B 39 - Nutrition parentérale en phase terminale de cancer, quelles

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ÉTUDE ORIGINALE
Med Pal 2006; 5: 123-130
© Masson, Paris, 2006, Tous droits réservés
Nutrition parentérale en phase terminale de cancer,
quelles indications ?
Bénédicte Denoyel, Marie-Pierre Perrin, Médecins, Maison Médicale Jeanne Garnier, Paris.
Summary
Parenteral nutrition for terminally ill cancer patients:
indications
From a study of the prescription of parenteral nutrition in a terminal care unit concerning 59 patients, we analyze reasons for
prescribing end stopping intravenous feeding in comparison with
the recommendations of the FNCLCC: “Standards, Options and
Recommendations” (SOR) on the use of parenteral nutrition for
the terminally ill adult suffering from incurable cancer. First of
all questioning the process of the SOR, we emphasize the need
to take the time for rigorous ethical process, before prescribing
parenteral nutrition in situations of untime death. In addition
are the three stages recommended by the European Association
for Palliative Care (EAPC), this process must not elude the questions of the meaning of intravenous feeding for patients, for
close relatives, and for the nursing team.
Résumé
À partir d’un état des lieux de la prescription de nutrition parentérale (NP) dans une unité de soins palliatifs, les auteurs analysent chez 59 patients les motifs de prescription et d’arrêt de la
NP en les confrontant aux recommandations de la FNCLCC :
Standards Options Recommandations (SOR) sur la nutrition parentérale en situation palliative et terminale de l’adulte porteur
de cancer évolutif. Partant d’une interrogation sur le schématisme des SOR, les auteurs insistent sur la nécessité de prendre
le temps d’une démarche éthique rigoureuse avant la prescription d’une NP en fin de vie. Outre les trois étapes recommandées
par l’Association Européenne de Soins Palliatifs, cette démarche
ne doit en aucun cas éluder les questions de sens : sens de cette
NP pour le patient, sens pour les proches, sens pour les soignants ?
Key-words: parenteral nutrition, palliative care, terminal cancer. Mots clés : nutrition parentérale, soins palliatifs, cancer.
Denoyel B, Perrin MP. Nutrition parentérale en phase terminale de cancer, quelles
Adresse pour la correspondance :
indications ? Med Pal 2006; 5: 123-130.
Bénédicte Denoyel, Maison médicale Jeanne Garnier, 110, avenue Émile Zola,
75015 Paris.
e-mail : [email protected]
Y
a-t-il des indications à prescrire une nutrition
parentérale (NP) chez le patient cancéreux en fin de
vie ? Les SOR (Standards, Options et Recommandations)
« Nutrition en situation palliative ou terminale de
l’adulte porteur de cancer évolutif » publiés en 2001
par la Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre
le Cancer (FNCLCC) [1] mettent en relief la recommandation suivante : « un malade en phase palliative symptomatique, dont l’indice de Karnofsky ≤ 50 % (ou le PS
> 2) ne justifie pas une nutrition parentérale »
(tableau I). Or un pourcentage non négligeable des patients de notre USP reçoit une alimentation parentérale,
patients souvent très dépendants dans leurs dernières
semaines de vie.
Pour comprendre cette divergence, nous avons entrepris un état des lieux des prescriptions de nutrition parentérale dans notre USP, puis confronté nos pratiques
Médecine palliative
123
aux données de la littérature. Ainsi nous est apparue la
nécessité de baser l’indication de nutrition parentérale sur
une véritable réflexion éthique.
État des lieux de la prescription
de nutrition parentérale dans une USP
Méthode
Nous avons choisi de limiter notre étude à une période de trois mois, en incluant d’une part les patients
arrivant avec une NP quelle que soit la date d’arrêt, et
d’autre part les patients pour lesquels une NP a été débutée dans l’USP durant cette période. Nous n’avons pris
en compte que les prescriptions de mélanges ternaires
glucidolipidoprotidiques quel que soit le nombre de calories prescrit.
N° 3 – Juin 2006
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Nutrition parentérale en phase terminale de cancer,
quelles indications ?
Tableau I : Scores fonctionnels.
Table I: Functional scores.
Indice de Karnofsky en %
Normal, aucun signe fonctionnel,
pas de signe de maladie
Performance Status de l’OMS
100
0
Capable d’une activité identique
à celle précédent la maladie sans
aucune restriction
Peut mener une activité normale :
signes et symptômes de la maladie
minimes
90
1
Activité physique diminuée mais
ambulatoire et capable de mener
un travail
Activité normale mais au prix d’efforts :
quelques signes ou symptômes
de la maladie
80
Peut se prendre en charge mais
incapable d’avoir une activité normale
ou de travailler
70
2
Nécessite une aide occasionnelle, mais
peut prendre en charge la plupart
de ses besoins. personnels
60
Ambulatoire et capable de prendre
soin de soi-même incapable
de travailler. Alité moins de 50 %
de son temps
Nécessite une aide suivie et des soins
médicaux fréquents
50
3
Handicapé, nécessite une aide et des
soins particuliers. Dépendant
40
Capable seulement de quelques
activités. Alité ou en chaise plus
de 50 % de son temps.
Sévèrement handicapé. Dépendant
30
4
État grave. Nécessite un soutien actif.
Absence totale d’autonomie
20
Incapable de prendre soin
de soi-même. Alité ou en chaise
en permanence.
Moribond, processus fatal progressant
rapidement
10
Résultats
Cinquante-neuf patients (28 femmes et 31 hommes) ont
été inclus dans notre étude, sur 286 hospitalisés durant cette
même période, soit 20,6 %. L’âge moyen est de 64,1 ans (42
à 84 ans).
La plupart des patients étaient aphagiques (49 soit
83 %), 10 patients (soit 17 %) prenaient moins de
400 cal/j per os.
La durée de séjour
La médiane de durée de séjour est de 22,5 jours.
Les pathologies
Cinquante-sept patients sur 59 avaient un cancer évolutif en échappement thérapeutique. La répartition parmi
les cancers est indiqué dans le tableau II.
Les atteintes secondaires de ces cancers étaient le plus
souvent des métastases péritonéales 17 fois, cérébroméningées 16 fois, osseuses 16 fois, hépatiques 15 fois,
pulmonaires 10 fois.
Les causes de la réduction des apports oraux figurent
sur le tableau III.
Médecine palliative
124
L’indice de Karnofsky à l’admission
Il était à 10 % pour 1 patient, 20 % pour 12 patients,
30 % pour 29 patients, 40 % pour 10 patients et 50 %
pour 7 patients. On retrouve une corrélation entre la durée
de séjour (équivalent à la durée de vie pour les 56 patients
décédés dans l’unité) et l’indice de Karnofsky (figure 1).
Cette corrélation est retrouvée pour la médiane mais les
extrêmes sont éloignés : entre 5 et 41 jours pour un Karnofsky à 20 %, entre 1 et 113 jours pour un Karnofsky à
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Tableau II : Répartition des cancers.
Tableau III : Étiologie principale des difficultés de prises orales.
Table II: Distribution of cancers.
Table III: Main cause of impaired oral intake.
K du poumon
16
K de l’estomac
9
K colorectal
Troubles neurologiques
13
22 %
Tumeurs des VADS
4
6,7 %
6
Obstacle œsophagien
3
5%
K ORL
4
Troubles gastro-intestinaux
20
33,8 %
K de vessie
4
Anorexie
19
32,5 %
K de l’ovaire
3
K du sein
3
K du pancréas
2
K du foie
2
K de l’œsophage
2
Lymphome non hodgkinien
2
Mélanome
1
K de l’utérus
1
K de la prostate
1
Tumeur cérébrale
1
Figure 1. Durée de séjour/Karnofsky.
Figure 1. Length of stay/Karnofsky.
30 %, entre 17 et 81 jours pour un Karnofsky à 40 %, entre 13 et 56 jours pour un Karnofsky à 50 %.
Les modalités de prescription de nutrition
parentérale
Nous avons jugé utile de distinguer deux groupes : un
groupe de patients qui étaient admis avec une NP, donc
non prescrite par un médecin du service (groupe 1), et un
autre groupe de patients pour lesquels la NP était débutée
en cours de séjour (groupe 2).
– Le groupe 1 comportait 32 patients sur 59 soit 54 %.
Vingt-neuf patients avaient une voie veineuse centrale. Trois patients recevaient la NP sur une voie veineuse
périphérique. Parmi ces trois patients, un cathéter central
a été posé chez le premier pour reprendre la NP.
Trois fois la NP a été arrêtée dès l’entrée, une fois en
raison d’un PAC infecté, une fois chez une patiente en
phase agonique qui est décédée 7 heures après son arrivée,
une fois en raison d’un encombrement bronchique chez
une patiente en situation précaire (Karnofsky à 20 %) perfusée en périphérie.
Onze fois la NP a été diminuée dès l’entrée : trois fois
en raison d’un syndrome oedémato-ascitique, trois fois
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parce que l’apport était jugé trop important par rapport à
la précarité de la situation, deux fois car l’apport était > à
35 cal/kg/j, deux fois à la demande du patient, une fois
en raison d’une insuffisance cardiaque.
C’est dans ce groupe que l’on retrouve les six patients
chez lesquels a été reprise la NP après un premier arrêt,
reprise à la demande du patient (4 fois) ou de la famille
(2 fois) toujours pour des motifs psychologiques et une
fois le patient disait qu’il avait faim.
– Le groupe 2 comportait 27 patients soit 46 % des
patients sous NP.
La NP a été débutée alors que l’indice de Karnofsky
était à 20 % 9 fois, à 30 % 15 fois, à 40 % 3 fois.
Une fois une voie veineuse centrale a été posée pour
la NP (25 jours avant le décès), tous les autres patients
avaient déjà une voie veineuse centrale.
La médiane du nombre de jours entre la mise en route
de la NP et le décès est de 12 jours (moyenne à 16,5 jours).
Les motifs de prescription
Ils sont les suivants :
Vingt-cinq patients sur 27 étaient aphagiques.
www.masson.fr/revues/mp
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Nutrition parentérale en phase terminale de cancer,
quelles indications ?
Trois fois l’aphagie ou le faible apport per os était le
seul motif invoqué dans le dossier : occlusion (1 fois),
intolérance alimentaire (1 fois) dysphagie (1 fois).
Vingt-deux fois d’autres motifs étaient invoqués : relais d’une nutrition entérale par jéjunostomie, gastrostomie, ou sonde nasogastrique : 4 fois ; escarres constitués :
4 fois ; demande du patient et ou de la famille : 7 fois
(3 fois une demande de la famille, 3 fois une demande
conjointe du patient et de la famille, 1 fois une demande
du patient seul) ; faim : 2 fois ; cachexie : 3 fois ; lutte
contre l’asthénie ou maintient de l’autonomie : 3 fois ; sédation temporaire pour décompensation psychiatrique :
1 fois ; maladie non cancéreuse de potentiel évolutif mal
connu (fibrose desmoïde mésentérique) : 1 patient.
L’apport calorique parentéral
Il était le plus souvent de 1 200 cal/j (35 patients), soit
un apport d’environ 20 cal/kg/j. Dix-neuf patients recevaient 600 cal/j. Deux patients recevaient respectivement
1 800 et 2 400 cal/j. Un patient recevait 305 cal/j.
Tableau IV : Durée de la Nutrition Parentérale.
Table IV: Duration of parenteral nutrition.
Médiane
Médiane
de durée de vie de durée de la NP
Groupe 1
(NP à l’admission)
16,5 jours
(1 à 60)
10,5 jours
(1 à 54)
Groupe 2
(NP en cours de séjour)
34 jours
(3 à 113)
8 jours
(3 à 55)
Total
22,5 jours
(1 à 113)
9 jours
(1 à 55)
– souhait du patient : 1 fois ;
– absence de voie veineuse centrale : 3 fois.
Dans la majorité des cas la NP est poursuivie jusqu’aux
derniers jours de vie. Vingt-cinq patients étaient sous NP
la veille de leur décès.
L’albuminémie
Seulement 30 % des patients ont eu une mesure de
l’albuminémie durant le séjour. L’albuminémie était
comprise entre 31 et 33 g/l 2 fois, entre 26 et 30 g/l 5 fois,
entre 21 et 25 g/l 8 fois, inférieure à 20 g/l 2 fois.
La répartition des patients est inégale
selon les unités
Nous avons comparé, et le nombre, et la répartition des
prescriptions de NP, sur un même trimestre en 2003 et en
2004. Nous constatons qu’en 2003 à la même période,
60 malades sur 276 patients ont reçu une NP, soit 21,7 %,
un pourcentage comparable à 2004. Parmi les malades sous
NP, 73 % en 2003 et 54 % en 2004 l’avaient à l’admission.
Si l’on ne considère que les NP prescrites après l’admission, on constate en 2003 comme en 2004 une répartition inégale des patients selon les unités avec un profil
voisin laissant suggérer des modes de prescription différents selon les médecins.
Durée de la NP
L’évaluation des bénéfices de la NP n’était pas toujours
écrite explicitement dans les dossiers. On peut néanmoins
conclure à l’absence de bénéfice pour les quatre patients
présentant des escarres, trois sont décédés rapidement
(4, 7 et 12 jours), une aggravation des escarres a été constatée chez le quatrième qui n’a pas toléré plus de 8 jours
un apport pourtant faible de 600 cal/j. De même pour les
trois patients pour lesquels la NP avait pour objectif le
maintien de l’autonomie et la lutte contre l’asthénie :
deux se sont dégradés rapidement avec un décès en 8 et
15 jours, le troisième est décédé après 43 jours au décours
d’épisodes infectieux successifs. Les deux patients qui
avaient faim ne s’en plaignaient plus sous NP. Les trois
patients dont la cachexie a motivé la prescription de NP
ont vécu respectivement 33, 37 et 55 jours. Aphagiques,
ils seraient probablement morts de dénutrition plus tôt.
Les questions abordées
dans la littérature
La durée de la NP dans les deux groupes de patients
est indiquée dans le tableau IV.
Les motifs de diminution et d’arrêt
– Effets indésirables de la NP : 27 fois dont détresse
respiratoire ou encombrement bronchique 21 fois, syndrome œdémato-ascitique 3 fois, nausées ou vomissements 3 fois ;
– aggravation clinique : 28 fois ;
– reprise d’une alimentation orale 4 fois (dont une
fois levée d’une occlusion) ;
Médecine palliative
Évaluation
126
Des incertitudes scientifiques sur les bénéfices de la
NP au stade palliatif demeurent du fait de l’impossibilité
de réaliser des essais prospectifs randomisés.
La nutrition parentérale augmente-t-elle
la durée de vie ?
Des études randomisées réalisées entre 1984 et 1991
et rapportées par Easson, Hinshaw et Johnson [2] ne mon-
N° 3 – Juin 2006
Bénédicte Denoyel, Marie-Pierre Perrin
trent pas d’allongement de la survie sauf pour les patients
les plus dénutris.
Bozzetti [3] fait l’analyse suivante, largement reprise
dans la littérature : des adultes sains, comme l’ont montré
dans l’histoire le siège de Léningrad, le ghetto de Varsovie
ou encore la grève de la faim de dix Irlandais en 1992
[4], décèdent lorsqu’ils ont perdu environ 40 % de leur
poids habituel, c’est à dire après 8 à 10 semaines de jeûne.
Il est donc logique de penser que les patients cancéreux
aphagiques survivants plus de 100 jours (pourquoi pas
60 jours ? Note des auteurs) avec une nutrition parentérale ont tiré bénéfice de cette dernière en terme de prolongation de survie. Dans l’étude de Pasanisi [5] analysant
le devenir de 76 patients cancéreux sous NP pour occlusion digestive irréversible, les patients qui survivent plus
de deux mois avec une nutrition parentérale à domicile
varient entre 55 % et 90 % en fonction de leur Karnofsky
de départ (55 % pour les Karnofsky entre 40 et 50 et 90 %
pour les Karnofsky entre 60 et 70).
La question qui reste actuellement sans réponse précise
est la suivante : pouvons-nous identifier ces patients qui
seraient morts de jeûne avant de mourir de leur cancer ?
Quels sont les facteurs prédictifs de survie ?
Puisque la plupart des auteurs s’accordent pour dire
qu’une espérance de vie de deux ou trois mois est le minimum pour commencer une alimentation parentérale, il
est important de disposer de facteurs prédictifs de survie
fiables.
Il est intéressant de noter que, sauf pour les derniers
jours de vie, les médecins surestiment en général l’espérance de vie de leurs patients. Dans l’étude de Christakis
[6], globalement seulement 20 % des estimations étaient
convenables, 17 % étaient pessimistes, 63 % étaient optimistes.
Bozzetti [7] fait une revue des études évaluant la précision de l’estimation de l’espérance de vie chez des patients
avec un cancer en phase avancée, concluant qu’aucun indice prédictif n’est exempt de défaut, car insuffisamment
précis. La précision est meilleure pour les issues fatales à
court terme ; elle est nettement moins bonne lorsqu’il
s’agit de patients non moribonds.
L’analyse de 24 études sur les facteurs prédictifs de
survie chez les patients en phase terminale de cancer a
fait apparaître comme facteurs prédictifs indépendants :
l’indice de Karnofsky, l’altération cognitive, la dyspnée,
l’anorexie, la dysphagie, la xérostomie et la perte de poids
[8].
Dans l’étude italienne de Pasanisi publiée en 2001 [5],
les auteurs ont étudié les paramètres cliniques, anthropométriques et biologiques de 76 patients en occlusion digestive irréversible suite à un cancer à un stade avancé,
sous NP à domicile ; dans cette étude, l’albuminémie et
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l’indice de Karnofsky émergent comme de bons prédicteurs de survie, les auteurs préconisent de les utiliser en
association. L’indice de Karnofsky pris isolément n’est pas
un indicateur assez fiable de survie ; en effet dans cette
étude, parmi les patients ayant un Karnofsky à 40 ou
50 %, 31 % ont vécu plus de 3 mois et 17 % plus de
4 mois.
La nutrition parentérale améliore-t-elle la qualité
de la fin de vie ?
On peut signaler la première étude prospective sur la
qualité de vie réalisée par une équipe italienne dirigée par
Bozzetti [9]. Il s’agit d’une étude prospective multicentrique concernant 69 patients atteints de cancer avancé en
phase palliative, tous dénutris, quasiment aphagiques. Ont
été étudiés chez ces patients sous NP, leur état nutritionnel, leur durée de vie et leur qualité de vie selon le questionnaire RSC (Rotterdam Symptom Checklist), avant le
début de la NP, puis mensuellement. L’apport était d’environ 30 calories non protéiques/kilo/jour. Les résultats
montrent que les indices nutritionnels restent stables
jusqu’au décès, la médiane de survie est de 4 mois (1 à 14)
et 1/3 des patients survivent plus de 7 mois, les paramètres
de qualité de vie restent stables jusqu’à 2-3 mois avant le
décès. Les auteurs concluent que la NP peut bénéficier aux
patients qui vivent plus longtemps que ne l’aurait permis
une mort par dénutrition ; autre conclusion : pourvu que
les patients vivent plus de trois mois, la qualité de vie
attendue est acceptable.
Buchman [10] critique la conclusion de cette étude qui
est faite sur un petit nombre de patients, la plupart non
métastatiques et la plupart en occlusion digestive sur carcinose péritonéale. Il critique le fait que la NP ne soit pas
comparée à un groupe témoin et à d’autres traitements
visant le confort comme la gastrostomie de décharge. Il
pense que la NP est plus souvent délétère que bénéfique
chez des patients qui sont à domicile et qui, s’ils étaient
informés de leur pronostic, n’accepteraient pas ce traitement. Il souhaiterait une étude plus fine des critères prédictifs d’une amélioration de la qualité de vie sous NP.
Nous pensons que l’étude de Bozzetti ne nous apporte
aucun élément sur la qualité de vie des deux derniers mois
de vie, période qui nous concerne en USP.
La nutrition parentérale peut-elle inverser
le processus catabolique ?
Le syndrome de cachexie des patients cancéreux [11]
est un phénomène complexe, aggravant le pronostic, lié
à une diminution des apports et à des perturbations métaboliques spécifiques de l’hôte. Ces perturbations métaboliques sont dues à une production anormale de médiateurs produits par l’hôte et la tumeur : cytokines, hormones
et substances « cachectisantes » d’origine tumorale (PIF).
www.masson.fr/revues/mp
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Nutrition parentérale en phase terminale de cancer,
quelles indications ?
Au cours de la cachexie cancéreuse, l’adaptation métabolique au jeûne ne se produit plus. Le bilan azoté reste
fortement négatif, quel que soit le niveau des apports
nutritionnels.
Il est clair qu’une simple supplémentation nutritionnelle à court terme ne peut renverser ce changement métabolique profond, contrairement à ce qui se passe lors
d’un jeûne. Plusieurs articles récents l’affirment en reprenant les études plus anciennes [2].
La nutrition parentérale est-elle
une thérapeutique ou un soin de base ?
Ce sujet est important et très controversé. Bozzetti [12]
pose bien la question dans un article intitulé : Nutrition
parentérale à domicile : une thérapie, un soin humain de
base ou quelque chose entre les deux ? Il fait une distinction majeure entre les médicaments et les nutriments essentiels qui doivent être fournis aux biens portants
comme aux malades. La séparation entre thérapie médicale et soin de base est mal définie, beaucoup de médecins
hésiteraient à classer la NP dans l’une ou l’autre catégorie.
Pour Bozetti, c’est le type de patients recevant la NP et
non la NP en elle-même qui définit si elle doit être
considérée plus comme une thérapie (en péri-opératoire
par exemple) ou comme un soin humain de base, quand
elle est indispensable pour garantir la survie à court terme
et que rien d’autre ne peut être fait par exemple.
La NP ne peut plus être de nos jours considérée comme
un traitement extraordinaire et Bozzetti conclut son article par une analogie entre la nutrition IV en fin de vie et
le cordon ombilical qui a nourri nos derniers mois de vie
intra-utérine !
On peut se réjouir que ce dernier article, écrit par l’un
de ceux qui ont le plus publié sur ce sujet, aborde davantage cette question de la NP sous l’angle de la réflexion
éthique. Il conclut que les médecins ne doivent pas récuser
la NP simplement parce que ce n’est pas un evidencebased-traitement, mais ils ne doivent pas non plus
considérer que l’aphagie est en soi une indication absolue.
Il nous renvoie aux recommandations de l’association
européenne de soins palliatifs [13].
L’analyse de la littérature montre une grande diversité
dans les qualifications : dans le rapport Leonetti (tome I,
page 120) l’alimentation artificielle (parentérale ou entérale) est qualifiée de traitement de suppléance des fonctions vitales, au même titre que la dialyse, la ventilation
artificielle… Dans l’exposé des motifs de la loi Leonetti,
l’alimentation artificielle est qualifiée de traitement en se
référant au Conseil de l’Europe qui n’a pourtant validé
aucun document sur cette question.
Les facteurs culturels et religieux sont déterminants.
Le pouvoir symbolique de l’alimentation et de l’eau,
symboles de vie, est bien connu [14].
Médecine palliative
128
Une étude intéressante dans une USP taiwanaise [15]
sur les facteurs influençant les souhaits des patients quant
à la nutrition artificielle ou l’hydratation en phase terminale de cancer montre la méconnaissance des effets de la
nutrition artificielle, et les représentations erronées de la
NP liées à la culture locale ; on retrouve de telles représentations dans notre culture française « l’alimentation et
l’hydratation artificielles apportent ce dont le corps a besoin lorsqu’on ne peut plus ni boire ni manger ».
Les traditions religieuses influencent les cultures.
L’Église catholique considère la nutrition artificielle
comme un soin ordinaire dû aux malades [16], la religion
juive de même [17], car le sentiment en faveur de la vie
est si fort dans le judaïsme que perdre même quelques
minutes de vie est considéré comme quelque chose de terrible [18]. Pour l’islam la nutrition parentérale en fin de
vie est un traitement médical, car la décision de NP est
laissée au médecin, mais les connaissances scientifiques
étant partielles et sans caractère absolu, le médecin sera
amené à prendre ses décisions en fonction d’une grande
modestie scientifique et d’une forte rigueur morale [19].
En pratique que faire ?
Une décision basée sur une réflexion éthique
L’indication de NP ne peut s’établir principalement sur
l’indice de Karnofsky comme le suggère la formulation de
la recommandation des SOR. En revanche, les recommandations de l’Association Européenne de Soins Palliatifs
(EAPC) restent d’actualité. L’EAPC a établi en 1996 un
guide des bonnes pratiques en trois étapes :
1. Définir les huit éléments indispensables à la prise
de décision :
– état général et évolution oncologique ;
– symptômes liés à la dénutrition ;
– espérance de vie ;
– importance de la dénutrition ;
– importance de l’alimentation orale ;
– état psychologique vis à vis de la prise en charge
nutritionnelle ;
– fonction digestive et voie d’administration d’un
éventuel support nutritionnel ;
– besoins et disponibilités des structures pour le support envisagé.
2. Évaluer globalement les avantages et les inconvénients afin de prendre la meilleure décision sur la base de
buts clairement définis, en lien avec le patient et sa famille
qui est souvent impliquée dans les soins (quand il s’agit
du domicile).
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3. Réévaluer régulièrement la pertinence du maintien
du support nutritionnel (écart entre buts à atteindre et résultats obtenus, complications, décès imminent).
Lorsqu’on analyse les causes de difficultés de prises
alimentaires orales, certaines sont elles-mêmes des facteurs de mauvais pronostic et liées à une diminution de
l’espérance de vie (troubles cognitifs, anorexie), ainsi les
obstacles sur les voies digestives apparaissent être les
meilleures indications d’une alimentation artificielle.
« Il demeure toutefois un nombre important de patients intermédiaires pour lesquels règne l’incertitude :
l’espérance de vie, la qualité de vie, le contrôle des symptômes, les souhaits de la famille et également des patients
qui sont plus ou moins au fait de leur état et de leur pronostic. Dans ces cas, une discussion avec les patients et
les familles est nécessaire reposant sur une explication
franche sur les possibilités de nutrition artificielle, les
contraintes qui y sont associées et surtout les critères pouvant inciter à l’interrompre. » [7]
Les points de vigilance
Le projet nutritionnel doit s’inscrire dans une prise en
charge globale et cohérente, de telle façon qu’il n’y ait pas
acharnement sur certains points (acharnement nutritionnel,
par exemple) et abandon sur d’autres (absence de traitement symptomatique, absence d’accompagnement) [20].
Les symptômes conduisant à la réduction de l’alimentation
orale seront soigneusement dépistés et pris en charge (douleur, dyspnée, nausées et vomissements, constipation, mycose buccale et digestive, dépression…). L’accompagnement
est essentiel pour que les décisions d’abstention thérapeutique se fassent sans violence pour le patient et ses proches
et n’engendrent pas des sentiments d’abandon.
La réflexion en équipe pluridisciplinaire fait partie
d’une démarche éthique. Elle permet, pour chaque membre
de l’équipe, une mise à distance de ses émotions, culpabilités, et ainsi de garder la réflexion centrée sur le patient.
Il est important que le médecin prescripteur en particulier,
prenne conscience des facteurs irrationnels qui pourraient
influencer sa prescription : culpabilité dans une situation
d’impuissance, « fausses croyances » sur l’efficacité biologique de la nutrition parentérale dans les situations
terminales.
Il est plus facile de ne pas mettre en route un traitement que de l’arrêter, mais ne pas prescrire peut prendre
beaucoup plus de temps en terme d’écoute, d’explications,
d’accompagnement que de prescrire. Ceci s’applique particulièrement à la nutrition parentérale. Trop de malades
reçoivent jusqu’aux derniers instants de leur vie une alimentation parentérale devenue inutile voire même source
d’inconfort. D’où l’importance de préparer le malade et
son entourage à cette nécessité d’évaluer les effets positifs
et négatifs d’une nutrition artificielle débutée. L’arrêt de
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l’alimentation sera ainsi anticipé, préparé et accompagné
par un dialogue et une écoute attentive. Cette anticipation
permet aux uns et aux autres de prendre conscience progressivement, chacun à son rythme, d’une certaine réalité
quant à l’évolution de la situation [20].
Des difficultés demeurent
Évaluer la durée de vie
Nous pouvons toujours essayer d’affiner les indices
prédictifs de survie, il restera toujours une part d’incertitude et heureusement ! La médiane de survie est à 50 jours
pour un indice de Karnofsky entre 30 et 50 %. Comment
refuser une nutrition artificielle à un patient qui la réclame souhaitant prolonger sa vie de quelques semaines ?
Pour éviter que des patients ne meurent de dénutrition
plutôt que de leur cancer, n’est-on pas obligé d’en nourrir
certains sans bénéfice ?
Avoir et prendre du temps
Prendre du temps en équipe pour se poser les bonnes
questions. Prendre du temps avec les patients et les proches pour entendre leur demande et la comprendre, sans
céder trop vite à la tentation de prescription, si simple
quand le patient est porteur d’une voie veineuse centrale
parfois déjà utilisée pour l’administration d’antalgiques.
Quel est le sens de cette demande ? Ne révèle-t-elle pas
une incompréhension du pronostic ? Des espoirs irréalistes de guérison ? Une angoisse vis à vis de la cachexie ? Une crainte d’être abandonné ? Cette demande
peut être une opportunité pour parler du pronostic, aider
le patient à verbaliser ses objectifs de soins en fonction
de ce pronostic.
Les facteurs socioculturels
La nourriture est symbole de vie pour tout homme. Le
lien à la nourriture peut varier selon la culture, l’histoire
personnelle ou collective d’un peuple. Parfois la prescription d’une nutrition parentérale permettra de soulager
« l’obsession de l’apport énergétique », celle du patient
lorsqu’il essaie désespérément de manger, ou plus souvent
celle de l’entourage qui impose au malade un véritable
acharnement nutritionnel. Parfois, lorsque le patient n’est
plus en mesure d’exprimer ses souhaits, il faudra résister
à des demandes des familles qui pourraient être préjudiciables pour le confort des patients.
Conclusion
La prescription d’une nutrition artificielle chez le patient cancéreux en phase palliative évolutive nécessite une
triple réflexion dans le temps.
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ÉTUDE ORIGINALE
Nutrition parentérale en phase terminale de cancer,
quelles indications ?
Avant toute prescription, une réflexion éthique en
équipe pluridisciplinaire s’impose, analysant les données
objectives de la situation du patient, tenant compte des
données de la littérature. Cette réflexion doit rester centrée sur les désirs du patient, eux-mêmes influencés par
de nombreux facteurs dont le milieu socioculturel et la
connaissance ou l’acceptation du pronostic par le patient
lui-même ou par ses proches. Les motifs de prescriptions
doivent être clairement énoncés.
L’objectif de la nutrition parentérale précisée, la pertinence de son maintien doit être réévaluée régulièrement
avec le patient et ses proches, ce d’autant que l’entrée du
patient dans la phase terminale de sa maladie peut modifier rapidement ses besoins.
Enfin il nous semble utile que les médecins analysent
rétrospectivement leurs prescriptions afin de dépister les
facteurs plus ou moins conscients qui influencent celles-ci,
car nous savons que la signification symbolique de l’alimentation peut obscurcir notre jugement. Le coût élevé de
l’alimentation parentérale implique, dans un souci de justice, un ajustement constant de nos prescriptions.
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N° 3 – Juin 2006
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