Colloque par la REGULATORY LAW REVIEW (RLR), en partenariat avec les éditions LEXTENSO Le rôle des Cours suprêmes en matière économique III. NOTES DE TRAVAIL 3.1. QU’EST-CE QU’UNE COUR SUPREME ? 3.2. QU’EST-CE QUE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE ? 3.3. QU’EST-CE QUE LA MATIERE ECONOMIQUE ? 1. QU’EST-CE QU’UNE COUR SUPRÊME Dans une définition presque intuitive, on pourrait dire qu’une Cour suprême est une juridiction qui a le pouvoir légitime d’imposer des choix de société pour la Nation. Dans une définition plus technique, ce pouvoir s’exprime à travers le fait d’être le gardien juridictionnel des droits et libertés fondamentaux des individus, dont certains sont issus de la Constitution, laquelle contient en outre les règles d’organisation politique de la Nation, ses principes institutionnels de fonctionnements. La flexibilité de la catégorie des libertés et droits fondamentaux1 et son entropie donne un grand pouvoir politique à la Cour suprême. Au sens strict, il y a une nette différence entre une « Cour suprême » et une « Cour constitutionnelle », mais les deux notions sont en train de se rapprocher. La notion de Cour suprême est apparue aux Etats-Unis, où cette Cour est la plus haute juridiction, qui intervient à l’occasion d’un litige entre particuliers ( « différend justiciable »), c’est-à-dire un litige pouvant être résolu par voie de décision de justice. La Cour suprême veille à écarter de son examen d’une part les affaires qui ne constituent pas un différend entre justiciables, et d’autre part les affaires politiques de répartition des pouvoirs entre les organes exécutif et législatif. La Cour suprême est exclusivement la gardienne des droits et libertés à l’égard d’un justiciable,. C’est en cela qu’au sens strict, la Cour suprême se distingue d’une Cour constitutionnelle, qui contrôle pour sa part la conformité des lois au regard de la Constitution et l’exercice des pouvoirs par les organes politiques du pays. Cependant, les Cours constitutionnelles sont aussi gardiennes des droits et libertés fondamentaux, puisque ceux-ci sont reconnus par les Constitutions et c’est en cela qu’elles se rapprochent de la nature d’une Cour suprême et qu’elles peuvent y être assimilées au sens large. Pour la rédaction de la présente note, on peut donc retenir une acception large de la notion de Cour suprême, y incluant les Cours constitutionnelles. 1 Par exemple la « liberté d’expression », quasiment sans limite aux Etats-Unis » ou le « développement de la personnalité de l’individu » en Europe, ouvrent des emprises maximales. La présente note expose tout d’abord les domaines sur lesquels s’exerce le contrôle des cours suprêmes (1), les différentes normes juridiques qui sont contrôlées (2), la façon dont les Cours suprêmes exercent leur contrôle (3), le moment où le contrôle est exercé (4), les personnes qui peuvent demander à la Cour d’exercer ce contrôle (5), les moyens par lesquels celles-ci accèdent à la Cour (6) et les effets des décisions de la Cour (7). Par ailleurs, la note expose les modes de désignation des membres de la Cour (8) ainsi que le statut de la Cour et de ses membres (9). 1. LES PRINCIPAUX DOMAINES DANS CONTROLE D’UNE COUR SUPREME 1) LA PROTECTION DES LESQUELS S’EXERCE LE LIBERTES ET DROITS FONDAMENTAUX La protection des libertés et droits fondamentaux inscrits dans la Constitution est l’une des missions principales des Cours suprêmes. En témoigne, pour ne citer que quelques exemples, la jurisprudence du Conseil Constitutionnel qui, au nom de la protection de la liberté d’association (décision du 16 juillet 1971), de la liberté d’entreprendre (décision du 18 janvier 1982), du droit de libre communication des pensées et des opinions (décision du 11 octobre 1984), des droits de la défense (décision du 23 janvier 1987), a apporté des limites au pouvoir du législateur. 2) LA DELIMITATION DES COMPETENCES RESPECTIVES DES ORGANES DE L’ETAT Les Cours constitutionnelles tranchent des conflits d’attribution de compétences entre l’organe exécutif et l’organe législatif. Il s’agit, par exemple, de vérifier si une loi ne porte pas sur des matières qui relèvent du seul domaine réglementaire autonome. 3) LA DELIMITATION DES COMPETENCES ENTRE LA FEDERATION ET LES ETATS FEDERES Lorsque l’Etat est fédéral, comme les Etats-Unis, l’Allemagne ou le Brésil, la Constitution prévoit la répartition du pouvoir législatif entre l’Union et les collectivités fédérées. La Cour suprême, en assurant la protection de la limite constitutionnelle des compétences entre Union et Etats-membres, est également juge des limites posées par le Constituant aux pouvoirs de l’Union comme à ceux des Etats, et donc de la répartition des compétences entre les gouvernements des différents échelons de la Fédération. Ces trois types de pouvoirs que la Cour suprême détient pour exercer ses devoirs (garanties des libertés et droits, répartition des compétences entre les pouvoirs publics, délimitation des compétences dans un système fédéral) sont à la fois des garanties de l’Etat de droit et une grande puissance juridique et politique données à la Cour suprême. C’est sans doute pourquoi pour l’instant la France, qui n’a pas cette tradition politique, n’a pas développé pleinement ce type d’organe, à l’inverse notamment des Etats-Unis (v. infra), en ne donnant pas au Conseil Constitutionnel tous les attributs d’une Cour suprême (par exemple le contrôle a posteriori n’a été inséré qu’en 2008 et le Conseil Constitutionnel ne choisit pas les affaires sur lesquels il veut statuer, contrairement à la Cour suprême des Etats-Unis). 2. LES NORMES JURIDIQUE CONTROLEES PAR LA COUR SUPREME La détermination des normes qui font l’objet du contrôle exercé par les Cours suprêmes varie selon les pays, et dépend en général de la jurisprudence de la Cour. Le contrôle a pour premier objet la loi ordinaire, mais il peut également concerner d’autres actes, comme les révisions constitutionnelles, les actes de l’Exécutif et les Traités internationaux. En outre, dans les pays qui adoptent une structure fédérale, le contrôle porte non seulement sur les lois fédérales mais encore sur les lois des Etats. En France, le Conseil Constitutionnel ne se reconnaît pas compétent pour contrôler la constitutionnalité d’une révision constitutionnelle (Décision du 26 mars 2003 sur la révision constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République). En revanche, dans certains pays comme l’Inde ou le Brésil, les Cours suprêmes n’hésitent pas à contrôler les révisions constitutionnelles, ce qui leur confère un pouvoir considérable dans la mesure où le législateur ne pourra pas surmonter une éventuelle décision de censure prononcée par la Cour. 3. LA FACON DONT LES COURS EXERCENT LE CONTROLE – LES DEUX GRANDS MODELES DE CONTROLE Les deux modèles que l’on va décrire ne sont pas uniques, mais ce sont des modèles de référence sur la base desquelles les autres pays se sont inspirés pour établir les modalités de contrôle de leur propre Cour. 1) LE CONTROLE ISSU DU SCHEMA NORD-AMERICAIN : 1. Les origines du contrôle : C’est aux Etats-Unis qu’est apparu le mécanisme de contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois par l’arrêt Marbury vs. Madison de 18032 par lequel la Cour suprême fédérale s’est reconnue compétente pour examiner la conformité d’une loi par rapport à la Constitution. 2 24 février 1803, 5 U.S. 137. 2. Les traits essentiels – un contrôle diffus et concret : Le contrôle est dit diffus car le contrôle de constitutionnalité peut être exercé par n’importe quel juge (fédéral ou étatique), à n’importe quel échelon de la hiérarchie juridictionnelle. Le contrôle est dit concret car il s’exerce à l’occasion de cas concrets et de litiges particuliers. Il demeure qu’à cette occasion, les Cours suprêmes n’hésitent pas à créer des principes juridiques très innovants et à effets politiques majeurs, comme le fît la déclaration d’inconstitutionnalité de la discrimination raciale aux Etats-Unis. 2) LE CONTROLE ISSU DU SCHEMA EUROPEEN : 1. Les origines du contrôle : Alors que le modèle nord-américain s’est construit sur une décision de la Cour suprême, le modèle européen s’est construit sur la pensée d’un auteur autrichien, à la fois juriste et philosophe : Hans Kelsen. C’est à partir de ses propositions que fut instauré en 1920 le Tribunal Constitutionnel d’Autriche, première juridiction de contrôle constitutionnel en Europe. Le schéma est diamétralement opposé au précédent. 2. Les traits essentiels – un contrôle concentré et abstrait : Le contrôle est dit concentré car il est exercé uniquement par une Cour spécialisée qui possède le monopole d’appréciation de la constitutionnalité des lois, les autres juges ou tribunaux n’ayant pas cette compétence à propos des lois. . Il y a contrôle abstrait des normes dans la mesure où la question de conformité à la Constitution est posée en soi à la Cour, en dehors de tout procès. Cela modifie la portée du contrôle (v. infra). 4. LE MOMENT DU CONTROLE DE LA COUR Le contrôle de constitutionnalité peut être soit préventif (a priori) soit ce que la doctrine constitutionnaliste désigne comme un contrôle « répressif » (a posteriori). Dans le premier cas, la loi a été adoptée par le Parlement et, avant sa promulgation, la Cour est saisie pour apprécier sa conformité à la Constitution. Dans le second cas, la Cour se prononce sur une loi déjà en vigueur dans l’ordre juridique. Jusqu’à la réforme de 2008, la France avait limité le système à un contrôle a priori. Par l’insertion de la « question prioritaire de constitutionnalité » dans le système juridique, le droit français admet un contrôle a posteriori. 5. LES PERSONNES POUVANT SAISIR LA COUR La Cour ne peut pas se saisir d’office (elle ne peut pas se saisir d’elle-même), elle doit être sollicitée par des personnes qui lui sont extérieures. 1) DANS LE SYSTEME NORD-AMERICAIN C’est par le biais du recours en appel exercé par un justiciable, au cours d’un procès, que la Cour pourra être amenée à se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi (sur les modalités de cette procédure, v. infra). 2) DANS LE SYSTEME EUROPEEN, il existe deux modalités : 1. Dans certains pays, seules les autorités politiques sont habilitées à saisir la Cour. En France, ce recours était initialement réservé au Président de la République, aux Présidents des Assemblées et au Premier Ministre. Depuis la réforme de 1974, le droit de saisine a été élargi à 60 députés ou à 60 sénateurs, permettant à l’opposition politique de saisir le Conseil Constitutionnel. Plus largement, les recours sont devenus quasi systématiques. 2. Dans d’autres pays, les citoyens peuvent directement saisir la Cour, comme en Allemagne ou en Belgique. Cela est désigné comme un « recours constitutionnel direct en protection des droits fondamentaux ». En Allemagne, ces recours, et la jurisprudence qu’ils ont suscitée, jouent un rôle essentiel dans le système juridique et politique. Ces recours individuels peuvent être dirigés contre tout acte (notamment législatif) qui porte une atteinte personnelle actuelle et immédiate aux droits d’un individu3. 3. Dans d’autres pays, une partie dans un procès peut prétendre voir son cas examiné par la Cour, mais il n’a pas de droit de saisine directe, car il y a un filtre (v. infra n°6). Seul le juge, sollicité par le justiciable, a le pouvoir de transmettre ou non l’affaire à la Cour suprême. La France a choisi ce système, hybride et complexe, dont nul ne sait ce qu’il va donner en pratique. 6. LES MECANISMES PERMETTANT D’ACCEDER A LA COUR – LES VOIES D’ACCES A LA COUR 1) LE RECOURS EN CERTIORARI AUX ETATS-UNIS La Cour suprême des Etats-Unis peut être saisie par la voie d’un recours en certioriari en 3 Ainsi, la Cour constitutionnelle Allemande a posé, dans sa décision du 30 juin 2009, que le droit communautaire, à travers le Traité de Lisbonne, ne pouvait contrarier les droits fondamentaux visés par la Constitution Allemande. vu duquel la Cour doit se prononcer sur la « certification » des décisions rendues par les juridictions inférieures. C’est donc par le biais de l’appel fait par une partie au procès qui estime que la loi qu’on lui oppose n’est pas conforme à la Constitution, que la Cour résout une question de constitutionnalité. Toutefois, toutes les affaires ne sont pas tranchées au fond par la Cour. Celle-ci exerce en effet un pouvoir discrétionnaire de sélection des affaires. A titre d’exemple, sur les 5000 affaires dont la Cour suprême des Etats-Unis est saisie chaque année, seule une quarantaine de recours est sélectionnée et soumise à son contrôle. Ainsi, la question de la constitutionnalité des lois qui interdisent ou organisent l’avortement est toujours de ce fait en suspens. 2) LE RECOURS CONSTITUTIONNEL DIRECT Dans ces systèmes et hors de tout procès, les citoyens peuvent saisir la Cour suprême contre toute loi pour non-conformité à la Constitution. Ce modèle (qui fonctionne comme le recours pour excès de pouvoir contre les actes administratifs en France) est appliqué en Allemagne et en Belgique. Malgré ce principe ouvert du recours constitutionnel direct, les Cours s’efforcent de limiter le nombre des recours directs (en Allemagne par exemple). Pour ce faire elles exigent que le requérant démontre qu’il est lésé par la loi contrôlée. En outre, le recours doit être subsidiaire, c’est-à-dire que le recours n’est possible que si toutes les autres voies de recours existantes ont déjà été utilisées par le requérant. 3) LA REVISION CONSTITUTIONNELLE DE CONSTITUTIONNALITE EN FRANCE 2008 ET LA QUESTION PRIORITAIRE DE La réforme constitutionnelle de 2008 institue un nouveau mécanisme permettant d’accéder au Conseil Constitutionnel. Dorénavant, l’examen de la loi par le Conseil Constitutionnel pourra être enclenché à l’occasion d’un procès ordinaire. La réforme instaure un double filtrage juridictionnel opéré, dans chaque ordre juridictionnel (ordre administratif et ordre judiciaire), par les juges inférieurs et les Hautes Juridictions (Conseil d’Etat et Cour de Cassation). 1) Saisi d’un litige entre particuliers, le juge pourra, s’il est confronté à une « question de constitutionnalité », suspendre l’instance en cours et provoquer un renvoi devant la Cour de Cassation ou le Conseil d’Etat selon l’ordre de juridiction. 2) La Cour de Cassation ou le Conseil d’Etat devront ensuite apprécier le « caractère sérieux » de la question de constitutionnalité, et décideront ainsi de renvoyer ou non la question à l’examen du Conseil Constitutionnel. 7. LES EFFETS DES DECISIONS DE LA COUR 1) L’AUTORITE ABSOLUE DE LA CHOSE JUGEE Dans le système dit « européen », la décision de la Cour est dotée de l’autorité absolue de la chose jugée. Cela signifie que la décision de la Cour vaut à l’égard de tous, elle a une portée générale, une décision de non- conformité impliquant ainsi la disparition de la loi de l’ordre juridique. 2) L’AUTORITE RELATIVE DE LA CHOSE JUGEE En revanche et en principe, dans le système américain, la décision est dotée de l’autorité relative de la chose jugée, c’est-à-dire que la déclaration éventuelle d’inconstitutionnalité ne vaudra que pour l’affaire et les parties en cause. Mais une telle présentation du cas américain doit être nuancée. Un mécanisme propre au système de Common Law, système de droit dont les Etats-Unis font partie, vient contredire cette limite née du caractère concret du contrôle. En effet, la « règle du précédent » (le stare decisis) implique le respect par toutes les juridictions inférieures des décisions de la juridiction supérieure, conférant ainsi à celle-ci le pouvoir d’imposer aux juridictions inférieures l’impossibilité d’appliquer la loi, qu’elle a estimé contraire à la Constitution, à une situation de fait analogue. La décision de la Cour présentera donc un effet équivalent à une annulation. C’est pourquoi la Cour suprême des Etats-Unis, alors même que ses décisions n’ont qu’une portée relative, parce qu’elles valent précédent, a un tel pouvoir, car dès l’instant qu’elle a estimé une loi non-conforme à la Constitution, plus aucun juge ne s’écarte de sa décision. 3) DECLARATION DE CONSTITUTIONNALITE / D’INCONSTITUTIONNALITE Lors de son contrôle la Cour prononce soit une déclaration de constitutionnalité, soit une déclaration d’inconstitutionnalité (impliquant dans ce cas la censure de la loi, c’est-à-dire la disparition du texte contrôlé). La déclaration d’inconstitutionnalité peut n’être que partielle, ne touchant ainsi que certaines dispositions de la loi examinée. 4) LES INTERPRETATIONS CONFORMES Les Cours peuvent énoncer des interprétations conformes (ou des « réserves d’interprétation » selon l’expression utilisée par le Conseil Constitutionnel français). Il s’agit d’une méthode originale par laquelle le juge constitutionnel valide le texte en déclarant la loi conforme à la Constitution, à la condition qu’elle soit interprétée dans un sens particulier. Elle oriente donc la manière dont les autorités juridictionnelles ou administratives devront interpréter le texte. 8. LA COMPOSITION DES COURS Les membres des Cours sont habituellement désignés par des autorités politiques. Les autorités de nomination sont, le plus souvent, des autorités politiques élues appartenant au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif avec cependant parfois aussi l’intervention d’autorités relevant du pouvoir judiciaire. En France, la composition du Conseil Constitutionnel est renouvelée par tiers tous les trois ans. Les membres du Conseil sont désignés respectivement par le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée Nationale à raison d’un tiers chacun. Aux Etats-Unis, les juges constitutionnels sont désignés par le Président, chef de l’Exécutif, mais l’accord du Sénat est nécessaire. L’Allemagne connaît un système de désignation exclusivement parlementaire. La moitié des membres de la Cour Constitutionnelle fédérale est désignée par le Bundestag (assemblée parlementaire assurant la représentation du peuple allemand dans son ensemble) et l’autre moitié par le Bundesrat (assemblée parlementaire représentant les 16 Länder allemands, c’est-à-dire les Etats fédérés). En Italie, le choix des 15 juges constitutionnels s’opère de manière tripartite : un tiers est désigné par le Parlement à une majorité des 2/3, un tiers est choisi par le Président de la République, et un tiers par les représentants des juridictions supérieures. La désignation des membres des Cours suprêmes est un grand enjeu de pouvoir politique. 9. LE STATUT DE LA COUR ET DE SES MEMBRES Le statut permet à la juridiction et à ses membres de garantir son indépendance à l’égard des pouvoirs publics qu’elle contrôle ainsi que des forces extérieures susceptibles de faire pression sur elle. 1) LE STATUT DE LA COUR Afin d’assurer l’indépendance de la Cour, il est nécessaire qu’elle dispose : 1. d’une autonomie réglementaire, pour qu’elle puisse définir un minimum de règles de fonctionnement et de procédure. 2. d’une autonomie administrative qui lui permette de disposer d’une administration interne autonome par rapport à celle qui dépend de l’Exécutif et du Législatif. 3. d’une autonomie financière, afin qu’elle puisse établir elle-même son budget en évaluant elle-même ses dépenses et en demandant à l’Etat de lui fournir les ressources correspondantes. 2) LE STATUT DES JUGES CONSTITUTIONNELS Les garanties contenues dans le statut des membres : 1. La durée des mandats. Il existe plusieurs formules. 1. Aux Etats-Unis, les juges sont désignés à vie. 2. En Autriche, en Belgique ou au Brésil, les juges restent membres aussi longtemps qu’ils n’auront pas atteint l’âge de la retraite, qui tourne généralement autour de 70 ans. 3. En France, en Italie ou au Portugal, les juges sont nommés pour un long mandat non renouvelable, autour de 9 ans. 2. Le caractère non révocable du mandat. Le mandat des juges constitutionnels ne doit prendre fin que par démission, décès, ou déchéance prononcée par la juridiction constitutionnelle elle-même. Cette règle est commune à tous les pays, tant elle est gage d’indépendance. ______ 2. QU’EST-CE QUE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE ? La Constitution française a été modifiée par la Loi constitutionnelle de modernisation des Institutions de la Vième république en date du 23 juillet 2008. Elle a inséré un nouvel article 61-1 dans la Constitution, qui dispose : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article. » La loi constitutionnelle a également inséré un deuxième alinéa dans l’article 62 de la Constitution, alinéa qui dispose que : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du conseil constitutionnel ou d’une date antérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause. » En application de la Loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, une Loi organique du 10 décembre 2009 a été votée par le Parlement qui adopte les dispositions suivantes, sur ce qu’elle désigne désormais comme la question prioritaire de constitutionnalité. Cette loi organique adoptée par le Parlement a été examinée par le Conseil constitutionnel, qui a rendu sa décision le 3 décembre 2009. I Principes généraux : La Loi constitutionnelle vise à accroître les droits du justiciable, pour lui permettre de se soustraire aux lois non conformes à la Constitution qu’on voudrait lui appliquer au cours d’un procès. Le deuxième but est d’éliminer les lois non conformes à la Constitution, pourtant déjà présentes dans l’ordre juridique français, en intégrant désormais ce contrôle a posteriori alors que le droit français ne connaissait que le contrôle a priori, c'est-à-dire le contrôle de conformité d’une loi à la Constitution, après son adoption par le Parlement, mais avant sa possible promulgation. Enfin, et d’une façon plus générale, il s’agit d’assurer la prééminence de la Constitution dans le droit français. En cela, le Conseil constitutionnel, qui demeure seul juge de la constitutionnalité des lois, en est renforcé. La Loi organique organise principalement un système de filtre, tenu par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, qui sont compétents, suivant que le procès en cours relève de l’ordre des juridictions judiciaires ou administratives. Ce mécanisme de filtre donne également un grand pouvoir à la Cour de cassation et au Conseil d’Etat car la transmission s’opère, selon les termes même de la Loi organique, à la double condition de la nouveauté et du sérieux de la question. Ainsi, la loi applicable au litige ou à la procédure, ne doit pas avoir déjà été déclarée conforme à la Constitution par une décision précédente du Conseil constitutionnel ; et la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat apprécient en outre que la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux. On observera que cela offre à ces juridictions des marges d’appréciation, d’autant plus que la Loi organique, dans le même temps qu’elle organise les modalités de transmission très strictes, précise, que le refus de transmettre la question ne peut être contesté, qu’à l’occasion d’un recours contre la décision réglant tout ou partie du litige, sans développer plus en détail ce point. Néanmoins, l’article 23-7 de la Loi organique dispose que le Conseil constitutionnel reçoit une copie de la décision motivée par laquelle le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation décide de ne pas le saisir d’une question prioritaire de constitutionnalité. L’existence de ce filtre est une question qui a été très discutée, aussi bien politiquement que juridiquement, puisque les justiciables n’auront pas un accès direct au Conseil constitutionnel. Certains ont pu considérer qu’il y avait atteinte au droit d’accès à la justice et aux libertés et droits fondamentaux. Dans sa décision, le Conseil constitutionnel répond que l’article 61-1 nouveau de la Constitution, exprime un mécanisme nouvellement mis en place par le constituant qui offre un droit nouveau à tout justiciable de soutenir à l’appui de sa demande qu’une loi porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Le Conseil précise par ailleurs que la « bonne administration de la justice », ce qui valide implicitement le mécanisme du filtre, puisqu’il évite un engorgement massif du Conseil constitutionnel par un accès direct, est « un objectif de valeur constitutionnelle » mis en œuvre par le législateur organique sans méconnaitre le droit de poser une question prioritaire de constitutionnalité. II Caractère prioritaire de la question de constitutionnalité L’un des aspects importants de la question de constitutionnalité est son caractère « prioritaire », au regard de l’examen de la conformité de la loi contestée par rapport aux conventions internationales (« contrôle de conventionnalité »). En effet, dès lors que le législateur ouvre la voie à un contrôle de constitutionnalité a posteriori, se pose la question de son articulation avec le contrôle de conventionnalité des lois opéré par le juge judiciaire depuis 1975 (Cass. Ch. Mixte 24 mai 1975, Arrêt Jacques Vabres) et le juge administratif depuis 1989 (CE, Ass. 20 oct 1989, Nicolo). L’article 23-2, 3ième de la loi organique dispose à ce sujet qu’ « en tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu’elle est saisie de moyens contestant la conformité d’une disposition législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation ». Le Conseil constitutionnel a précisé dans sa décision du 3 décembre 2009 que le législateur a voulu par ces dispositions rappeler la place de la Constitution au sommet de l’ordre juridique interne. Et ce n’est que si les droits et libertés fondamentaux ne sont pas suffisamment protégés dans l’ordre interne par des dispositions constitutionnelles que le contrôle de conventionnalité sera mis en œuvre, sous réserve du respect des dispositions inhérentes à « l’identité constitutionnelle de la France », comme le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de le mentionner dans ses décisions relatives au contrôle des lois de transposition de directives communautaires (Décision du 30 novembre 2006 sur la Loi relative au secteur de l’énergie). . III Les règles procédurales de la question prioritaire de constitutionnalité La loi organique dispose dans son article 23-1 que « devant les juridictions relevant du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d’appel. Il ne peut être relevé d’office ». La loi organique détaille très précisément les modalités et les délais de l’instance mentionnant notamment que le Conseil constitutionnel statue dans un délai de trois mois, que l’audience est publique et que sa décision est motivée. La décision du Conseil constitutionnel fera l’objet d’une large publicité puisqu’elle sera notifiée aux parties, et communiquée soit au Conseil d’Etat, soit à la Cour de cassation, ainsi qu’à la juridiction devant laquelle la question de prioritaire de constitutionnalité a été soulevée. De plus, elle sera communiquée au Président de la République, au Premier ministre et aux présidents de l’assemblée nationale et du Sénat, et sera publiée au journal officiel. IV Effets de la décision du Conseil constitutionnel La disposition législative déclarée non conforme à la Constitution, non seulement ne sera pas applicable au plaideur mais sera également anéantie et n’existera plus dans l’ordre juridique. Il s’agit là d’une difficulté, que le texte tente de prévenir, à savoir l’effet dans le temps d’une décision d’annulation d’une loi en vigueur et sous l’empire de laquelle des situations juridique se sont constituées, ce qui peut mettre en péril la sécurité juridique des personnes, des entreprises, de l’administration. Le nouveau deuxième alinéa de la l’article 62 de la Constitution (issue de la Loi constitutionnelle du 23 juillet 2008) précise les conditions dans lesquelles le Conseil qui déclare une disposition anticonstitutionnelle a posteriori, organise son abrogation dans le temps. Cela donne un grand pouvoir au Conseil constitutionnel qui module les effets dans le temps de l’anéantissement d’une loi (par exemple, la loi pourra n’être anéantie que pour l’avenir si le Conseil le décide ainsi). Cette question technique complexe a donc des effets pratiques très importants _______ 3. QU’EST-CE QUE LA MATIERE ECONOMIQUE ? La « matière économique » n’est pas une expression scientifique ou sur laquelle on s’accorde et à laquelle on attache des conséquences, puisqu’on l’utilise plutôt en langage usuel, le plus souvent pour l’opposer à d’autres sphères (par exemple, en « matière morale », en « matière juridique », en « matière politique », etc.). Le droit a quant à lui donné de la consistance à la « matière civile » et à la « matière pénale », à travers l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui attache à l’intervention d’un organisme en ces « matières » des garanties, par exemple les droits de la défense. Il s’agit, par rapport au « droit civil » et au « droit pénal » de se départir d’une conception formelle des définitions. En effet, le droit civil est ce qui est désigné comme tel par les sources du droit habilitées à le faire, la loi principalement ; de la même façon, le droit pénal est ce qui est désigné comme tel par la loi. Cela est une protection (légalité des délits et des peines), mais aussi un danger car il faut mais il suffit qu’un Etat organise une répression sur un autre mode formel que le droit pénal, par exemple en confiant la répression à l’organisation administrative, pour que les garanties, attachées formellement au droit pénal, ne s’appliquent plus. Pour parer cela, la Convention Européenne des Droits de l’Homme a écarté le formalisme des branches du droit, pour le remplacer par le réalisme des « matières », ici la « matière répressive » (qui peut prendre la forme du droit administratif, voire du droit civil dans un contrat) et la « matière civile » s’il s’agit d’obligation ayant un effet personne ou patrimonial sur les personnes. L’impact économique d’une décision peut éventuellement entrer dans la matière civile, à travers la notion de patrimoine. Ce réalisme convient tout à fait à ce que l’on peut appeler la « matière économique », et ce à quoi renvoie le « droit économique », qui se distingue du droit public ou du droit des affaires. Le « droit économique » ne les remplace pas : il exprime, comme précédemment, une autre méthodologie. En effet, il s’agit de partir de l’objet, par exemple le marché ou l’entreprise ou la commune ou l’organisation de l’Etat, etc., et de constater qu’il y a à la fois des organisations économiques et des activités économiques, souvent construites sur des puissances économiques appuyées par des droits de propriétés ou des mandats. Ainsi, on dit souvent que le droit de la concurrence et le droit des marchés, qui comprend le marché du travail, sont le cœur de la matière économique, puisqu’il s’agit de repérer d’une façon factuelle des organisations, des activités, des agents, etc., et d’en déduire des qualifications : par exemple, est une entreprise l’organisation qui a une activité économique, et l’entreprise devient pour le droit économique le sujet de droit (nous sommes très loin de la notion classique en droit de « personne »). Ainsi, la matière économique, comme l’ont fait les matières civile et pénale par rapport au droit civil et au droit pénal, ne remplace pas ceux-ci ; elle exprime une autre conception du droit, plus factuelle et impliquant de ce fait des principes plus concrets et plus casuistiques. En cela, elle appelle plus aisément le pouvoir du juge. En outre, la matière économique rend le rapport normatif entre le droit et l’économie plus aisé et plus efficace, puisque le droit puise alors directement dans des réalités économiques. Ainsi, le raisonnement du juge, fût-il suprême, est un raisonnement qui prendra en considération première les effets économiques de sa décision sur l’économie. Ainsi les études d’impact deviennent de bonne méthode, l’analyse économique du droit y trouve sa place, la sécurité juridique des agents économiques, la concurrence entre systèmes juridiques, etc., sont intégrées dans le raisonnement du juge, gardien de l’ensemble du système. ___________________