Position de thèse - Université Paris

publicité
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE III : Littérature française et comparée
Littérature et civilisation française
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline/Spécialité : Littérature française
Présentée et soutenue par
Fiona SZE-LORRAIN
le 24 septembre 2011
Sur le toit du monde :
l’esthétique théâtrale de Gao Xingjian
Sous la direction de :
Monsieur Denis GUÉNOUN (Université Paris IV-Sorbonne)
JURY:
Monsieur Robert BARNETT (Columbia University)
Monsieur Noël DUTRAIT (Université de Provence Aix-Marseille I)
Monsieur François PICARD (Université Paris IV-Sorbonne)
1
Position de thèse
À la fois dramaturge, metteur en scène, romancier, critique littéraire, peintre
et cinéaste, l’artiste pluridisciplinaire Gao Xingjian, a brisé, en 1983, plus de
cinquante ans de conventions théâtrales en Chine avec la pièce « absurde », L’Arrêt
d’autobus. Deux années auparavant, la parution de son travail théorique, Premier
essai sur les techniques du roman moderne situait déjà le débat au croisement des
techniques, des styles et des approches littéraires d’une tradition plutôt limitée et
marxiste en rhétorique de la littérature chinoise contemporaine. Il fait là œuvre et
figure de provocateur. Mais ce n’est qu’avec les premières présentations de l’Homme
sauvage, en 1985, qu’il met en scène une esthétique d’un théâtre « total », en
proposant un texte « polyphonique ». Un tel spectacle qui établit un continuum entre
le théâtre et d’autres formes performatives — danse, chants, psalmodies, acrobatie,
formes rituelles, cérémonies, chamanisme et jeux — n’avait jamais été tenté dans son
pays natal. Depuis lors, Gao s’est imposé comme l’un des pionniers du théâtre et de la
littérature d’avant-garde. Condamné pendant le mouvement politique « contre la
pollution spirituelle », il fut interdit de publication. Installé en France depuis 1987, il
a travaillé à concevoir des pièces en français, sa langue adoptive, mobilisant peu de
personnages, entre farce et tragédie, exprimant souvent une vision de la vie
désenchantée dans un langage aléatoire mais cependant mesuré, dans un cadre aux
décors minimalistes. Il a excellé dans un théâtre plastique de l’expérimentation
scénique et corporelle, créé en tant que représentation et texte dit ou joué.
Cette thèse portera sur la forme de la représentation théâtrale chez Gao
Xingjian ; ainsi, nous chercherons les liens entre drame et philosophie pour montrer
comment notre auteur, en tant qu’homme de théâtre contemporain — dramaturge et
metteur en scène — repousse les limites d’une expérience théâtrale dans son effort
pour dépouiller la nature d’un espace théâtral, dans son effort pour redéfinir la
conception du drame. Ce questionnement naît d’une discussion sur ses dramaturgies
célèbres (1983-2007) et les textes littéraires qui s’y rapportent ; la représentation
théâtrale se joue autour d’une triple identification, à la fois visible et invisible, action
tant humaine qu’esthétique : chez l’acteur et le spectateur, au sein d’un texte littéraire
— des lectures contextuelles et linguistiques ainsi que l’identification à l’architecture
physique des « mots » ou du langage par rapport à la présence et au jeu des acteurs —
2
et en dernier d’une scène physique, ou d’une mise en scène, travaillée par les
indications suggérées par le dramaturge lui-même, accompagnée par les grandes
toiles — noirs, blancs et gris —, du dramaturge qui en fait, gagne aussi sa vie avec la
peinture. Ainsi le concept d’identification s’avère-t-il particulièrement complexe dans
une représentation théâtrale en tant qu’art. De quelle réalité participe-t-elle ? Peut-on
parler d’un mode d’être, d’existence, ou de devenir ? Car si l’on remonte aux origines
dionysiaques du théâtre en mettant l’accent sur la représentation, l’on repense à la
présence d’un espace théâtral : de quelle façon manipule-t-on les paramètres du
temps, de l’action et du discours dans une représentation scénique, de sorte qu’un
véritable espace théâtral se construise, s’articule et existe, malgré ses formes
diverses ? En recourant à la révolte, au silence, à l’aliénation, au « troisième œil », au
bilinguisme, voire à une quête de spiritualité, ou autres, afin de mettre en œuvre sa
philosophique « littérature froide », l’écriture théâtrale de Gao relève-t-elle d’une
écriture d’exil ?
« La littérature froide », déclare Gao, « est une littérature de fuite pour
préserver sa vie, c’est une littérature de sauvegarde spirituelle de soi-même afin
d’éviter l’étouffement par la société. »1 Prenant la mesure de la résistance d’un artiste
au pouvoir politique, la pression et l’invasion des valeurs du marché d’une société
capitaliste de consommation, il précise, « N’ayant naturellement aucun intérêt aux
yeux des mass media, [ce genre de littérature] ne peut attirer l’attention du grand
public. Elle n’existe que par le fait que le genre humain est en quête, en dehors de
satisfactions matérielles, d’une activité de nature purement spirituelle. »2 La
pertinence de la compréhension de cette « littérature » en question dans l’œuvre
théâtrale de Gao Xingjian découle en partie de certains traits biographiques qui, à la
fin, l’ont conduit à « fuir » plusieurs situations répressives : lors des persécutions
pendant la Révolution culturelle et les campagnes politiques des années 80, ainsi
qu’après avoir été désigné persona non grata, à la suite du massacre de Tian’anmen
en 1989.
1
Gao, Xingjian, « La Raison d’être de la littérature », traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait
dans La Raison d’être de la littérature, suivi de Au plus près du réel, La Tour d’Aigues, Éditions de
l’Aube, collection « L’Aube poche », 2001, p. 17.
2
Gao, Xingjian, « La littérature froide » dans Le Témoignage de la littérature, traduit du chinois par
Noël et Liliane Dutrait, Paris, Seuil, 2004, p. 41.
3
Notre chapitre d’ouverture sert à éclairer et à tenter d’élucider quelques
données
biographiques
de
l’auteur,
en
introduisant
les
circonstances
« communistes » de sa vie pékinoise qui aboutissent à ses deux fuites dans la région
rurale du haut Fleuve bleu. Ces repères, dans un deuxième temps, nous indiquent, de
manière indirecte, le chemin de son exil intérieur qui, pourtant, joue un rôle intégral
dans le conditionnement des esthétiques — au sens métaphorique et technique —
particuliers à son monde théâtral. « Parler d’exil implique par conséquent une
médiation entre la biographie et les œuvres »3, observe avec acuité l’universitaire
Christophe König, qui mène une étude sur les poèmes de Paul Celan, ce poète
allemand qui s’exprime en français, passant la fin de sa vie exilé à Paris. L’exil et la
fuite, c’est avant tout un choix délibéré, malgré les circonstances. « Peut-on dire que
l’exil et la fuite font partie de l’état universel et éternel d’un écrivain ? Suis-je seul
dans cet exil ? » s’interroge notre dramaturge, avant d’admettre : « Parfois, je me
sens assez proche de l’ancienne époque chinoise qui évoquait la nécessité de fuir le
pouvoir totalitaire pour aller dans les ermitages qui accueillaient les lettrés en
rupture et en lutte avec la politique. »4 Dans un sens, le théâtre, c’est donc un autre
lieu privilégié de fuite, refuge autant qu’épreuve existentielle, une recherche de l’audelà et vers soi : à l’abri derrière le personnage, le masque, la poésie du jeu, l’auteur
s’oblige à parler : avec sa voix — authentique ou fictive —, et en même temps avec
celle d’autres.
De façon souterraine, notre travail fait état des perspectives à la fois ouvertes,
personnelles, interrogatives et méditatives sur les expériences d’exil et de fuite
inscrites dans les dramaturgies d’un écrivain qui aujourd’hui, insiste volontiers sur la
nécessité de « dépasser l’exil », sans se pencher, toutefois, sur l’obligation de définir
la problématique parfois conformiste et intellectuelle de « l’exil » (qui est avant tout
une expérience concrète et vécue, et non une idéologie), au sens de ce qui peut
apparaître au premier plan de perte et de rupture. Dans le cas de Gao, l’exil est,
certes, fuite mais aussi désir et intériorité : il « habite » son exil, en présence
physique et en esprit. Tandis que les frontières entre les cultures s’avèrent de plus en
plus transparentes dans notre monde contemporain « global », il opte pour une voie
3
König, Christophe, « “Give the word” : Zur Kritik der Briefe Paul Celans in seinen Gedichten »,
Euphorion, n° 97, 2003, pp. 473-497.
4
Propos de Gao Xingjian pendant un entretien avec l’auteur de cette thèse, à Paris en novembre 2006.
4
littéraire qui dépasse un territoire linguistique, tout en la construisant autour d’une
poétique de la différence, ce qui fait qu’il est classé, paradoxalement, auteur
« interculturel ». Paradoxe d’où vient le titre figuratif de cette thèse, « Sur le toit du
monde ». Ni français ni chinois, Gao, étudié comme un auteur « bilingue » contribue
à complexifier la notion propre du bilinguisme, dans laquelle l’acquisition des deux
langues ne se donne pas à la quête identitaire d’une fusion des cultures. Enfin, la
réflexion sur l’exil dans l’œuvre de Gao Xingjian donne à entendre une question
importante : l’épreuve à la fois existentielle et créative d’un tel « exil » — passager ou
définitif — implique-t-elle des préoccupations largement esthétiques, tout en
épargnant des repères biographiques et des contextes socio-politiques de son pays
d’origine ? Plaidant pour une absence totale de frontières nationales et identitaires en
termes linguistiques, notre auteur transgresse les limites entre formes artistiques,
esthétiquement en tant qu’artiste, de sorte que ses peintures et ses projets
cinématographiques récents — La Silhouette sinon l’ombre (2005) et Après le déluge
(2008) — partagent et élargissent également les paramètres et les interprétations qui
proviennent de son univers théâtral.
Nous traiterons des différentes notions concernant l’espace théâtral et le
drame qui émergent de cette étude en quatre parties principales : la dramatisation,
les modes de narration, le langage comme rupture du texte et le personnage dans la
chair de l’acteur. Une telle étude ne vise donc pas à dégager des thématiques
communes à la pratique (y compris l’écriture, la mise en scène, le jeu de l’acteur et
l’expérience du spectateur) et à l’approche métaphysique, mais bien plutôt à en
esquisser les modalités dramaturgiques, poétiques et théoriques :
« Dramatisation », première partie de notre thèse qui examine les indices
agissant comme moteurs du drame, commence par la mise en place d’un « théâtre
tripartite », modèle de performance qu’innove Gao, dirigé en effet par un « troisième
œil ». Cet œil met en place chez l’acteur un regard froid — extérieur et désengagé —
sur son propre rôle, qui est par la suite vulnérable à la manipulation des regards des
autres acteurs, de leurs rôles et du public. Grâce à ce troisième œil froid qui donne
aux acteurs un statut d’observateur ou de témoin, ces derniers font ainsi partie des
spectateurs, tout en préservant sur scène leur identité réelle afin de l’incorporer dans
leur jeu. Faute de ce troisième œil, un « quatrième mur » — selon Diderot — existe
5
constamment sur scène, recomposant et transformant sans cesse l’équilibre entre les
comédiens et le public. De même, la philosophie d’une littérature froide s’appuie
justement sur cette idée du regard froid :
Mieux vaut que l’écrivain revienne à un statut d’observateur, qu’il considère les mille
aspects de la vie humaine d’un regard froid, et si, de la même manière, il peut se livrer
à son introspection, alors il en retirera une certaine liberté, et à l’observation il
prendra goût et ne cherchera pas à transformer le monde. Du reste, l’homme
n’arrivant pas à se transformer lui-même, comment pourrait-il transformer les
autres ? Aucune mission n’est confiée à cette sorte de littérature et c’est précisément
cette littérature libre de toute charge qui peut s’approcher du réel sans fabriquer
d’illusions.5
La définition d’un théâtre nécessite obligatoirement un rassemblement de
spectateurs. Tissé dans un contexte social, un événement théâtral est en effet un
réseau d’attentes et d’obligations. Il est donc public autant que politique. Vis-à-vis du
théâtre tripartite de Gao, nous formulons la thèse qu’un théâtre vaut plus qu’un
rassemblement de spectateurs ; il tend à obtenir un rassemblement de regards. Le
concept deleuzien d’un regard propose l’opération suivante : regarder = voir +
penser. Une fois que cette formule est transposée dans les pièces de Gao — en
particulier les cinq écrites en français au cours de ses « deuxième » et « troisième »
vies —, la question de l’identification relève d’une problèmatique plus vaste de
l’essence métaphysique du théâtre comme lieu d’agir et lieu du regard. Les verbes
« voir » et « penser » induisent uniquement un théâtre mental, un théâtre qui existe
« dans la tête » (sa perception psychologique ou imaginaire). Il s’agit davantage d’un
théâtre avec une existence non-physique (autrement dit immatérielle). En outre, ce
théâtre n’est plus littéraire, puisque sa théâtralité ne figure pas obligatoirement dans
le texte. Elle est la venue du texte au « regard ».
Ce qui nous intéresse plus particulièrement est la question fondamentale des
relations entre les regards du dramaturge, de l’acteur, du spectateur, du personnage
et du texte mis en scène. Existe-t-il un « point d’origine » physique et temporel
5
Gao, Xingjian, « Le témoignage de la littérature : la recherche du réel » dans Le Témoignage de la
littérature, traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait, Paris, Seuil, 2004, p. 139.
6
pour ce « jeu de regards » ? De quelles manières Gao et ses spectateurs/lecteurs, Gao
et ses personnages, les personnages et les spectateurs/lecteurs ou les personnages
eux-mêmes expriment-ils cette notion de regard ? Une réflexion s’impose à ce stade :
une figuration représentative suppose l’extériorité constituante d’un « voyant », dont
le regard structurera la forme représentative. Ce que l’on soumet à un interrogatoire
en même temps est donc la définition d’une « représentation ». La présence des
peintures et des objets sur scène dans le théâtre de Gao constitue un défi à la
composition d’un espace théâtral. Ces peintures et objets font-ils partie d’une
« représentation » ? Que veut finalement exprimer la peinture et un objet ? Le sens
de la peinture ou de l’objet réside-t-il dans l’acte même de la/le montrer ou dans ce
qu’elle/il exprime ? Sont-ils des procédés picturals d’un drame ou exercent-ils
simplement le mouvement spécifique d’une action ?
Ensuite, nous donnerons une analyse des scènes de rituels, ainsi que l’étude
de sons, de bruitage et de musique comme éléments du drame, afin de mieux
comprendre ce que signifie un « théâtre total ». Les trois pièces qui s’approchent au
plus près d’un tel théâtre sont L’Homme sauvage (1985), Nécropolis ou La Cité des
morts (1987), Les Annales des montagnes et de la mer (1994) et l’opéra La Neige en
août (1997). Gao Xingjian est un homme qui tient à la musique de sorte qu’elle ne
reste pas auxiliaire face à l’action, à la narration et à la parole. En contrepoint avec le
langage verbal et l’action physique sur scène, l’aspect sonore est devenu un procédé
artistique toujours indépendant des images, une possibilité que Gao, en tant que
cinéaste, explore plus ouvertement dans ce qu’il préconise plus tard : un « cinéma à
trois éléments ». Le chapitre sur l’espace du « vide » nous permettra, d’autre part, de
tracer comment Gao, dramaturge, atteint une profondeur spatiale, de la même
manière qu’il fait usage du « vide » dans ses peintures à l’encre, explorant sans
négocier l’ambiguïté entre l’abstrait et le figuratif. Par ailleurs, ce chapitre nous
préparera à traiter l’espace physique du vide comme une métaphore du silence,
probablement d’une « écriture en exil ». Comment montrer un vide sans le briser,
comment écrire le silence sans le trahir ? Voici les questions qui nous mènent à placer
les frontières entre parole et silence, l’indicible et l’évidence. Ce thème est en outre
examiné en parallèle avec le phénomène récurrent des voix solitaires, des
personnages anonymes et des rôles aliénés. En explorant la nature et la fonction du
silence dans les pièces de Gao, nous tenterons de suivre les procédés stylistiques qui
7
exploitent la traditionnelle dialectique entre l’audible et l’inaudible, le visible et
l’invisible, afin d’absorber la tension et les forces contradictoires générées par cette
dualité et, surtout, de rendre immédiate la performance du dialogue.
Par ailleurs, les enjeux du silence et de l’aliénation prennent une forme
concrète au sein du monologue qui s’affirme en tant que mode de narration dominant
dans plusieurs des pièces écrites en français (Au bord de la vie, Dialoguerinterloquer, Le Somnambule, Quatre quatuors pour un week-end, Le Quêteur de la
mort et Ballade nocturne). Point de rupture, le monologue, soit à deux soit à
plusieurs voix chez Gao, ferait objet d’une écriture de témoignage en ce qu’il est lui
aussi caractéristique d’une expérience imposée de l’exil, qui confronte l’être à un vide,
à une absence, à une perte, à une disparition, à une douleur et un silence infinis.
Outres ses dimensions, entre autres psychologique et linguistique, le monologue,
comme le dialogue, contient une fonction dramatique : il est le mécanisme qui fait
progresser la pièce, puisque l’intrigue, en cessant d’être embryonnaire, s’absente dans
ce monde théâtral.
Développant sur cet élan, notre deuxième partie intitulée « Modes de
narration » se place dans le sens où l’espace d’une scène se déplace graduellement du
scénique au non scénique ; de la représentation théâtrale à l’imaginaire, car il ne
s’agit que de la voix à la fois intangible et insaisissable : celle épuisée et dissociée du
corps de l’acteur et de son rôle au cours d’un monologue ou d’un délire ; celle qui
adopte le ton brechtien pour assumer un discours à distance de la narration ; celle qui
alterne entre les chants, les psalmodies et les paroles dites pour brouiller les limites
entre dedans et dehors ; celle qui se multiplie et qui se gomme pour donner à
entendre dans un ensemble un texte « polyphonique ». Hantés par la résonance de
leur propre voix ou de voix extérieures, les personnages n’existent plus ; ils incarnent
leur propre voix provenant des identitiés plurielles ; fragmentées, morcelées, altérées,
transposées.
Centrée sur la voix comme fonction dramatique indubitable, la partie suivante,
« Le langage comme rupture du texte », met en lumière l’exigence qui ressort des
« pièces françaises » de Gao : la primauté de l’action non-aristotélienne. Exit le
« théâtre dialogué », héritier d’une dramaturgie classique où tout est exprimé par le
8
truchement de la conversation. En examinant le glissement du pronom « je » vers le
« tu », « il », « elle », « nous » ou « vous » — une construction d’enchevêtrements de
« courants de conscience » et de séquences narratives —, nous aborderons les
conséquences et les transformations de la tension forgée par un art de parole, autour
de laquelle un drame se structure à travers une série de répétitions insistantes (dont
les procédés sont des rythmes récurrents, des allitérations, des assonances, des
mètres et des refrains...).
La règle du texte littéraire est pour Gao révolue, d’autant qu’il dispose
davantage de réminiscences sur le théâtre que sur la littérature, le cinéma et la
peinture. Ni praticien ni pédagogue du jeu dramatique au même titre que
Stanislavski, Grotowski ou Mei Lanfang, c’est toutefois en tant qu’auteur, artiste et
metteur en scène que Gao Xingjian traite essentiellement de l’art du comédien. Pour
lui, les comédiens sont les porteurs principaux de la théâtralité. Notre dernière partie,
« Personnage dans la chair de l’acteur », proposera ainsi de revoir la notion d’un
« théâtre tripartite » du point de vue d’un acteur, d’un metteur en scène et d’un
spectateur, tous allant dans le but de chercher des moyens pour exprimer
directement afin de « purifer » son « moi » : « une masse chaotique », selon notre
dramaturge, ou « un trou noir originel »6. Non seulement le « jeu de regards » met en
doute la construction conventionelle d’un « personnage », il relève en outre d’un
processus de neutralisation qui se livre à une introspection : qui sont dès lors les
personnages et où sont-ils ? Sont-ils visibles, invisibles, imaginaires ou soumis à une
combination de dimensions ? Sont-ils en possession de leur propre psychologie ? Le
peuvent-ils ? Plutôt joués dans la tradition de Grotowski que selon un style
naturaliste, ou à la façon d’une marionnette et d’un clown muet, les « personnages »
disparaissent enfin, cédant légitimement à la place des « rôles » mêlés au sein d’un
entrecroissement dynamique de « situations », de temporalités variantes, de
perspectives mobiles, et d’« émotions physiques ».
6
Gao, Xingjian, « Réflexions sur la peinture », traduit du chinois par Noël Dutrait dans La Fin du
monde, Allemagne, Bielefeld, Kerber Verlag, 2007, p. 81.
Téléchargement