arts, ainsi que pour démontrer l’antériorité de l’Inde
par rapport à l’Égypte.
a. L’évolution des récits de voyage : la référence à l’Égypte et à ses pyramides
Les monuments indiens sont connus en Europe depuis le XVIème siècle grâce aux récits
des voyageurs, qui en donnèrent des descriptions parfois très précises. Les observateurs, qui
insistaient sur les formes indécentes et monstrueuses de la statuaire, témoignaient
conjointement d’une véritable admiration pour la virtuosité des artistes indiens. Ce jugement
ambivalent se poursuit au
ème
XVIII
siècle, faisant ainsi office de véritable grille d’analyse des
réactions européennes à l’art indien7. Une tendance nouvelle s’affirma progressivement : la
référence aux pyramides égyptiennes. Il est difficile de dater cette évolution avec précision. Il
est toutefois clair que la comparaison avec les pyramides était devenue incontournable au
ème
XVIII
siècle, en lien avec les débats contemporains sur les origines de l’humanité et des arts,
et plus particulièrement sur les liens entre l’Égypte et l’Inde anciennes.
Les voyageurs décrivent les monuments de l’Inde à l’aune des fameuses pyramides.
Les exemples pourraient être multipliés, tant cette comparaison devint une sorte de topos du
récit de voyage en Inde. Le voyageur anglais John Henry Grose, qui publia en 1757 un
Voyage to the East-Indies, traduit en français dès l’année suivante, consacra un long
développement à ce qu’il appelait la « caverne merveilleuse d’Elephanta ». La description du
temple était inaugurée par une comparaison avec les pyramides égyptiennes :
On monte par une pente assez aisée, & à moitié chemin de la montagne
on trouve l’ouverture d’une grande caverne taillée dans le roc, qui fait l’entrée
7
Partha Mitter, Much Maligned Monsters. History of European Reactions to Indian Art, Oxford,
Clarendon Press, 1977.
104
d’un temple magnifique. Le travail immense d’une telle excavation, ne doit pas
moins étonner que les piramides [sic] d’Égypte8.
La référence à l’Égypte est également sous-jacente à l’ensemble de la description
d’Elephanta de Carsten Niebuhr, qui présentait l’Inde comme l’une des nations les plus
anciennes de l’humanité. Il était à ses yeux important de faire connaître les monuments
indiens aux amateurs d’antiquités : « On trouve encore aujourd’hui aux Indes, où peut-être les
Arts et les Sciences ont fleuri aussitôt qu’en Égypte, des Ouvrages de l’Antiquité, dont il faut
s’étonner »9. Niebuhr donne l’impression de vouloir hisser la réputation des monuments
indiens au niveau de celle dont jouissaient alors les antiquités de l’Égypte. C’est là un trait
relativement constant des voyageurs en Inde à partir des années 1750-1760.
La constante référence à l’Égypte suggère que les débats relatifs à l’antiquité et à
l’originalité de la civilisation indienne, surtout dans ses rapports avec l’Égypte, ont influencé
de façon diffuse la plupart des recherches menées sur les monuments indiens dans la seconde
moitié du
e
XVIII
siècle. Les conséquences sont également directes : les monuments sont
utilisés comme autant de preuves de l’antériorité de l’Inde.
b. Les monuments de l’Inde s’invitent dans le débat sur les origines
À partir des années 1750, l’âge reculé des monuments de l’Inde apparaît au grand jour,
favorisant l’adoption de la thèse de l’antiquité de l’Inde. La façon dont les monuments furent
mobilisés pour démontrer l’antériorité de l’Inde peut être illustrée à l’aide des travaux de deux
voyageurs.
Les thèmes traités par Le Gentil de la Galaisière dans son Voyage dans les mers de
l’Inde (1779-1781) sont variés : sciences naturelles, astronomie, religion et architecture de la
côte de Coromandel10. En ce qui concerne l’architecture, il privilégia l’examen des gopuras :
l’intérêt suscité à l’époque par ces tours des temples d’Inde du Sud dérive, on l’a vu, de leur
connexion supposée avec les pyramides égyptiennes. Le Gentil en mesura la hauteur et en
étudia la fonction, la composition et l’orientation. Il fit reproduire les figures qui ornent leurs
8
Jean-Henri Grose, Voyage aux Indes orientales, traduit de l’anglais par M. Hernandez, Londres,
Lille, la Veuve Panckouke, Paris, Desaint & Saillant, Michel Lambert, 1758, p. 84.
9
Carsten Niebuhr, Voyage en Arabie et en d’autres pays circonvoisins, traduit de l’allemand, à
Amsterdam chez S. J. Baalde et à Utrecht chez Barthelemy Wild, 1776-1780, Tome II, p. 25.
10
Guillaume-Joseph-Hyacinthe-Jean-Baptiste Le Gentil de la Galaisière, Voyage dans les mers de
l’Inde, fait par ordre du Roi, à l’occasion du passage de Vénus, sur le disque du soleil, le 6 juin 1761,
& le 3 du même mois 1769, imprimé par ordre de Sa Majesté, 2 tomes, Paris, Imprimerie Royale,
1779-1781.
105
faces et tenta de rapporter la manière dont ils sont construits. Il chercha également à établir la
nature de leur rapport avec les pyramides d’Égypte. Le vocabulaire même qu’il emploie est
révélateur : il utilise systématiquement le terme « pyramide » pour évoquer les gopuras. Il
insiste sur la ressemblance entre la forme des deux types d’édifices, ainsi qu’entre les
techniques de leur construction. Surtout il inverse le schéma souvent retenu d’une imitation
des Égyptiens par les Indiens :
Cessons de tant admirer les pyramides d’Égypte, ou du moins partageons
notre admiration entre les ouvrages des Indiens & ceux des Égyptiens ; les
Indiens me paraissent originaux, & je pense que les Égyptiens n’ont travaillé
qu’à leur imitation. Si on a tant parlé de leurs ouvrages en Europe, c’est que
l’Égypte est à notre porte, que l’Inde est trop loin, & qu’elle a été de tout temps
d’un abord très difficile aux Étrangers11.
Une connaissance plus approfondie des monuments indiens, trop longtemps ignorés,
permettait selon Le Gentil d’identifier l’Inde comme nation inventrice.
Le naturaliste Pierre Sonnerat fut quant à lui l’un des plus fervents défenseurs de
l’antiquité indienne. Son récit de voyage, publié en 1782 sous l’égide de l’Académie royale
des Sciences, connut un grand succès. Dès l’introduction, Sonnerat soutenait que l’Inde était
le berceau de l’humanité : elle aurait donné ses religions et ses lois à tous les autres peuples.
En démontrant la place de l’Inde dans les premiers progrès des arts et des sciences, Sonnerat
entendait contribuer « à la décision d’un problème regardé comme insoluble, savoir, si les
Chaldéens, les Égyptiens, &c. ont reçu leurs connaissances des Indiens, ou si ces derniers
tiennent les leurs de ces différentes Nations »12. Il avança divers arguments, notamment le
climat de l’Inde, favorable à la naissance des premiers hommes, et l’antiquité de ses fables, de
ses dogmes et de ses livres sacrés. Les monuments figurent en bonne place dans sa défense de
l’antiquité de l’Inde. Sonnerat donna l’exemple de plusieurs édifices qui portaient les marques
d’une antiquité très reculée, tout en rapportant les traditions relatives au temple de Jagannath,
soi-disant vieux de 4883 ans. L’existence de vestiges d’environ quatre milliers d’années
attestait l’antériorité de l’Inde par rapport à l’Égypte, dont les pyramides apparaissaient bien
11
Guillaume-Joseph-Hyacinthe-Jean-Baptiste Le Gentil de la Galaisière, op. cit., p. 113-114.
Pierre Sonnerat, Voyage aux Indes orientales et à la Chine. Fait par ordre du Roi, depuis 1774
jusqu’en 1781 : dans lequel on traite des Mœurs, de la Religion, des Sciences & des Arts des Indiens,
des Chinois, des Pégouins & des Madégasses ; suivi d’Observations sur le Cap de Bonne-Espérance,
les Isles de France & de Bourbon, les Maldives, Ceylan, Malacca, les Philippines & les Moluques, &
de Recherches sur l’Histoire Naturelle de ces Pays, Paris, chez l’auteur, 1782, Vol. 1, p. 10-11.
12
106
pâles en regard : « Les pyramides tant vantées de l’Égypte sont de bien foibles monumens
auprès des Pagodes de Salcette & d’Illoura (…) »13.
On voit ainsi des voyageurs prendre position en faveur de l’Inde dans la question de
l’origine de l’humanité, à la lueur de l’antiquité de ses vestiges matériels. Les débats sur
l’origine formèrent le cadre conceptuel au sein duquel les monuments indiens furent étudiés,
tout en contribuant à orienter l’attention sur certains éléments architecturaux, comme les
gopuras. Ils sont également un facteur explicatif de l’intérêt croissant pour les monuments de
l’Inde à partir de la seconde moitié du siècle. Leur investigation détaillée répondit à un souci
de définition de l’antiquité de l’Inde, notamment dans ses rapports avec d’autres civilisations.
Les débats relatifs à l’origine de l’humanité firent en outre longuement sentir leurs effets sur
l’étude des monuments indiens. Leur influence est perceptible à travers deux tendances, qui se
prolongent au tournant du
XIX
ème
siècle : la poursuite de la comparaison avec les monuments
égyptiens, en particulier à la faveur de la campagne d’Égypte ; le maintien du schéma
diffusionniste comme modèle interprétatif du changement historique. L’exemple le plus
marquant à cet égard est le succès de la théorie de l’origine africaine du bouddhisme, fondée
en partie sur la perception de « traits africains » dans la statuaire bouddhique.
Notice bio-bibliographique :
Anne-Julie Etter ([email protected]), actuellement ATER à l’Université
François-Rabelais de Tours, est rattachée à l’UFR GHSS, laboratoire ICT, ED EESC. Elle
prépare une thèse ayant pour sujet « Monuments, collections et pratiques antiquaires en Inde
au début de la période coloniale (1750-1830) », sous la direction de la Professeure MarieNoëlle Bourguet. Publications récentes et à venir:
"Antiquarian Knowledge and Preservation of Indian Monuments at the Beginning of the
Nineteenth Century", in Knowledge Production and Pedagogy in Colonial India:
Missionaries, Orientalists and Reformers in Institutional Contexts, Daud Ali and Indra
Sengupta (dir.), Palgrave Macmillan, 2011 (à venir).
Article « Archéologie », Dictionnaire de l’Inde, Catherine Clémentin-Ojha, Christophe
Jaffrelot, Denis Matringe, Jacques Pouchepadass (dir.), Paris, Larousse, 2009, p. 98-103.
« Collecte des savoirs en Inde et sociétés savantes européennes », Le Goût de l’Inde (Actes du
colloque de juin 2007), Gérard Le Bouëdec et Brigitte Nicolas (dir.), Lorient, Musée de la
Compagnie des Indes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 160-169.
13
Pierre Sonnerat, op. cit., Vol. 2, p. 47-48.
107
Montrer l’humanité, de l’œuvre de Dickens à ses adaptations
télévisées : Décalages, modes, réécritures
Florence Bigo-Renault
Université Paris-Diderot (UFR Charles V – LARCA)
Mots-clés : Dickens, adaptation, télévision, personnage, réécriture.
Keywords: Dickens, adaptation, television, character, rewriting.
Résumé : À propos de quelle humanité Dickens écrivait-il ? Quelle image de l’être
humain se plaisait-il à porter sur la page ? Quel type de rencontre lui était-il
possible lors de ses nombreuses lectures publiques ? Ces questions soulèvent la
problématique de la rencontre entre un auteur et la part d’humain qu’il décrit, ou
cherche à atteindre. À notre époque, on réfléchit à la manière de transmettre les
textes classiques à une nouvelle génération, celle de l’écran. Dickens compte
parmi les auteurs les plus adaptés pour la télévision britannique, et une adaptation
d’une de ses œuvres sort environ tous les deux ans. Il importe donc de réfléchir
aux choix idéologiques qui président à l’adaptation des textes, aux effets obtenus
et aux publics visés. À titre d’exemple, j’ai analysé comment les deux adaptations
de Bleak House, réalisées en 1985 et en 2005, réécrivent ce roman central de la
carrière de l’auteur.
Abstract: What humanity did Charles Dickens write about? What image of man
did he take pleasure in conveying? During his public readings, how did he
actually meet people? These questions raise the problem of the different ways for a
writer to reach his audience, or write about it. Today, a lot of time is spent
considering how classic texts should be transmitted to a new generation, that of
the screen. Dickens is one of the most adapted authors on British television, with
one novel adapted every other year. It is therefore important to think about the
ideological choices that are made, about the effects obtained, and the audiences
that are aimed at. I have analysed, as an example, two BBC adaptations of Bleak
House, made in 1985 and 2005, to explore how they rewrite this central novel in
Dickens’s career.
L’une des cartes1 qui se trouvent au Dickens Museum de Londres, situé dans l’une de
ses anciennes résidences londoniennes, montre tous les lieux de Grande Bretagne et d’Irlande
où Dickens s’est rendu pour des lectures publiques entre 1853 et 1869. Ces lectures, qu’il fit
en public d’abord sans toucher de rémunération et sur un principe caritatif, lui furent payées à
1
<http://www.dickensmuseum.com/vtour/secondfloor/bedroom/map-full.php>.
108
partir de 1858. Avant lui, aucun auteur d’envergure n’avait jamais ainsi mis en scène ses
propres œuvres pour de telles séances de lecture publique, mais l’œuvre de Dickens se prêtait
particulièrement à de telles mises en scène, tout comme elles se prêtent à l’adaptation filmée.
En 1860, alors qu’il écrivait Our Mutual Friend, il gagna plus d’argent lors de son tour de
lecture qu’il n’était payé en écrivant, ce qui montre l’incroyable succès populaire de cette
initiative ; lors de son premier Reading Tour, l’on refuse 2000 personnes à l’entrée de la salle
de Liverpool ; à Manchester, il y a des émeutes suite au même refus. Il faut dire que même
s’il se faisait rémunérer, il s’assurait toujours que les places vendues soient abordables pour
des ouvriers2.
Pour ces lectures, il adaptait ses textes, en modifiait la narration, parfois à la lumière
des réactions du public, ajoutait ici et là les plaisanteries nécessaires, ou improvisait ; il
surprenait tout le monde en récitant de mémoire des passages entiers, et s’écrivait à lui-même
des indications scéniques, essayait d’instiller autant d’humour que cela était possible en
évitant, au contraire, les passages de critique sociale qu’il considérait comme inappropriés à
des soirées qui se voulaient avant tout de divertissement. Il lut, ou joua ainsi ses divers contes
de Noël, des extraits de Dombey And Son, Nicholas Nickleby, Pickwick Papers, Martin
Chuzzlewit et son œuvre favorite, David Copperfield. Plus tard, lors de son tour d’adieu après
être rentré des Etats-Unis, il ajouta à ces œuvres le célèbre passage du meurtre de Nancy dans
Oliver Twist. C’est ainsi que, seul sur scène, sans être costumé, et entouré d’un minimum
d’éléments de décors, seulement par des changements de voix et de gestuelle, il incarnait bon
nombre de ses personnages. Son ami Thomas Carlyle dit un soir, après avoir assisté à l’une de
ses représentations, que Dickens était une compagnie de théâtre à lui tout seul. Ces
représentations étaient d’énormes succès et les lettres écrites dans ces années parlent toujours
des salles combles, des tonnerres d’applaudissement, et de l’ivresse qu’il en retirait. Elles
représentent clairement des instants fusionnels, de communion pour Dickens, comme pour
son public3. Cependant, nombreux sont ceux qui pensent que la dépense d’énergie qui était la
sienne lors de telles soirées aggrava son état de santé et précipita sa fin, le 9 juin 1870.
Cette introduction d’ordre biographique me renvoie à la problématique du contact
entre l’auteur et son public au-delà de la page, dans la salle, ou naturellement aujourd’hui, à
l’écran. Quelle synecdoque d’humanité était renvoyée à ce public composé d’ouvriers dans les
2
Peter Ackroyd, Dickens, Londres, Vintage, 1990, p. 511.
Pour avoir une idée plus précise de l’intensité émotionnelle qu’une telle soirée véhiculait, l’on pourra
visionner l’admirable pièce de Peter Ackroyd intitulée The Mystery of Charles Dickens, mise en scène
par Patrick Garland à l’Albery Theatre de Londres, pièce jouée par Simon Callow, où ce dernier, seul
en scène, narre la vie de l’auteur, et joue tour à tour tous les principaux personnages de son œuvre.
3
109
nouvelles villes industrielles du nord, auprès de qui Dickens avait tant de succès ? Car plus
que les autres il était leur auteur, ce qui fait dire de façon très méprisante à Leslie Stephen en
18884 : « Si la grandeur littéraire pouvait se mesurer à l’aune de la popularité parmi les moins
éduqués, Dickens serait alors le plus grand des romanciers anglais ». (c’est nous qui
traduisons)
Cette popularité qui était la sienne reste intacte aujourd’hui à travers d’autres moyens
de diffusion et de propagation que le livre. Dickens est en effet peu étudié dans les écoles, il
n’apparaît pratiquement pas dans les corpus avant le niveau de l’enseignement supérieur et
pourtant tout le monde le connaît et connaît ses personnages, un peu de la même façon qu’en
France, bien des gens savent qui sont Cosette et Gavroche ou encore les Ténardier sans jamais
avoir ouvert Les Misérables. C’est ce que l’universitaire et auteur anglais C.S. Lewis appelle
le « mobilier mental » qui est celui des gens ordinaires, et qui les rend capables de savoir ce
qu’est un hobbit sans jamais avoir ouvert Tolkien, ou, pour prendre des références plus
françaises, qui est Quasimodo, sans jamais avoir ouvert Notre Dame de Paris. Dickens fait
ainsi partie du patrimoine littéraire anglais d’une part, mais aussi du mobilier mental, en partie
parce qu’il compte parmi les auteurs les plus adaptés pour la télévision britannique : une
version télévisée d’une de ses œuvres sort environ tous les deux ans sur une chaîne ou une
autre, principalement, et pour des raisons historiques, sur l’une des chaînes du groupe BBC5.
Il importe donc de se demander quels choix idéologiques président à l’adaptation de ces
textes, quels effets sont obtenus et quels publics sont prioritairement visés, selon les époques,
grâce à ces choix. Quelle vision de l’humain est véhiculée à chaque fois ? En quoi le
téléspectateur d’aujourd’hui retrouve-t-il ce qui faisait la communion de Dickens avec son
public ? En comparant la façon dont le personnage de Jo dans Bleak House a été adapté à
l’écran en 1985 et en 2005, l’on constate sans mal que la BBC est passée d’une adaptation
faisant la part belle au pathos, à une adaptation privilégiant l’esthétique. Les ressorts utilisés
pour provoquer une certaine empathie du téléspectateur sont en effet devenus très différents.
En 1985 la BBC diffuse avec succès une adaptation de Bleak House (la dernière adaptation
datait de 1959 et est aujourd’hui introuvable), adaptée par le Sud Africain Ross Devenish. Le
personnage de Jo, probablement l’enfant le plus pathétique qui soit, n’a que le strict
minimum : deux lettres à son prénom. Il est démuni de tout, exerce la fonction de crossing
4
Leslie Stephen, Dictionary of National Biography (1888), The Critical Heritage, Philip Collins, New
York et Routledge, 1996, p. 13. “If literary fame could be safely measured by popularity with the halfeducated, Dickens must claim the highest position among English novelists.”
5
On ne compte pas moins de 44 adaptations entre 1950 et 2008, toutes faites par la BBC sauf sept
d’entre elles; celles qui ont été le plus adaptées sont David Copperfield et Great Expectations.
110
sweeper, c'est-à-dire de balayeur de rue ; son rôle est de balayer devant les gens pour les
débarrasser de la boue de la rue et pour que ces derniers ne soient pas gênés en traversant, ou
le moins possible. La présence de la boue semble exagérée dans ce passage de l’adaptation,
mais quelque part elle l’est aussi dans les premières pages du roman6, où elle correspond
métaphoriquement au fruit de l’activité humaine capitaliste7 déposée en croûtes qui
s’accumulent les unes sur les autres et qui fait potentiellement perdre aux gens leurs valeurs,
système dont Jo est exclu, ce qui en fait quelqu’un de « pur ». En 1985, on trouve nécessaire
de montrer Jo recevant sur le visage une éclaboussure de cette boue, dans une volonté de
mieux figurer son exclusion sociale et d’accroître le pathos de la scène. Pour reprendre la
terminologie de Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé (L’image Intolérable)8, il me
semble qu’il s’agit ici de montrer le rejet subi par la victime dans le but de construire une
certaine distribution du visible, le réel n’étant jamais entièrement soluble dans le visible9 ; la
boue est polysémique, puisqu’elle est également métonymique du rejet de cet être humain-là
par la société toute entière (représentant l’effet pour la cause). Elle est là à la place des mots
qui seront prononcés par d’autres personnages plus tard, comme une forme de déplacement,
une équivalence figurative. Plusieurs sortes d’intolérable sont donc accumulées (visuelle,
verbale) sous les yeux des spectateurs, priés de réagir devant cet élément presque redondant.
D’autre part, et sans doute le déplacement figuratif contribue-t-il à cela, Jo ainsi stigmatisé
semble devenir multiple et politique : il est exhibé dans la synecdoque comme une illustration
d’un phénomène plus global qui est celui de la pauvreté des street urchins, les orphelins des
rues pour lesquels rien n’est fait, et que le gouvernement envisage éventuellement de parquer
dans un quartier de Londres pour que le reste de la population ne les voie plus10. Avoir cette
conception de la façon dont le personnage de Jo doit être montré, c’est en quelque sorte
rejoindre l’idée selon laquelle les victoriens ne voyaient pas seulement Dickens comme
quelqu’un qui savait distraire, mais comme une force de progrès humain (Paul Schilcke)11. La
dimension politique est donc certainement très attendue et elle est ici incontournable ; mais
pour citer une nouvelle fois Jacques Rancière12 : « pour que l’image produise son effet
politique, le spectateur doit être déjà convaincu de ce qu’elle montre (…) il doit se sentir déjà
6
Charles Dickens, Bleak House, Londres, Penguin Books, 2003 (1853), p. 14.
Jeremy Tambling, Going Astray, Dickens and London, Harlow, Pearson Education Limited, 2009,
p. 160.
8
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008, p. 99.
9
Selon les propos de Gérard Wajcman repris par Jacques Rancière, Ibid.
10
Jeremy Paxman, The Victorians, Londres, BBC Books, 2009, p. 69.
11
Paul Schilcke, The Oxford Companion to Dickens, Oxford University Press, 1999.
12
Jacques Rancière, op. cit., p. 95.
7
111
coupable de regarder l’image qui doit provoquer le sentiment de sa culpabilité » ;. On peut
d’autre part légitimement penser que dans une adaptation empreinte de lenteur dans la
manière de filmer, comme celle de 1985, la représentation et l’interprétation se rapprochent de
l’image fixe proposée par un tableau ou une photographie, et donc qu’elles invitent à la
contemplation. Or il s’agit bien de cela : le spectateur d’une adaptation d’une œuvre du
patrimoine dickensien attend précisément, en 1985, qu’elle produise en lui ce type de
sentiment, ou en tous cas une forme d’empathie, voire de compassion (à l’époque où Adam
Smith écrit The Theory of Moral Sentiments13 en 1759, le terme « empathie » n’existe pas
encore, il ne fera son apparition dans le dictionnaire OED qu’en 1904). L’on donne à voir en
1985 au téléspectateur ce qui correspond à son attente : une vision misérabiliste de l’enfant
pauvre, de l’humain méprisé, qui ne trouve pas sa place dans le système. L’adaptation semble
remplir ici une forme de fonction rituelle (cathartique, sans doute, mais multiple aussi), qui
rappelle la question de la création du mythe à partir d’une œuvre d’art, telle qu’elle est
expliquée par Walter Benjamin dans The Work of Art in the Age of Mechanical
Reproduction14 : elle est à l’époque visionnée de façon unique, sans la concurrence d’autres
adaptations (celle de 1959 étant tout à fait inaccessible), et elle est reçue de façon
profondément respectueuse, presque religieuse, de la part du public. S’il y a un élément
commun avec le mythe, ce dernier correspond donc aux attentes d’un public prédisposé à
l’accueillir, en accord avec l’interprétation de ce mythe.
Adam Smith remarque cependant que si ce qui conduit à des actions morales est cette
sympathie (que l’on appellerait plutôt empathie aujourd’hui), lorsque l’objet de la compassion
est trop abject, trop pénible à voir ou à contempler, alors le sujet se protège émotionnellement
et il lui est très difficile de ressentir cette empathie : les sentiments ne fonctionnent pas
comme des obligations éthiques, commente la sociologue américaine Metta Spencer dans Two
Aspirins and a Comedy15. On peut donc observer que le « mythe » se décale, et se reconfigure
à partir de la nouvelle image de Jo en 2005, principalement pour deux raisons : tout d’abord,
le seuil d’empathie de ce à quoi l’on assiste à la télévision a évolué ; ensuite, l’élément de
l’esthétique est entré en jeu, et est désormais à prendre en considération dans notre perception
de Jo ; s’il y a mythe, il y a participation au mythe de la beauté désirable, plus qu’à celui de
l’enfant abandonné et souffrant. Sa fonction rituelle parait moins évidente. Malraux, en 1959,
argumente que ce que « le cinéma nous révèle chaque année davantage, c’est que les hommes,
13
Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments, New York, Cosimo Classics, 2007 (1759).
Walter Benjamin, The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction, New York, Penguin
Books, 2008 (1936), p. 27.
15
Metta Spencer, Two Aspirins and a Comedy, Boulder et Londres, Paradigm Publishers, 2006, p. 75.
14
112
malgré tout ce qui les sépare, malgré les plus graves conflits, communient sous un même ciel
étoilé, dans quelques grands rêves fondamentaux »16. Mais ce que représente Jo en matière de
rêve avec lequel communier est désormais une construction imaginaire différente, décalée. Il
me semble qu’il existe en 1985 une forme d’endoctrinement illustrée par la boue qui gicle sur
son visage, qui n’a plus lieu d’être en 2005. A-t-on pour autant une plus grande forme de
liberté interprétative ? Ce n’est pas certain car l’attribut de la beauté physique est devenu un
nouveau passage obligé : dans quelle mesure redéfinit-elle notre capacité ou notre désir à
montrer de l’empathie pour un autre être humain laissé pour compte?
L’une des raisons pour lesquelles Jo me semble moins incarner un mythe en 2005 est
l’accélération du film : les plans sont beaucoup plus courts qu’en 1985, et les gros plans
nettement plus abondants ; les séquences narratives durent souvent aux alentours de 40
secondes, parfois moins, et généralement moins d’une minute ; les présentations sont donc
tout à fait fragmentées : cette constatation rappelle les propos de Walter Benjamin sur les
œuvres dadaïstes, quand il dit que ces œuvres frappaient le spectateur comme une balle, que
l’œuvre était comme un événement qui arrivait au spectateur, qu’elle acquérait ainsi un statut
quasi-tactile, une très grande proximité. Ses propos font écho à ceux de Jacques Rancière qui
évoque, dans Le partage du sensible, « l’adoption d’un mode de focalisation fragmenté ou
rapproché qui impose la présence brute au détriment des enchaînements rationnels de
l’histoire »17. Or dans la version de 2005, le spectateur est comme assailli par les changements
de lieux, les scènes courtes et projetées avec une très grande force, et l’abondance de gros
plans. Le tout rend impossible une quelconque contemplation, telle qu’elle est théorisée par
Benjamin. Ce dernier cite Duhamel disant à propos du film en général (par opposition à
l’image fixe) : « Je ne parviens plus à penser ce que je voudrais penser : mes pensées ont été
remplacées par des images en mouvement »18. On sait cependant que Duhamel reproche au
film d’être un divertissement pour les non-éduqués, pour les créatures usées et fatiguées par
des soucis et à qui est offert un spectacle qui ne porte pas à la réflexion mais au
divertissement : finalement, la seule folle espérance qui serait laissée à ces gens serait celle
d’une aspiration au star système.
Le mythe a donc subi des glissements, et la distraction remplace la concentration qui
était nécessaire et permise en 1985 dans le traitement du personnage. Selon Benjamin, le
16
André Malraux, Discours de clôture du Festival de Cannes, mai 1959, cité par D. Marin,
A. Malraux, Paris, Seghers, 1970, p. 90-91.
17
Jacques Rancière, Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000,
p. 35.
18
Walter Benjamin, op. cit., p. 32.
113
public en est réduit à « absorber » le film, dans une forme de consommation boulimique, sans
discernement19. On peut s’interroger sur le rôle particulier du DVD, qui permet de voir et de
revoir les scènes-clés, de consommer encore d’une façon différente, peut-être plus réfléchie.
S’il y a une forme de fonction rituelle remplie par Jo, en 2005, il s’agit d’un rituel rendu
profane par l’ajout du culte à la beauté physique. De plus, il semble que l’interprétation de
1985 ne touche pas aujourd’hui comme elle touchait autrefois : ce qui provoquait l’empathie
ou le sentiment de culpabilité en 1985 est aujourd’hui considéré comme misérabiliste,
pleurnichard et peu acceptable pour un public qui n’est plus le même. En 1985, l’adaptation
est considérée comme très réussie par les milieux intellectuels, déjà spécialistes de l’œuvre,
elle est réalisée pour un public déjà acquis à la cause, mais aussi par une BBC qui n’a pas
encore connu les profonds remaniements de la politique thatchérienne, qui n’est guère en
concurrence sur le créneau de l’adaptation de classiques et qui ne raisonne pas en termes de
parts de marché. La situation du groupe BBC est très différente en 2005, de ce point de vue20.
On peut malgré tout constater, avec une certaine ironie, qu’il s’agit en 2005 d’une forme de
retour aux préoccupations de l’auteur, sur lesquelles j’ai souhaité m’étendre en introduction :
éviter de paraître trop « social » lors des lectures publiques, privilégier ce qui émeut, ce qui
fait rire et divertit. Le retour à un Dickens moins polémique, moins militant correspondrait
finalement à ses choix dans les années 1850-1860. Il reste que les lectures publiques ou les
mises en scènes dramatiques dégageaient à mon sens une grande puissance imaginaire, et que
les deux interprétations me semblent, de ce point de vue, bien moins fortes que
l’interprétation du seul Simon Callow dans la pièce mentionnée plus haut.
En 2005, lorsqu’une nouvelle équipe conduite par Andrew Davies adapte Bleak House
à l’écran, la démarche est très différente et sera qualifiée de soaping : donner à l’œuvre des
accents, un traitement de soap opera21. Il s’agit bel et bien de faire la conquête de nouvelles
parts de marché par l’adaptation de classiques au petit écran, et d’atteindre pour cela le public
des soap opera. Cela me semble faire écho à ce que Jacques Rancière appelle le régime
éthique des images quand il écrit dans Le partage du sensible : « Il y a un type d’êtres, les
images, qui est l’objet d’une double question : celle de leur origine et en conséquence de leur
teneur de vérité ; et celle de leur destination : des usages auxquels elles servent et des effets
qu’elles induisent »22. En 1985, l’origine de l’image devait avoir beaucoup d’importance car
19
Walter Benjamin, Ibid.
Lez Cooke, British Television Drama, a History, Londres, British Film Institute, 2003, p. 159-160.
21
Robert Giddings, “Soft Soaping Dickens: Andrew Davies, BBC-1 and ‘Bleak House’”.
<http://charlesdicenspage.com/Soft_Soaping_Dickens.html>. Consulté le 26 décembre 2007.
22
Jacques Rancière, op. cit., p. 20.
20
114
Ross Devenish, adaptateur de Bleak House à l’écran, avait sans doute en tant que SudAfricain des notions très ancrées et très précises de ce qu’est l’oppression, et de la manière de
la figurer. Toute son expérience a probablement joué un rôle dans ses choix par rapport à Jo,
représentant de l’humanité opprimée23. En 2005, Andrew Davies fait sans doute des choix
moins chargés de contenu politique et idéologique, mais il a un but, une stratégie de conquête.
D’autre part, l’adaptation n’est plus unique, elle sera distribuée en DVD et perdra une part de
sa fonction rituelle par rapport à la version précédente en ce sens qu’elle devient une
adaptation parmi d’autres, et non la seule (Benjamin) et qu’elle est très largement diffusée. Il
ne s’agit plus d’une adaptation s’adressant à un groupe d’initiés et de connaisseurs (les Happy
few de Roger Dadoun, dans La télé enchaînée)24. Jo est toujours sale, méprisé, mais
l’empathie du téléspectateur se manifeste non plus tant à cause de son positionnement social
que grâce à son capital esthétique. Ce qui importait précédemment de Jo, c’était son existence
sociale, maintenant, c’est sa valeur ajoutée qui est, entre autres, esthétique. Importe également
l’appartenance du jeune acteur Harry Eden à une forme de star système qui représente,
comme on l’a vu, une part de rêve : Harry Eden est en effet un acteur britannique dyslexique
devenu remarquable dès son rôle de Nibs dans Peter Pan. Après avoir fréquenté la Sylvia
Young Theatre School, une des écoles les plus prestigieuses du Royaume-Uni, il joue
également le rôle du Parfait Coquin dans l'adaptation par Roman Polanski d'Oliver Twist en
2005. Il est considéré comme l’un des jeunes espoirs du cinéma britannique contemporain et
est déjà auréolé de plusieurs distinctions. Il tourne tous les ans depuis 2002. Sa présence et
son début de carrière illustrent donc le rêve de parvenir, d’arriver à une forme de célébrité, de
gravir, dès son jeune âge, les échelons du monde de l’image, alors qu’on le sait, de notoriété
publique, atteint de dyslexie. Si le public jeune est celui qui « ramène les images de la télé
dans son réel à lui, en vertu de processus psychiques bien connus que sont la projection et
l’identification »25, alors le rôle de Jo prend un sens différent dans la transmission de la
culture dickensienne : Harry Eden aide à transmettre aux jeunes, et la considération selon
laquelle « la télévision peut être tenue, statistiquement tout au moins pour le premier agent de
transmission culturelle » demeure vraie. Mais le jeune public s’identifie-t-il à Jo, ou à l’acteur
Harry Eden ? Et est-ce toujours Dickens que l’on transmet, ou alors la projection de notre
propre désir d’arriver, de parvenir ? Cette question semble faire écho aux propos de Roger
23
Mais aussi, par écho de l’humanité sud africaine noire ; ce n’est d’ailleurs pas un mystère
d’apprendre qu’une des adaptations les plus récentes d’Oliver Twist à l’écran situe l’intrigue du plus
célèbre des Dickens en Afrique du Sud : Boy Named Twist en 2007.
24
Roger Dadoun, La télé enchaînée, Paris, Homnisphères, 2008, p. 299.
25
Roger Dadoun, op. cit., p. 304.
115
Dadoun quand il s’emporte en évoquant le « moi soufflé », un sujet hypertrophié, hyper
narcissique, et dit plus loin : « les assises de la personne humaine sont minées, mitées,
mythifiées, miteuses—assaillies, assiégées, investies qu’elles sont par toutes les figures et
icônes dont se gobergent les émissions et qui composent un ersatz d’idéal du moi auquel
aspire et adhère la grande masse des téléspectateurs et lecteurs et qui fonctionne comme un
leurre »26.
Quand Simon Callow joue le rôle du narrateur et incarne tous les personnages des
romans à la fois, il se passe autre chose. Dickens jouait l’humanité en lui-même, sur scène, car
une partie de l’humain réside en ce qu’il montre, et se montre, et il faisait appel de façon
puissante à l’imaginaire rendu collectif. Il pouvait incarner Bill Sikes, le meurtrier de Nancy
et sa victime dans la seconde d’après ; il faisait vivre une humanité imaginée, rêvée. Dans
Harry Eden, la jeunesse se projette elle-même et utilise le prétexte de Dickens pour se
contempler dans une nouvelle forme de recherche profane : être montré, être vu, reconnu,
exister dans le regard des autres. La synecdoque est moins celle du monde dickensien, que
celle du nôtre mis en scène en costumes victoriens, et qui se contemple, mis en abyme, dans le
petit écran.
Notice Bio-bibliographique :
Florence Bigo-Renault ([email protected]) prépare une thèse sous la direction de la Professeure
Sara Thornton et de Mme Ariane Hudelet, intitulée « Les œuvres de Charles Dickens adaptées
par la BBC depuis 2005 : réinvention et réécriture pour un nouveau public ». Elle est rattachée
au Laboratoire de Recherche sur les Cultures Anglophones (LARCA) de l’Université ParisDiderot (UFR d’Etudes Anglophones Charles V).
26
Roger Dadoun, op. cit., p. 252.
116
Les nouveaux enjeux dans le rapport entre l’homme et l’espace :
Vers un espace plus humain ?
Eva Mahdalickova
Université Paris-Diderot (UFR LAC)
Mots-clés : Architecture, limite, espace, rythme, existence.
Keywords : Architecture, limit, space, rhythm, existence.
Résumé: L’architecture contemporaine produit un changement dans la façon
dont les hommes habitent l’espace. La tendance dans l’architecture est
d’estomper la polarité entre l’architecture et le vivant. L’architecture peut
devenir un système complexe vivant, dynamique, intelligent, capable de
transformations inhérentes. Les gens répondent à un environnement mobile
tout à fait autrement qu’à un environnement statique, leur comportement
change. Il se produit la fusion entre le corps et la technologie. Ces architectures
affirment la perméabilité entre le corps et la technologie, entre le sujet et
l’espace. Nous nous intéressons dans ce texte aux enjeux de l’architecture
contemporaine, au nouveau rapport entre le sujet et l’espace.
Keywords: Contemporary architecture produces a change in the way people
inhabit the space. The tendency in architecture is to shade off the polarity
between architecture and the living. Architecture can become a complex living
system, being dynamic, intelligent, capable of inherent transformations. The
way people react to a mobile environment is completely different from the way
they react to a static environment; their behavior changes. There happens a
fusion between the body and technology. These architectures assert the
permeability between the body and technology, between the subject and the
space. In this article, we will deal with the issues of contemporary
architecture; the new relationship between the subject and the space.
Nous vivons dans une époque de fluidification des frontières entre corps et machine,
extérieur et intérieur, réel et virtuel. De même, l’architecture semble suivre ce mouvement en
offrant à l’individu une toute nouvelle interactivité avec son environnement. L’architecture
sert de plus en plus comme un médium (et non pas comme un lieu), pour éprouver l’espace
qui n’est plus fixé ni par son emplacement, ni par sa dimension. L’architecture n’apparaît plus
comme un objet, mais un champ cognitif.
Dès lors, on peut se demander comment l’architecture a pris en compte le progrès
technologique : S’agit-il d’un progrès qui nous offre un espace plus humain ? Comment
117
l’architecture peut-elle accueillir et accompagner l’humanité d’un homme dans un monde en
mutation ?
1. L’Architecture fluide et interactive
Les innovations technologiques ont contribué au développement de l’architecture
interactive qui transforme la façon dont les hommes habitent l’espace. Les gens répondent à
un environnement mobile tout à fait autrement qu’à un environnement statique. Leur
implication dans le bâtiment devient une interaction plus qu’une simple réaction.
De nombreux architectes s’efforcent d’estomper la polarité entre l’architecture et le
vivant, en créant des espaces bio-artificiels, des espaces interactifs. On entre dans l’époque
des systèmes auto-organisateurs, où l’architecture peut se transformer en système complexe
vivant, dynamique, intelligent, capable de transformations inhérentes. Il s’agit d’un organisme
mutant qui interagit avec son contexte. Se produit la fusion entre le corps et la technologie.
Comme le dit l’architecte Marcos Novak, c’est le cerveau lui-même et l’activité qu’il génère
qui deviennent sources d’expression architecturale.
L’une des premières architectures interactives, Pavillon de l’eau douce, a été réalisée
par NOX aux Pays-Bas dans les années quatre-vingt-dix. C’est une architecture, transformée
en flux d’informations, qui revendique sa métamorphose continue dans l’espace et le temps.
Les projections d’eau, de lumière, interagissent avec les visiteurs, et exposent un monde en
liquéfaction.
L’architecture ainsi reflète notre époque, le monde qui devient fluctuant. Le Pavillon
de l'Eau Douce est une incarnation physique d’architecture « liquide » dans laquelle le mur, le
sol, et le plafond se fondent en territoire sans frontière. C’est un lieu qui force les individus à
réagir, tombant en quelque sorte dans l’espace déformé. Dans cette fusion simultanée, le
«corps-architecture» se déploie dans un effet de vague qui absorbe le territoire. Il s’agit
littérairement de liquéfier les frontières, de dissimuler les contraires.
Dans ses projets plus récents, NOX aborde l'idée d'une architecture cognitive, de
système réactif qui mute selon les besoins. Selon sa conception, l’architecture peut être
conduite par la technologie à tel point qu’elle est capable d’absorber le rythme du corps.
Autrement dit, le rythme du corps influence la forme et la rythmicité de la forme active le
corps. Telle est la conception de Son-O-House, imaginé par NOX.
Il s’agit d’une architecture sonore interactive qui réagit en temps réel aux mouvements
des visiteurs. Evolué à partir de l’idée d’un assemblage de simples bandes de papier, il utilise
118
la technique de plis, des ondes. Selon les mots de son créateur, ce n’est pas une « vraie »
maison, mais une structure qui se réfère à la vie et aux mouvements corporels qui
accompagnent les habitudes et le fait d’habiter : « Le visiteur n’influence pas directement le
son, ce qui est souvent le cas dans l’art interactif, mais influence le paysage lui-même qui
génère les sons. Le résultat est un paysage mémorisé évolutif qui se développe
concurremment au traçage du comportement des corps dans l’espace »1.
Cela pourrait introduire un changement radical dans la manière dont nous habitons et
expérimentons l’espace. L’édifice sera capable de réagir et de répondre à l’activité et au
comportement humain. Il deviendra plus mou et plus souple.
Ces « architectures au corps » affirment la perméabilité entre le corps et la
technologie, entre le sujet et l’espace. L’architecture interactive rend des entrelacs entre le
corps et l’espace, elle estompe la frontière entre l’objet et le sujet. C’est ainsi qu’elles se
rapprochent de la pensée de Merleau-Ponty, de sa conception de la chair. La notion de chair
fait éclater l’idée même de subjectivité, car elle met en évidence la réciprocité et
l’entrelacement du corps et du monde.
Quand on se promène dans l’espace, on se promène à la fois en soi-même. Si l’on
pense ce rapport, on pense l’architecture qui devient une ouverture sur le dehors. La tendance
aujourd’hui est d’immatérialiser des frontières entre intérieur et extérieur, de les rendre
imperceptible. Même la limite entre soi et l’espace est floue dans les architectures
interactives, intelligentes, comme si les limites de notre corps s’élargissaient jusqu’aux limites
de l’espace de la maison. Dans ce contexte, peut-on se demander quels sont les enjeux de la
dématérialisation des limites ? Où se trouve la dernière frontière du corps ? Faut-il la
dépasser ?
2. L’Architecture de présence
D’un côté, le progrès technologique rend possible toutes sortes d’architectures
innovantes, interactives, originales. De l’autre côté, le même progrès peut servir à la
simplification réductive qui introduit une disqualification croissante de l’espace humain.
Certaines structures spatiales tendent à devenir de plus en plus homogènes. On peut y voir une
conséquence de la production des logements en série.
1
Philippe Jodidio, Architecture Now! 3, Cologne, Taschen, 2004, p. 446.
119
L’uniformisation de l’espace agit sur l’homme. Comme l’écrit Maldiney, c’est un
moyen du pouvoir qui sert à mieux gouverner: « L’homogénéité, la symétrie, l’uniformité,
c’est la fabrication en série de l’homme. Il n’y a rien de plus facile à administrer qu’un
univers de robots »2. D’ailleurs, on entend souvent parler de l’homme comme facteur humain,
comme matériel, ressource stockée comme les ressources naturelles. On rentre dans le moule,
et ceci vaut aussi bien pour l’espace qui devient un champ d’administration.
Ainsi l’architecture, dont le but est seulement d’imposer l’ordre pour remplacer le
chaos, contribue à la production des hommes-objets, emprisonnés dans un espace cubique.
Maldiney parle dans ce sens d’un emprisonnement existentiel : « L’homme est projeté dans un
espace purement référentiel, il se thématise et devient un objet et non un existant »3.
Apparaît, pourtant, une tendance opposée qui est de créer la singularité, de briser les
murs, de sortir du mauvais espace de l’unification et de l’uniformité. L’architecture se libère
alors du service du pouvoir, de la séparation, et devient l’œuvre en elle-même.
C’est en réaction à l’espace homogène des modernistes que la production
architecturale de la seconde moitié du XXe siècle s’est enrichie de l’approche sensible,
nourrie de la phénoménologie, des travaux de Husserl et Heidegger. Ces derniers montrent
que l’humain ne peut véritablement « être » que dans un lieu qui devrait désigner une
authentique possibilité de séjour. Habiter relève d’une faculté d’être-présent-au-monde, dans
un lieu singulier qui accorde l’« être » à son « monde ». Habiter, c’est prendre soin et être à
l’écoute, et c’est pour cela que « il faut apprendre à habiter », comme le suggère Heidegger4.
Tout le problème d’habiter, c’est de susciter un espace de présence, de l’ouverture, de
rencontre, ce qui s’oppose à un espace objectif de représentation. Dans ce sens, Maldiney
définit l’architecture comme une ouverture à la présence d’autrui et au monde. Cette idée
rejoint la pensée d’Heidegger qui a marqué la spécificité d’habiter pour un être humain en tant
qu’ouverture.
En effet, la tendance d’aujourd’hui vise une ouverture absolue : dépasser les frontières,
s’ouvrir au monde, être constamment online. D’ailleurs on entend souvent employer les mots
ouverture et liberté. Mais cette ouverture, ou plutôt le réseau ouvert nous connecte au monde
virtuel, où il n’y a pas de limites. Paul Virilio écrit : « il y a là une menace considérable de
2
Collectif, coordonné par Ch. Younès, Ethique, architecture, urbain, Paris, La Découverte, 2000,
p. 22.
3
Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Laussane, éd. L’Age d’homme, 1973, p. 148.
4
Martin Heidegger, « Bâtir, Penser, Habiter » in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1973, p.193.
120
perte de l’autre, de déclin de la présence physique au profit d’une présence immatérielle et
fantomatique »5.
La fluidification de la réalité, de l’habitat, demande un nouvel équilibre qui reste à
trouver. Il faudrait aiguiser notre conscience de la réalité qui tend à l’effacer sous l’effet de la
vitesse et de la sur-information. Pour vivre dans cette époque de nouveaux médias et de
réseaux de communication, il faut recouvrer sa conscience du monde physique. Selon Jean
Nouvel, les bâtiments doivent beaucoup à l’humanité, le corps est échelle et mesure. Le corps
est la mesure de tous les espaces, même celui de l’architecture. Comme le dit Merleau-Ponty :
« il y a autant d’espaces que d’expériences spatiales distinctes »6. Cette expérience passe par
notre corps. L’architecture peut être ainsi un outil d’exacerber nos expériences et nos sens.
Dans ces conditions, comment l’architecture peut-elle nous aider à retrouver le
contact avec le corps, avec le monde, et ainsi rendre l’espace plus humain ? Premièrement,
toute architecture devrait soutenir l’existence, son unicité, sa singularité, c’est-à-dire inclure
de façon créatrice l’instant du lieu, de poétique de la situation. L’architecture devrait nous
confronter à un monde qui est à découvrir dans sa richesse sensorielle. La fonction de
l’architecture serait de créer des liens uniques entre le corps et le monde, d’ancrer le corps
dans la corporéité du lieu. Il s’agit de « faire corps avec le monde », parce que le corps de la
Terre et le corps vivant sont liés.
Deuxièmement, à travers ce monde qui se propose comme une totalité ouverte,
l’architecture peut nous guider à travers le rythme, entre recueil et déploiement. Dans la
pensée de Maldiney, c’est le rythme qui révèle l’espace. Le rythme est l’articulation du
souffle vital, l’articulation de l’existence et de la spatialité. Le passage de chaos à l’ordre
s’opère par le rythme qui est, d’après Maldiney, la seule réponse adéquate au vertige. Le
rythme protège contre la perte de soi-même. L’architecture instaure le lieu qui génère le
rythme de l’espace. Il s’agit d’ouvrir l’existence au rythme universel, d’harmoniser avec le
rythme corporel et créer ainsi un nouveau type de subjectivité, plus fluide et changeante.
Tantôt on a besoin de demeurer, ce qui signifie aussi d’être ancré dans un lieu, être
chez soi, s’enfermer dans les plis. Par ailleurs, on parle même de « l’architecture de plis »
chez Frank Gehry ou Peter Eisenman qui s’inspirent du pli deleuzien. Tantôt on a besoin
d’ouverture, de sortir, d’être connecté au monde, de voyager, de s’ouvrir au flux
d’information.
5
6
Paul Virilio, Cybermonde, La politique du pire, Paris, Textuel, 1996, p. 45.
Maurice Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 344.
121
Vivre à la fois dans l’ouverture et dans les plis, voilà un défi pour l’architecture. Elle
devrait respecter cette double exigence, car les deux extrémités amènent vers l’impasse :
l’ouverture totale à la perte de liens et de soi-même ; et la vie dans une bulle à
l’emprisonnement existentiel. Il se trouve qu’il est tout à fait naturel d’appartenir aux deux
univers, à la fois au global et au local, au réel et au virtuel. Il est possible de ressentir
l’éternité à travers l’instant, le global par le local. Le rythme suscite justement le lieu où ces
contraintes communiquent. Ainsi, l’architecture nous rend l’existence comme une articulation
du rythme.
Aujourd’hui, dans l’effort de dépasser et d’estomper toutes les frontières, on a
tendance à oublier que l’architecture est l’art des contraintes. Elle n’est pas seulement une
libre expression ; elle pose des limites. Cependant, la limite pose un problème à notre époque
allant vers la liberté et une mobilité absolue. Si la limite implique la moindre des clôtures, elle
sera refusée. La question reste donc : comment limiter sans clore ? Donner un nouveau sens
aux limites, voilà un défi qui n’est pas seulement pour la création architecturale.
Notice bio-bibliographique :
Mahdalickova Eva ([email protected]) est rattachée à l’UFR Lettres, Arts, Cinéma,
et à l’école doctorale « Langue, Littérature, Image : Civilisation et Sciences Humaines ». Elle
prépare actuellement une thèse dont le titre est « Sortir des limites : Une image de soi dans
l’écriture moderne et l’expression architecturale contemporaine », sous la direction de
Madame la Professeure Evelyne Grossman.
Publications récentes et à venir:
E.Mahdalickova, “New experiences of the body through space”, 2009,
<http://www.implications-philosophiques.org/Habitat/dossier.html>.
E. Mahdalickova, « En quête de nouvelles expériences : l’architecture et le virtuel », (à
paraître en 2011), Revue Réel-virtuel n°2.
122
L’humain en procès dans la psychiatrie
Catherine de Luca-Bernier
Université Paris-Diderot (UFR SHC – CRPMS)
Mots-clés : Psychothérapie institutionnelle, psychose, éthique du soin.
Keywords : Institutional psychotherapy, psychosis, ethics of care.
Résumé : L’histoire du traitement social de la folie a vu l’émergence d’une
pratique gestionnaire de populations recluses dans des institutions spécialisées.
A contrario, des psychiatres ont proposé une approche humaniste de la folie,
développant des lieux organisés afin de répondre au mieux à la pathologie et
ménager des possibles thérapeutiques. Nous évoquerons ici le mouvement de la
psychothérapie institutionnelle et la clinique de La Borde.
Abstract: The history of the social treatment for madness saw the emergence of
an administrative practice of populations secluded in specialized institutions.
On the contrary, some psychiatrists have proposed a humanist approach to
madness, by opening up places organized to better take into account the
pathology and provide for possible therapeutics. We will deal here with the
institutional psychotherapy movement and La Borde private hospital.
Puisqu’il est ici question de l’humain et de l’humanité, je vais essayer de définir ce
qu’il peut en être du statut d’humain en psychiatrie au moment où l’actualité judiciaire et
plusieurs faits divers dramatiques font débats. Il ne s’agira pas dans mon propos de traiter
directement de ces débats mais bien plutôt de revenir sur certains possibles qui concernent
chacun d’entre nous. Je parle de ce qui traverse les cultures, les âges aussi bien que l’espace.
Je parle de ce que d’aucuns ont nommé « possession », « folie », « aliénation »,
« maladie mentale » et qu’aujourd’hui l’on trouve réunis dans la nosographie sous le vocable
de « troubles » : troubles de la personnalité, de caractère, sexuels, et bien d’autres.
Cette préoccupation, présente depuis l’Antiquité, a pris différentes formes suivant les
époques : les formes de soin ont varié avec les siècles, qu’elles soient religieuses ou bien
qu’elles relèvent de pratiques de sorcellerie. Or, ces « possibles » que je viens d’énumérer
peuvent s'entendre comme les diverses façons d’être-au-monde de l’humain : formes
constitutives de l'homme pouvant définir l’humanité quels qu’en soient les temps ou les
latitudes.
123
« Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui
disparaît... »1 disait François Tosquelles, un psychiatre catalan dont je vais vous parler dans
un instant. À l’appui de cette citation, il est également possible d’évoquer les travaux de
Jacques Schotte, psychiatre flamand, sur l’anthropopsychiatrie, tentative récente et érudite de
thématiser ces différends « possibles ». Rappelez-vous également le principe du cristal de
Freud : chaque homme est comparable à un bloc de cristal avec ses failles. Si le bloc vient à se
briser, les failles apparaissent. Nous sommes bien ici dans une préoccupation de la folie
constitutive de l’humain. Or, l’évolution de la société ainsi que l’évolution du regard porté sur
ceux qui manifestent une façon d’être-au-monde différente tendent à exclure dans des lieux
d’enfermement , ceux dont il apparaît difficile de réglementer le comportement.
On peut situer la préoccupation de réglementer la situation des insensés à l’année
1785, année durant laquelle paraît un ouvrage qui a pour titre : Instructions sur la manière de
gouverner les insensés, et de travailler à leur guérifon dans les Afyles qui leur font deftinés2,
qui fait état de la psychiatrie dans le royaume. Cet ouvrage, rédigé par Jean Colombier, le
premier aliéniste, s'interroge sur la place du fou dans la société, et conceptualise ce qui sera
plus tard l’hôpital psychiatrique : « Il eft donc néceffaire que les lieux où ils font placés & les
foins qu’on prend d’eux, concourent enfemble au foulagement, à la guérifon & à
l’amélioration de l’état des malades »3. De cette époque date l'interrogation au sujet de la
« folie ».
Or, nous sommes loin d’une telle conceptualisation humaniste. J’en veux pour preuve
le récent documentaire diffusé sur France 54 et filmant un service de malades mentaux à
l’hôpital Sainte-Anne : la gestion des « malades mentaux » s’effectue à l’aide de contentions
de toutes sortes (traitements lourds, camisole, cellules d’isolement). Et l’hôpital Sainte-Anne
n’est pas une exception. S’il est ici question de « gestion », c’est qu’il n’est plus question
d’« humain », ni d’« humanité » pour ceux que la science nous présente aujourd’hui comme
« défaillants » génétiquement ou neurologiquement et que les séries télévisées à succès
assimilent à des « prédateurs » et pour lesquels les diagnostics de « personnalités multiples
paranoïaques à tendance schizophrénique » nous sont présentés pêle-mêle.
C’est ainsi que ces séries nous présentent, aux heures de grande écoute, ces hommes et
1
François Tosquelles, L’enseignement de la folie, Toulouse, Privat, 1992, p. 11.
Jean Colombier, Instructions sur la manière de gouverner les insensés, et de travailler à leur
guérifon dans les Afyles qui leur font deftinés, à Paris de l’imprimerie royale, MDCCLXXXV.
3
Jean Colombier, op. cit., p. 11.
4
In Le monde en face « Un monde sans fous », réalisé par Philippe Borrel, dernière diffusion le 22
avril 2010.
2
124
ces femmes : leurs troubles mentaux les assimilent plus à des monstres qu’à des humains.
En contrepoint de ces « prédateurs », ceux qui les « combattent », car il s’agit ici d’un
nouvel avatar de la lutte du bien et du mal, apparaissent comme ce qui n’est ni plus ni moins
qu’un fantasme d’homme robot : entendez par là un homme sans débordement de pulsions,
aux affects maîtrisés, au physique retouché ; l’homme parfait, lisse, dont le calme vient à bout
de toute situation.
Cependant, a contrario du manichéisme ambiant, je souhaiterais parler d’un lieu où les
malades mentaux sont considérés non pas comme des « fous » mais comme des humains dont
la particularité est d’être sujet d’une existence meurtrie. Il s’agit de la clinique de La Borde,
située dans le Loir-et-Cher, à proximité de la ville de Blois. Cette clinique, dont le médecindirecteur est Jean Oury, est le lieu de la « psychothérapie institutionnelle » depuis 1953. Il
s’agit d’un îlot où une certaine psychiatrie humaniste issue de la guerre s’exerce encore
aujourd’hui. Dit plus simplement, cette clinique accueille sans condition de durée de séjour
des êtres pour lesquels l’existence se réduit à la vie. Entendez par là que la pathologie dont ils
souffrent est parfois si lourde qu’ils ont tout perdu, jusqu’au statut de « prolétaire » : même
leur force de travail leur devient étrangère du fait de l’aliénation mentale.
Je vais vous présenter brièvement ce qu’est la psychothérapie institutionnelle, comme
mouvement et comme pratique qui vise à transformer la prise en charge des fous dans la
société. La psychothérapie institutionnelle a élaboré des concepts et des techniques afin de
soigner des patients psychotiques en institution, en s’inspirant de diverses sources comme
l’expérience concentrationnaire des fondateurs, de la psychanalyse, de la philosophie, du
politique. Ce mouvement critique de l’institution asilaire se fonde sur une anthropologie, dans
laquelle comme nous l’avons vu la maladie mentale est une dimension de l’humain.
La Borde est pensée à la fois comme un « asile » au sens d’un havre, tout en étant en
prise avec la société réelle. C’est-à-dire que le système d’échanges est créé de telle façon que
les malades sont confrontés aux réalités sociales. Les institutions mises en place ont alors une
fonction de médiation entre le sujet hospitalisé et l’établissement afin, justement, que le
malade puisse se déprendre du préjugé d’aliénation sociale qui pèse sur lui : par exemple, les
préjugés d’incapacité ou d’irresponsabilité. L’hôpital n’est plus alors assujetti à l’autorité de
l’établissement : les institutions peuvent ainsi se passer des lois. Les institutions permettent la
liberté de parole et de circulation. D’où l’intérêt de lieux telle une cafétéria5 où les malades
peuvent se retrouver.
5
La cafétéria a été l’une des premières institutions créées à l’hôpital de Saint-Alban.
125
La psychothérapie institutionnelle propose ainsi un dispositif de soins où prime
l’hétérogénéité des lieux, des espaces et des personnes afin que chacun puisse s’appuyer sur
ce qui lui convient le mieux : ceci, afin de pouvoir participer de façon effective à sa thérapie
et réorganiser ainsi son milieu de vie. Dans cette clinique est prise en compte la singularité de
chacun : l’organisation des lieux ainsi que les dispositifs mis en place tiennent compte de la
spécificité de la psychose.
Les états psychotiques, la plupart d’entre nous les connaissent : les plus fréquents
concernent les moments d’endormissement ou de réveil où soudain l’impression de sombrer,
de chuter est si forte que le réveil met fin à cette angoisse. C’est là un tout petit aperçu de ce
qu’éprouvent les sujets psychotiques. Afin de les accueillir et de les accompagner dans cette
« descente aux enfers » quotidienne, un contrat est proposé à chaque nouvel entrant, contrat
thérapeutique qui engage chacun, et pas seulement les malades, à participer à un système
d’échanges de responsabilités, d’échanges économiques, culturels, juridiques afin de recréer
ce qui est attaqué dans la psychose : le lien social ainsi que le déni de la réalité.
Cependant, il s’agit ici d’existences si vulnérables qu’elles se réduisent à la vie : tel X,
dont je tairai le nom et dont la tâche principale est de se tenir chaque jour à mettre le couvert
le midi. Pour ce faire, il est nécessaire pour lui de se lever, d’affronter tous ces autres qui
peuplent la clinique, il s’agit de s’habiller, parfois de se laver, d’aller jusqu’au château, le lieu
où l’on prend ses repas, de pénétrer dans la cuisine, de disposer les tables et les couverts et,
très vite, très vite, d’emporter pour lui, dans sa chambre, parce que tout cet effort est déjà trop,
d’emporter pour lui, dans sa chambre aux volets la plupart du temps fermés, son déjeuner
qu’il prendra seul après avoir dressé la table pour une centaine de personnes. Cette
vulnérabilité pourrait tout aussi bien être « gérée » : puisqu’il prend ses repas dans sa chambre
la plupart du temps, rien ne serait plus facile que de lui apporter un plateau-repas à heure fixe.
Mais qu’en serait-il alors de son humanité, de tous ses efforts déployés pour lui et pour
l’autre : effort pour se reconstruire chaque jour, effort afin d’affronter un monde si terrifiant
qu’il ne nous est accessible que par bribes quand soudain au cours d’un repas l’un ou l’autre
interrompt la conversation : « Vous ne pouvez pas lui dire d’arrêter là, il me transperce
l’estomac avec son couteau, j’ai déjà plus de bras, j’aimerais finir de manger tranquille parce
que ça fait mal quand même ! ». Efforts déployés pour l’autre, toujours menaçant du fait des
phénomènes d’invasion psychiques et corporels. Efforts déployés pour les autres afin, malgré
toutes ces menaces vécues comme réelles, de leur venir en aide : mettre la table pour ceux qui
ne peuvent pas, pour ceux qui ne veulent pas, pour ceux qui ne savent pas, pour ceux qui ne se
rendent pas compte que l’heure du repas rythme les jours.
126
J’ai parlé d’organisation des lieux et de dispositifs qui tiennent compte de la spécificité
de la psychose, mais je n’ai pas encore parlé de l’a priori avec lequel on travaille à La Borde :
celui du transfert. Tenir compte du transfert psychotique, c’est tenir compte du désir de celui
qui se tient devant nous et c’est ce qui fait toute la différence entre les pensionnaires de cette
clinique et les malades qui nous sont présentés aux heures de grande écoute. Car, tenir compte
du désir de l’autre, c’est le considérer avant tout comme un humain avec ses manques, ses
faiblesses, sa vulnérabilité et surtout avec sa capacité à faire, à se responsabiliser, à prendre
des initiatives si tant est qu’on lui offre le cadre le lui permettant.
C’est ainsi qu’à La Borde, un club thérapeutique de malades a été créé, qui permet
ainsi une relative autogestion de la clinique par rapport à l’établissement qui lui, reçoit ses
directives du Ministère. C’est ainsi que chaque prise de décision est soumise à différentes
instances paritaires par le biais d’institutions diverses dont la principale est le club
thérapeutique. Par exemple : les sorties ou la composition de menus allégés. Ces diverses
institutions, ainsi que l’engagement du collectif de malades à la prise de décisions dans la
clinique, permettent les débats, des transferts d’affects et d’affectations de chacun.
Tosquelles précisait que c’est le travail avec les patients schizophrènes qui met en
lumière l’ensemble des dimensions théoriques et pratiques de la psychothérapie
institutionnelle. En effet, l’essentiel du travail consiste en une élaboration des interrelations du
groupe des malades entre eux, des groupes des membres du personnel entre eux et du groupe
des malades et du groupe des membres du personnel entre eux ainsi que des différents
groupes entre eux. Et ceci est rendu possible par ce que Jean Oury nomme la liberté de parole
et la liberté de circulation. Les statuts de chacun sont travaillés de telle sorte que la hiérarchie
pyramidale n’a pas cours à La Borde : pour exemple, lorsqu’un malade est d’un abord
particulièrement difficile, personnel et malades s’associent afin de trouver la solution la
meilleure. Car un malade est avant tout un sujet, un sujet humain, entendez par là qu’à La
Borde, on parle aux malades comme tout un chacun : pour ma part, je les consulte, ils me
renseignent, je me fie à leur jugement et leur fais entièrement confiance.
Il ne s’agit pas ici d’être idéaliste, simplement de penser les conditions dans lesquelles
un être peut rester humain en dépit de sa différence. N’importe qui, enfermé dans une cellule
de contention capitonnée avec un matelas au sol et des repas passés par une ouverture dans la
porte et ce durant des mois, présenterait de forts troubles psychiques si ce n’est un
comportement dangereux. De même, subissez la succession de séjours de 21 jours ou bien
l’arrêt de prescriptions par défaut de suivi médical, et vous comprendrez mieux comment l’on
fabrique les fous dangereux d’aujourd’hui.
127
Le diagnostic ne prend plus en compte la complexité de l’humain : l’histoire de vie, les
aléas, les épreuves, sont oubliés au profit d’une nosographie psychiatrique, le D.S.M.V. qui
appréhende l’homme comme une succession de symptômes qu’il s’agit de traiter. Car si
l'humain est ce qui réunit les hommes il est aussi ce qui les sépare dans l'espace et le temps :
autant de conceptions de l'humain et de l'inhumain que de cultures.
Un extrait de mon journal de bord pour conclure et illustrer ce qui est en jeu
dans la sauvegarde de l’humain dans le champ psychiatrique :
Il s’agit du moment du petit-déjeuner à La Borde, sorte "d'étirement"
psychique. À ce moment-là, les pensionnaires sont peu ou mal réveillés et
j'éprouve une sensation étrange à me glisser dans les limbes de leur sommeil : ne
pas faire trop de bruit même si la salle est bruyante, ne pas faire de gestes
brusques, bien plutôt se glisser comme un lézard dans les failles d'existences
assemblées autour d'une table. Être disponible et souriante sans cependant
attendre quoi que ce soit si ce n'est l'écoulement passif des minutes. Se frayer
délicatement une place sur une table déjà encombrée de pots vides de confitures
ou d'emballages de beurre, de bols utilisés laissés en plan, de miettes jonchant la
table, de chocolat ou de café renversé. Les regards se coulent, parfois une parole
s'échange sur un rien. C'est presque toujours la même chose chaque matin. Mais
c'est extrêmement paisible, ténu et fragile.
Aucun empressement à nettoyer la surface ainsi encombrée de la table :
juste repousser ce qu'il faut afin d'avoir une place. Ce qui semble compter pour
chacun à ce moment est d'être là parmi les autres, quel que soit l'état de propreté
de la table. D'ailleurs, s'agit-il d'une table sale ou bien d'une table jonchée des
restes de la nuit dont se dépouille tout à tour chaque pensionnaire qui vient ici
déjeuner ? Il est bien plus question ici d'un espace intersubjectif que de la
propreté d'une table. Pour moi, l'impression est celle d'un cocon douillet où
j'aime à me glisser afin de profiter des dernières minutes de la nuit. Le temps qui
s'écoule prend alors une autre dimension : sorte de distorsion tout à la fois
étrange et pourtant déjà connue.
Ainsi, la plupart du temps, quand le moment est venu, chacun emporte
son bol et l'un des pensionnaires nettoie la table. Ce moment de « propreté », qui
serait déchirement s'il arrivait trop tôt, s'insère dans un temps psychotique. La
propreté de la table est secondaire. Le langage parlé n'est pas alors celui d'une
compréhension linguistique, mais bien plutôt celui d'une même ligne mélodique,
128
d'une musicalité des êtres.
Cependant, parfois, à cette même table, le poste de radio d’un
pensionnaire hurle : ça ne semble gêner personne ou peut-être que personne
n’ose le lui dire car ses réactions sont parfois un peu vives.
Au bout d’un moment, pourtant, un cuisinier surgit et sur un ton bourru
empreint d’un accent maternel s’adresse au propriétaire de la radio :
- « Ah, ben, c’est coco, c’est mon ami : bonjour coco !
Et, dans le même temps :
- ben, tiens, dis-moi, coco, tu peux baisser un peu ta radio, là ? »
Coco s’exécute, le nez sur la radio.
Le cuisinier reprend :
- « Ben tiens, là, si t’as 2mn, viens voir un peu en cuisine. »
Coco se lève en faisant hoqueter sa chaise sur les carreaux du sol, suit le
cuisinier et revient 2mn après, avec, au choix, dans la main, porté comme le
Saint Graal, un verre de café sucré et tourné par le cuisinier, une demi banane ou
un yaourt.
Il ne s’agit pas ici d’une gratification, bien plutôt d’une concordance, à un niveau
pathique : la convivialité se décline sur le mode d’une injonction ponctuée d’un souci de
l’autre ; à une demande non formulée correspond une réponse d’ordre thérapeutique déclinée
comme une métonymie.
Notice bio-bibliographique:
Catherine de Luca-Bernier ([email protected]), co-animatrice du « séminaire
Psychopathologie et psychothérapie institutionnelle » à Espace Analytique, et co-responsable
pédagogique du « D.U de Psychothérapie institutionnelle et psychiatrie de secteur » à Paris
VII, est rattachée à l’UFR Sciences Humaines Clinique et au Centre de Recherches
« Psychanalyse et Médecine » (école doctorale « Recherches en Psychopathologie et
Psychanalyse »). Elle prépare une thèse ayant pour sujet « La symbiose partielle : une
dimension existentielle du transfert en psychothérapie institutionnelle », sous la direction du
Professeur Mareike Wolf-Fédida. Elle a publié :
- « Esthétique japonaise et métapsychologie institutionnelle », in J. Pain (dir.), Paysages
et figures de la violence, 2003, p. 179-195.
- « Paysage de la folie », in Claude Boukobza, Erès & Ramonville Saint-Agne (dir.) La
psychanalyse, encore !, 2006, p. 339-342.
- « La folie au Japon », in Matrice & Vigneux (dir.), Rencontre avec le Japon. Jean
Oury à Okinawa, Tokyo, Kyoto, Matrice, Vigneux, 2006, p. 165-195.
- « L’Accueil à la clinique de La Borde », 2010,
<http://pig.asso.free.fr/Couvaccueil.dir/TextesActesLB09/Accueil.pdf>.
129
Quelle place pour l’humain dans la relation de soin face à la
standardisation des pratiques soignantes ?
Élie Azria
Université Paris-Diderot (EA 1610)
Mots-clés : Médecine,
épidémiologie.
connaissance
médicale,
standardisation,
soin,
Keywords: Medecine, medical knowledge, standardization, medical care,
epidemiology.
Résumé : En occultant la nature conjecturale du savoir et les limites de la
science médicale, une pensée rationalisante et procédurale influence la
recherche clinique et la pratique médicale de manière considérable. Cette
pensée, entièrement tournée vers le contrôle d’indicateurs de risque et
économiques, s’appuie sur le paradigme de l’Evidence-Based Medicine et
impose, via des procédures normatives, un soin de plus en plus standardisé. Se
revendiquant de la rationalité scientifique, ce sont précisément ses règles
qu’elle transgresse. Transformant le médecin en un effecteur privé de son
autonomie critique et dépossédant le malade de son individualité en le
réduisant à sa maladie telle que la définit l’épidémiologie clinique, cette
évolution transforme radicalement le rapport de soin au détriment de l’individu
malade.
Abstract: The rationalising and procedural approach obscures the conjectural
nature of medical scientific knowledge and the limits of medical science, and
thereby considerably influences clinical research and medical practice. This
thinking, focused wholly on mastery of risk and economic indicators, is rooted
in the paradigm of evidence-based medicine, and through normative
procedures imposes increasingly standardised healthcare. While claiming
scientific rationality, it in fact transgresses its rules. By transforming the
doctor into an executant deprived of autonomy, and by denying the patient’s
individuality by equating him or her with the disease as defined by clinical
epidemiology, this standardisation has distorted the doctor-patient
relationship to the detriment of those seeking medical care.
Le XXème siècle a été d’un point de vue médical le témoin d’avancées considérables
avec l’effet que l’on sait sur la santé des populations des pays de niveau sanitaire élevé. Ces
progrès ont notamment été permis par des changements substantiels dans la façon de
constituer le savoir médical et la transformation des modalités d’application de celui-ci à la
130
pratique du soin. Cette mutation épistémologique semble si profonde que la question du statut
de cet ensemble de pratiques que l’on regroupe sous l’appellation de « médecine » est plus
que jamais actuelle.
Canguilhem, reprenant à son compte une formule de Leriche, situait la médecine
comme un « art au carrefour de plusieurs sciences plutôt que comme une science proprement
dite ». Prétendre que la pratique du soin ne serait qu’art médical serait fermer les yeux sur au
moins deux siècles de progrès accomplis grâce à l’application de méthodes scientifiques.
Avancer à l’inverse qu’elle ne serait que science reviendrait à nier que les bases de très
nombreuses pratiques actuelles n’ont rien de scientifiques, ce serait nier un savoir-faire
relevant davantage de l’artisanat que de la technique, ce serait enfin ne pas voir les
déterminants non médicaux de l’acte de soin. En plus du savoir médical scientifique et de la
technique, existent un savoir et un savoir-faire implicite faits d’expériences et de sensations.
C’est à ce propos qu’Armand Trousseau mettait en garde : « Quand vous connaîtrez les faits
scientifiques, gardez-vous de vous croire médecin, il n’appartient pas à tous de devenir des
artistes ». La pratique médicale impose en effet la mise en relation de deux univers ; l’un est
scientifique, il est celui du général et du multiple, des études sur population, des probabilités
et autres modélisations du risque. L’autre univers, restreint à l’individu, domaine d’expression
de sa singularité et de sa variabilité, est aussi le lieu des affects et de l’inquantifiable. La
médecine se fait dans un va-et-vient constant entre l’un de l’individu et le multiple de la
connaissance scientifique. Cette dernière est produite à partir d’une « matière première » dont
l’individu est la substance, et cette connaissance, dans un mouvement de retour, a pour
vocation d’être appliquée au soin de l’individu malade.
Etablir les passerelles adéquates entre la science et l’individu, permettre le retour de
« l’universel » scientifique vers le particulier du malade, est vraisemblablement ce qui fait de
la pratique médicale moderne cet exercice si difficile, cet art qui fait intervenir des capacités
humaines difficilement quantifiables. Le jugement, l’expérience et la sensibilité sont certaines
de ces capacités et c’est précisément dans la mise en contexte de la connaissance scientifique
que s’exprime l’humanité qui fait de la relation de soin un rapport qui, malgré les
technologies aujourd’hui disponibles, ne peut être mécanisé. La volonté de standardisation des
pratiques soignantes qui s’exprime de façon de plus en plus patente menace aujourd’hui la
place de cette humanité et plus largement de l’humain pourtant objet principal du soin. Ce
projet de standardiser les pratiques, qui dépasse largement les seules pratiques médicales,
s’inscrit dans une perspective plus large de contrôle des risques et maîtrise des coûts. Il s’agit
131
ainsi de projets éminemment politiques dont nous n’aborderons pas ici les mobiles, mais dont
nous tenterons dans les pages qui suivent d’analyser les moyens et les conséquences.
1. Instrumentalisation
de
la
rationalité
épidémiologique
à
des
fins
de
standardisation du soin
Montrer que cette entreprise de standardisation du soin repose principalement sur la
connaissance médicale confèrerait au projet une assise qui le conforterait dans sa pertinence.
Bien que nous envisagions la standardisation d’un point de vu critique, nous nous accordons
sur le fait que c’est bien sur la connaissance que s’appuie le projet. Nous tentons cependant de
montrer qu’il s’agit là d’une approche viciée de la connaissance médicale et de la rationalité
scientifique qui est instrumentalisée.
Avec le développement de l’épidémiologie et de la recherche clinique, la rationalité
scientifique s’est invitée dans la pratique médicale et a permis à cette discipline de se
soustraire non seulement aux croyances mystiques et magiques, aux traditions et à certains
dogmes qui apparaissaient inattaquables, mais également à l’emprise de toutes sortes de
producteurs de médications prétendument bénéfiques.1 La connaissance médicale devait alors
changer de nature et connaître non seulement un saut qualitatif, mais également une évolution
quantitative qui a été amplifiée par l’apport des calculateurs informatiques et plus récemment
par la révolution numérique et les nouvelles technologies de l’information. Le développement
de cette connaissance épidémiologique, par essence conjecturale, probabiliste, produite à
partir du traitement statistique de données issues de groupes, d’échantillons ou de populations,
s’il permettait d’appuyer la médecine sur une connaissance générale plus stable et plus solide,
ne résolvait pas le problème de son application à la situation chaque fois singulière d’un
malade donné.
L’inflation quantitative, en partie liée aux mécanismes d’évaluation des chercheurs,
concourait de plus à la constitution d’un corpus extrêmement hétérogène en termes de validité
et de pertinence. Les conflits d’intérêts, qu’ils soient de nature commerciale ou académique2,
étaient de nature à renforcer cette hétérogénéité qualitative des bases de données.
1
Harry Marks, La médecine des preuves, histoire et anthropologie des essais cliniques (1900-1990),
Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2000, p. 65.
2
A propos des conflits d’intérêt académiques Berthelot écrit : « la reconnaissance est sans aucun doute
la gratification symbolique majeure du champ scientifique et il serait naïf de penser que les chercheurs
y sont indifférents. Elle est également la condition d’accès aux avantages matériels et positionnels qui
balisent la carrière et s’expriment dans une rémunération, des pouvoirs et une audience accrus ». Il
132
C’est autour de ces difficultés liées au choix des connaissances les plus pertinentes pour le
soin d’un individu, que s’est constitué au début des années 90 autour d’un groupe
d’épidémiologistes de l’université McMaster dans l’Ontario l’Evidence Based Medicine
(EBM). Il s’agissait d’une méthode qui allait s’imposer et prétendre au statut de nouveau
standard de la pratique du soin. Ses auteurs et promoteurs la définissaient ainsi : « Une façon
rigoureuse, consciencieuse et judicieuse d’utiliser les preuves les plus récentes et de plus haut
niveau pour les décisions concernant le soin d’un individu »3. L’EBM s’appuie sur une
méthodologie de quantification du jugement pour proposer la recherche des « preuves » ayant
le niveau le plus élevé, recherche passant par une approche analytique et critique de la
connaissance via les publications scientifiques. Il s’agissait en d’autres termes d’attribuer, en
fonction de la validité interne des recherches scientifiques publiées, un niveau de preuve aux
résultats des études épidémiologiques et aux recommandations pour la pratique du soin qui en
découlaient.
Si les promoteurs de cette nouvelle façon de penser la médecine présentaient
initialement l’EBM comme étant avant tout une approche pédagogique qui devait permettre
aux cliniciens d’acquérir les outils d’analyse critique de la connaissance médicale pour
appuyer les décisions de soin qu’ils avaient à prendre, cette méta-méthodologie s’est
progressivement détournée de cet objectif pour devenir productrice et prescriptrice de normes
médicales. D’une méthode destinée à garantir une certaine autonomie critique des médecins
vis-à-vis de la connaissance, l’EBM est très rapidement devenu le nom générique d’un
système visant à produire des référentiels opposables à destination des praticiens. Les raisons
de ce changement de cap sont davantage à chercher dans des partis pris de nature idéologique
et politique que dans une évolution qui se serait produite naturellement, sans intentionnalité.
L’intention est en effet bien présente et largement orientée par des modèles de risk
management et de maîtrise des coûts que les gestionnaires de santé empruntent au monde de
l’entreprise et au secteur industriel. Ces modèles passent notamment par une standardisation
des procédures et la réduction de l’autonomie des acteurs. On comprend ainsi en quoi l’EBM
dans son versant prescripteur de normes et de référentiels peut devenir l’instrument de cette
volonté de standardisation et d’une gestion supposée rationnelle du soin.
parle de la transaction « connaissance contre reconnaissance » comme d’un conflit d’intérêt à part
entière. Jean-Michel Berthelot, L'emprise du vrai : Connaissance scientifique et modernité, Sociologie
d'aujourd'hui, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 100.
3
David Sackett, Evidence Based Medicine, New York, Churchill Livingstone, 2000.
133
L’EBM est pourtant un paradigme extrêmement fécond et opératoire en pratique clinique.
Toutefois, en raison de l’instrumentalisation dont il fait l’objet, il perd son sens premier et une
partie de sa pertinence clinique. Si la méta-méthodologie inventée aurait dû permettre de ne
pas disjoindre la connaissance médicale scientifique de la notion d’incertitude, la preuve,
quels que soient son caractère relatif et la connotation qui lui est adjointe, prend dans la
pratique une dimension d’absolu qui chasse l’incertitude. Sans une formation à l’analyse
critique, les soignants ne peuvent avoir la mesure du caractère toujours relatif des notions de
preuve et de vérité scientifique. Sans ce nécessaire recul, on est conduit à voir la
significativité statistique comme preuve absolue de la supériorité d’un traitement sur un autre,
ou comme le lien de causalité indiscutable entre un événement et un effet. Malgré sa
modélisation statistique, l’incertitude consubstantielle de la connaissance s’efface pour laisser
croire aux certitudes et ainsi rendre indiscutable la transposition pratique du résultat.
Une autonomie critique des soignants vis-à-vis de la connaissance et l’affichage évident de
son caractère incertain seraient évidemment des obstacles au projet normalisateur.
Cette conception viciée de la connaissance, si elle permet par des certitudes illusoires
de standardiser les pratiques et de soulager l’angoisse qui accompagne le soignant dans ses
gestes quotidiens, change ce dernier en un effecteur plus ou moins privé de sa faculté
d’interpréter. Pareille évolution ne peut que stériliser la créativité et grever le potentiel de la
recherche clinique. Elle a de plus pour effet d’appuyer le soin sur une base plus instable que
ce qu’elle ne laisse apparaître et c’est alors l’intérêt du malade qui se trouve menacé.
2. De l’objectivité scientifique à la négation du sujet
Le caractère vicié de la démarche décrite dans le paragraphe précédent est renforcé par
la manière dont les systèmes académiques et industriels produisent des connaissances où
l’incertitude qui leur est attachée est sans cesse minimisée. Qu’il s’agisse d’intérêts
académiques ou financiers, le conflit d’intérêt n’est jamais dissociable des résultats du
chercheur. Des compromissions inconscientes les plus dérisoires aux malversations patentes,
toute une gamme de comportements viennent limiter la validité de la connaissance
scientifique. Notre naïveté nous porte à croire que le phénomène est marginal, il semblerait
qu’il n’en soit rien et que l’ampleur de ces compromissions dépasse de loin ce que l’on peut
imaginer4. À côté de ce que l’on peut qualifier de fraudes caractérisées, une forme de
4
Brian C. Martinson, Melissa S. Anderson, et Raymond de Vries, « Scientists Behaving Badly »,
134
comportement très répandu mais non délictuel consiste à maximiser la portée des résultats
obtenus en maximisant leur validité. Il s’agit là d’un exercice habituel pour un scientifique qui
cherche à publier une recherche et emporter l’adhésion de ses pairs. Si l’évaluation des pairs
a notamment pour vocation de faire apparaître l’incertitude dissimulée dans les rapports
d’études scientifiques, les moyens pour accomplir cette tâche sont bien souvent trop limités.
La méthode scientifique procède de l’objectivation, c'est-à-dire d’une démarche amenant le
sujet à s’effacer devant son objet. Cette approche concerne aussi la recherche clinique où le
principe du double aveugle, qui consiste à introduire l’intervention à évaluer à l’insu du
malade se prêtant à la recherche et du soignant investigateur, en est l’illustration la plus
démonstrative. Toutefois, malgré les procédures existantes, la dimension subjective de cette
recherche clinique ne peut jamais être totalement écartée. La reconnaissance des facteurs
multiples qui limitent immanquablement cet effacement du sujet, salutaire pour la validité de
la connaissance, devrait être partie intégrante de la démarche scientifique. Or, que ce soit par
ignorance ou en raison des intérêts précédemment évoqués, la persistance de cette part de
subjectivité est très souvent minimisée, voire niée. Si les entorses aux procédures
d’objectivation sont sources de biais et entachent la validité interne du savoir produit, la
négation de ces biais a pour effet de donner à des faits fragiles une solidité à laquelle ils ne
peuvent prétendre. Au travers une prétention à l’objectivité totale, c’est ainsi à une négation
de la résistance du sujet et de la dimension humaine de la pratique scientifique que nous
aboutissons. Cette négation de la place du sujet apparaît également dans la domination
qu’exerce depuis plusieurs décennies le modèle statistique fréquentiste sur le champ de la
recherche clinique. L’approche bayésienne, à l’inverse, intègre la subjectivité à la définition
du risque produit. Le théorème développé par le révérend Bayes a en effet été critiqué et
disqualifié par beaucoup parce qu’il supposait que soit assignée une probabilité première à la
vérité d’une hypothèse, faisant de ce fait intervenir la subjectivité du chercheur ou du
statisticien.
Discuter et tenir compte des biais qui limitent nécessairement l’objectivité d’une
expérience n’est autre que reconnaître la place de l’homme dans la démarche empirique. À
l’inverse, attribuer à la démarche scientifique une objectivité absolue, n’est qu’une tentative
contre-productive d’éviction de celui-ci. Cette négation est aussi le témoignage d’une
profonde méconnaissance du fonctionnement scientifique.
Nature, Vol. 435, No. 7043, 2005, p. 737-738. L’auteur explique que le secteur de la recherche
pharmacologique et médicale est particulièrement concerné par les fraudes scientifiques et les
comportements délictueux, probablement du fait d’enjeux financiers importants.
135
3. Standardisation des pratiques soignantes et éviction de l’homme
Ainsi, en s’appuyant sur un savoir empirique duquel est occultée la subjectivité, la pratique
soignante masque en quelque sorte les traces de l’homme qui colorent la connaissance
médicale. Cette place de l’homme est davantage encore menacée par la standardisation ellemême.
La démarche de normalisation de la pratique médicale selon des procédures
formalisées par le paradigme EBM est la plus patente des entreprises de bannissement de
l’homme. Nous avons vu que l’approche pédagogique destinée à laisser une liberté éclairée
aux praticiens a été supplantée par une approche prescriptive qui, par la publication de
synthèses et référentiels, organise la standardisation des pratiques. La dénomination de ces
protocoles dits evidence-based reflète cette volonté. Hormis les « Standards Options
Recommandations » en cancérologie, dont les titres se présentent en général comme « Prise
en charge des malades atteints des maladies X ou Y », la plupart de ces documents portent des
titres formulés de la manière suivante : « Recommandations pour la prise en charge de la
maladie X ou Y ». Ces formulations en disent long sur le contenu des procédures en question.
Ceux-ci ne prennent que très peu en compte le malade qui est réduit au nom standardisé de sa
maladie, éventuellement assorti d’un stade si l’hétérogénéité de celle-ci est trop importante.
C’est la question de la distinction entre la prise en charge de la maladie et du malade qui est
ici posée. En privilégiant la maladie définie selon des critères nosographiques bien précis aux
dépens du malade, on éloigne toute la contingence que l’homme introduit par sa façon de
vivre la maladie et toute la complexité liée à la singularité de l’expression de la maladie, de la
tolérance des traitements, voire de ses préférences. Un des aspects de cette standardisation
des pratiques soignantes est ainsi l’effacement du malade devant sa maladie, d’une certaine
manière sa déshumanisation.
Le processus de standardisation de la pratique médicale repose de plus sur une idée
profondément ancrée dans les mentalités, celle que l’humain est faillible et que la sécurité des
systèmes ne pourra être atteinte qu’en écartant ce « facteur humain ». Si la première partie de
ce postulat n’est pas discutable (l’homme étant incontestablement faillible), la seconde, qui
érige la science et la technologie en gardiens infaillibles, est plus critiquable. Cette idée, déjà
très répandue dans de nombreux secteurs industriels, est en train de prendre une place
démesurée dans la gestion de l’activité soignante. Cette conception qui réactualise une
certaine forme de positivisme, accordant une confiance sans faille aux produits de la science
136
et à sa capacité à produire le vrai, nie l’incertitude attachée à la production d’une
connaissance qui est par nature conjecturale, limitée et provisoire. Elle conduit ce faisant à
cette idée de l’homme vu par le prisme quasi exclusif de sa faillibilité, de son caractère
irrationnel et de sa seule propension à déréguler les systèmes. Partant de cette vision de
l’homme comme point d’entrée de l’irrationalité, de la contingence et au final du risque,
quelle autre option que celle de l’encadrer, voire de l’éloigner ? L’éviction de l’homme
apparaît alors comme le moyen d’accéder à la sécurité que nos gestionnaires et tutelles
mesurent à l’aune d’indicateurs conçus davantage pour justifier à posteriori leur politique que
pour adapter des mesures correctrices5.
Les principes du risk management tels qu’ils ont été importés en médecine vont de
pair avec la normalisation du soin et conduisent à une dévalorisation systématique et
méthodique de la part d’humain présente chez le soignant. Cette dévalorisation passe par celle
de son expérience et de son jugement, et par l’organisation de son interchangeabilité. Les
gestionnaires de risque nous expliquent que l’autonomie du soignant doit être réduite au
maximum pour pouvoir parvenir à la sécurité d’un système6. C’est parce qu’il faut contrôler le
risque et les dépenses qu’il occasionne qu’il faut, autant que faire se peut, écarter l’homme de
la décision. Le processus de standardisation du soin evidence-based est le moyen de cette
éviction. Par une emprise croissante des protocoles, recommandations pour la pratique
clinique, conférences de consensus et autres guides de bonnes pratiques, l’activité du soignant
est de plus en plus normée et encadrée, au point que son autonomie s’en trouve notablement
réduite. À travers cette emprise croissante des synthèses expertes de la connaissance sur
lesquelles les praticiens n’ont que très peu la possibilité d’avoir un regard réellement critique,
c’est leur jugement qui se trouve totalement dévalorisé. La collégialité qui tient désormais lieu
de procédure décisionnelle, outre ses bienfaits que nous ne discutons pas, a elle aussi
grandement contribué à dévaloriser le jugement individuel du praticien. Si l’on devait
poursuivre sur cette voie, le clinicien sera à terme incapable, à défaut de ne plus y être
autorisé, d’élaborer des décisions.
Limiter la capacité décisionnelle et ainsi déresponsabiliser le soignant en réduisant
l’activité médicale à des gestes dictés par l’hétéronomie d’une connaissance transformée en
guidelines, correspond au programme que l’on voit se dessiner. La pratique médicale se
résumera ainsi à l’application par des praticiens de procédures établies par des experts. Les
5
Lorraine Data, Le grand truquage - Comment le gouvernemment manipule les statistiques, Paris, La
Découverte, 2009.
6
René Amalberti, et al., “Five system Barriers to Achieving Ultrasafe Health Care”, Ann Intern Med,
Vol. 142, No. 9, 2005, p. 756-764.
137
modèles industriels importés dans le domaine de la santé contribueront à transformer les
cliniciens en des « gorilles intelligents », pour reprendre le terme qu’utilisait Charles Taylor
pour qualifier le personnel des usines encadré par des procédures.
La
procéduralisation
des
pratiques
médicales,
en
plus
d’avoir
affaibli
considérablement la notion d’individualité de la personne malade, contribue ainsi également à
vider le soignant de sa « substance humaine. »
4. Une évolution redoutable du soin
Tous les secteurs de la discipline médicale ne sont pas concernés de la même façon par
ce processus d’éviction. Si l’anesthésie est la première à s’être prêtée à cette standardisation,
la chirurgie ou l’obstétrique sont pour le moment relativement préservées. La standardisation
est en effet beaucoup plus difficile à mettre en œuvre lorsqu’il s’agit de pratiques artisanes
très dépendantes du savoir faire et de l’expérience des opérateurs.
Ces spécialités sont
néanmoins les terrains privilégiés de travaux de recherche évaluant le « facteur humain »
comme facteur causal spécifique des événements indésirables. Cependant, ce que ces travaux
montrent aussi, c’est que la capacité d’adaptation propre à l’humain est ce qui permet de
mettre en jeu les mécanismes de défense limitant les conséquences de certaines erreurs. De la
même façon, si le processus en cours aboutissait à une exclusion totale de l’humain présent en
chaque soignant, l’adaptation aux situations en marge des protocoles ne serait plus possible.
C’est parce que s’exprime encore chez les soignants, malgré ce processus de standardisation
en cours, une part d’humanité et de responsabilité, que ces entorses aux procédures sont
possibles et protègent les patients à titre individuel.
Cette pratique du soin de plus en plus standardisée montre aujourd’hui très clairement
son inaptitude à répondre aux exigences individuelles de la personne malade. Ainsi, d’une
évolution épistémologique progressiste qui a amené la connaissance scientifique à appuyer le
soin pour le plus grand bien des patients, émergent à l'inverse les conditions d’une
déshumanisation du soin. Dès lors que le corps médical soigne des populations avant des
individus, des maladies avant des malades, le visage du soin perd son humanité. L’acception
épidémiologique du malade se répand et c’est ainsi que l’individu s’efface insidieusement
devant la population et le jugement clinique devant le test statistique7. Or dans la « vraie vie »
les patients ne sont ni « éligibles », ni « randomisés », ils présentent une multitude de
7
Mark R. Tonelli, “The Philosophical Limits of Evidence-Based Medicine”, Acad Med, Vol. 73, No. 12, 1998,
p. 1234-1240.
138
caractéristiques que les épidémiologistes n’ont d’autres choix que de négliger. Ils ont des
désirs et des préférences exprimées, ils ont des plaintes pas toujours congruentes avec les
nosographies, ils varient par leurs émotions, leur conception du temps, leur culture, leur
éducation : tout cela est en fait bien plus complexe que la vision épidémio-centrée véhiculée
par l’EBM. Si celle-ci est nécessaire, elle ne doit pas réduire les relations d’un médecin avec
ses patients au rapport d’un médecin à une population. Si la pratique médicale s’enrichit d’un
savoir épidémiologique et s’il existe une interdépendance entre celui-ci et la clinique, cette
dernière ne s’adresse pas à des populations mais à des individus. S’il n’y a de science que du
général, il n’y a en dernier recours de clinique que du particulier.
Avoir conscience que cette standardisation du soin s’accompagne et passe
nécessairement par une déshumanisation est crucial pour ne pas pousser le processus jusqu’au
point où l’humanité et la responsabilité des soignants s’effaceraient devant les procédures.
5. Le soin comme une activité à gérer
La pensée procédurale et normalisatrice régente de plus en plus l’activité des soignants
et s’appuie précisément sur l’idée d’une recherche clinique toute puissante. Cette pensée et la
dynamique qu’elle génère n’émanent pas d’un groupe de conspirateurs qui chercherait à
établir l’hégémonie d’un modèle. Le simple fait que ce mode de pensée transcende les partis,
les gouvernements et les frontières, montre à quel point cette logique a une propension à
s’auto-entretenir jusqu’à l’absurde, faisant de l’homme non plus la fin, mais un simple moyen
de politiques de santé.
L’Evidence-Based Medicine était une entreprise d’une telle ambition et ampleur
qu’elle aurait pu être cette boussole qui aurait permis au clinicien de s’orienter dans une
connaissance médicale soumise aux plus hautes exigences de rigueur. Le projet initial a
malheureusement tourné court et l’EBM est rapidement devenu le bras armé de la pensée
procédurale et de son entreprise de standardisation du soin.
On peut comprendre la rationalisation comme la transformation de l’action en une
action congruente avec ce qui est scientifiquement démontré et ainsi se soustraire à l’influence
des passions. La rationalisation est cependant aussi un mouvement vers la maximisation des
intérêts quantifiables. En proposant d’appuyer la médecine sur une base rationnelle, ce sont
ces deux composantes de la rationalité qui ont été convoquées, la seconde ayant très
rapidement instrumentalisé et détourné la première. La rationalisation du soin se change ainsi
en un moyen de faire du soin une entreprise dont la rentabilité s’évalue à l’aune de critères
139
quantitatifs tels que les niveaux de risque, les critères dits « qualité », ou les coûts
économiques. Avançant des arguments scientifiques sur un mode normatif, formalisés dans
des référentiels de plus en plus coercitifs, il s’agit alors de gérer une pratique dans le but de
satisfaire ces indicateurs. Le terme « soin » est progressivement remplacé dans le jargon des
gestionnaires de santé par celui d’ « activité ».
Le choix de la standardisation du soin et du transfert de pouvoir vers les gestionnaires
de santé et les épidémiologistes cliniques est le parti pris d’un contrôle du risque au niveau
collectif plutôt que d’un soin tourné prioritairement vers l’individu. Cette approche pétrie de
références néo-positivistes est empreinte de cette logique sacrificielle qui fait que pour
proposer un soin qui satisfasse 90% des usagers de soin, on est prêt à « sacrifier » les 5% de
patients qui se trouvent aux extrémités de la courbe de répartition. À la différence du sacrifice
traditionnel dont le principe est accepté par l'ensemble d'un corps social convaincu de son
efficacité et du bénéfice escompté, le caractère « sacrificiel » ici décrit, où la victime n'est pas
de substitution mais bien humaine, est sciemment assumé par les acteurs, justifié par les
arguments de rationalité, de rentabilité et d’efficacité avancés. Pourtant, dans le cas présent,
ce type de transaction est éthiquement inavouable et ne saurait prétendre à une quelconque
légitimité dans une société démocratique supposée placer l'humain au sommet de sa hiérarchie
des valeurs. Pour éluder la contradiction entre cette pensée rationalisante assumée et
l’inavouable sacrifice qu’elle impose, ce dernier est masqué par la manipulation rhétorique du
terme « qualité ». Sous cette appellation « qualité », nous voyons en fait un ensemble
d’indicateurs permettant de quantifier et d’évaluer le soin, en d’autres termes, de le soumettre
à une logique marchande et sécuritaire qui conduit à une convergence des comportements et
au succès de l’entreprise de standardisation.
Conclusion
Si cette critique d’une médecine qui instrumentaliserait la connaissance pour
standardiser les pratiques de ses artisans peut apparaître violente, à aucun moment il n’est
question de nier l’intérêt d’une approche telle que celle proposée par les inventeurs de l’EBM.
La masse des connaissances et la cadence actuelle de production du savoir imposent
l’existence d’un vecteur entre cette connaissance et ses usagers. Cependant, dévaloriser
l’expérience, le jugement et l’expression de la sensibilité au motif que ces capacités humaines
ne sont pas standardisables, identiques chez tous et ne les voir que comme le lieu de la
défaillance, n’est pas une position tenable si l’objectif reste celui d’un soin prioritairement
140
tourné vers la personne. Cette volonté d’évincer le « facteur humain » par la négation de son
intelligence, pour le réduire à un effecteur dont la conduite est dictée par des algorithmes et
des protocoles, permet peut-être de contrôler des indicateurs supposés mesurer le risque ou le
coût de la santé, mais fera, à terme, de l’individu le grand oublié de cette évolution
épistémologique, qui en changeant la nature de la connaissance médicale, en a fait
l’instrument de cette standardisation. À vouloir évincer l’artisan qui existe en chaque
soignant, pour ne garder de lui que l’evidence-based effecteur, on change radicalement le
visage du soin. Ce n’est plus du rapport entre deux individus dont il est question, mais du
rapport d’un soignant interchangeable transformé, suivant l’expression d’Amartya Sen, en
« un idiot rationnel » dont le jugement, s’il avait pu résister, n’aurait plus aucune valeur, et
d’un malade réduit à des paramètres cliniques et paracliniques objectifs, à un point sur une
courbe de Gauss.
Cette peinture de la médecine n’est heureusement pas celle de la médecine telle
qu’elle se fait aujourd’hui, même si des évolutions récentes en constituent les premiers
symptômes. Elle pourrait par contre très rapidement devenir d’un réalisme inquiétant si nous
poursuivons sans plus de questionnements et aussi aveuglément sur cette voie.
Le pessimisme n’est toutefois pas de mise face aux enjeux des évolutions actuelles.
Sans renier à aucun moment notre foi en la science et les possibilités de la recherche clinique,
il s’agit ici de réaffirmer celle que nous avons aussi en l’homme. Que la rationalité médicale
doive s’accomplir dans la reconnaissance de sa limite ne doit en aucun cas susciter la honte
face à ce qui serait perçu comme l’échec d’une ambition. La rationalité médicale, par la
puissance qu’elle a acquise, a donné toutes les preuves nécessaires de sa légitimité et ne
saurait être remise en question par cette contestation salutaire du rationalisme. Plus qu’un
objet de honte ou de déni, l’incertitude doit d’abord être pensée dans le cadre de la
connaissance médicale et de la pratique du soin comme un défi épistémologique et éthique.
Cette position d’acceptation de l’incertitude, si elle est celle de l’intranquillité, est la condition
même du progrès et d’un soin basé sur la raison, d’un soin éthique et humain.
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Notice Bio-bibliographique :
Élie Azria ([email protected]) a soutenu le 25 janvier 2010 sa thèse d’éthique médicale
dirigée par le Professeur Armelle Debru, intitulée « Sur les voies de la connaissance
médicale : de la recherche clinique aux incertitudes de la pratique du soin ». Il est
Gynécologue Obstétricien et exerce en tant que praticien hospitalo-universitaire dans le
service de gynécologie obstétrique du groupe hospitalier Bichat Claude Bernard. Il poursuit
des recherches cliniques dans le cadre de l’unité de recherche clinique Paris Nord, enseigne à
l’UFR de médecine de la faculté Paris-Diderot et est membre de l’équipe EA1610 Etude sur
les sciences et les techniques de l’école doctorale n°400 « Savoirs scientifiques ».
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Université Paris-Diderot
U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts et Cinéma)
Équipe « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines »
Travaux en cours
3èmes Rencontres Doctorales Paris-Diderot
« La pluridisciplinarité à l’œuvre »
L'humain et les humanités
Édition établie par Claire Bourhis-Mariotti et Mélanie Grué,
Avec la collaboration de Florence Dupont et Cécile Sakai
Travaux en cours, n° 6
L’humain et les humanités
© Actes des Troisièmes Rencontres doctorales LLSHS de l’Université Paris Diderot – Paris 7,
La pluridisciplinarité à l’œuvre
Décembre 2010.
Édition établie par Claire Bourhis-Mariotti et Mélanie Grué,
Sous la responsabilité de Florence Dupont et Cécile Sakai.
Contributions de : Élie Azria, Cécile Bertrand, Florence Bigo-Renault, Claire BourhisMariotti, Sébastien Dalmon, Anne-Julie Etter, Keren Gitai, Mélanie Grué, Ayelet Lilti,
Catherine de Luca-Bernier, Eva Mahdalickova, Angélique Quillay, Kyriaki Samartzi, Meiko
Takizawa
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