André de Muralt, L`unité de la philosophie politique

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André de Muralt, L’unité de la philosophie politique. De Scot, Occam et
Suarez au libéralisme contemporain, Paris, Vrin, 2002
(Histoire de la
philosophie), 198 p.
T
OUT
à la fois philosophe, historien de la philosophie et théologien,
André de Muralt est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages portant
sur les principales périodes de la pensée, avec une prédilection
particulière pour les périodes ancienne et médiévale 1 . Connu d’abord pour ses
travaux brillants sur la phénoménologie et le criticisme kantien 2 , il s’est par
la suite surtout intéressé aux rapports entre la pensée ancienne et surtout
médiévale et la pensée moderne, s’attachant à montrer comment les systèmes
philosophiques de l’époque moderne sont régis par des « structures de
pensées » qui se mettent en place à la fin du Moyen Âge et dont les grands
artisans ont noms Jean Duns Scot et Guillaume d’Occam.
Une « structure de pensée » c’est la manière dont un auteur comprend
le rapport entre termes ou concepts corrélatifs : forme et matière, intellect et
objet d’intellection, volonté et objet de volonté, corps social et forme
politique. Selon André de Muralt, c’est, chez un auteur donné, une seule et
même structure de pensée qui explique comment cet auteur conçoit le rapport
de la forme et de la matière à l’égard de la substance concrète, le rôle et la
fonction de l’intellect et de son objet dans la genèse de l’acte intellectif, le rôle
et la fonction de la volonté et de son terme dans la genèse de l’acte volitif,
1
Voir la bibliographie des œuvres d’André de Muralt jusqu’en 1999 dans le mélange
d’études en son honneur, Métaphysiques Médiévales. Études en l’honneur d’André de Muralt,
C. Chiesa et L. Freuler (éds.), Genève, Lausanne, Neuchâtel, 1999 (« Cahiers de la Revue de
Théologie et de Philosophie », 20), p. 149-157.
2
La conscience transcendantale dans le criticisme kantien. Essai sur l’unité d’aperception,
Paris, Aubier, 1958; L’idée de la phénoménologie. L’exemplarisme husserlien, Paris, PUF,
1958.
1
enfin, le rapport du corps social à l’égard de sa forme politique. Bref, la
structure de pensée d’un philosophe c’est en quelque sorte l’algorithme de son
système philosophique : Comprendre la structure de pensée d’un auteur c’est
détenir la clef de son système, voire d’une époque.
Ainsi, pour « l’aristotélisme », la forme et la matière sont
quidditativement mais non réellement distinctes; seule existe, réellement, la
substance dont elles sont les composantes « physiques »; entre la forme et la
matière règne un rapport naturel de convenance réciproque. Ainsi en va-t-il
aussi de l’intellect et de l’objet connu, de la volonté et de l’objet voulu pour
Thomas d’Aquin : l’intellect est naturellement ordonné à son objet, comme la
volonté est naturellement ordonnée au bien comme à sa cause finale.
Il en va tout autrement chez Duns Scot. Pour ce dernier, la forme et la
matière sont chacune pourvues d’une réalité propre. L’unité de la substance ne
peut donc plus s’expliquer par l’union des deux en vertu d’une relation de coappartenance réciproque : elle nécessite une forme unitive qui confère certes
l’unité à la chose, mais sans entamer en rien la distinction réelle de chacune
des composantes 3 . L’unité de la chose n’est donc plus organique, endogène si
l’on veut; c’est une unité extrinsèque, surajoutée.
Scot brise également l’unité de l’acte intellectif en introduisant entre
l’objet et le sujet un monde intermédiaire de représentations dont l’aptitude de
chacune à être pensée indépendamment des autres est l’indice de sa réalité.
L’ordre des objets de connaissances, c’est-à-dire des êtres représentés, vient
ainsi peu à peu à se substituer à l’ordre des objets tout court.
3
Henri de Gand incline déjà nettement en ce sens. Voir notre étude, « Henri de Gand,
Quolibet X, 1. Introduction, traduction et notes », Science et Esprit, 55/2 (2003), p. 197-216.
2
Enfin, sur le plan de l’acte volitif, Scot affirme le caractère
essentiellement indifférent de la volonté à l’égard de tout objet. Il rejette donc
la causalité finale de l’objet sur la volonté, en déclarant que cette dernière est
« la seule cause totale de la volition dans la volonté », pour n’accorder
finalement à l’objet voulu qu’une causalité sine qua non. (cité p. 30)
La tendance inaugurée par Scot à envisager la réalité comme
composée de principes hétérogènes se confirme et se radicalise chez Occam.
À maints égards, il est vrai, et André de Muralt en lecteur avisé des
médiévaux est loin de l’ignorer, la philosophie d’Occam est aux antipodes de
celle de Scot, les exemples bien connus de sa critique de la distinction
formelle, de son refus sans compromis d’admettre d’autres réalités que
singulières et réelles, sa conception de l’acte de connaissance ne nécessitant
aucune species sont là pour nous le rappeler. En revanche, Occam a aussi été
le continuateur de Scot dans la mesure où il a contesté comme lui, mais avec
bien plus de vigueur, notamment par son recours à l’hypothèse de la toutepuissance absolue de Dieu, le caractère naturel, organique, du lien entre le
sujet et son objet, volitif ou intellectif. De cette radicalisation occamienne de
la tendance scotiste à considérer l’intellect et son objet, la forme et sa fin,
comme des entités absolues l’une de l’autre, de Muralt cite deux exemples
bien connus : l’hypothèse, soulevée à maintes reprises par Occam, d’une
vision intuitive d’un non existant, c’est-à-dire d’une connaissance vraie sans
objet, et le thème de la haine méritoire de Dieu, censé illustrer l’extrinsécisme
et même l’indifférence, au regard de la toute-puissance divine, de l’action
humaine par rapport à sa fin.
3
Concernant le premier point, rappelons en effet que le Venerabilis
inceptor demande en plusieurs endroits de son œuvre si Dieu pourrait se
substituer à la causalité seconde exercée par l’objet pour engendrer une
connaissance intuitive d’un objet qui n’existerait pas, question à laquelle il
répond par l’affirmative, en invoquant notamment la « fameuse proposition
des théologiens » selon laquelle Dieu peut faire directement tout ce qui est fait
par une cause seconde. La mise en œuvre de cette hypothèse par Occam aurait
pour conséquence, selon André de Muralt, de détacher la connaissance de son
objet :
Certes, il s’agit pour lui [sc. Occam] d’une hypothèse de potentia
absoluta dei, non pas d’une réalité attestée. Cette hypothèse
théologique suffit pour jeter un doute radical sur l’union du sujet à
l’objet, sur la causalité objective, formelle ou efficiente, de la chose
sur le sujet dans l’acte de connaître, en un mot sur l’objectivité du
connaître (p. 18) 4 .
Le thème de la haine de Dieu a une conséquence analogue, cette fois sur le
plan de l’acte volitif : rejetant le lien nécessaire de la volonté avec un
quelconque objet, Occam affirme que Dieu pourrait de par sa toute-puissance
absolue faire que l’adultère, le vol et même la haine de Dieu soient méritoires
du salut éternel (p. 30).
Les deux cas de la vision intuitive et de la haine de Dieu sont des
applications distinctes du principe selon lequel Dieu peut faire tout ce qui
n’implique pas contradiction. La thèse de de Muralt est que la structure qui
4
conditionne la réflexion politique à l’époque moderne, et dont elle se nourrit
d’ailleurs encore actuellement, est « défini[e] par l’hypothèse occamienne de
potentia absoluta dei ». Son problème peut s’énoncer ainsi : « comment
assurer la moralité de l’action pratique en l’absence d’une intentionnalité
spontanée à ce qui est bon. » (p. 50). Car en régime occamien, la volonté
divine comme la volonté humaine, sont indifférentes et absolues vis-à-vis de
tout objet (p. 32-33). L’acte moral ne dérive sa rectitude que de l’obligation
qui lui est faite par le décret de Dieu – lequel est libre de puissance absolue de
décréter autre chose – d’agir d’une certaine façon, étant entendu qu’aucune
spontanéité propre ne la porte ou ne la prédispose à agir d’une façon de
préférence à une autre. Ainsi, la plupart des systèmes politiques de l’époque
moderne peuvent se ramener à deux types principaux : ceux pour qui la forme
politique émane de la volonté toute-puissante et absolue de Dieu (les diverses
théories du droit divin); ceux pour qui elle émanerait au contraire de la liberté
absolue de l’homme.
André de Muralt offre des exemples nombreux et saisissants de cette
dépendance des philosophies politiques modernes à l’égard de la structure
occamienne : de Suarez et Luther à l’éthique de la discussion en passant par
Spinoza, Hobbes et Rousseau et même Locke 5 : autant d’exemples de la mise
en œuvre d’une même structure de pensée, modulée suivant la personnalité
propre de chaque philosophe. Prenons l’exemple du concept de « démocratie
originelle » chez Suarez. Pour le jésuite espagnol, en effet, un peuple est doté
d’une unité politique démocratique originelle, antérieure à toute constitution
positive, doctrine qui constitue une sorte d’analogue politique de la distinction
4
Voir aussi, André de Muralt, « La doctrine occamienne de la toute-puissance divine », dans
L’enjeu de la philosophie médiévale. Études thomistes, scotistes, occamiennes et
grégoriennes, Leiden, E.J. Brill, 1993, p. 393.
5
Seul Hegel semble échapper à l’emprise du mode de penser occamien. Cf. p. 82-83.
5
scotiste réelle chronologique de potentia absoluta Dei de la matière à l’égard
de la forme. Autre exemple : le thème, suarezien aussi, de la translation du
pouvoir par le peuple au prince. Selon Suarez, en effet, si le peuple possède
une unité démocratique originelle il ne réalise sa perfection politique que dans
le pouvoir du prince auquel ce pouvoir – qui lui fait défaut par nature – est
conféré par « largition », c’est-à-dire par une donation sans retour, que Suarez
décrit comme une quasi-aliénation. Curieuse idée on en conviendra avec
André de Muralt que celle qui consiste à fonder la légitimité du pouvoir sur
une aliénation sans retour librement consentie au profit du prince; elle n’est
d’ailleurs pas l’apanage du jésuite espagnol, puisqu’on la retrouve chez
Hobbes, Grotius et surtout chez Spinoza, au chapitre
XVI
du Traité
Théologico-politique dont notre auteur ne se lasse pas de souligner le
caractère « étonnant ». André de Muralt en voit l’ancêtre, le prototype
philosophique opératoire, dans la doctrine occamienne d’une volonté
« indépendante de toute détermination objective » (p. 123).
Mais André de Muralt ne se contente pas de mettre au jour les
structures de pensée de la modernité et de montrer que cette dernière, surtout
sa pensée politique, est tributaire des « innovations » scotistes et occamiennes,
car son étude se veut « une œuvre de science, et non pas une histoire de la
philosophie politique » (p. 95). Il n’en reste pas moins que ces innovations, à
son estime, sont regrettables, et aboutissent à des conséquences extrêmes,
notamment au niveau de la pensée politique, conséquences qu’il déplore, on
verra plus loin en quels termes. Elles se traduisent en effet par un
appauvrissement de la pensée philosophique, d’une réduction de la
compréhension analogique, « aristotélicienne » (entendez : thomiste), de la
réalité, au profit d’une compréhension univociste du réel, d’une réduction du
6
riche concept de la causalité propre à la tradition aristotélicienne à la seule
causalité efficiente.
« Analogie » est un terme fondamental pour André de Muralt.
L’analogie n’est pas seulement un instrument d’analyse du réel, c’est
également un instrument d’analyse de l’histoire des systèmes philosophiques,
ainsi que cela ressort du chapitre
III
de son ouvrage (Méthode d’analyse
structurelle et de compréhension analogique des doctrines philosophiques).
L’auteur commence par distinguer de manière on ne peut plus classique entre
analogie de proportionnalité et analogie d’attribution ou pros hen. La première
analogie est celle qui permet d’appliquer légitimement un prédicat à des cas
individuellement ou spécifiquement distincts; la seconde ramène la pluralité
des sens d’un prédicat à un référent premier à la lumière duquel les autres
prennent sens. La thèse de de Muralt est alors double : d’abord, au sein de
chaque système philosophique règne entre chaque couple de termes, entre
chaque thème (la connaissance, la volition, le rapport du corps social à sa fin
etc.) une analogie de proportionnalité, mais ces thèmes s’organisent euxmêmes selon une analogie pros hen : il y a un thème « premier », foyer
d’unité et d’intelligibilité des autres. Ce thème « premier », qui contient en
quelque sorte le code ou le patron de toutes les solutions que ce philosophe va
apporter aux autres thèmes de sa pensée, est la conception qu’il se fait du
rapport entre la quiddité et l’exercice, autrement dit entre la cause formelle et
la cause finale d’un être, et l’interaction de ces deux causes.
Il n’y a pas de distinction plus radicale, plus universelle, c’est la
distinction première et dernière que l’intelligence humaine opère dans
ce qui est, et ce qui est, l’être, est l’intelligible premier et dernier
auquel elle puisse accéder (p. 102).
7
Selon la manière dont une philosophie donnée envisage cette relation on peut
déduire comment elle va comprendre le rapport de l’intellect à son objet, celui
du corps social à sa forme politique etc. Ensuite : entre les différents systèmes
philosophiques existe aussi une analogie dans la mesure où chaque thème
avec ses protocoles de mise en œuvre propres possède son correspondant dans
chaque autre système. Ainsi, chez Thomas, la species, qui est la forme de la
chose intelligée, joue le rôle, est l’analogon, de la species chez Duns Scot,
pour qui elle représente non plus la chose en tant que connue mais l’être
représentationnel de la chose; et en morale, la négation de la causalité finale
du bien chez Scot, Occam, Spinoza est l’analogon de la doctrine
aristotélicienne du bien comme cause finale.
Mais il y a plus. Si la distinction de la quiddité et de l’exercice est
première au sein de chaque système, tous ne l’analysent pas de la même
manière ni correctement. De fait, il s’avère que « seul l’aristotélisme opère
formellement [la distinction de la quiddité et de l’exercice] et en donne la
théorie métaphysique adéquate, alors que les autres philosophies pensent
pouvoir s’en passer, soit qu’ils la supposent sans l’expliciter, la négligent,
l’ignorent ou la nient expréssément. » (p. 102) Ainsi, de même qu’il existe au
sein d’un système philosophique un thème objectivement premier dont la mise
en œuvre par un auteur détermine la mise en œuvre des autres, de même il
existe un ordre entre les différents systèmes philosophiques, tel qu’un d’entre
eux soit « premier ». Ce système est bien entendu « la pensée de structure
aristotélicienne [qui] « comprend » les diverses doctrines philosophiques et les
ordonne à la première d’entre elles » (p. 103) D’où le verdict suivant :
8
C’est bien pourquoi enfin l’aristotélisme peut prétendre en définitive
être la pensée la plus compréhensive de toutes et fonder par
conséquent une méthode d’analyse structurelle adéquate… (p. 102).
Si donc, comme le pense André de Muralt, les philosophies politiques de
l’époque moderne et même la Diskursethik contemporaine sont tributaires
d’une structure de penseé scotiste-occamienne, c’est-à-dire d’une structure de
pensée dérivée ou en tout cas secondaire par rapport à la structure
aristotélicienne, il ne serait pas sans intérêt de savoir quelle forme pourrait
prendre une philosophie politique fondée sur des principes aristotéliciens.
Assurément c’est aux œuvres du Stagirite lui-même qu’il faudrait se référer en
dernière analyse, mais notre auteur fait valoir que ce n’est que dans le droit
corporatif et surtout dans la pensée ecclésio-politique du Moyen Âge que la
pensée politique aristotélicienne parvient à son épanouissement (p.110). C’est
donc la structure ecclésio-politique de l’Église qu’il faut interroger pour savoir
« ce que pourrait être une philosophie politique aristotélicienne ».
On pourrait s’étonner de voir notre auteur consacrer un chapitre entier
à la structure politique de l’Église dans un ouvrage portant sur la philosophie
politique de la modernité, dont on pense couramment qu’elle s’est constituée
contre la pensée de l’Église, mais André de Muralt fait valoir que la
philosophie politique en Occident s’est développée « au contact des problèmes
suscités par la distinction augustinienne des deux cités » (p. 157). Il soutient
en outre que l’évolution de cette pensée politique peut se comprendre comme
une série de tentatives de résorber cette dualité en une unité (essayer de nier la
dualité des deux cités c’est encore se définir par rapport à elles).
9
C’est à un thème précis que notre auteur va s’intéresser : la distinction
du sacerdoce ministériel et du sacerdoce royal. Il existe entre ces deux
sacerdoces une analogie avec les distinctions prince / peuple, forme politique /
corps social. Or il est deux façons de concevoir le rapport du sacerdoce
ministériel au sacerdoce royal : 1) comme un rapport d’exclusion de l’un au
profit de l’autre (Bossuet, Luther, Spinoza), ou bien 2) comme le fait « la
tradition catholique », c’est-à-dire comme deux manières complémentaires de
participer au sacerdoce universel du Christ. Pour André de Muralt, il importe
d’autant mieux de comprendre la structure politique de l’Église qu’il s’agit de
pouvoir « induire l’analogie » qui règne entre elle et la communauté civile,
analogie dont on en verra un exemple un peu plus loin. Or il va s’avérer que
dans ce rapport d’analogie, la société ecclésiale tient le rôle d’analogué
premier comme la métaphysique aristotélicienne est l’analogué premier de
toute métaphysique possible, ce qui ne veut évidemment pas dire que la forme
politique d’une société civile soit réductible à celle de l’Église ou
inversement. C’est ainsi par exemple que les rapports de l’homme et de la
femme dans la société civile sont, ou devraient être, un analogon du rapport
entre le Christ et l’Eglise, car « la véritable relation de l’homme et de la
femme [est] une participation de l’union du Christ et de l’Église » (p. 169). Or
si d’une part l’Évangile attribue le sacerdoce ministériel à l’homme, d’autre
part, la spiritualité chrétienne a tendance à comparer l’Église à une femme, et
même à l’épouse du Christ (Paul, Lettre aux Éphésiens 5,25-32) : voici donc
que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les
deux ne seront qu’une seule chair; ce mystère est grand, il s’applique au Christ
et à l’Église ». Ce sont de telles considérations, affirme André de Muralt, qui
nous permettent de comprendre « la véritable noblesse qui est celle de la
femme dans la vie humaine, et que notre temps profane de la manière la plus
vile » (p. 169).
10
*
Il faut prendre l’ouvrage d’André de Muralt pour ce qu’il est : une
réflexion personnelle sur les origines de la pensée moderne chez les
scolastiques, non un ouvrage d’érudition qui tenterait au moyen de longues et
patientes analyses de discerner les lignes d’influence, les canaux de
transmissions de certaines doctrines politiques scolastiques, d’en suivre le
cheminement au fil des siècles et d’en mesurer l’impact éventuel sur la pensée
contemporaine. On serait ainsi malvenus de lire son ouvrage comme Jasper
Hopkins, spécialiste américain de Nicolas de Cues, avait naguère lu le grand
ouvrage de Blumenberg sur les origines de la pensée moderne, ou en tout cas
les passages de ce livre se rapportant directement au Cusain, c’est-à-dire avec
toute la science (et l’impatience) du philologue rétif aux grandes envolées
historico-spéculatives,
aux
enjambements
trans-historiques
et
aux
rapprochements (abusifs) 6 . André de Muralt connaît bien Scot et Occam il est
vrai, mais ses critiques ne font finalement que reproduire les griefs
traditionnels des thomistes qui n’ont jamais pardonné pas aux maîtres
franciscains leur « volontarisme » ou leur « scepticisme ». Car le Guillaume
d’Occam (et a fortiori le Nicolas d’Autrécourt) d’André de Muralt est un
sceptique, comme celui de Gilson ou de Pegis. Et si on ne saurait affirmer que
ce jugement soit entièrement dépourvu de fondement dans les textes, le fait est
que le scepticisme supposé ou réel d’Occam, pour ne rien dire de celui de
Scot, la nature de son influence sur les époques ultérieures, sont des
problèmes complexes dont l’étude a été renouvelée par une nouvelle
génération d’érudits, dont notre auteur semble tout ignorer.
6
Jasper Hopkins, Nicholas of Cusa’s dialectical mysticism. Text, translation and interpretive
study of de visione dei, The Arthur Banning Press, Minneapolis, 1985, p. 51-93.
11
Il va de soi que la genèse de la pensée politique moderne proposée par
André de Muralt n’est pas neutre d’un point de vue normatif. S’il est vrai que
notre auteur affirme vouloir faire œuvre de science, décrire et expliquer plutôt
que juger, il reste que pour lui l’évolution de la pensée philosophique,
métaphysique, noétique et politique depuis la fin du Moyen Âge, est une
évolution qu’il faut déplorer, que la situation actuelle de la pensée politique et
les tendances de la vie sociale contemporaine sont pour lui des phénomènes
aberrants. Ainsi, « [i]l faut refuser de se laisser enfermer dans le cercle dans
lequel la pensée moderne de structure occamienne a lancée la philosophie
moderne. Il n’y a pas à choisir entre la toute-puissance absolue de Dieu, c’està-dire arbitrairement constitutive des normes morales a priori et du pouvoir
politique de droit divin, et une liberté de l’homme également absolue… » (p.
65). Nous nous en voudrions beaucoup, à ce propos, de priver le lecteur de
quelques « perles » révélatrices d’une certaine vision du monde :
La volonté humaine n’étant plus dans la perspective occamienne et
cartésienne de potentia absoluta dei déterminée par nature et selon une
relation transcendantale à son bien propre, le droit naturel de l’homme
selon Spinoza et Hobbes entraîne chacun « dans un sens différent », en
sorte que toute aspiration humaine à quelque fin, à quelque
comportement que ce soit, tout intérêt d’un individu ou d’un groupe,
est également légitime, ceux des hommes, des femmes, des
handicapés, des jeunes, des écoliers, des divorcés, des homosexuels,
des personnes qui veulent se « pacser », des fumeurs, des
automobilistes, des partisans de l’avortement et de l’euthanasie, des
membres d’une secte, sans compter ceux de groupes plus
« traditionnels », tels les professions, les syndicats, les ouvriers, les
12
patrons, etc. Toutes les aspirations, tous les intérêts de ces individus et
de ces groupes expriment une « revendication identitaire », et ils ont le
même droit subjectif à être « reconnus », non seulement « tolérés », et
donc à s’épanouir librement, et aucun principe objectif, aucune fin
objective réelle, aucune norme morale prétendument commune parce
qu’objective n’est autorisée à s’y opposer. Car « le droit de chacun
s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient »,
commme le dit Spinoza à la suite de Guillaume d’Occam. (p. 60).
Ce passage met fort heureusement en lumière la filiation spinoziste,
hobbienne et occamienne d’un des postulats fondamentaux du libéralisme
contemporain : l’idée selon laquelle toute aspiration sociale aurait droit à
s’épanouir sans entrave; situation excessive qui ne saurait bien entendu être
rectifiée par des amendements ponctuels en restant « à l’intérieur » du
système, puisque ce système est vicié en son principe, dans la mesure où il est
fondé sur le rejet de l’existence d’une norme objective qui permettrait de faire
le départ entre aspirations légitimes et illégitimes. On sait que pour André de
Muralt, une telle norme existe indubitablement, mais on ne peut que regretter
qu’il se dispense de montrer comment cette norme pourrait « fonctionner », et
au terme de quels raisonnements il serait possible au tenant de l’aristotélisme
de conclure que la revendication identitaire de tel ou tel groupe est légitime ou
non au regard du bien propre de l’homme. A propos de la situation qui a
conduit à « rejeter comme aliénante » toute forme de hiérarchie ou de
différence, comme répressive toute forme d’autorité, notre auteur se contente
d’expliquer en termes vagues que, ce faisant, « on n’aboutit qu’à prôner
l’indifférence aux exigences de la nature humaine, de ses modes d’exercice et
de ses œuvres propres, à considérer toute autorité comme « répressive », toute
différenciation des sexes comme « discriminatoire » et la grammaire elle-
13
même comme « fasciste » » (p. 59). Soit, mais comment comprendre ici la
notion d’ « exigences de la nature humaine »? Comment concilier le fixisme
qu’implique cette expression, avec le dynamisme protéen, la formidable force
d’invention et de renouveau des sociétés humaines depuis trois cents ans, qui
constituent autant de faits têtus et objectifs que la « nature humaine » alléguée
par notre auteur?
Sans doute, reprocher à André de Muralt d’aller à contre-courant du
consensus contemporain en matière de pensée politique n’est pas une critique
légitime en soi. Reste que le caractère radical et sans appel de sa critique, la
fin de non-recevoir adressée à toute pensée issue de la structure scotisteoccamienne, ou soupçonnée d’en relever, comme la théorie des ensembles (!),
rendent sa réflexion « inutilisable », si ce n’est dans une optique de stérile
critique où notre auteur, il est vrai, trouve peut-être son compte, tant il est vrai
que, selon un mécanisme psychologique bien connu, l’inadéquation d’une
théorie à la réalité qu’elle est censée expliquer peut parfois conforter chez ses
partisans, en raison même de cette inadéquation, le sentiment d’être dans le
vrai.
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