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L’Encéphale, 2006 ;
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988-94, cahier 1
PSYCHIATRIE DE L’ENFANT
D’une approche nosographique catégorielle
à une approche dimensionnelle des troubles mentaux :
intérêt de la différenciation sexuelle
S. TORDJMAN
(1)
(1) Professeur en Pédopsychiatrie, Chef du Service Hospitalo-Universitaire de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent de Rennes, Centre
Hospitalier Guillaume Régnier et Université de Rennes 1, 154, rue de Châtillon, 35000 Rennes, et CNRS UMR 7593 « Vulnérabilité, Adaptation
et Psychopathologie ». E-mail : [email protected]
Travail reçu le 2 mars 2005 et accepté le 9 septembre 2005.
Tirés à part :
S. Tordjman (à l’adresse ci-dessus).
From a categorical diagnostic approach to a dimensional approach for mental disorders :
interest of sex differences
Summary.
A strong prevalence of females or males is often found in mental disorders. Based on examples of anorexia
(90 % females) and autistic disorder (80 to 90 % males), arguments that allow a better understanding of these different
sex ratios are presented. The role of certain sociocultural factors in the onset of anorexia is developed. The predominance
of males in autistic disorder has led to genetic and hormone-based biological hypotheses. However, it is also possible that
the cultural representation of sex roles and its effects (expectation, different attitudes and behaviors depending on the
child’s gender) influence the development of social interaction and communication domains which are impaired in autistic
disorder. Indeed, according to most studies, parents solicit and stimulate more social interaction and communication (eye
contact specially during the first months of life, vocalizations then verbal language, emotional expression) in girls than in
boys during the first three years of life, which corresponds to the period when autistic disorder appears. It is possible that
because girls are more solicited than boys in social interaction and communication domains, during a sensitive (or critical)
period of development, we may observe that girls show less autistic impairment in reciprocal social interaction and verbal
or non-verbal communication, which are two of the three main domains of autistic disorder. It is also possible that impairments
in social interaction and communication may be identified earlier for girls than for boys, which could lead to earlier therapeutic
care for girls. Indeed, if parents have greater expectations for girls in social interaction and/or communication domains,
they may worry more for their girl than for their boy with regard to developmental delay in these domains, and then may
ask for professional advice earlier. This is what we have observed in our clinical practice and research, in which we conducted
a follow-up in young girls showing autistic disorder aged two and half years old and who evolved positively ; in contrast
we have observed that parents bring their son for professional advice later, after kindergarten begins. Finally, a more com-
plex, non-linear model is proposed in which biological genetic factors (such as sex-linked chromosomes) and/or hormonal
factors (such as sex hormones) may play a role in differentiation of girls’ and boys’ behavior from birth. These different
behaviors would induce differentiated expectations and attitudes in parents depending on the child’s gender, which in turn
would reinforce sex-related characteristic behaviors in the child. Thus, there may be a continuum in different behavioral
domains (for example, boys would interact and communicate less than girls, and girls would express more their emotions),
with mental disorders occurring at the extremes of this continuum (for example, autistic disorder for certain boys and anxiety
disorder for certain girls). This hypothesis fits within an integrated psycho-biological approach that takes into account sex
differences in mental disorders ; it stems from a model in which a dimensional conception of mental disorders replaces a
categorical nosographical one. New perspectives could be envisioned concerning the identification, follow-up and treatment
of mental disorders (or sub-types of mental disorders), which are currently considered to belong to different nosographical
categories, but which could overlap through shared common dimensions.
Key words :
Anorexia ; Autistic disorder ; Communication ; Emotional expression ; Sex differences ; Social interaction.
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Résumé.
Une forte prévalence féminine ou masculine est
souvent retrouvée dans les troubles mentaux. À partir des
exemples de l’anorexie mentale (90 % de filles) et du syn-
drome autistique (80 à 90 % de garçons), seront discutés les
arguments qui permettraient de mieux comprendre ces diffé-
rences de sex-ratio. Ainsi, le rôle de certains facteurs socio-
culturels dans l’émergence de l’anorexie mentale à l’adoles-
cence sera développé. La prédominance masculine de
l’autisme a suscité des hypothèses biologiques, en particulier
génétiques ou hormonales. Mais on peut aussi se demander
si la représentation culturelle des rôles sexués et ses effets
(attentes, attitudes et comportements différenciés en fonction
du sexe de l’enfant) ne retentiraient pas sur le développement
des domaines des interactions sociales et de la communica-
tion qui sont très perturbés dans l’autisme. En effet, selon la
plupart des études, les parents sollicitent et stimulent plus les
interactions sociales et la communication (regards surtout
durant les mois qui suivent la naissance, vocalisations puis
langage verbal, ainsi qu’expression des émotions) chez les
filles que chez les garçons les trois premières années de vie,
période correspondant à l’apparition des troubles autistiques.
On peut également proposer un modèle plus complexe non
linéaire, où les facteurs biologiques génétiques (comme les
chromosomes sexuels) et/ou hormonaux (comme les hormo-
nes stéroïdes sexuelles) joueraient un rôle dans une différen-
ciation des comportements des garçons et des filles dès la
naissance. Ces comportements différents induiraient chez les
parents des attentes et attitudes différenciées selon le sexe
de l’enfant, qui à leur tour viendraient renforcer les compor-
tements plus caractéristiques de chaque sexe. On observerait
ainsi un continuum dans différents domaines comportemen-
taux (par exemple, les garçons interagiraient et communique-
raient moins que les filles, les filles exprimeraient plus leurs
émotions), les troubles mentaux se situant aux extrémités de
ce continuum (comme par exemple, les troubles autistiques
chez certains garçons et les troubles anxieux chez certaines
filles). Cette hypothèse s’inscrit dans une approche intégrée
psycho-biologique qui prend en compte la différenciation
sexuelle des troubles mentaux ; elle propose un modèle où
l’on passe d’une conception nosographique catégorielle à une
conception dimensionnelle des troubles mentaux.
Mots clés :
Anorexie mentale ; Autisme ; Communication ; Différen-
ciation sexuelle ; Expression des émotions ; Interactions sociales.
INTRODUCTION
Les troubles mentaux sont souvent caractérisés par
une forte prévalence féminine ou masculine. L’anorexie
mentale et les troubles autistiques en sont une illustration
marquante. En effet, plus de 90 % des cas d’anorexie
mentale touchent des filles (2), alors que l’on observe qua-
tre à cins fois plus de garçons que de filles autistes (32).
On peut également citer, en nous référant au DSM IV-TR
(2), d’autres troubles comme les troubles anxieux, la
dépression ou les troubles des conduites pour lesquels
existe une prédominance féminine ou masculine. Ainsi, on
retrouve deux fois plus de femmes que d’hommes pré-
sentant des attaques de panique sans agoraphobie et trois
fois plus de femmes que d’hommes pour le trouble pani-
que avec agoraphobie. Concernant la dépression, les étu-
des indiquent que les épisodes dépressifs surviennent
environ deux fois plus souvent chez les femmes que chez
les hommes, avec d’une part une proportion significative
de femmes rapportant une aggravation des symptômes
d’un épisode dépressif majeur plusieurs jours avant le
début de leurs règles, et d’autre part une prévalence des
tentatives de suicide chez les hommes. Quant aux trou-
bles des conduites, ils surviennent beaucoup plus fré-
quemment chez les garçons que chez les filles, avec des
différences que l’on retrouve selon le sexe dans le type
de conduites observées (les agressions avec affronte-
ment de la victime sont plus fréquentes chez les hommes).
Comment comprendre ces différences de sex-ratio ? À
partir des exemples de l’anorexie mentale (90 % de filles)
et du syndrome autistique (80 à 90 % de garçons), seront
discutés les arguments qui permettraient de mieux com-
prendre ces différences de sex-ratio. Ces deux pathologies
ont été ici choisies car elles représentent des cas extrêmes
où les sex-ratios sont les plus élevés. Par ailleurs, nos
recherches ont porté principalement sur l’anorexie mentale
et l’autisme infantile, ce qui explique également leur choix
pour illustrer notre propos. Enfin, l’anorexie mentale émer-
geant le plus souvent chez la fille à l’adolescence, alors
que l’autisme apparaît chez le garçon dès les trois premiè-
res années de vie, on pourrait penser que ces deux syn-
dromes diffèrent radicalement. En fait, les troubles autis-
tiques peuvent être rapprochés de l’anorexie mentale avec
laquelle ils partagent certaines similitudes, même si ces
deux pathologies se distinguent chacune par leurs spéci-
ficités. Ainsi, on retrouve aussi bien dans l’anorexie men-
tale que dans l’autisme, sur le plan clinique, des conduites
auto-agressives, une résistance aux infections, un contrôle
des systèmes sensori-perceptifs avec des troubles de la
perception des stimuli sensoriels et environnementaux
(apparente diminution de la réactivité à la douleur et au
froid, maîtrise de la représentation temporelle) et des trou-
bles de l’image du corps avec une mauvaise différenciation
des limites dedans/dehors.
Une première partie sera consacrée aux facteurs socio-
culturels susceptibles d’expliquer la prépondérance fémi-
nine de l’anorexie mentale, mais aussi, ce qui peut paraître
plus inhabituel, la prépondérance masculine de l’autisme.
La deuxième partie présentera un modèle s’inscrivant
dans une approche intégrée psycho-biologique et discu-
tera le possible rôle de facteurs biologiques interagissant
avec les facteurs socioculturels, et qui nous permettrait de
mieux comprendre les différences de sex-ratio observées
dans l’anorexie mentale et l’autisme.
RÔLE DES FACTEURS SOCIOCULTURELS
Rôle des facteurs socioculturels
dans l’anorexie mentale
Les études réalisées chez des femmes à la fin de l’ado-
lescence et au début de l’âge adulte retrouvent des taux
de prévalence de 0,5 à 1 % pour les tableaux cliniques
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répondant à l’ensemble des critères diagnostiques DSM IV
de l’anorexie mentale (2). Les facteurs socioculturels favo-
riseraient l’émergence et la prévalence féminine de l’ano-
rexie mentale à l’adolescence En effet, on ne peut que sou-
ligner l’influence sur le développement de la pathologie
anorexique d’une problématique centrée sur l’image du
corps, et se demander si l’effacement des caractères
sexuels secondaires retrouvé chez les patientes anorexi-
ques ne correspondrait pas d’une part à un refoulement
de la sexualité, et d’autre part à un culte de la maîtrise du
corps. La patiente anorexique avec sa maigreur (os du bas-
sin apparents, côtes saillantes, seins de petite fille) et son
aménorrhée, donne d’elle une image d’être asexué. Ce
corps désexualisé dont les signes de puberté ont été effa-
cés reflète un problème dans le passage de l’enfance à
l’adolescence. L’idéal féminin et de minceur de notre
société vient conforter cette problématique en renvoyant
à un corps désexualisé, aseptisé, nourri scientifiquement,
« désérotisé », dont on a effacé les caractères sexuels
secondaires par la suppression des rondeurs, des odeurs
et de la pilosité. Dès lors, on peut favoriser chez l’adoles-
cente l’instauration d’un conflit entre le Moi corporel, vécu
comme repoussant, et l’idéal du Moi pur, asexué, repré-
senté comme une poupée qui ne mange et n’évacue pas.
On peut également se demander si l’anorexie mentale
ne constituerait pas un refus d’une image traditionnelle de
la femme, un refus de la maternité. On retrouve chez l’ano-
rexique la plainte concernant la peur de se sentir
« pleine ». Les propos d’une patiente anorexique suivie
dans le cadre d’une hospitalisation puis d’entretiens régu-
liers en ambulatoire, en sont une illustration : « Après
manger, je ne supporte pas mon gros ventre, j’ai l’impres-
sion d’être enceinte ». R. Bell (4), analysant la sainte ano-
rexie (terme utilisé pour désigner ces religieuses anorexi-
ques du
XIVe
siècle, dont la plus connue est Catherine de
Sienne, qui jeûnaient jusqu’à la mort et étaient considé-
rées comme des saintes) écrira : « L’anorexie : refus de
la féminité ou plus exactement de son modèle psychoso-
cial, refus de la passivité de la femme par la maîtrise du
corps et du sexuel ». Ainsi, la sainte anorexie aurait pu
être un moyen pour les religieuses d’accéder au pouvoir
dans un monde dirigé par les hommes socialement et reli-
gieusement, et de faire du couvent le lieu d’une culture
féminine autonome.
Mais plutôt que de parler chez l’anorexique de refus de
féminité, ne devrait-on pas plutôt parler d’hyper-adapta-
bilité au stéréotype féminin de notre époque, époque de
self-control et où les femmes passent de moins en moins
de temps à préparer la nourriture (four à micro-ondes, fast-
food…) ? On retrouve en effet dans le cas de l’anorexie,
le contrôle du corps et la restriction active de nourriture.
M. Boskind Lodahl
et al.
(6) s’expriment ainsi : « Les ano-
rexiques n’auraient pas d’identité propre, et se référant
constamment à autrui tenteraient de se conformer aux sté-
réotypes de la féminité ». Selon certains auteurs, les ano-
rexiques s’inscriraient dans le désir de l’Autre à partir d’une
perturbation de la relation objectale primaire. H. Bruch (8)
parlera de mère « programmant » l’enfant futur anorexi-
que selon ses besoins à elle et anticipant la demande du
bébé par le gavage. La voie du désir serait très tôt barrée,
et l’anorexique parviendrait à y accéder (désir de se con-
former à une image du corps idéale selon les canons
socioculturels actuels) par la restriction de l’appétit et le
contrôle de la sensation de faim avec une gratification
dans la souffrance. Les anorexiques monteraient sur
l’autel du sacrifice un peu comme l’ont fait les saintes ano-
rexiques par le jeûne et l’ascétisme.
Rôle des facteurs socioculturels dans les troubles
autistiques
L’intérêt d’une approche psycho-socio-environnemen-
tale qui paraît évidente dans le cas de l’anorexie mentale,
le semble moins pour des pathologies comme les troubles
autistiques. Le syndrome autistique est défini, selon les
critères diagnostiques de la CIM-10 et du DSM IV-TR (2,
23), comme un trouble du développement débutant avant
l’âge de 3 ans et caractérisé par des perturbations des
interactions sociales et de la communication ainsi que par
des stéréotypies comportementales ou idéiques. La forte
prévalence masculine relevée dans les troubles autisti-
ques a suscité des hypothèses génétiques et hormonales,
portant notamment sur le chromosome X et les androgè-
nes (30, 33). Parmi les arguments en faveur de cette hypo-
thèse biologique, on peut citer les observations suivantes :
1) des taux anormaux de testostérone et une sensibilité
anormale à cette hormone chez le fœtus pourraient entraîner
des perturbations de développement de l’hémisphère gau-
che, associés à des troubles de l’apprentissage et à une défi-
cience des fonctions cognitives retrouvés chez les enfants
autistes, notamment au niveau du langage verbal (13) ;
2) les hommes présentant un syndrome de l’X fragile,
syndrome associé aux troubles autistiques dans 2,5 à 5 %
des cas (31), présentent une macroorchidie, des taux éle-
vés de LH et des taux diminués de testostérone (7).
Mais, à la répartition biologique des sexes correspond
aussi une répartition des rôles sexués, c’est-à-dire des
rôles sociaux attendus culturellement et codifiés comme
étant des rôles spécifiques de l’un et l’autre sexe (17). Et
par rapport à des domaines comme ceux de la communi-
cation et des interactions sociales (domaines profondé-
ment perturbés dans l’autisme), on peut s’interroger sur
l’importance de la représentation des rôles sexués qui
paraît fondamentale par exemple au niveau de l’expres-
sion émotionnelle ou des jeux, et de l’effet de ces repré-
sentations sur les attitudes et attentes que les parents vont
avoir vis-à-vis de leurs enfants, et ce dès la naissance.
Ainsi, lorsque des nouveau-nés sont présentés à des adul-
tes, leur perception et interprétation des émotions des
enfants va dépendre du sexe réel ou présumé du bébé.
Dans l’étude de J. et S. Condry (9), 204 étudiants sans
enfants visionnent un film présentant un enfant âgé de
9 mois qui pleure. À la moitié des étudiants, on dira qu’ils
observent un garçon, et à l’autre moitié, une fille. Les résul-
tats sont élogieux quant aux effets du sexe annoncé sur
les représentations sociales : lorsque l’on demande aux
étudiants de s’exprimer sur la cause des pleurs du bébé,
ils répondent qu’ils ont vu un garçon en colère ou bien une
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fille effrayée. De façon similaire, B.I. Fagot (12) a étudié
comment 100 étudiants (jeunes adultes sans enfants) se
représentaient de manière différenciée selon le sexe, les
jeux des enfants de 2 ans. Les résultats de cette étude,
tout comme ceux de P. Tap (29), mettent en évidence que,
selon eux, les garçons préfèrent jouer avec des voitures,
des pistolets, et se comporter de façon « agressive »,
alors que les filles préfèrent jouer à la poupée, au poupon
et à la dînette. Ces représentations différenciées sont
retrouvées non seulement au niveau des jouets, mais
aussi pour d’autres caractéristiques de l’environnement
physique des enfants, comme l’aménagement de leur
chambre ou encore leurs vêtements (25, 26, 27).
De telles représentations différenciées vont induire
chez les parents des comportements différenciés, notam-
ment au niveau de la communication ainsi que des inte-
ractions sociales, en fonction du sexe de leur enfant. Ainsi,
M. Lewis (18) observe que les adultes regardent et parlent
d’avantage aux filles à la naissance. Puis, après l’âge de
3 mois, les filles bénéficient plus de contacts cutanés que
les garçons (21). L’ensemble des études sur ce sujet, mal-
gré quelques résultats contradictoires, montre que les
parents sollicitent et stimulent plus les interactions socia-
les (incluant le sourire social) et les vocalisations puis par
la suite le langage verbal, chez les filles que chez les gar-
çons dès les trois premières années de vie (14, 16, 22,
24). Il apparaît aussi que les parents répondent d’avan-
tage à 13-14 mois aux tentatives d’interaction des filles
(11). Ces études mettent bien en évidence chez les
parents une représentation très différenciée des rôles
sexués, et également des attentes et attitudes différen-
ciées. Les conduites différenciées en fonction du sexe de
l’enfant seraient plus marquées chez les pères ainsi que
vers l’âge de 18 mois, selon les études de C. Zaouche-
Gaudron (35), et les revues de la question de M. Siegal
(28) ou de H. Lytton et D.M. Romney (19). Cependant, on
peut se demander s’il n’existerait pas aussi des compor-
tements différents des garçons et des filles dès le plus
jeune âge, et qui conduiraient les parents à adopter des
attitudes différentes à l’égard de l’un ou l’autre sexe.
Maintenant, comment fait-on le lien entre ces attitudes
différenciées et la prévalence par exemple du syndrome
autistique chez les garçons ?
On peut faire l’hypothèse qu’il existerait de la part de
l’entourage socio-familial des attitudes et des sollicitations
différenciées en fonction du sexe de l’enfant, plus parti-
culièrement au cours de la 2
e
année de vie (surtout vers
18 mois), et qui conduiraient les filles et les garçons à
développer des compétences plus spécifiques. La période
de vie se situant vers 18 mois est une période particuliè-
rement intéressante par rapport au syndrome autistique
puisque c’est à partir de 18 mois que l’on peut observer,
selon les travaux de S. Baron-Cohen
et al.
(3), les signes
les plus précoces prédictifs du risque d’autisme, à savoir
l’absence d’attention conjointe, de jeux de faire-semblant
(ces jeux reflètent les capacités d’abstraction, de symbo-
lisation et de représentation mentale), et de pointage
proto-déclaratif (il apparaît normalement entre 9 et
14 mois et l’enfant l’utilise pour attirer l’attention d’un tiers
sur des situations, personnes ou objets à distance en les
montrant du doigt). On peut penser que les filles étant plus
sollicitées que les garçons dans les domaines des inter-
actions sociales et de la communication incluant l’expres-
sion émotionnelle, et ceci à une période sensible si ce n’est
critique du développement de ces domaines, on observe-
rait alors chez elles moins de troubles autistiques au
niveau des interactions sociales réciproques et de la com-
munication verbale ou non verbale. Rappelons que les
interactions sociales et la communication constituent deux
des trois principaux domaines des troubles autistiques.
Nous avons vu précédemment que les adultes intera-
gissent plus au niveau du regard avec les filles qu’avec
les garçons à la naissance. Or, la rencontre des regards
semble jouer un rôle primordial dans le développement
des interactions précoces mère-enfant. La réciprocité
dans le premier regard inaugure la réciprocité dans le
développement de la relation. Et s’il nous faut souligner
l’importance du regard maternel pour le bébé, le regard
du bébé pour la mère n’en est pas moins essentiel.
Importance du regard maternel pour le bébé
E. Bick (5)
a repris, concernant le regard, la notion de
holding winicottien (34)
dans ses observations cliniques
des interactions mère-bébé. Le regard apparaît comme
un organisateur, un unificateur de la cohésion corporelle,
cohésion interne du Moi-sensation. Le regard de la mère
ferait « tenir » l’enfant et permettrait de lutter contre les
angoisses de chute qui existent chez les nourrissons nor-
maux. Quand des stimuli environnementaux inquiètent le
bébé, il cherche alors des yeux sa mère, et le regard mater-
nel va le rassurer en donnant un sens à ces perceptions
anxiogènes. On peut penser qu’un regard particulier de
la mère (regard stupéfait, vide, déprimé) se portant sur
l’enfant à une certaine période critique développementale
pourrait entraîner un « gel » du développement sensoriel
et affectif du bébé. Ce regard particulier est loin d’être suf-
fisant pour entraîner des troubles autistiques. Les bébés
de mère déprimée ne deviennent bien évidemment pas
tous autistes. Mais ce regard maternel pourrait constituer
un des facteurs de risque retrouvé très précocement dans
les troubles autistiques. Le mythe de Méduse apporte un
éclairage intéressant à cette hypothèse. À la lumière de
ce mythe, E. About, dans son livre
Rencontres avec
Méduse
, propose d’analyser l’effet de saisissement que
peut produire sur le nouveau-né la rencontre avec le
visage d’une mère non préparée psychologiquement à
l’accueillir. Selon elle, il existerait un réel danger dans le
croisement des premiers regards, la rencontre des
regards pouvant être une rencontre menaçante avec ris-
que d’être pétrifié, vidé, anéanti. Une telle rencontre pour-
rait induire des troubles du développement de l’enfant (1).
Importance du regard du bébé pour la mère
Inversement, le regard absent ou fuyant du bébé peut
laisser certaines mères face à un vide narcissique difficile
à combler, qui les déprime et entrave l’investissement
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positif du nourrisson ainsi que la mise en place d’un hol-
ding compensatoire. Chez l’enfant autiste, le regard est
gravement perturbé. Différents types de regards anor-
maux ont été observés : regard collé de face ou collé péri-
phérique, strabisme relationnel, regard absent ou fuyant,
regard oral (manger des yeux), regard traversant (15). Ce
regard « anormal » constitue souvent un des premiers
signes d’appel, alertant les parents au point qu’ils nous
amènent en consultation leur enfant.
On peut aussi penser que le dépistage des troubles des
interactions sociales et de la communication serait plus
précoce chez les filles que chez les garçons, et aurait donc
pour conséquence une prise en charge thérapeutique
également plus précoce de ces troubles pour les filles. En
effet, si les parents ont des attentes importantes vis-à-vis
de leur fille dans les domaines des interactions sociales
et/ou de la communication, ils risquent d’être plus inquiets
pour leur fille que pour leur garçon quant aux retards déve-
loppementaux touchant ces domaines, et alors de consul-
ter plus tôt. C’est ce que nous sommes à même d’observer
dans notre pratique clinique et de recherche, où l’on a pu
suivre des petites filles présentant des troubles autistiques
dès l’âge de 2 ans et demi ou 3 ans, et qui ont eu une évo-
lution positive, alors que les parents amènent en consul-
tation leur fils plus tardivement, après l’entrée en mater-
nelle. Ainsi, sur 1 362 patients âgés de 1 à 18 ans ayant
consulté durant l’année 2004 sur les 5 centres médico-
psychologiques (CMP) de notre secteur en Ille-et-Vilaine,
et si l’on tient compte uniquement des enfants consultant
pour la première fois en CMP et pour lesquels un diagnos-
tic d’autisme selon les critères de la CIM-10 (23) a été posé
par le pédopsychiatre consultant, nous obtenons alors,
avec l’aide du Département d’Information médicale du
Centre hospitalier Guillaume Régnier*, les chiffres sui-
vants (chiffres à mettre en rapport avec la prévalence dans
la population générale de l’autisme selon les critères de
la CIM-10 et du DSM IV-TR, à savoir 5 à 10/10 000 pour
le syndrome autistique complet et 1/100 pour le spectre
des troubles autistiques) : de 1 à 3 ans : 3 filles âgées de
2 ans et demi environ et 0 garçon ; 4 ans : 2 garçons et 0
fille ; 5 ans : 6 garçons et 0 fille ; 6 ans : 4 garçons et 1
fille ; 7 ans : 4 garçons et 0 fille.
Il faut noter que les trois filles autistes âgées de 2 ans
et demi ont été amenées spontanément par leurs parents,
alors que les garçons âgés de 4 à 5 ans et diagnostiqués
autistes avaient été adressés par l’école maternelle
devant un retard important de langage verbal. Quant aux
trois petites filles âgées de 2 ans et demi, elles présen-
taient des troubles sévères des interactions sociales et de
la communication non verbale qui avaient alerté leurs
parents depuis déjà plus d’un an, avec un évitement du
regard dès les premiers mois de vie, un désaccordage
affectif (difficulté pour les parents à comprendre les
besoins et états émotionnels de leur enfant) qui leur lais-
sait une impression subjective d’étrangeté, et des
moments de retrait autistique.
Il est intéressant de remarquer qu’il existe une prédo-
minance féminine chez les très jeunes enfants âgés de
1 à 3 ans diagnostiqués autistes dans le cadre de la
consultation au CMP, et que cette prédominance de genre
s’inverse vers l’âge de 4 ans, avec un sex-ratio qui
s’accroît à partir de 5 ans pour atteindre les chiffres habi-
tuellement retrouvés dans la littérature, à savoir 4 à 5 fois
plus de garçons que de filles autistes.
Les mêmes observations peuvent être rapportées en
se référant à une cohorte de 78 enfants autistes recrutés
lors d’une recherche INSERM** et diagnostiqués par deux
pédopsychiatres sans concertation, selon les critères de
la CIM-10, du DSM IV et de la CFTMEA (Classification
française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adoles-
cent) (2, 23). Le diagnostic d’autisme était également con-
firmé pour chaque enfant par la passation des échelles
ADI-R
(Autism Diagnostic Interview Revised)
reposant sur
un entretien parental semi-structuré, et ADOS
(Autism
Diagnostic Observation Schedule)
(20) qui consiste en
une observation directe de l’enfant dans une situation de
jeu standardisée. Si nous nous limitons seulement aux
enfants prépubères de la recherche âgés de 3 à 10 ans,
nous obtenons les chiffres suivants : 3 ans : 2 filles et 0
garçon ; 4 ans : 3 filles et 2 garçons ; 5 ans : 3 garçons et
1 fille ; 6 ans : 4 garçons et 1 fille ; 7 ans : 8 garçons et 2
filles ; de 8 à 10 ans : 11 garçons et 2 filles.
En tenant compte du fait que les enfants participant à
la recherche étaient tous d’ores et déjà en institution (hôpi-
tal de jour ou institut médico-éducatif), avec un diagnostic
d’autisme posé au moins un an avant leur entrée dans
l’étude, nous retombons alors sur des résultats similaires
à ceux relatifs aux enfants consultant en CMP. En effet,
on retrouve bien là encore une prédominance féminine
chez les très jeunes enfants diagnostiqués autistes dès
leurs premières années de vie, avec un sex-ratio qui
s’inverse clairement à partir de l’âge de 5 ans.
On pourrait penser que les troubles autistiques sont
dépistés et diagnostiqués plus tardivement chez les gar-
çons que chez les filles, car ils apparaissent eux-mêmes
plus tardivement. Il n’en est rien. Les entretiens parentaux
réalisés dans le cadre de notre recherche INSERM à partir
de l’ADI-R, échelle validée en rétrospectif, mettent bien
en évidence que certains troubles autistiques, comme les
troubles du regard (regard évitant, strabisme relationnel,
ou regard fixe et pénétrant) et les troubles de l’accordage
affectif (troubles dont il a déjà été ici question, avec notam-
ment le souvenir d’un bébé qui semblait aréactif et trop
sage au point de l’oublier parfois dans son berceau) sont
présents dès la première année de vie aussi bien chez les
garçons que chez les filles. Certains parents ont pu ainsi
nous rapporter que leurs garçons, aujourd’hui diagnosti-
qués autistes mais alors âgés de 2 à 3 ans, avaient pré-
senté des moments de retrait ou encore paraissaient durs
à la douleur, mais cela ne les avait pas autrement inquiétés
* Praticien hospitalier coordonateur : Docteur Aresu ; secrétaire :
Mademoiselle Uguen.
** Contrat de Recherche externe INSERM n° 93 10 09, Responsable
scientifique : Sylvie Tordjman, Titre : « Étude longitudinale des
profils comportementaux et biologiques chez les enfants
autistes ».
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