N - Nouveau Testament
par Jean-Philippe Guye
« Le Clavier bien tempéré est l’Ancien Testament, les Sonates de Beethoven le Nouveau. »
L’aphorisme est attribué à Hans von Bülow. Il s’augmente d’une coda prescriptive, moins
connue : « Au deux nous devons croire[1]. » Hans von Bülow (1830-1894), chef d’orchestre
fameux, mais aussi pianiste, pédagogue et compositeur, fut le premier mari de Cosima Liszt,
qui le quitta pour Wagner. Pianiste, il créa la Sonate de Liszt et fut le premier à jouer en
concert, par cœur dit-on, l’intégrale des sonates de Beethoven, au cours de séances marathons
(les cinq dernières en une seule soirée !). Von Bülow – dont les initiales sonnent comme une
prédestination – fut aussi l’auteur de nombreuses éditions révisées, dont celle des sonates,
publiée en 1894, est toujours diffusée par Schirmer[2]. L’histoire de la réception de Beethoven
au XIXe siècle est, comme celle de J. S. Bach, indissociable, aussi bien de son usage
pédagogique – dont témoignent les nombreuses éditions de pianistes, parmi lesquelles celle de
von Bülow, que de sa « monumentalisation » et de sa sacralisation. C'est de la préface de l’une
de ces éditions, consacrée aux Études de Chopin, que proviendrait la formule néotestamentaire
sur Beethoven. Le rapprochement avec Bach, dans ce contexte didactique, rappelle qu’un
usage pédagogique des sonates de Beethoven s’est très vite institué, corrélé à l’étude
propédeutique du Clavier bien tempéré – puis justement des Études de Chopin. Dès 1831,
Kalkbrenner résume les étapes de l’apprentissage bien compris du piano, dans son
« classement des études d’un jeune pianiste ». Six étapes mènent le débutant jusqu'au faîte de
l’Olympe beethovénien, passant (quatrième « station ») par « les fugues de J. S. Bach, de
Händel, d’Emmanuel Bach, d’Albrechtsberger[3] ». L’akmé de cette progression, dont il faut
soigneusement écarter les instrumentistes apprentis, est simplement nommé : « Beethoven ».
Les sonates furent, tout comme le Clavier bien tempéré, l’objet d’une « construction »
historique reliant Bach à Beethoven[4] : le Père absolu de la musique – de la musique
absolue telle que la conçoit le romantisme – au Fils et à son Testament révélé, dont les enfants
(Schumann, Brahms, Liszt…) recueillent et, comme il se doit, dilapident parfois
l’héritage (Sonate de Liszt). La formule de dévotion en évoque bien d’autres, qui s’appliquent à
la Trinité de la musique allemande : Bach - Beethoven - Wagner, et renvoient toutes à la
religion romantique de l’art. Schumann : « Faites votre pain quotidien du Clavier bien tempéré[5]
» (le pain quotidien, « tägliches Brot », est littéralement repris du « Notre Père »). Lavignac plus
tard, mais avec un soupçon d’ironie bien française : « On va à Bayreuth comme on veut, à
pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à
genoux[6]. » Ou de nombreux textes de Wagner, justement, dans la même direction, mais
conjuguant la mystique au nationalisme : « L’œuvre merveilleuse de Bach devint l’évangile
dans lequel il [Beethoven] lut désormais. […] Ce que seul un esprit allemand pouvait contempler
[…] Beethoven le retrouve en pleine clarté dans la lecture de cet évangile saint – et il devint lui-
même un saint[7]. » Ce qui, dans la tradition française, de Romain Rolland à Jean et à Brigitte
Massin, peut devenir : « Après une vie de combats, Beethoven, mis au tombeau, a continué de
combattre, pendant un demi-siècle, dans le ciel de l'esprit où se livre, éternelle au-dessus de
nos têtes, la mêlée de nos dieux[8]. »
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