Séance de travail Les devoirs éthiques de l`expert médical

Séance de travail
Mercredi 9 mars2005
Les devoirs éthiques de lexpert médical
Philippe PIRNAY *
L’éthique est au centre des débats en santé
Aucune question de sociéténest soulevée aujourdhui sans que son sens éthique ne
soit abordé. Il en va par exemple des domaines de la bioéthique, des essais théra-
peutiques, de la thérapie génique, des soins apportésenn de vie...
L’éthique est aussi au cœur de lactualitédans le domaine de la justice
Pour preuve : les dernières aaires médiatisées, telles celle qui a suivi le décèsde
Vincent Humbert, ou laairedepédophilie dOutreau qui a amenéle ministre de la
Justice àannoncer le mois dernier la mise en chantier dune nouvelle réformedela
procédure pénale pour tirer les leçons des dysfonctionnements judiciaires lors de
cette calamiteuse aaire.
Et lorsque l’éthique en santéet l’éthique en droit se rencontrent, apparaîtl’éthique
de celui qui se retrouve àlintersection : l’éthique de lexpert médical.
Un décret, concernant les nouvelles conditions générales dinscription des experts
sur les listes dressées par les cours dappel et leurs obligations disciplinaires, vient
dailleurs d’être publiéau Journal oiciel du 30 décembre 2004.
Voilàpourquoi, mes chers collègues, jai proposéàmonsieur le président de vous
faire part de quelques réflexions sur le sujet dactualité:
LES DEVOIRS ÉTHIQUES DE LEXPERT MÉDICAL
Actualité, car la médecine se judiciarise en France : àlhôpital, entre les années 2003
et 2004, on observe une augmentation de 24 % de réclamations et plaintes de la part
des patients, et les juges, n’étant pas professionnels de santé, font appel aux experts
qui sont de fait de plus en plus sollicités.
*DelAcadémie nationale de chirurgie dentaire.
Bull. Acad. Natle Chir. Dent., 2006, 49 55
Actualité, parce que lexpert est aujourdhui présent dans les conits judiciaires,
mais aussi auprès des compagnies dassurances, des rmes pharmaceutiques, dans
les groupes de travail et de réflexion pour la mise en place de nouvelles normes ou
réglementations. Son rôle est de plus en plus airmédans notre sociétéqui ne veut
plus laisser place àlerreur ou au doute.
Mais ce sujet est complexe parce que le statut de lexpert médical est assez singulier.
En eet, lexpert est àla fois un professionnel de santédonc soumis àson code de
déontologie et àson éthique médicale, soumis aussi àson miroir (car il pourrait, lui
aussi, un jour avoir des comptes àrendre àlun de ses patients), et il est par ailleurs
pour certains auteurs : auxiliaire de justice lorsquil est nommépar un magistrat.
On demande donc àlexpert de répondre avec ses connaissances et son expérience
clinique et scientique, encadrépar des règles de droit. Le voici donc écarteléentre
la justice et la médecine !
Lexpert, qui est souvent défini comme "celui qui sait" (rappelons-nous le vieux
terme : sapiteur, étymologiquement celui qui sait et aussi celui qui est raisonnable),
lexpert, donc, se retrouve au centre dun conit.
Bruno Durieux, en 1991, alors ministre de la santé, disait : "Dans le domaine
médical, plus que dans dautres secteurs, il ne peut y avoir dactivités socialement
acceptées durables, que si elles sont inspirées par une réflexion éthique".
Cest donc certainement aussi le rôle de lexpert dans son avis scientique de porter
des valeurs éthiques.
Il les porte en se mettant avant tout au service de la vérité.
Il a pour objectif daider une victime en lui permettant dobtenir une évaluation de
son préjudice la plus juste possible. Il permet àcette véritéde surgir hors du climat
de passion qui anime les parties.
Lexpert ne doit pas convaincre, il doit éclairer le chemin vers la véritéet l’équité.Il
n’écrit pas un rapport pour plaire àtel ou tel, mais pour répondre àune mission
confiée.
Bien sûr la partie qui "bénéficiera" de ses conclusions trouvera lexpert excellent,
lautre quil nest pas bon ou quil aurait pu être meilleur. Il na pas àsen formaliser.
Ceci étant, lexpert se trouve parfois confrontéàdes situations particulièrement déli-
catesdanslesquellesseulssesdevoirs éthiques peuventleprotégerdunefausse route.
Pour exemple, en matière dassurances complémentaires, ce qui importe, cest que
lexpert reste indépendant, quil ne devienne pas "lavocat médical des assureurs".
Il serait contraire àl’éthique quun expert minore ou majore sciemment limpor-
tance dun dommage corporel, selon quil assiste une victime ou quil défende les
intérêts dune compagnie dassurance.
56 Bull. Acad. Natle Chir. Dent., 2006, 49
Lexpert qui tiendrait un double langage selon la partie quil représente perdrait
tout crédit, car ce serait vider le sens même du rapport humain privilégiépraticien-
malade. Et ce qui deviendrait le cœur de son action sappellerait technique, renta-
bilité,eicience. Les prots nanciers et la transformation de lhomme en consom-
mateur de santéseraient également intolérables.
Pour donner un exemple fort, présentons le cas de ce dirigeant qui a étémis en
examen pour incendie volontaire des locaux dans lesquels il exerçait. Laspect
volontaire de lincendie avait étéprouvéàla suite du passage de lexpert de la
compagnie dassurance qui avait prélevédes restes dalcool àbrûler. Or le dirigeant,
se défendant de cette accusation, a portéplainte contre la compagnie dassurance et
preuve fut faite que lexpert lui-même avait apportésur place cette fausse preuve, à
savoir lalcool àbrûler, àcharge contre le dirigeant !
Il sagit dun cas de gure grave, heureusement rare, qui montre combien les experts
peuvent être parfois soumis àdes pressions.
Le refus de communication des informations médicales aux services administratifs
dune compagnie dassurance reste aussi une problématique constante pour lexpert
qui se refuse àtransgresser le secret médical.
Nous avons rencontréle cas dun expert de compagnie qui a laissésur le répondeur
dun assuréun message lui révélant sa séropositivité.Lassuréa portéplainte,
prétextant la désertion de ses amis qui ont pu avoir accèsàce message.
Lexpert na pas étécondamnémais il avait manquésans aucun doute àun devoir de
discrétion et dhumanitédans la révélation de cette information médicale dimpor-
tance.
Il peut donc survenir parfois une menace contre lhumanisme médical lorsque
lexpert est contraint àla rentabilitéet astreint àdes règles en conit avec sa
déontologie et/ou son éthique.
Que restera-t-il lorsque les devoirs dun expert envers une victime, envers une
personne qui soure, ne seront plus dabord déterminés par lurgence de leur état,
limportance de leur détresse, mais bien plutôt leur situation sur l’échiquier écono-
mique ?
Prenons dautres exemples de situations complexes pour lexpert.
Il est des cas oùles connaissances médicales ou dentaires sont incertaines, oùil ny
a pas de consensus scientique, oùla réponse nest pas évidente.
Lexpert peut-il se permettre de décider alors que la science est imprécise ?
N’établit-il pas une norme qui lui est personnelle ou exclusivement théorique, ou
concrètement inapplicable ? Lexpert ne prote-t-il pas de sa situation pour tenter
dimposer ce quil estime être la bonne pratique, mais qui serait irréaliste ou non
communément admise ?
Bull. Acad. Natle Chir. Dent., 2006, 49 57
Bien sûr, pour que les conclusions de lexpert fassent autorité, et cela dans les
aaires judiciaires comme dans les avis rendus pour les Institutions (AFSSAPS,
ANAES...), lexpert ne doit pas être consultésur un dossier dans lequel il aurait un
intérêt (il sagit alors dune prise illégale dintérêt, ou dune cause de récusation). Il
doit refuser sa participation sil existe pour lui un conit dintérêt.
Pour exemple, rapportons le cas qui a opposéun patient àson praticien, dans lequel
lexpert nommépar la cour entretenait des diérends scientiques et déontologi-
ques avec le praticien incriminé. De plus, cet expert était aussi le directeur de la
clinique oùse faisait nouvellement soigner le plaignant.
Lexpert ne pouvait donc exercer sa mission en toute impartialitéet objectivité;ila
étérécusé.
Le cas inverse existe aussi. Nous pouvons citer une aaire dans laquelle un patient
décède àla suite de soins et dont l’épouse porte plainte contre le praticien traitant.
Un expert est nommépar le juge. Or il apparaît, àloccasion dun entretien, que
lexpert avait des liens damitiénotoires avec le praticien incriminé.
Lexpert devait refuser la mission ; il a étérécusé.
Dans un conit, pour le praticien incriminé,laprocédure est souvent perçue comme
complexe et infamante. Le chirurgien dentiste ou le médecin ne se satisfait pas
souvent de cette manière d’être jugé. Quant au malade, le plaignant, il peut avoir
limpression que lexpertise est confraternelle, lexpert étant nécessairement prati-
cien lui aussi.
Voici donc encore une fois lexpert àla croisée des ressentis divergents que seule sa
conscience éthique peut apaiser.
Un autre exemple concerne le cas dune patiente qui dit développer une sclérose en
plaque àla suite de vaccinations contre lhépatite B avec des vaccins fournis par les
sociétés Pasteur et SmithKline Beecham. Elle porte plainte contre les sociétés
pharmaceutiques. Or il est apparu que lexpert commis par le juge avait travaillé
pour ces deux laboratoires et entretenait encore avec eux des relations. Il ne pouvait
donc être impartial dans son jugement.
La question àlaquelle nous serions tentéde répondre est de savoir sil existe une
échelle de valeurs ou des principes éthiques qui nous permettent dairmer que
certaines situations dexpertises seraient plus éthiques que dautres, une situation
qui garantisse par sa forme un résultat plus éthiquement acceptable.
Ces questions ne peuvent être envisagées qu’à partir du moment oùil est acceptéque
le champ médical ne peut jamais être réduit àune simple question dordre techni-
que.Endautres termes, lexpert doit rester avant tout un professionnel de santéavec
son approche humaniste aux valeurs universelles.
Présentonspourexemplelecas de lexpertmédicalquiest amenéàpratiquerun prélè-
vementsanguin ou salivairepourquesoitdéterminélecodegénétiquedun suspect.
58 Bull. Acad. Natle Chir. Dent., 2006, 49
Ce prélèvement constitue une atteinte àlintégritéphysique de la personne sil nya
pas consentement exprès, qui est dailleurs exigépar la loi du 19 juillet 1994.
Or il est fréquent que le code ADN soit retrouvépar les enquêteurs àlinsu de la
personne, grâce àun mégot de cigarette ou un verre dans lequel le suspect a bu.
Parfois ce sont les enquêteurs eux-mêmes qui proposent au suspect qui soppose au
prélèvement la cigarette ou le verre deau. Il sagit dune manière de détourner le
refus de prélèvement.
Le code pénal ne fait pas obstacle àla saisie par les enquêteurs dun objet sur lequel
lopposant au prélèvement a étéamenéàlaisser des traces. Mais il sagit bien alors
en quelque sorte dune "extorsion de consentement" par des entretiens non sincères
avec le suspect.
Si lexpert considère que son prélèvement ne représente pas quun geste technique,
mais bien un acte médical qui doit répondre àsa déontologie et àdes règles éthiques
précises, alors il sera placédevant un dilemme :
¢répondre aux enquêteurs et au magistrat et contourner le consentement,
¢ou faire face àce que lui dicte sa conscience.
Protéger lhomme, toujours, représente lobjectif du chirurgien dentiste, du méde-
cin, et, ce qui apparaît fondamental, repose sur la préservation de la dignité
humaine qui passe par le respect du consentement du suspect.
La nalitéde lintervention du chirurgien dentiste, même lorsquil est expert, est
évidement de proter et non pas de nuire au patient.
Un autre exemple, tout aussi grave, concerne les examens gynécologiques demandés
par les magistrats aux experts lors dagressions sexuelles sur mineurs.
Ce type dexamen est aussi un acte médical et non un acte technique. Il ne peut être
pratiquésans laccord libre et éclairéde la personne.
Ainsi, si un enfant soppose àcet examen, lexpert est ànouveau confrontéàun cas
de conscience... Il sait que cet examen pose de multiples problèmes dordre psycho-
logique pour lenfant. Il y a encore nécessitédune réflexion éthique sur la légitimité
dun tel examen en raison des sourances quil risque dentraîner chez lenfant.
La dignitéde lenfant est-elle sauvegardée ? Le secret médical respecté? Comment
la parole de lenfant va-t-elle être utilisée?
Bien sûr, cela nous amène àreparler du procèsdOutreau qui fut certainement aussi
le procès des experts :
¢ceux qui nont jamais doutédes paroles des enfants et se sont répandus dans les
médias, prenant position en faveur de la crédibilitédes enfants, nous permettant
alors de douter sur leur impartialité, qualitépourtant requise pour un expert.
¢ceux qui ont distribuéàla presse des tracts, dans lenceinte même du tribunal,
pour une association en faveur de la protection de lenfance, mais navaient pas à
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