Le système suisse de protection sociale Thème 3 : Architecture et finances du système suisse de protection sociale (2) Jean-François Bickel Université de Fribourg Année académique 2009-2010 (SA09) 1 Le graphique 1 décrit l’évolution depuis 1950 à aujourd’hui des dépenses sociales exprimées en pourcentage de la richesse produite dans le pays, cette dernière étant mesurée à l’aide du Produit Intérieur Brut (PIB). La part consacrée à la protection sociale n’a cessé d’augmenter au cours du dernier demi-siècle et a été multipliée par trois et demi. Graphique 1. Suisse : Dépenses de protection sociale 1950-2007 en pourcentage du produit intérieur brut. 35 30 25 20 15 10 5 19 50 19 53 19 56 19 59 19 62 19 65 19 68 19 71 19 74 19 77 19 80 19 83 19 86 19 89 19 92 19 95 19 98 20 01 20 04 20 07 0 dépenses totales en % du PIB Si la tendance est continue, elle a connu deux « sauts » qualitatifs. Le premier, dans les années 70, a été la conséquence de changements tant au dénominateur qu’au numérateur : suite au choc pétrolier de 1973 et avec la forte récession que connaît la Suisse comme les pays voisins, le PIB (le dénominateur) a reculé ; d’autre part, des réformes récentes, notamment en matière de prévoyance-vieillesse (8e révision de l’AVS, introduction des PC à l’AVS, développement de la prévoyance professionnelle) font progresser les dépenses (numérateur). Le second « saut » est survenu dans les années 90, c’est-à-dire à l’occasion d’une nouvelle phase de ralentissement économique qui a fait fortement progressé les dépenses en matière de chômage, d’invalidité et d’aide sociale (cf. aussi plus bas les graphiques 3 et 4). Les dernières années semblent indiquer une stabilisation, mais il est trop tôt pour savoir si la « halte » dans la progression n’est que passagère ou si elle est durable et marque un changement de tendance. Du côté des dépenses de protection, la crise actuelle et plus encore les évolutions attendues en matière de vieillissement et de coûts de la santé laissent penser qu’elles vont continuer à augmenter. Le « poids » que représentent ces dépenses dépendra toutefois de l’évolution économique et si la progression du PIB est suffisante pour compenser l’augmentation des dépenses. L’évolution des dépenses peut elle-même être variable en fonction des réformes entreprises et des mesures de réduction des prestations. Graphique 2. Évolution des dépenses de prestations 1950-2007, par prestations (exprimés en Frs de l’an 2000 et par habitant) 8'000 7'000 6'000 5'000 4'000 3'000 2'000 1'000 0 1950 1955 Vieillesse Famille/enfants 1960 1965 1970 1975 Maladie/soins de santé Chômage 1980 1985 1990 Invalidité Exclusion sociale 1995 2000 2005 2007 Survie Logement Le graphique 2 montre que l’augmentation des dépenses sociales du dernier demi-siècle concerne pour l’essentiel avant tout deux fonctions : vieillesse d’une part, santé et soins. Concernant les prestations en matière vieillesse s’observe le saut des années 70 auquel il a été fait allusion ci-dessus. Le saut des années 90 renvoie avant tout aux prestations en matière d’invalidité et celles liées à la fonction chômage. Pour cette dernière frappe la comparaison des années 70 et des années 90 : deux périodes de difficultés économiques. Dans le premier cas, l’augmentation des dépenses de prestations chômage est à peine visible ; le « saut » des années 90 lui est marqué 1 . Dans le premier cas, la perte d’emploi s’est traduite avant tout par 1 Alors même qu’en termes de diminution de postes de travail, la crise des années 70 a été beaucoup plus forte : 330'000 emplois perdus, soit 10% du total ! le renvoi des travailleurs étrangers et le retrait du marché du travail de nombreuses femmes. Dans les années 90, ces deux mécanismes de réduction du chômage n’ont plus ou beaucoup moins fonctionnés. Pour illustrer les raisons du « bond en avant » de la Suisse au cours de cette période, les deux graphiques suivants (3 et 4) visualisent le taux de croissance annuel moyen du montant des prestations sociales entre 1990 et 2004. Si globalement, les prestations en matière d’assurances sociales ont augmenté à un rythme annuel de 4%, l’assurance invalidité, la prévoyance professionnelle, l’assurance obligatoire en matière de soins et plus encore l’assurance chômage ont connu un taux de croissance supérieur (graph. 3). Graphique 3. Croissance moyenne annuelle des prestations d’assurance sociale entre 1990 et 2004 (en %) % 20 19.3 15 10 5.7 5.6 4.8 4 5 2.6 2.1 1.7 es il i m Fa lo Al lA ta To c. ss Ch ur ôm an al ce ag s e ig s. As s. As As s O bl Ac ig c. .S O oi bl ns f. .P év Pr As s. In ro va AV l. S 0 Sur le graphique suivant (graph. 6), on observe que les prestations sous conditions de ressources ont dans l’ensemble augmenté à un rythme annuel de 4.5%, mais que cette hausse a été bien plus élevée en ce qui concerne les prestations complémentaires à l’assurance invalidité, l’aide sociale et les mesures en faveur des chômeurs. Hormis les cas de l’assurance obligatoire de soins 2 et partiellement de la prévoyance professionnelle 3 , les taux élevés de croissance des dépenses sont liés à la crise économique qui, en Suisse, a été plus marquée et a duré plus longtemps que dans la plupart des pays d’Europe du nord et de l’ouest. Mais dans la mesure où la crise économique a aussi signifié une transformation du marché du travail et de son fonctionnement, la forte hausse des dépenses sociales n’est pas seulement la conséquence du manque d’emploi en tant que tel, 2 La loi sur l’assurance-maladie obligatoire (Lamal) entre en vigueur en 1996, entraînant un accroissement des prestations. 3 Une partie de l’augmentation pour la prévoyance- professionnelle est liée à la montée en puissance du régime : avec le temps arrive à la retraite toujours plus de salariés ayant droit à toujours plus de prestations (car ayant en plus grande proportion et pendant plus longtemps cotisé). Mais une autre partie de l’augmentation est due à la hausse des cas d’invalidité et renvoie donc au phénomène plus large de la progression de ce risque. mais aussi des exigences des (nouveaux) emplois qui existent auxquels une frange de la population ne peut pas ou plus accéder 4 . Graphique 4. Croissance moyenne annuelle des prestations sous conditions de ressources entre 1990 et 2004 (en %) % 9 8.4 8 8 6.8 7 6 5 4.5 4 3 2 1.2 1 0 PC AVS PC AI Aide Sociale Mesures pour chômeurs Total La Suisse est souvent présentée comme un pays retardataire en matière de protection sociale lorsqu’on la compare aux autres pays d’Europe occidentale. De fait, la Suisse a mis plus longtemps que d’autres pour introduire, par exemple, une assurance chômage obligatoire – qui n’est entrée en vigueur qu’en 1977 par arrêté fédéral urgent et 1982 par loi – ou une assurance-maladie obligatoire – la loi n’est entrée en vigueur qu’en 1996 ; sans parler de l’assurance-maternité qui n’existe que depuis 2005. Du fait même des évolutions mentionnées plus haut, la période récente a été caractérisée par le rattrapage de ce retard, la Suisse rejoignant le peloton des pays européens. Les graphiques 5 et 6 illustrent ce phénomène. Le graphique 5 présente la situation en 1990. Il montre une claire relation entre le niveau de richesse du pays (mesuré par le PIB) et le niveau des dépenses sociales ; cette relation étant résumée par la droite dessinée 5 . La Suisse (abrégée CH) est ici un cas à part : si elle est le pays le plus riche représenté sur le graphique, elle occupe une position bien en dessous de la droite : cela veut dire que la Suisse dépense en réalité beaucoup moins que ce qu’elle devrait dépenser compte tenu de son niveau de richesse ; si ses dépenses suivaient la tendance générale, elles devraient se situer sur ou à proximité de la ligne. 4 A ce propos, voir par exemple Flückiger Y., "Les conséquences économiques et sociale des mutations actuelles de l'emploi", in C. Suter & C. Pahud (eds), Rapport social 2000, Zürich, Seismo, 2000, pp. 52-71. 5 Cette droite est dite droite de régression et elle est obtenue par la méthode dite des moindres carrés. Elle fournit un résumé de la relation qui existe entre PIB et dépenses sociales, qui sont deux variables de nature quantitatives. Une relation de ce type peut aussi être appréhendée comme une corrélation. Graphique 5. Niveau de dépenses sociales et PIB en 1990, selon le pays (exprimé en unité de pouvoir d’achat équivalent –SPA– par habitant) Graphique 6. Niveau de dépenses sociales et PIB en 2000, selon le pays (exprimé en unité de pouvoir d’achat équivalent –SPA– par habitant) Le même graphique (graphique 6) 10 ans plus tard montre une Suisse qui « colle » à la ligne, c’est-à-dire située dans la tendance générale. Ou, pour le dire autrement, la Suisse est maintenant dans la moyenne. Ce lapse de 10 ans a été marquée par une crise économique qui, en Suisse, a été plus marquée et a duré plus longtemps que dans la plupart des pays d’Europe du Nord et de l’Ouest, d’où une progression plus forte des dépenses sociales. Si on examine aujourd’hui – c’est-à-dire en 2007, derniers chiffres disponibles – comment les prestations sociales se répartissent en fonction des différents risques, le constat est très clair : ce sont les fonctions vieillesse (pas loin de la moitié du total) et santé / soins (un quart) qui constituent la majeure part. L’invalidité représente quant à elle le 12% des prestations. Ensemble, ces trois fonctions accaparent donc le 85% du total, les cinq autres fonctions se répartissant le solde. De fait, dans la perspective comptable adoptée ici, ces dernières sont des fonctions que l’on peut qualifier de secondes. Relevons, en passant que 100 Frs de prestations, 5 concernant la fonction famille / enfant. D’autres pays font plus ! (cf. plus bas graphique $). Graphique 7. Proportion du total des prestations sociales selon la fonction (en %, chiffres 2007) Chômage 3% Famille/enfants 5% Exclusion sociale 3% Logement <1% Survie 4% Invalidité 12% Vieillesse 47% Maladie/soins de santé 26% Si on prend le point de vue des recettes, on constate qu’une bonne moitié (54%) proviennent des cotisations sociales, alors que les contributions publiques en représentent environ un quart (23%). Spécificité suisse, les primes par tête de l’assurance obligatoire de soins contribuent pour un dixième. Et environ un septième des recettes proviennent de la rubrique autre, c’est-àdire pour l’essentiel des produits financiers. Graphique 8. Proportion du total des recettes de la protection sociale selon le type de recettes (en %, chiffres 2007) 13% 23% 54% Cotisations sociales Primes par tête Contributions publiques Autres recettes 10% Les données que nous venons d’examiner sont intéressantes à mettre en parallèle avec celles d’autres pays. Dans les trois graphiques suivants, la Suisse est ainsi comparée à la moyenne pour l’Union européenne (sans les nouveaux entrés de l’Europe centrale et de l’est), ainsi qu’à cinq pays : nos trois voisins que sont l’Allemagne, la France et l’Italie, ainsi que la Suède et le Royaume-Uni en tant représentant de deux types spécifique de régimes de protection sociale : le modèle universaliste fort (ou « social-démocrate ») pour la Suède d’une part, le modèle universaliste libéral pour le Royaume-Uni de l’autre. Tout d’abord, le graphique 9 porte sur la répartition des prestations entre les différentes fonctions. De fait, la hiérarchie des fonctions est très similaire. Quelque soit le pays, les prestations vont en premier lieu à la vieillesse, puis en second lieu à la santé / soins ; ces deux fonctions se détachent nettement des autres et accaparent la majeure part des prestations. C’est là un phénomène indépendant des différences qui peuvent par ailleurs exister entre les systèmes. L’enjeu, le défi s’imposent à tous. A l’égal de la Suisse, l’invalidité est au troisième rang en Suède, au Royaume-Uni et dans la moyenne de l’Union européenne. Mais en Italie, c’est la survie qui arrive en troisième, alors que c’est famille /enfants en France et en Allemagne. Il y a donc à côté de la présence commune et fortement prégnante de la vieillesse et de la santé / soins auxquels tous font face, des variations dans les priorités secondes. Ainsi, la fonction logement bénéficie d’une part plus importante au Royaume-Uni, alors que la fonction famille-enfants est davantage dotée en Allemagne, France, Suède. Et le poids des fonctions vieillesse et santé / soins, s’il est partout dominant, est plus ou moins fort. L ?Italie se distingue ainsi par une proportion particulièrement élevée des prestations destinées à la vieillesse (plus de la moitié du total), la Suisse y dédiant une part sensiblement plus élevée que dans d’autres pays. Relevons, toujours pour la Suisse, que la part consacrée à santé / soins est sous-évaluée dans la mesure où les données ne prennent pas en compte les prestations payées par quote-part et franchises. Graphique 9. Proportion du total des prestations sociales selon la fonction – la Suisse comparée à d’autres pays (en %, chiffres 2007) 60 50 40 30 20 10 0 Suisse UE15 Vieillesse Survie Exclusion sociale Allemagne France Italie Maladie/soins de santé Famille/enfants Logement Suède RoyaumeUni Invalidité Chômage Le graphique 10 montre une comparaison par types de dépenses. On peut y observer le profil très similaire de la Suisse et de l’Allemagne, avec notamment plus de 60% représentant des prestations en espèce sans conditions de ressources, ce qui reflète le caractère largement bismarckien de la protection sociale de ces deux pays et la prégnance de l’assurance sociale. Suède et Royaume-Uni se distinguent par un niveau plus élevé de prestations en nature sans conditions de ressources : c’est là le reflet de systèmes plus « beveridgien » privilégiant l’offre de services collectifs. Mais, dans le même temps, Suède et Royaume-Uni se distinguent entre eux par le fait que dans ce dernier pays la part de prestations sous conditions de ressources est bien plus élevée qu’ailleurs, alors qu’en Suède elle est la moins élevée du panel de pays considérés : ce qui renvoie aux deux variantes que connaît le modèle qualifié d’universaliste, que l’on associe volontiers à Beveridge. Graphique 10. Répartition des dépenses par types de dépenses – la Suisse comparée à d’autres pays (en %, chiffres 2007) 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Suisse UE15 Allemagne France Italie Suède RoyaumeUni Prestations en espèces sans condition de ressources Prestations en nature sans conditions de ressources Prestations sous conditions de ressources Dépenses de fonctionnement, autres dépenses Si on prend le point de vue des recettes (graphique 11), la Suisse apparaît comme un cas très particulier. Elle se distingue en effet d’une part par la proportion plus importante qu’ailleurs provenant des contributions des personnes protégées, ces dernières comprenant les primes par tête de l’assurance obligatoire de soins ; d’autre part par la proportion de recette provenant des recettes « autres », c’est-à-dire des revenus financiers. A contrario, la part des contributions publiques est beaucoup plus faible que dans les autres pays considérés ; celle des employeurs l’est aussi, quoique la différence soit de plus faible ampleur. De fait, si la Suisse est un cas singulier parmi les systèmes de protection sociale, c’est surtout dans sa manière de financer le système. Ceci manifeste que le système de protection sociale suisse, s’il est un système bismarckien privilégiant l’assurance sociale, a aussi des traits libéraux, se traduisant notamment par une volonté de limiter l’intervention de l’État. 6 Tout le contraire, si on peut dire, de la Suède et du Royaume-Uni qui privilégient les contributions publiques, et donc un financement par l’impôt ; ces deux pays se distinguant toutefois par la part du financement revenant aux employeurs respectivement aux personnes protégées. Notons que les employeurs sont en proportion le plus mis à contribution en France. 6 Sur ce point, voir par exemple Armingeon K., "Institutionalizing the Swiss welfare state", West European Politics, 24 (2), 2001, pp. 145-168. Graphique 11. Proportion du total des recettes de la protection sociale selon le type de recettes – la Suisse comparée avec d’autres pays (en %, chiffres 2007) 60 50 40 30 20 10 0 Suisse UE15 Allemagne Contributions employeurs Contributions publiques France Italie Suède RoyaumeUni Contributions personnes protégées Autres De ces quelques brèves comparaisons, tirons au moins deux leçons. Tous les pays font face aux mêmes risques et défis parmi lesquels prédominent vieillissement d’une part, santé / soins de l’autre. Mais la manière dont ils répondent à ces risques et défis en termes de nature des prestations offertes et la façon dont ils assurent et financent ces prestations sont loin de présenter un profil identique : il y a diversité des modes de faire la protection. Par ailleurs, telle qu’elle ressort de ces chiffres, la particularité du système de protection sociale de la Suisse est de combiner une large dominante d’assurance sociale avec un niveau d’intervention comparativement faible de l’État. Ceci reflète le caractère largement subsidiaire de la protection publique et la prégnance d’une conception libérale soucieuse de limiter l’intervention étatique. Une manifestation emblématique en est que les deux fonctions prédominantes que sont vieillesse et santé / soins s’appuient pour une large part sur des formes d’assurance sociale largement décentralisées et indépendantes de l’État (caisses maladies, caisses de pension).