André de Muralt, L’unité de la philosophie politique. De Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, Paris, Vrin, 2002 (Histoire de la philosophie), 198 p. T OUT à la fois philosophe, historien de la philosophie et théologien, André de Muralt est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages portant sur les principales périodes de la pensée, avec une prédilection particulière pour les périodes ancienne et médiévale 1 . Connu d’abord pour ses travaux brillants sur la phénoménologie et le criticisme kantien 2 , il s’est par la suite surtout intéressé aux rapports entre la pensée ancienne et surtout médiévale et la pensée moderne, s’attachant à montrer comment les systèmes philosophiques de l’époque moderne sont régis par des « structures de pensées » qui se mettent en place à la fin du Moyen Âge et dont les grands artisans ont noms Jean Duns Scot et Guillaume d’Occam. Une « structure de pensée » c’est la manière dont un auteur comprend le rapport entre termes ou concepts corrélatifs : forme et matière, intellect et objet d’intellection, volonté et objet de volonté, corps social et forme politique. Selon André de Muralt, c’est, chez un auteur donné, une seule et même structure de pensée qui explique comment cet auteur conçoit le rapport de la forme et de la matière à l’égard de la substance concrète, le rôle et la fonction de l’intellect et de son objet dans la genèse de l’acte intellectif, le rôle et la fonction de la volonté et de son terme dans la genèse de l’acte volitif, 1 Voir la bibliographie des œuvres d’André de Muralt jusqu’en 1999 dans le mélange d’études en son honneur, Métaphysiques Médiévales. Études en l’honneur d’André de Muralt, C. Chiesa et L. Freuler (éds.), Genève, Lausanne, Neuchâtel, 1999 (« Cahiers de la Revue de Théologie et de Philosophie », 20), p. 149-157. 2 La conscience transcendantale dans le criticisme kantien. Essai sur l’unité d’aperception, Paris, Aubier, 1958; L’idée de la phénoménologie. L’exemplarisme husserlien, Paris, PUF, 1958. 1 enfin, le rapport du corps social à l’égard de sa forme politique. Bref, la structure de pensée d’un philosophe c’est en quelque sorte l’algorithme de son système philosophique : Comprendre la structure de pensée d’un auteur c’est détenir la clef de son système, voire d’une époque. Ainsi, pour « l’aristotélisme », la forme et la matière sont quidditativement mais non réellement distinctes; seule existe, réellement, la substance dont elles sont les composantes « physiques »; entre la forme et la matière règne un rapport naturel de convenance réciproque. Ainsi en va-t-il aussi de l’intellect et de l’objet connu, de la volonté et de l’objet voulu pour Thomas d’Aquin : l’intellect est naturellement ordonné à son objet, comme la volonté est naturellement ordonnée au bien comme à sa cause finale. Il en va tout autrement chez Duns Scot. Pour ce dernier, la forme et la matière sont chacune pourvues d’une réalité propre. L’unité de la substance ne peut donc plus s’expliquer par l’union des deux en vertu d’une relation de coappartenance réciproque : elle nécessite une forme unitive qui confère certes l’unité à la chose, mais sans entamer en rien la distinction réelle de chacune des composantes 3 . L’unité de la chose n’est donc plus organique, endogène si l’on veut; c’est une unité extrinsèque, surajoutée. Scot brise également l’unité de l’acte intellectif en introduisant entre l’objet et le sujet un monde intermédiaire de représentations dont l’aptitude de chacune à être pensée indépendamment des autres est l’indice de sa réalité. L’ordre des objets de connaissances, c’est-à-dire des êtres représentés, vient ainsi peu à peu à se substituer à l’ordre des objets tout court. 3 Henri de Gand incline déjà nettement en ce sens. Voir notre étude, « Henri de Gand, Quolibet X, 1. Introduction, traduction et notes », Science et Esprit, 55/2 (2003), p. 197-216. 2 Enfin, sur le plan de l’acte volitif, Scot affirme le caractère essentiellement indifférent de la volonté à l’égard de tout objet. Il rejette donc la causalité finale de l’objet sur la volonté, en déclarant que cette dernière est « la seule cause totale de la volition dans la volonté », pour n’accorder finalement à l’objet voulu qu’une causalité sine qua non. (cité p. 30) La tendance inaugurée par Scot à envisager la réalité comme composée de principes hétérogènes se confirme et se radicalise chez Occam. À maints égards, il est vrai, et André de Muralt en lecteur avisé des médiévaux est loin de l’ignorer, la philosophie d’Occam est aux antipodes de celle de Scot, les exemples bien connus de sa critique de la distinction formelle, de son refus sans compromis d’admettre d’autres réalités que singulières et réelles, sa conception de l’acte de connaissance ne nécessitant aucune species sont là pour nous le rappeler. En revanche, Occam a aussi été le continuateur de Scot dans la mesure où il a contesté comme lui, mais avec bien plus de vigueur, notamment par son recours à l’hypothèse de la toutepuissance absolue de Dieu, le caractère naturel, organique, du lien entre le sujet et son objet, volitif ou intellectif. De cette radicalisation occamienne de la tendance scotiste à considérer l’intellect et son objet, la forme et sa fin, comme des entités absolues l’une de l’autre, de Muralt cite deux exemples bien connus : l’hypothèse, soulevée à maintes reprises par Occam, d’une vision intuitive d’un non existant, c’est-à-dire d’une connaissance vraie sans objet, et le thème de la haine méritoire de Dieu, censé illustrer l’extrinsécisme et même l’indifférence, au regard de la toute-puissance divine, de l’action humaine par rapport à sa fin. 3 Concernant le premier point, rappelons en effet que le Venerabilis inceptor demande en plusieurs endroits de son œuvre si Dieu pourrait se substituer à la causalité seconde exercée par l’objet pour engendrer une connaissance intuitive d’un objet qui n’existerait pas, question à laquelle il répond par l’affirmative, en invoquant notamment la « fameuse proposition des théologiens » selon laquelle Dieu peut faire directement tout ce qui est fait par une cause seconde. La mise en œuvre de cette hypothèse par Occam aurait pour conséquence, selon André de Muralt, de détacher la connaissance de son objet : Certes, il s’agit pour lui [sc. Occam] d’une hypothèse de potentia absoluta dei, non pas d’une réalité attestée. Cette hypothèse théologique suffit pour jeter un doute radical sur l’union du sujet à l’objet, sur la causalité objective, formelle ou efficiente, de la chose sur le sujet dans l’acte de connaître, en un mot sur l’objectivité du connaître (p. 18) 4 . Le thème de la haine de Dieu a une conséquence analogue, cette fois sur le plan de l’acte volitif : rejetant le lien nécessaire de la volonté avec un quelconque objet, Occam affirme que Dieu pourrait de par sa toute-puissance absolue faire que l’adultère, le vol et même la haine de Dieu soient méritoires du salut éternel (p. 30). Les deux cas de la vision intuitive et de la haine de Dieu sont des applications distinctes du principe selon lequel Dieu peut faire tout ce qui n’implique pas contradiction. La thèse de de Muralt est que la structure qui 4 conditionne la réflexion politique à l’époque moderne, et dont elle se nourrit d’ailleurs encore actuellement, est « défini[e] par l’hypothèse occamienne de potentia absoluta dei ». Son problème peut s’énoncer ainsi : « comment assurer la moralité de l’action pratique en l’absence d’une intentionnalité spontanée à ce qui est bon. » (p. 50). Car en régime occamien, la volonté divine comme la volonté humaine, sont indifférentes et absolues vis-à-vis de tout objet (p. 32-33). L’acte moral ne dérive sa rectitude que de l’obligation qui lui est faite par le décret de Dieu – lequel est libre de puissance absolue de décréter autre chose – d’agir d’une certaine façon, étant entendu qu’aucune spontanéité propre ne la porte ou ne la prédispose à agir d’une façon de préférence à une autre. Ainsi, la plupart des systèmes politiques de l’époque moderne peuvent se ramener à deux types principaux : ceux pour qui la forme politique émane de la volonté toute-puissante et absolue de Dieu (les diverses théories du droit divin); ceux pour qui elle émanerait au contraire de la liberté absolue de l’homme. André de Muralt offre des exemples nombreux et saisissants de cette dépendance des philosophies politiques modernes à l’égard de la structure occamienne : de Suarez et Luther à l’éthique de la discussion en passant par Spinoza, Hobbes et Rousseau et même Locke 5 : autant d’exemples de la mise en œuvre d’une même structure de pensée, modulée suivant la personnalité propre de chaque philosophe. Prenons l’exemple du concept de « démocratie originelle » chez Suarez. Pour le jésuite espagnol, en effet, un peuple est doté d’une unité politique démocratique originelle, antérieure à toute constitution positive, doctrine qui constitue une sorte d’analogue politique de la distinction 4 Voir aussi, André de Muralt, « La doctrine occamienne de la toute-puissance divine », dans L’enjeu de la philosophie médiévale. Études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, E.J. Brill, 1993, p. 393. 5 Seul Hegel semble échapper à l’emprise du mode de penser occamien. Cf. p. 82-83. 5 scotiste réelle chronologique de potentia absoluta Dei de la matière à l’égard de la forme. Autre exemple : le thème, suarezien aussi, de la translation du pouvoir par le peuple au prince. Selon Suarez, en effet, si le peuple possède une unité démocratique originelle il ne réalise sa perfection politique que dans le pouvoir du prince auquel ce pouvoir – qui lui fait défaut par nature – est conféré par « largition », c’est-à-dire par une donation sans retour, que Suarez décrit comme une quasi-aliénation. Curieuse idée on en conviendra avec André de Muralt que celle qui consiste à fonder la légitimité du pouvoir sur une aliénation sans retour librement consentie au profit du prince; elle n’est d’ailleurs pas l’apanage du jésuite espagnol, puisqu’on la retrouve chez Hobbes, Grotius et surtout chez Spinoza, au chapitre XVI du Traité Théologico-politique dont notre auteur ne se lasse pas de souligner le caractère « étonnant ». André de Muralt en voit l’ancêtre, le prototype philosophique opératoire, dans la doctrine occamienne d’une volonté « indépendante de toute détermination objective » (p. 123). Mais André de Muralt ne se contente pas de mettre au jour les structures de pensée de la modernité et de montrer que cette dernière, surtout sa pensée politique, est tributaire des « innovations » scotistes et occamiennes, car son étude se veut « une œuvre de science, et non pas une histoire de la philosophie politique » (p. 95). Il n’en reste pas moins que ces innovations, à son estime, sont regrettables, et aboutissent à des conséquences extrêmes, notamment au niveau de la pensée politique, conséquences qu’il déplore, on verra plus loin en quels termes. Elles se traduisent en effet par un appauvrissement de la pensée philosophique, d’une réduction de la compréhension analogique, « aristotélicienne » (entendez : thomiste), de la réalité, au profit d’une compréhension univociste du réel, d’une réduction du 6 riche concept de la causalité propre à la tradition aristotélicienne à la seule causalité efficiente. « Analogie » est un terme fondamental pour André de Muralt. L’analogie n’est pas seulement un instrument d’analyse du réel, c’est également un instrument d’analyse de l’histoire des systèmes philosophiques, ainsi que cela ressort du chapitre III de son ouvrage (Méthode d’analyse structurelle et de compréhension analogique des doctrines philosophiques). L’auteur commence par distinguer de manière on ne peut plus classique entre analogie de proportionnalité et analogie d’attribution ou pros hen. La première analogie est celle qui permet d’appliquer légitimement un prédicat à des cas individuellement ou spécifiquement distincts; la seconde ramène la pluralité des sens d’un prédicat à un référent premier à la lumière duquel les autres prennent sens. La thèse de de Muralt est alors double : d’abord, au sein de chaque système philosophique règne entre chaque couple de termes, entre chaque thème (la connaissance, la volition, le rapport du corps social à sa fin etc.) une analogie de proportionnalité, mais ces thèmes s’organisent euxmêmes selon une analogie pros hen : il y a un thème « premier », foyer d’unité et d’intelligibilité des autres. Ce thème « premier », qui contient en quelque sorte le code ou le patron de toutes les solutions que ce philosophe va apporter aux autres thèmes de sa pensée, est la conception qu’il se fait du rapport entre la quiddité et l’exercice, autrement dit entre la cause formelle et la cause finale d’un être, et l’interaction de ces deux causes. Il n’y a pas de distinction plus radicale, plus universelle, c’est la distinction première et dernière que l’intelligence humaine opère dans ce qui est, et ce qui est, l’être, est l’intelligible premier et dernier auquel elle puisse accéder (p. 102). 7 Selon la manière dont une philosophie donnée envisage cette relation on peut déduire comment elle va comprendre le rapport de l’intellect à son objet, celui du corps social à sa forme politique etc. Ensuite : entre les différents systèmes philosophiques existe aussi une analogie dans la mesure où chaque thème avec ses protocoles de mise en œuvre propres possède son correspondant dans chaque autre système. Ainsi, chez Thomas, la species, qui est la forme de la chose intelligée, joue le rôle, est l’analogon, de la species chez Duns Scot, pour qui elle représente non plus la chose en tant que connue mais l’être représentationnel de la chose; et en morale, la négation de la causalité finale du bien chez Scot, Occam, Spinoza est l’analogon de la doctrine aristotélicienne du bien comme cause finale. Mais il y a plus. Si la distinction de la quiddité et de l’exercice est première au sein de chaque système, tous ne l’analysent pas de la même manière ni correctement. De fait, il s’avère que « seul l’aristotélisme opère formellement [la distinction de la quiddité et de l’exercice] et en donne la théorie métaphysique adéquate, alors que les autres philosophies pensent pouvoir s’en passer, soit qu’ils la supposent sans l’expliciter, la négligent, l’ignorent ou la nient expréssément. » (p. 102) Ainsi, de même qu’il existe au sein d’un système philosophique un thème objectivement premier dont la mise en œuvre par un auteur détermine la mise en œuvre des autres, de même il existe un ordre entre les différents systèmes philosophiques, tel qu’un d’entre eux soit « premier ». Ce système est bien entendu « la pensée de structure aristotélicienne [qui] « comprend » les diverses doctrines philosophiques et les ordonne à la première d’entre elles » (p. 103) D’où le verdict suivant : 8 C’est bien pourquoi enfin l’aristotélisme peut prétendre en définitive être la pensée la plus compréhensive de toutes et fonder par conséquent une méthode d’analyse structurelle adéquate… (p. 102). Si donc, comme le pense André de Muralt, les philosophies politiques de l’époque moderne et même la Diskursethik contemporaine sont tributaires d’une structure de penseé scotiste-occamienne, c’est-à-dire d’une structure de pensée dérivée ou en tout cas secondaire par rapport à la structure aristotélicienne, il ne serait pas sans intérêt de savoir quelle forme pourrait prendre une philosophie politique fondée sur des principes aristotéliciens. Assurément c’est aux œuvres du Stagirite lui-même qu’il faudrait se référer en dernière analyse, mais notre auteur fait valoir que ce n’est que dans le droit corporatif et surtout dans la pensée ecclésio-politique du Moyen Âge que la pensée politique aristotélicienne parvient à son épanouissement (p.110). C’est donc la structure ecclésio-politique de l’Église qu’il faut interroger pour savoir « ce que pourrait être une philosophie politique aristotélicienne ». On pourrait s’étonner de voir notre auteur consacrer un chapitre entier à la structure politique de l’Église dans un ouvrage portant sur la philosophie politique de la modernité, dont on pense couramment qu’elle s’est constituée contre la pensée de l’Église, mais André de Muralt fait valoir que la philosophie politique en Occident s’est développée « au contact des problèmes suscités par la distinction augustinienne des deux cités » (p. 157). Il soutient en outre que l’évolution de cette pensée politique peut se comprendre comme une série de tentatives de résorber cette dualité en une unité (essayer de nier la dualité des deux cités c’est encore se définir par rapport à elles). 9 C’est à un thème précis que notre auteur va s’intéresser : la distinction du sacerdoce ministériel et du sacerdoce royal. Il existe entre ces deux sacerdoces une analogie avec les distinctions prince / peuple, forme politique / corps social. Or il est deux façons de concevoir le rapport du sacerdoce ministériel au sacerdoce royal : 1) comme un rapport d’exclusion de l’un au profit de l’autre (Bossuet, Luther, Spinoza), ou bien 2) comme le fait « la tradition catholique », c’est-à-dire comme deux manières complémentaires de participer au sacerdoce universel du Christ. Pour André de Muralt, il importe d’autant mieux de comprendre la structure politique de l’Église qu’il s’agit de pouvoir « induire l’analogie » qui règne entre elle et la communauté civile, analogie dont on en verra un exemple un peu plus loin. Or il va s’avérer que dans ce rapport d’analogie, la société ecclésiale tient le rôle d’analogué premier comme la métaphysique aristotélicienne est l’analogué premier de toute métaphysique possible, ce qui ne veut évidemment pas dire que la forme politique d’une société civile soit réductible à celle de l’Église ou inversement. C’est ainsi par exemple que les rapports de l’homme et de la femme dans la société civile sont, ou devraient être, un analogon du rapport entre le Christ et l’Eglise, car « la véritable relation de l’homme et de la femme [est] une participation de l’union du Christ et de l’Église » (p. 169). Or si d’une part l’Évangile attribue le sacerdoce ministériel à l’homme, d’autre part, la spiritualité chrétienne a tendance à comparer l’Église à une femme, et même à l’épouse du Christ (Paul, Lettre aux Éphésiens 5,25-32) : voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne seront qu’une seule chair; ce mystère est grand, il s’applique au Christ et à l’Église ». Ce sont de telles considérations, affirme André de Muralt, qui nous permettent de comprendre « la véritable noblesse qui est celle de la femme dans la vie humaine, et que notre temps profane de la manière la plus vile » (p. 169). 10 * Il faut prendre l’ouvrage d’André de Muralt pour ce qu’il est : une réflexion personnelle sur les origines de la pensée moderne chez les scolastiques, non un ouvrage d’érudition qui tenterait au moyen de longues et patientes analyses de discerner les lignes d’influence, les canaux de transmissions de certaines doctrines politiques scolastiques, d’en suivre le cheminement au fil des siècles et d’en mesurer l’impact éventuel sur la pensée contemporaine. On serait ainsi malvenus de lire son ouvrage comme Jasper Hopkins, spécialiste américain de Nicolas de Cues, avait naguère lu le grand ouvrage de Blumenberg sur les origines de la pensée moderne, ou en tout cas les passages de ce livre se rapportant directement au Cusain, c’est-à-dire avec toute la science (et l’impatience) du philologue rétif aux grandes envolées historico-spéculatives, aux enjambements trans-historiques et aux rapprochements (abusifs) 6 . André de Muralt connaît bien Scot et Occam il est vrai, mais ses critiques ne font finalement que reproduire les griefs traditionnels des thomistes qui n’ont jamais pardonné pas aux maîtres franciscains leur « volontarisme » ou leur « scepticisme ». Car le Guillaume d’Occam (et a fortiori le Nicolas d’Autrécourt) d’André de Muralt est un sceptique, comme celui de Gilson ou de Pegis. Et si on ne saurait affirmer que ce jugement soit entièrement dépourvu de fondement dans les textes, le fait est que le scepticisme supposé ou réel d’Occam, pour ne rien dire de celui de Scot, la nature de son influence sur les époques ultérieures, sont des problèmes complexes dont l’étude a été renouvelée par une nouvelle génération d’érudits, dont notre auteur semble tout ignorer. 6 Jasper Hopkins, Nicholas of Cusa’s dialectical mysticism. Text, translation and interpretive study of de visione dei, The Arthur Banning Press, Minneapolis, 1985, p. 51-93. 11 Il va de soi que la genèse de la pensée politique moderne proposée par André de Muralt n’est pas neutre d’un point de vue normatif. S’il est vrai que notre auteur affirme vouloir faire œuvre de science, décrire et expliquer plutôt que juger, il reste que pour lui l’évolution de la pensée philosophique, métaphysique, noétique et politique depuis la fin du Moyen Âge, est une évolution qu’il faut déplorer, que la situation actuelle de la pensée politique et les tendances de la vie sociale contemporaine sont pour lui des phénomènes aberrants. Ainsi, « [i]l faut refuser de se laisser enfermer dans le cercle dans lequel la pensée moderne de structure occamienne a lancée la philosophie moderne. Il n’y a pas à choisir entre la toute-puissance absolue de Dieu, c’està-dire arbitrairement constitutive des normes morales a priori et du pouvoir politique de droit divin, et une liberté de l’homme également absolue… » (p. 65). Nous nous en voudrions beaucoup, à ce propos, de priver le lecteur de quelques « perles » révélatrices d’une certaine vision du monde : La volonté humaine n’étant plus dans la perspective occamienne et cartésienne de potentia absoluta dei déterminée par nature et selon une relation transcendantale à son bien propre, le droit naturel de l’homme selon Spinoza et Hobbes entraîne chacun « dans un sens différent », en sorte que toute aspiration humaine à quelque fin, à quelque comportement que ce soit, tout intérêt d’un individu ou d’un groupe, est également légitime, ceux des hommes, des femmes, des handicapés, des jeunes, des écoliers, des divorcés, des homosexuels, des personnes qui veulent se « pacser », des fumeurs, des automobilistes, des partisans de l’avortement et de l’euthanasie, des membres d’une secte, sans compter ceux de groupes plus « traditionnels », tels les professions, les syndicats, les ouvriers, les 12 patrons, etc. Toutes les aspirations, tous les intérêts de ces individus et de ces groupes expriment une « revendication identitaire », et ils ont le même droit subjectif à être « reconnus », non seulement « tolérés », et donc à s’épanouir librement, et aucun principe objectif, aucune fin objective réelle, aucune norme morale prétendument commune parce qu’objective n’est autorisée à s’y opposer. Car « le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient », commme le dit Spinoza à la suite de Guillaume d’Occam. (p. 60). Ce passage met fort heureusement en lumière la filiation spinoziste, hobbienne et occamienne d’un des postulats fondamentaux du libéralisme contemporain : l’idée selon laquelle toute aspiration sociale aurait droit à s’épanouir sans entrave; situation excessive qui ne saurait bien entendu être rectifiée par des amendements ponctuels en restant « à l’intérieur » du système, puisque ce système est vicié en son principe, dans la mesure où il est fondé sur le rejet de l’existence d’une norme objective qui permettrait de faire le départ entre aspirations légitimes et illégitimes. On sait que pour André de Muralt, une telle norme existe indubitablement, mais on ne peut que regretter qu’il se dispense de montrer comment cette norme pourrait « fonctionner », et au terme de quels raisonnements il serait possible au tenant de l’aristotélisme de conclure que la revendication identitaire de tel ou tel groupe est légitime ou non au regard du bien propre de l’homme. A propos de la situation qui a conduit à « rejeter comme aliénante » toute forme de hiérarchie ou de différence, comme répressive toute forme d’autorité, notre auteur se contente d’expliquer en termes vagues que, ce faisant, « on n’aboutit qu’à prôner l’indifférence aux exigences de la nature humaine, de ses modes d’exercice et de ses œuvres propres, à considérer toute autorité comme « répressive », toute différenciation des sexes comme « discriminatoire » et la grammaire elle- 13 même comme « fasciste » » (p. 59). Soit, mais comment comprendre ici la notion d’ « exigences de la nature humaine »? Comment concilier le fixisme qu’implique cette expression, avec le dynamisme protéen, la formidable force d’invention et de renouveau des sociétés humaines depuis trois cents ans, qui constituent autant de faits têtus et objectifs que la « nature humaine » alléguée par notre auteur? Sans doute, reprocher à André de Muralt d’aller à contre-courant du consensus contemporain en matière de pensée politique n’est pas une critique légitime en soi. Reste que le caractère radical et sans appel de sa critique, la fin de non-recevoir adressée à toute pensée issue de la structure scotisteoccamienne, ou soupçonnée d’en relever, comme la théorie des ensembles (!), rendent sa réflexion « inutilisable », si ce n’est dans une optique de stérile critique où notre auteur, il est vrai, trouve peut-être son compte, tant il est vrai que, selon un mécanisme psychologique bien connu, l’inadéquation d’une théorie à la réalité qu’elle est censée expliquer peut parfois conforter chez ses partisans, en raison même de cette inadéquation, le sentiment d’être dans le vrai. 14