ABF – 8e Beethovéniade : 17 et 18 mars 2012 Beethoven chez Chopin : déclamations et suggestions Alexandre JAVAUD 1 Frédéric Chopin, portrait au crayon rehaussé de blanc, par Eugène Delacroix, 1838 Delacroix nous rapporte les paroles de Chopin, en date du 7 Avril 1849 : « L'art n'est plus alors ce que le croit le vulgaire, c'est-à-dire une sorte d'inspiration qui vient de je ne sais où ; qui marche au hasard et ne présente que l'extérieur pittoresque des choses. C'est la raison elle-même ornée par le génie, mais suivant une marche nécessaire et contenue par des lois supérieures. Ceci me ramène à la différence de Mozart et de Beethoven. Là où ce dernier est obscur et paraît manquer d'unité, ce n'est pas une prétendue originalité un peu sauvage dont on lui fait honneur qui en est la cause, c'est qu'il tourne le dos à des principes éternels. Mozart, jamais ». 1 2 Si Liszt, Brahms, Schumann, Berlioz, et tant d'autres, ont construit leur chemin de compositeur semblant guidés, éclairés par Beethoven, Chopin vénérait Bach et Mozart. Quelques phrases, pensées, dont Chopin était avare, ont laissé dans l'histoire l'image d'un Chopin auquel la musique de Beethoven répugnait un peu, d'un Chopin auquel la musique de Beethoven faisait peur. Certes, la pensée de Chopin restituée par Delacroix nous éclaire sans doute possible sur l'idée du compositeur concernant non seulement Beethoven, mais encore ses "prophètes" : oui, la musique de Beethoven lui semblait parfois mal construite, parfois même vulgaire - comme il le disait du Final de la Sonate opus 31 n°3, "La Chasse", et il ne comprend pas que ce qu'il considère comme des défauts de composition soit à tort magnifié par ses contemporains qui se voulaient les héritiers de Beethoven. Un élève de Chopin lui joua un jour un Andante de sa composition, Chopin lui fit cette remarque : « Tu débutes bien, mais tu interromps le chant sans raison. Beethoven, il est vrai, le fait parfois, mais je n'approuve pas cela, le chant doit s'épancher d'une seule coulée, comme une rivière, et exprimer tout ce qui s'est engagé » 2. Au-delà d'une simple remarque esthétique, il y a dans cette phrase une pensée plus vaste concernant l'art de la composition selon Chopin, une pensée qui peut même être considérée comme philosophique. L'Art musical sublime-t-il le discours des émotions humaines, ou le reproduit-il ? Doit-on tendre vers une idéalisation du discours comme Mozart, ou une humanisation de la pensée musicale comme Beethoven ? Raphaël ou Michel-Ange, Platon 1 - Journal de Delacroix. 2 - Souvenirs de Krzyzanowsky. ABF – 8e Beethovéniade : 17 et 18 mars 2012 ou Aristote ? Dualité qui se retrouve dans cette anecdote rapportée par Lenz, concernant la Sonate opus 26 jouée par Chopin : « Il n'empoignait pas, ne jouait pas en relief, pas comme un roman dont l’intérêt croît de variation en variation. Il murmurait mezza voce mais incomparablement dans la cantilène, avec une perfection infinie dans la continuité et l'enchaînement des phrases : un jeu d'une beauté idéale mais féminin. Or Beethoven est un homme et ne cesse jamais de l'être »3. Voici la réaction de Chopin après que Lenz lui eut joué la même sonate : « Je raconterai cela à Liszt, cela ne m'est encore jamais arrivé. C'est beau certes, mais faut-il donc toujours parler si "déclamatoirement" ? J'indique, à l'auditeur le soin de parachever le tableau ». Tout semblerait si simple à première vue... Beethoven, tonitruant, musique masculine affirmée, le poing dressé, un Art déclamatoire qui ne laisse pas de choix à l'auditeur, face à Chopin, la grâce presque féminine, l'Art de la suggestion, l'entre-deux du crépuscule face au solaire beethovénien... Et pourtant... Pourtant l’œuvre de Beethoven a été évidemment étudiée par Chopin élève, aux côtés de Mozart, Bach et Hummel. Comme Beethoven, l'improvisation fut extrêmement importante pour Chopin, pour Liszt, et cet Art de l'improvisation nourrit autant les œuvres de Beethoven que celles de Chopin. Concernant les formes classiques, la Sonate opus 4 et le Trio opus 8 de Chopin, œuvres de jeunesse, sont clairement inspirée du traitement de la forme sonate par Beethoven. Chopin, âgé de 19 ans, rencontre à Vienne les amis de Beethoven, décédé deux ans plus tôt, relate avec fierté à ses parents sa rencontre avec Moritz von Lichnowsky, "Le plus grand ami de Beethoven", il joue avec Czerny et en est flatté, même si l'approche du clavier éloigne les deux hommes plus qu'il ne les réunit. Chopin écrit : « C'est un brave homme, rien de plus » 4. Automne 1829, il est à Varsovie, et lit les œuvres complètes de Beethoven publiées en Juin. Lors de soirées musicales organisées par Kessler, professeur au conservatoire, il déchiffre aussi sa musique de chambre, et découvre entre autre le Trio Archiduc opus 97, dont il écrit, impressionné par la puissance inventive et l'audace de l'écriture : « Il y longtemps que je n'ai rien entendu 3 - Les Grands Virtuoses du Piano – Lenz. 4 - Correspondance de Chopin. ABF – 8e Beethovéniade : 17 et 18 mars 2012 d'aussi grand. Beethoven s'y moque du monde entier » 5. Il est intéressant de noter que l'une des rares remarques de Chopin sur la musique de Beethoven concerne la force et le sens de son humour musical. En 1832, c'est la rencontre avec le violoncelliste Auguste Franchomme, ami d'élection, aux idéaux musicaux et caractère proches de Chopin, avec qui il retrouvera ce plaisir de la musique de chambre autour des sonates piano et violoncelle de Beethoven. Le 20 octobre 1838, peu avant son départ pour Majorque, il joue lors d'une soirée à Saint-Gratien, chez le Baron Custine, un de ses plus fervents admirateurs... Polonaises et "marches funèbres". Probablement la Sonate opus 26, sa sonate préférée de Beethoven, qu'il jouait « avec un effet grandiose, orchestral, puissamment dramatique, et pourtant avec une sorte d'émotion contenue qui était indescriptible » 6, selon un de ces élèves. Cette sonate représente un lien très fort entre Beethoven et Chopin, c'était avec la Sonate "Clair de Lune", la plus enseignée et la plus jouée par Chopin. La tonalité de La Bémol Majeur, chère à Chopin, rapproche les deux compositeurs, on en retrouve d'ailleurs sous les doigts les positions d'arpèges utilisées plus tard par Chopin. Mais c'est surtout la construction même de la sonate, autour de sa marche funèbre, qui créé un lien très fort entre leurs pensées, même si le sens que chacun des deux donne à "l'après mort" symbolise leur antagonisme face au combat entre la Vie et la Mort. Romain Rolland nous aide à comprendre le sens de cette marche chez Beethoven. On se souvient que Beethoven était très imprégné d'Emmanuel Kant, voici ce que nous rapporte un ami du philosophe : « Jamais Kant ne pouvait penser sans révolte qu'il avait une fois assisté à une musique funèbre sur Moses Mendelssohn, qui d'après sa propre expression avait consisté en un piaulement sempiternel et fatiguant. Il faisait la remarque qu'il y avait à son sens d'autres sentiments à exprimer, par exemple celui de la victoire sur la mort, ou de l'accomplissement parfait de l'être ». Voilà qui donne sens au propos beethovénien. Si le rythme de la marche, son climat, son similaire chez Chopin, quelle différence dans les trios respectifs ! Chez Beethoven, 5 - Correspondance de Chopin. 6 - Chopin - James Hadden. la victoire sur la mort se traduit par un La Bémol majeur triomphant, les roulements de timbales dues au Héros, des éclats de trompettes dans l'aigu. Chez Chopin, une page sublime, un accompagnement intime de l'âme du défunt, aucune révolte face au dernier voyage. Les deux finals affirment cette différence de pensée, même s'ils ont tous les deux en commun cette échappée de notes sans interruption. Chez Beethoven, après la Mort, le Rire ! Une cavalcade souriante interrompue par les rires tonitruants de gammes qui déboulent pour affirmer les tonalités pleines de vie de La Bémol Majeur et Mi Bémol Majeur ! Chez Chopin, le final mystérieux naît du dernier accord de la marche funèbre, plus personne autour de la tombe, la solitude et le vent. Profitons d'être réuni ce week-end autour de Beethoven, chez Chopin - car si nous ne sommes pas précisément "chez lui", sa présence ici est partout, dans cette région où il a été heureux, serein, ce qui pour Chopin veut dire beaucoup... Profitons-en, donc, pour réunir ces deux compositeurs que l'histoire et les clichés ont trop souvent désunis. Beethoven n'a-t-il pas su nous faire entendre autant de tendresse que Chopin dans sa Sonate "À Thérèse", dans l'opus 26, l'opus 110, et tant d'autres. N'entendons-nous pas déjà les mélismes de Chopin dans ces phrases irréelles qui s'échappent au cœur de l'Adagio de l'opus 106 ? Et ce même Adagio, n'en retrouvons nous pas la pensée philosophique traduite en musique dans le mouvement lent de la Sonate en Si Majeur de Chopin ? Chopin n'a-t-il pas su montrer au monde autant d’héroïsme que Beethoven, quand ce sentiment donne un souffle éternel à ses Polonaises... De rusticité à sa musique quand on entend ses mazurkas ? Le prélude opus 45, la quintessence de l'Art crépusculaire de Chopin, où de multiples tonalités se noient et se mêlent, dominées par celle de do dièse mineur, ne prend-il pas naissance dans le premier mouvement de la Sonate "Clair de Lune", que Chopin affectionnait tant ? Même errance, même climat tonal contemplatif, même dilution par glissement d'accords en arpèges... Chopin ne s'épanchait pas, ses écrits, ses paroles, sont sibyllins. Bien loin de Liszt et Berlioz, par exemple, qui nous ont laissé des pages de mémoires, articles, lettres, etc. Écoutons-le nous suggérer, durant ces deux jours, comme il aimait la musique de Beethoven.A. J. 3 4 George Sand, ébauche d’un portrait à l’huile par Eugène Delacroix, 1838 ABF – 8e Beethovéniade : 17 et 18 mars 2012