DOCUMENT 6
Construction du corps des nombres rationnels
1. Introduction
La notion de nombre fractionnaire est connue depuis l’antiquit´e. Les ´egyptiens utilisaient
2
3et les fractions du type 1
p, p > 0, dites depuis fractions ´egyptiennes. Chez les grecs, et en
particulier ceux de l’´ecole pythagoricienne, les fractions permettaient entre autres de comparer
et de mesurer les grandeurs. Par exemple, AB et CD ´etant des segments, AB
CD =p
qsignifie
qu’en reportant qfois le segment AB on obtient la mˆeme chose qu’en reportant pfois le segment
CD. En prenant pour unit´e la longueur de CD, celle de AB est mesur´ee par la fraction p
q. Le
th´eor`eme de Pythagore et l’incommensurabilit´e de l’hypoth´enuse d’un triangle rectangle isoc`ele
avec un cot´e de l’angle droit montr`erent les limites du proc´ed´e et conduisirent peut-ˆetre au
d´eveloppement des constructions `a la r`egle et au compas (Car si 2 n’est pas une fraction, en
revanche c’est un nombre constructible `a la r`egle et au compas.).
D’un point de vue plus moderne, on peut dire que les calculs dans un corps sont beaucoup
plus faciles que dans un anneau (penser `a la r´esolution des ´equations et, en particlier, aux
´equations lin´eaires) et il est donc int´eressant de savoir si tout anneau peut ˆetre consid´er´e comme
un sous-anneau d’un corps. Dans un corps, il n’y a pas de diviseur de z´ero, ab = 0 implique
a= 0 ou b= 0, et il est donc vain de vouloir plonger un anneau qui poss`ede des diviseurs de z´ero
dans un corps. Ici nous allons de plus consid´erer uniquement le cas d’un anneau commutatif
unitaire et donc le probl`eme suivant :
Probl`eme : Etant donn´e un anneau Aint`egre (commutatif, unitaire, sans diviseur de z´ero et
distinct de {0}), existe-t-il un corps commutatif Kcontenant un sous-anneau isomorphe `a A?
Si oui, le probl`eme a-t-il une solution minimale ?
(Il faudra ´evidemment pr´eciser le sens de l’adjectif ”minimal”)
Les hypoth`eses sont en particulier v´erifi´ees par l’anneau Zdes entiers relatifs et l’anneau
K[X] des polynˆomes `a coefficients dans un corps commutatif K.
Dans la suite tous les corps sont suppos´es commutatifs et on peut ´evidemment prendre, pour
anneau int`egre A, l’anneau Zdes entiers relatifs.
2. Analyse du probl`eme
Notre probl`eme est un probl`eme de construction. Comme pour un probl`eme de construction
g´eom´etrique, nous allons supposer qu’il poss`ede une solution et essayer de caract´eriser cette
solution uniquement `a l’aide des donn´ees, c’est-`a-dire ici l’anneau int`egre A.
Supposons donc que l’anneau int`egre Asoit un sous-anneau d’un corps K. Toute intersection
de sous-corps de K´etant un sous-corps de K, il existe un plus petit sous-corps K0de K
51
52 6. CONSTRUCTION DU CORPS DES NOMBRES RATIONNELS
contenant Aet c’est ce sous-corps, solution minimale de notre probl`eme, que nous allons essayer
de caract´eriser en utilisant uniquement A. Si aAet bA=A− {0}alors le produit ab1
appartient `a tout sous-corps de Kcontenant Aet en particulier `a K0. Soit
X={ab1|(a, b)A×A}.
On a XK0et soit ab1et cd1,a,cA,b,dA, deux ´el´ements de X. On a :
ab1cd1= (ad bc)(bd)1X(1)
ab1.cd1= (ac)(bd)1X(2)
De plus, si a6= 0 alors (ab1)1=ba1Xet donc Xest un sous-corps de K. C’est donc le
plus petit sous-corps de Kdont Aest un sous-anneau : X=K0.
En tant qu’ensemble, K0est li´e `a A×A: l’application (a, b)A×A7→ ab1K0est
surjective mais n’est pas en g´en´eral injective (Penser `a Zet Q.). Pour en d´eduire une application
injective on va d´efinir une relation d’´equivalence sur A×A.
L’´egalit´e ab1=cd1de deux ´el´ements de K0d´efinis par (a, b) et (c, d) dans A×Aest
´equivalente `a ad =bc ce qui am`ene `a consid´erer sur A×Ala relation binaire θdonn´ee par
(a, b)θ(c, d)ad =bc.
Il est clair que θest une relation d’´equivalence et on d´esigne par (a, b) la classe de (a, b). Soit
fl’application de A×Adans K0qui `a (a, b) fait correspondre ab1. La relation (a, b) =
(c, d)ab1=cd1montre que cette d´efinition `a bien un sens () et que l’application f
est injective (). Cette application est aussi surjective car, par d´efinition, tout ´el´ement de K0
est de la forme ab1et f((a, b)) = ab1. Les ensembles K0et A×Ase correspondent donc
bijectivement par f. Si l’on identifie (a, b) et son image par f,f((a, b)) = ab1, alors les relations
(6.1) et (6.2) s’´ecrivent maintenant
(ab) + (cd) = (ad +bc, bd)(3)
(ab).(cd) = (ad, bd)(4)
(Dans (6.1) on a remplac´e par +.)
Conclusion de l’analyse. Si l’anneau int`egre Aest un sous-anneau d’un corps Kalors il
existe un plus petit sous-corps K0de Kdont Aest un sous-anneau. Ce sous-corps est engendr´e
par Aet il est de fa¸con naturelle en bijection avec A×A, o`u θest la relation d’´equivalence
sur A×Ad´efinie par
(a, b)θ(c, d)ad =bc.
En identifiant un ´el´ement de K0et son image dans A×A, les op´erations dans K0sont donn´ees
par les relations (6.3) et (6.4).
Il r´esulte de cette analyse que le probl`eme a une solution si et seulement si A×A, muni des
op´erations d´efinies par (6.3) et (6.4), est un corps. La n´ecessit´e provient de l’analyse pr´ec´edente.
La condition est suffisante car si A×Aest un corps alors Aest isomorphe au sous-anneau
{(a, 1)|aA}de (A×A).
3. Le corps des fractions d’un anneau int`egre
3.1. Construction. Soit Aun anneau int`egre et F(A) = A×Ao`u θest la relation
d’´equivalence sur A×Ad´efinie par
(a, b)θ(c, d)ad =bc.
3. LE CORPS DES FRACTIONS D’UN ANNEAU INT `
EGRE 53
V´erifions la transitivit´e qui est la seule propri´et´e non ´evidente. Si l’on a (a, b)θ(c, d) et (c, d)θ(e, f)
alors ad =bc et cf =de d’o`u adf =bcf et cfb =deb. La commutativit´e de Aimplique cfb =bcf
d’o`u d(af be) = 0 et, en utilisant d6= 0 et l’inegrit´e de A,af =be et (a, b)θ(e, f).
Soit (a, b), (a0, b0), (c, d) et (c0, d0) des ´el´ements de A×A. Si l’on a (a, b)θ(a0, b0) et
(c, d)θ(c0, d0) alors on a ab0=a0bet cd0=c0dd’o`u
(ad +bc)b0d0=adb0d0+bcb0d0=a0dbd0+bc0b0d= (a0d0+b0c0)bd(5)
acb0d0=a0c0bd(6)
La relation (6.5) signifie que (ad +bc, bd) = (a0d0+b0c0, b0d0) et (6.6) donne (ac, bd) = (a0c0, b0d0).
On peut donc d´efinir deux lois de composition internes sur F(A) par
(a, b) + (c, d) = (ad +bc, bd),
(a, b).(c, d) = (ac, bd).
Montrons que (F(A),+, .) est un corps commutatif :
Il est clair que ces deux lois sont commutatives
La loi + est associative :
((a, b) + (c, d)) + (e, f) = (ad +bc, bd) + (e, f) = ((ad +bc)f+bde, bdf)
= (adf +b(cf +de), bdf) = (a, b) + ((c, d) + (e, f))
Pour tout bA, on a (0,1)θ(a, b)a= 0 et donc (0,1) = {(0, b)|bA}. On a
(a, b) + (0,1) = (a, b) et donc (0,1) est un ´el´ement neutre pour la loi +.
(a, b)+(a, b) = (ab ba, b2) = (0, b2) = (0,1) et tout ´el´ement (a, b) poss`ede un oppos´e
(a, b).
L’ensemble F(A), muni de la loi +, est donc un groupe commutatif.
La loi . est associative :
((a, b).(c, d))(e, f) = (ac, bd) + (e, f) = (ace, bdf ) = (a, b).(ce, df )
= (a, b)((c, d).(e, f))
La loi . est distributive par rapport `a la loi + :
((a, b) + (c, d))(e, f)=(ad +bc, bd)(e, f) = ((ad +bc)e, bdf)
= (ae, bf) + (ce, df ) = (a, b).(e, f ) + (c, d).(e, f ).
On verifie que (1,1) = {(x, x)|xA}(autrement dit, la classe de (x, x), xA, est
ind´ependante de x). Pour tout b6= 0, (a, b).(1,1) = (a, b) et donc la classe de (1,1) est
un ´el´ement neutre pour la loi .
Supposons (a, b)6= (0,1), c’est-`a-dire a6= 0. L’´equation (a, b).(x, y) = (1,1) ´equivaut `a
(ax, by)θ(1,1) soit encore ax =by ce qui signifie (x, y) = (b, a). Donc tout ´el´ement non
nul de (A×A)est inversible et (a, b)1= (b, a).
Finalement, (F(A),+, .) est un corps commutatif.
L’anneau Aest isomorphe `a un sous-anneau de (F(A),+, .). En effet, consid´erons l’application
φde Adans F(A) qui `a aAfait correspondre φ(a) = (a, 1). On a, pour a,bA,
φ(a+b) = (a+b, 1) = (a, 1) + (b, 1) = φ(a) + φ(b),
φ(ab) = (ab, 1) = (a, 1).(b, 1) = φ(a)φ(b),
54 6. CONSTRUCTION DU CORPS DES NOMBRES RATIONNELS
φ(a) = φ(b) implique (a, 1)θ(b, 1) ce qui ´equivaut `a a=b.
L’application φest donc un homomorphisme injectif et Aet φ(A) sont des anneaux isomorphes.
Le corps F(A) est engendr´e par φ(A) car pour tout ´el´ement (a, b) de F(A) on a
(a, b) = (a, 1).(1, b) = φ(a)φ(b)1.
ce qui montre que tout corps qui contient φ(A) contient aussi F(A).
On a donc d´emontr´e :
Proposition 6.1.Soit Aun anneau int`egre et θla relation d’´equivalence sur A×Aefinie
par
(a, b)θ((c, d)ad =bc.
L’ensemble quotient F(A) = A×A, muni des deux lois de composition internes
(a, b) + (c, d) = (ad +bc, bd),(a, b).(c, d) = (ac, bd),
est un corps commutatif. L’application φde Adans F(A)d´efinie par φ(a) = (a, 1) est un
morphisme injectif d’anneau et, par cette application, l’anneau Aest isomorphe au sous-anneau
{(a, 1)|aA}du corps (F(A),+, .). De plus, le corps F(A)est engendr´e par φ(A).
3.2. Minimalit´e de (F(A),+, .).Soit gun homomorphisme injectif de l’anneau int`egre A
dans un corps K0(Autrement dit, Aest isomorphe `a un sous-anneau du corps K0.) et soit (a, b)
et (c, d) deux ´el´ements de A×A. Si l’on a (a, b)θ(c, d) alors ad =bc d’o`u g(a)g(d) = g(b)g(c) et
g(a)g(b)1=g(c)g(d)1car, g´etant injective, g(b)6= 0 et g(d)6= 0. Il en r´esulte que g(a)g(b)1
ne d´epend que de la classe de (a, b) modulo θ. On peut donc d´efinir une application hde A×A
dans K0par
h((a, b)) = g(a)g(b)1.
On v´erifie facilement que hest un homomorphisme d’anneau. De plus, g(a)g(b)1= 0 im-
plique a= 0 car K0est un corps et, g´etant injective, b6= 0 entraine g(b)6= 0. Il en r´esulte
que h((a, b)) = 0 implique (a, b) = (0, b) qui est l’´el´ement neutre de l’addition de A×A.
L’homomorphisme hest donc injectif. On a aussi, pour tout aA,
h(φ(a)) = h((a, 1)) = g(a)g(1)1=g(a)
et donc g=hφ.
On a d´emontr´e la minimalit´e de (F(A),+, .) : tout corps qui contient un sous-anneau iso-
morphe `a Acontient aussi un sous-corps isomorphe `a ((A×A),+, .) et de fa¸con plus pr´ecise
:
Proposition 6.2.Soit Aun anneau int`egre. Si gest un homomorphisme injectif de l’anneau
Adans un corps Kalors il existe un homomorphisme injectif hdu corps (F(A),+, .)dans K
tel que g=hφ.
D´
efinition 6.1.Le corps (F(A),+, .)est appel´e le corps des fractions de l’anneau int`egre
A.
Remarque. Le corps des fractions F(A) d’un anneau int`egre Aest caract´eris´e, a un isomor-
phisme pr`es, par les trois propri´et´es suivantes :
(1) Il existe un homomorphisme injectif φde Adans F(A) ;
(2) Le corps F(A) est engendr´e par φ(A) ;
3. LE CORPS DES FRACTIONS D’UN ANNEAU INT `
EGRE 55
(3) Pour tout homomorphisme injectif gde Adans un corps K, il existe un homomorphisme
injectif hde F(A) dans Ktel que g=hφ.
De fa¸con moins formelle, tout corps contenant un sous-anneau isomorphe `a Acontient aussi un
sous-corps isomorphe `a F(A).
3.3. La notation fractionnaire. L’application φ´etant un homomorphisme injectif de
l’anneau Adans le corps (A×A)on peut identifier aAet φ(a) = (a, 1) (A×A).
Comme
(a, b) = (a, 1).(1, b) = (a, 1).(b, 1)1,
l’´el´ement (a, b) est alors not´e ab1. Par un deuxi`eme changement de notation, ab1devient a
b
qui est la notation fractionnaire habituelle pour un ´el´ement du corps des fractions d’un anneau
int`egre A.
Avec cette nouvelle notation, les op´erations du corps des fractions de Adeviennent :
a
b+c
d=ad +bc
bd ,a
b.c
d=ac
bd.
L’´el´ement ade a
best appel´e le num´erateur et ble d´enominateur. Un notation proche de celle
utilis´ee quand on ´ecrit 22/7 a ´et´e utilis´ee par les math´ematiciens indiens et ce sont les arabes
qui ont introduit la barre horizontale comme dans 22
7.
3.4. Exemples. 1) Le corps Qdes nombres rationnels
Si l’on prend A=Zalors le corps des fractions de Aest le corps Qdes nombres rationnels.
Lespropositions suivante donnent quelques propri´et´es suppl´ementaires de ce corps.
Proposition 6.3.(1) Tout nombre rationnel non nul s’´ecrit p
qavec q > 0et pet q
premiers entre eux.
(2) Il existe une unique relation d’ordre sur le corps Qqui prolonge l’ordre usuel de Zet
qui fait de ce corps un corps ordonn´e.
Preuve. Pour 1), il suffit de remarquer qu’en g´en´eral, a
b=a
bet ca
cb =a
b.
La d´emonstration de 2) demande d’abord quelques rappels concernant les anneaux ordonn´es.
Un anneau commutatif A, muni d’une relation d’ordre , est un anneau ordonn´e si
(O1) : Pour tout a,b,cA,abimplique a+cb+c;
(O2) : Pour tout a,b,cA,abet c0 impliquent ac bc.
Dans un anneau ordonn´e, abba0 et donc la relation d’ordre est enti`erement
d´etermin´ee par l’ensemble des ´el´ements positifs. Dans un anneau ordonn´e, a0⇔ −a0
(utiliser (O1)) et (O2) entraine que tout carr´e est positif si l’ordre est total. Lorsque Aest un
corps, on suppose en g´en´eral que la relation d’ordre est total.
Rappelons que l’ordre usuel sur Nest d´efini par
nmil existe pNtel que n+p=m.
Cette relation d’ordre est totale et v´erifie les propri´et´es (O1) et (O2) (mais Nn’est pas un
anneau!). Elle se prolonge `a Zen posant :
nmmnN.
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