03/04/2015 Département Universitaire des Soins Infirmiers Unité d’Enseignement 1.1 S2 « Anthropologie de la maladie et de la santé » Unité d’enseignement N°1.4: Sensibilisation aux sciences de la société Anthropologie du corps 2 A. DUMOND Professeur d’anthropologie médicale Le corps handicapé Robert Murphy, anthropologue américain, pense que la paralysie offre un terrain d’étude remarquable pour comprendre les relations sociales au sein d’une culture. Il analyse ainsi les rapports au corps différent qui se nouent à travers son vécu de personne tétraplégique (tumeur de la moelle épinière évolutive sur 13 ans). « L’invalide n’est pas issu d’une race à part, il est une métaphore de la condition humaine. Les invalides constituent une humanité́ réduite à l’essentiel, ce qui en fait d’admirables sujets de recherche anthropologique ». Le handicap conditionne les termes de l’échange. (fragilité de la condition humaine) « L’impossibilité que l’on puisse s’identifier physiquement à l’homme souffrant d’un handicap est à l’origine de tous les préjudices que peut rencontrer cette personne. » Cours IFSI • « J'ai appris aussi qu'un infirme doit prendre garde à ne pas agir différemment de ce que les autres attendent. Et, par-dessus tout, ils attendent de lui qu'il soit infirme : invalide et impuissant ; leur inférieur ; et, s'il ne répond pas à leur attente, leur malaise les rend soupçonneux. » • Robert F. Murphy développe un sentiment de culpabilité et de honte mêlées, il écrit : • « Si quelqu’un est tourné en ridicule ou regardé avec mépris ou aversion, son égo s’en trouve diminué, sa dignité et son humanité sont remises en question». • Cette culpabilité est une énigme pour l’anthropologue. Pourquoi se sentir coupable et honteux d’un état dont on est la victime ? • Murphy R. F. (1990), Vivre à corps perdu, Paris, Plon, Coll.Terre humaine. Cours IFSI Le handicap se construit par rapport à une norme: L’albinisme est une anomalie congénitale (héréditaire) caractérisée par une absence partielle ou totale de pigmentation de la peau, des poils, des cheveux et des yeux, due à un défaut dans la synthèse ou distribution de mélanine. Aux îles Fiji, les personnes albinos sont vues comme des esprits protecteurs. Les femmes albinos sont vénérées et ont historiquement occupées des positions très hautes dans les communautés. En Tanzanie, les femmes albinos vivent terrées et terrorisées. Ceci est du à la croyance que leur corps recèle des pouvoirs magiques dont certaines parties (cheveux, ongles, organes…) sont recherchées dans le cadre de pratiques fétichistes, pour apporter enrichissement et bonheur. Mais aussi les croyances font craindre ces femmes car cette maladie est perçue comme transmissible. Cours IFSI L’exemple des enfants handicapés en Chine • Les autorités chinoises développent une lutte préventive contre les handicaps de naissance, pour cela elles utilisent la loi sur le mariage de 1995, qui institue un bilan de santé prénuptial chargé de détecter « les maladies génétiques graves, les maladies infectieuses et toute maladie mentale pertinente » (article 8) avec pour objectif de promouvoir des naissances saines. (eugénisme) • Un enfant handicapé de naissance pose traditionnellement trois problèmes: un problème de face (réalisation sociale), un problème d’avenir des parents, et un problème de projet marital pour les enfants non handicapés de la famille. • Les enfants ont toujours le devoir d’entretenir leurs parents âgés. La notion de famille est centrale en Chine, l’identité individuelle se fond dans l’identité familiale. Elle est le lieu de la réalisation de ses membres. Tout se fait dans la famille, par la famille et pour la famille. Cours IFSI • Les malformations congénitales sont souvent perçues comme le signe d’une défaillance ou une faute des parents ou de l'ancêtre. • Du point de vue de la médecine chinoise, l’enfant est le résultat de la combinaison de deux essences vitales: une innée ou ancestrale et l’autre acquise (alimentation et air). • L’essence innée est fondatrice du destin de vie du sujet, et représente la vitalité de l’ancêtre et donc de toute la famille. Ainsi le handicap de l’enfant révèle une tare héréditaire qui remonte jusqu’à la source de la famille de chacun des deux parents. • Cf: Isabelle Guinamard et François Lupu, En Chine les deux faces du handicap, in Le handicap au risque des cultures, érès, 2010. Cours IFSI Le corps et la bioéthique L’éthique du corps touche autant à la relation à l’autre qu’au rapport à soi. Et l’éthique des rapports envers soi-même concerne inévitablement notre attitude face à notre corps. Les questions que posent notre rapport aux produits du corps humain (sang, cellules souches, ADN, sperme, ovule etc.), ses parties (organes, membres, cordon, placenta etc.) ainsi que les fœtus, embryons, corps morts. Les nouvelles techniques apportent de nouvelles problématiques concernant l’information donnée au sujet (informations biométriques) que leur utilisation, commercialisation ou conservation. Ceci pose aussi la question de la place du corps dans la société, fait-il partie de la sphère privée ou publique, la liberté individuelle (minimaliste) ou soumis au regard normateur de la société (maximaliste). Cf: Florence Quinche, définition de la bioéthique, Dictionnaire du corps, CNRS édition, 2008. Cours IFSI On reproche souvent à la biomédecine de “découper” le corps des malades, entre spécialistes qui séparent les organes les uns des autres dans leurs diagnostics et dans leurs traitements. Le souci éthique n'est pas une morale du bien et du mal, mais une hiérarchie d'identités, où il s'agit d'affirmer que, quelque soit la puissance des techniques, la personne transcende le corps et que la loi la protège de toute atteinte par le biais des manipulations de ce corps. En établissant des règles et des lois de plus en plus claires, qui écartent le corps humain de l'ordre des choses pour le placer dans celui des sujets, les juristes interviennent dans le débat et contribuent à codifier le concept de corps. Cours IFSI Le corps sexué La condition de l’homme et de la femme n’est pas inscrite dans leur état corporel, elle est culturellement construite. Chez les Inuits, le genre n’est pas fonction du sexe anatomique mais du genre de l’âme-nom réincarnée. Dans notre société, la formule de Simone de Beauvoir « on ne naît pas femme, on le devient », marque le fait que l’identité sexuelle est le produit d’un processus de sexuation et d’incorporation de principes sexuants. Cours IFSI Les Nuers du Soudan avant leur christianisation par Evans-Pritchard Certaines femmes stériles ou ménopausées n’ayant jamais eu d’enfants étaient admises à épouser une femme plus jeune et féconde : la procédure était celle d’un vrai mariage, avec versement d’une compensation en bétail. Puis la jeune femme s’installait chez son « mari », et tenait son ménage, sans toutefois partager le lit de « son conjoint ». En effet, la jeune femme avait pour mission de fréquenter des amants, afin de tomber enceinte. Lorsqu’un enfant naissait de ces unions de passage, il était immédiatement rattaché au lignage de la femme la plus âgée, qui était considérée comme le « père » de l’enfant. Ce n’est plus l’apparence corporelle qui entre en compte ici, mais la faculté de procréer, de reproduire le groupe social. Celle qui ne peut enfanter, ne peut pas pérenniser le groupe. Elle est donc un homme, en dehors de tout attribut corporel. Cours IFSI Le corps vieux La difficulté d’appréhension du vieillissement vient du fait qu’il s’agit d’une construction sociale et culturelle. En EPHAD, les soins peuvent être une véritable violence psychologique pour les soignants et empêcher le maintient d’une authentique relation d’humanitude. Ceci a pour origine la confrontation quotidienne avec l’image dégradée que renvoient les personnes âgées dépendantes et la mise en échec des représentations du rôle de soignant. « Être soignant c’est guérir, ici personne ne guérit, tout le monde meurt ». Le corps vieux ne représente pas le désir, quels sont les désirs autorisés aux vieillards et quels plaisir des sens sont encore socialement autorisés aux vieillards? Cela va dépendre de nos représentations du corps vieux. Cours IFSI Le corps transparent L’avènement de l’imagerie moderne (scanner, IRM et, surtout, reconstruction de l’image en trois dimensions) permet de voir directement l’organe et, par conséquent la lésion qui le frappe sous tous ses angles de fuite, comme si l’enveloppe du corps était devenue transparente ou, plus précisément, translucide. En réalité, on croit voir l’organe alors que l’on ne voit que l’image. Mais la conséquence dans les vingt dernières années est un réajustement du regard médical qui se détourne du corps pour contempler l’image. La transparence du corps nouvellement acquise annonce la clôture du corps chirurgical. L’invisible est devenu visible avant une quelconque ouverture. Les indications d’opération chirurgicale à visée exploratrice ont pratiquement disparu. La possibilité d’introduire dans le corps des moyens optiques a radicalement transformé le regard chirurgical. (endoscopie). « Retrait de la main de l’opérateur en même temps que s’accomplie un clôture du corps souffrant ». Cours IFSI Le corps mort Toutes les cultures prennent en charge leurs corps morts, pour lui donner un sens. Dans notre société, il n’est pas un objet de propriété et appelle toujours un acte de décès et une prise en charge par les pompes funèbres. La thanatopraxie est une discipline reconnue récemment, puisque ce substantif a été créé en 1960 pour remplacer le terme d’embaumement. Les soins de conservation permettent de d’humaniser la mort, le corps mort n’est pas cadavre, il se place dans la vie aux regards des autres. Le famadihana à Madagascar (retournement des morts), par le rêve l’aïeul annonce « qu’il a froid » et réclame un nouveau linceul. Le Mpanandro (astrologue) détermine le jour. Le corps est exhumé (5 ans) et placé dans une natte et on le fait danser, cérémonie joyeuse qui réunie l’ensemble de la parenté. Il s’agit de rappeler le défunt au bon souvenir de la collectivité, de profiter de sa présence pour lui demander conseil (prières) ou protection, puis de rendre plus confortable son retour dans l’au-delà (statut d’ancêtre). Cours IFSI La fin du corps La cyberculture connaît cette tentation de s’affranchir du corps. Le cyberspace est libéré de toutes contraintes physiques et de toute soumission à l’attente. L’individu n’a plus les limites de son corps pour atteindre d’autres réalités, d’autres mondes. Le sujet plonge dans une autre dimension de la réalité. Le sujet se libère des contraintes de l’identité corporelle et sociale, pour se métamorphoser provisoirement ou durablement en ce qu’il veut sans craindre le démenti du réel. Le sujet se réduit strictement aux informations qu’il donne. Le réseau favorise la pluralité de soi, il est un masque formidable, c’est-à-dire un motif de relâchement de toute civilité. Le corps électronique atteint la perfection, loin de la maladie, de la mort, du handicap. Cours IFSI Conclusion Le corps se doit de refléter la notion positive de santé car « nos sociétés vouent un culte au corps jeune séduisant, sain, tout-puissant », déniant toute aspérité qui rappellerait son caractère périssable. De cette manière, il est en mesure d'acquérir son intégrité en tant que membre de la vie sociale ; une intégrité qui prend un sens à travers le regard des autres. Le jugement social résulte de l'appréciation visuelle. Le cyberspace permet à l’homme de ne plus être un corps, mais une personne avant tout. Cours IFSI Concepts du cours Représentations du corps Vieillesse Souffrance, douleur Intimité, Pudeur Handicap Cours IFSI Bibliographie Zarifian E., La force de guérir, Paris, Odile Jacob, 1999 Berthelot, J-M., Corps et société (Problèmes méthodologiques posés par une approche sociologique du corps) in Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXIV, 1983, p.12 Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, PUF, coll. « Quadrige Essais Débats », 2011. Le Breton David, « Vers la fin du corps : cyberculture et identité »,Revue internationale de philosophie, 2002/4 n° 222, p. 491-509. Fernandez F., Samuel Lézé, Hélène Marche (dir.), Le langage social des émotions. Etudes sur les rapports au corps et à la santé, Economica, coll. « sociologiques », 2008. Gardou C. (dir.), Le handicap au risque des cultures. Variations anthropologiques, Erès, coll. « Connaissances de la diversité », 2010. Boëtsch G., Le Breton D., Pomarède N., Vigarello G., Andrieu B.(dir.), La belle apparence, CNRS, 2010. Benoist J., Cathebras P., Conceptions et représentation du corps, 1993. Cours IFSI Elias N., Scotson J.L. (1997), Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard. Goffman E. (1968), Stigmates. Les usages sociaux du handicap, Paris, Ed. de Minuit, 1975. Goffman Erving, La représentation de soi, Edition de Minuit, Collection Le Sens Commun, 1973. Goffman Erving, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Collection Le Sens Commun, Éditions de Minuit, Paris, 1979. Murphy R. F. (1990), Vivre à corps perdu, Paris, Plon, Coll.Terre humaine. Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, folie et déraison, Gallimard, 1972. Merleau-Ponty M., 1945, Phénoménologie de la perception Paris, Gallimard, Cours IFSI Filmographie « Japon, le pays des vieux » de François Cauwel, Anthony Dufour, Régis Arnaud, 2003. (25 mn) « la Maison », reportage commenté par JP Améris et M de Hennezel, 2002 (29mn) « État de santé: la dépendance, quelles solutions face à l’urgence? De Ludovic Fossard, Galaxie Presse, 2009. (26mn) « La vieillesse maltraitée » de Cyrille Massey, Galaxie Presse, 2007. (27mn) « Nos amours de vieillesse » de Hélène Milano, Comic Strip Production, 2005. (52mn) Breaking The Waves de Lars Von Trier (1996) Elephant Man de David Lynch (1981) Freaks de Tod Browning (1932), Au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman (1975) Cours IFSI