29/06/2012
Fondation des Treilles
Séminaire des 8-11 mai 2012
LA FABRIQUE DE L’ŒUVRE : GEORGES DUBY AU TRAVAIL DE L’HISTOIRE
Programme de recherche collective organisé par
PATRICK BOUCHERON (Professeur à l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne)
JACQUES DALARUN (Directeur de recherche au CNRS, IRHT)
Résumé : Le séminaire qui sest tenu du 8 au 11 mai 2012 à la Fondation des Treilles sur La fabrique de
l’œuvre : Georges Duby au travail de l’histoire prolongeait le séminaire déjà tenu en juin 2010 sur L’historien
au miroir de ses archives. Selon une procédure désormais rodée, plusieurs des participants s’étaient rendus à
l’IMEC ou en d’autres dépôts pour consulter les archives de Georges Duby, à partir desquelles ils ont construit
leurs interventions, discutées de manière complémentaire par un autre spécialiste du thème abordé. L’inventaire
des archives Duby a notablement progressé. Ses rapports avec les sciences sociales ont été globalement éclairés
et son rapport à lanthropologie a étraité autour du sujet de la parenté. Des tmes majeurs du Moyen Âge de
Georges Duby ont été affrontés : l’art, la seigneurie, l’hérésie, les trois ordres. Le projet de consacrer un livre à
l’œuvre revisitée par ses archives a pris corps. Ce travail n’aurait pu être mené à bien sans l’hospitalité de la
Fondation des Treilles.
Mots clés : Duby, Moyen Âge, historiographie, sciences sociales, archives.
I. Le projet
Si l’œuvre historique de Georges Duby (1919-1996) est admie, elle est aussi de
moins en moins discutée. On pourrait trouver banale une telle dynamique de la postéri
historiographique : c’est précisément parce qu’il est devenu un classique que le Moyen Âge
de Georges Duby s’est imposé dans le paysage historiographique, et s’y est comme fondu. Le
programme de recherche collective que nous avons initié en 2009 ne cherche ni à célébrer ni à
témoigner, encore moins à réhabiliter ou à réévaluer, mais simplement à réactiver l’audace et
l’inventivité d’une démarche d’historien qui a réussi — fait exceptionnel au XXe siècle — à
embrasser dans le même élan l’opération historiographique et l’écriture de l’histoire. Car tel
est le paradoxe : la création littéraire ne détourne pas Georges Duby de son métier
d’historien ; elle le conforte et l’établit.
En se donnant pour objectif de travail une enquête coordonnée et systématique dans les
dossiers déposés à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC) de l’abbaye
d’Ardenne, on a parfois adopté quelques méthodes de la génétique textuelle, sans en partager
les finalités ni les présupposés théoriques. Il s’agit moins en effet d’entrer, par la traque des
ratures et des repentirs, dans la forge d’un style que d’éclairer des pratiques savantes de
production du savoir historique. C’est ce que nous proposons d’appeler la fabrique de
lœuvre, et ce qui sy travaille nest rien dautre que lhistoire elle-même : en ce sens,
consacrer une analyse approfondie aux archives Duby ne revient pas seulement à mieux
connaître un auteur, mais tente aussi de mieux comprendre un moment (au sein du
mouvement historiographique), une méthode (rapportée à l’épistémologie des sciences
humaines) et des procédures (dans la diversité des pratiques savantes).
La fondation des Treilles avait déjà généreusement soutenu notre projet en nous offrant
l’occasion d’un premier bilan d’étape, en juin 2010. Florian Mazel, Jacques Dalarun, Patrick
Boucheron et Yann Potin y avaient présenté les dossiers documentaires construits à partir
d’une première campagne de dépouillement à l’IMEC. Ils portaient respectivement sur
l’élaboration conceptuelle et le façonnage érudit de la thèse de Georges Duby telle que
l’éclaire la documentation conservée (correspondance, fiches et prises de notes) ; la
circulation des hypothèses et des motifs depuis les séminaires aixois jusqu’aux livres publiés
en passant par l’enseignement au Collège de France à travers l’exemple de l’histoire des
femmes ; l’analyse des embarras de la mémoire par l’étude génétique des différents essais
d’ego-histoire, en rapport avec la tentation qu’eût Georges Duby de se confronter à l’écriture
cinématographique ; les intentions et les techniques de l’archivage de soi envisagées à partir
de l’histoire de la constitution (et de la dispersion) du fonds Duby lui-même, tels que la
reconstitution analytique du paysage documentaire permet de l’envisager (http://www.les-
treilles.com/newsite/Recherche/2010/C_2010_06_Boucheron_Dalarun_2010.html).
De cette première étape, on a pu tirer deux enseignements. Le premier tient à la facticité
relative du fonds qui porte à l’IMEC le nom de l’historien : l’envisager comme un tout
cohérent et suffisant — des « archives Duby » — reviendrait à céder à l’illusion rétrospective.
L’enquête a révélé l’existence d’autres ressources documentaires — collection de tirés à part,
correspondances professionnelles, fichiers de travail, éléments de bibliothèques
notamment conservées à la MMSH d’Aix-en-Provence, et donnant à voir un tout autre visage
d’archives. Elle nécessitait d’entreprendre un inventaire analytique systématique des fonds
disponibles. Le second enseignement justifiait également la poursuite de l’enquête : car ce que
révèle, de manière constamment surprenante, l’analyse approfondie des méthodes de travail
de Georges Duby est bien la constance de ses engagements intellectuels et de ses hypothèses
d’historien (en ce sens, la période aixoise apparaît véritablement matricielle). Autrement dit,
l’artisan ne s’efface jamais derrière l’artiste et le solitaire a un besoin vital du travail collectif.
Le dossier déposé en septembre 2009 auprès de la Fondation des Treilles prévoyait déjà
une programmation de la recherche collective jalonnée par deux rencontres. Les résultats du
premier séminaire de juin 2010 n’ont fait que confirmer cette nécessité. Nous avons donc
souhailes prolonger et les approfondir par la rencontre de mai 2012, destinée à tester de
nouvelles hypothèses, présenter des dossiers documentaires inédits, organiser la discussion
avec d’autres historiens ayant, d’une manière ou d’une autre, approché l’œuvre de Duby. La
tenue de ce deuxième minaire a aussi été conçue comme la dernière étape avant la
publication du livre collectif qui forme l’objectif de notre engagement. L’équipe de travail
constituée en vue de la première réunion des Treilles a été mise à contribution, mais elle s’est
renforcée par l’apport de nouveaux intervenants. De fait, le groupe réuni en mai 2012 a été
constitué, pour moitié, de personnalités déjà présentes à la Fondation des Treilles en juin 2010
et, pour l’autre moitié, de nouveaux intervenants.
La rencontre a été prévue en sept demi-journées, chacune étant consacrée à un thème
spécifique. Dans l’esprit de la méthode adoptée pour le séminaire de 2010, un rapporteur
présente le dossier archivistique constitué pour l’occasion et, en général, un discutant (qui en
a pris connaissance au préalable) y réagit en organisant le débat ; celui-ci s’achevant
logiquement par une table-ronde conclusive.
II. La rencontre
MARDI 8 MAI 2012
MATIN
Introduction générale : proposée par Patrick BOUCHERON et Jacques DALARUN
1. Visages d’archives, paysages documentaires : inventaire critique des fonds Duby,
présenté par Yann POTIN.
YP Dans le prolongement des investigations collectives et inventaires détaillés mes
depuis 2010 sur le fonds de l’IMEC, l’objectif d’une opération d’inventaire raisonné des
fonds complémentaires (bibliothèque personnelle et secrétariat d’Aix-en-Provence à la
MMSH) a été poursuivi. Il s’agit de qualifier, à travers le type de document conservé, les
caractères originaux des pratiques de travail et de classement de Georges Duby, en tentant de
faire la part entre l’intentionnel et l’incident, dans la constitution du fonds principal de
l’IMEC, déposé par Andrée Duby en 2003 (près de 13 m linéaires). Ont été privilégiés la
question du classement et de la conservation des correspondances (dossiers de réception
d’œuvres notamment), les pratiques de tri et de sélection volontaire menées par l’historien, et
plus particulièrement l’analyse quantitative du courrier envoyé par le secrétariat de Georges
Duby au Collège de France, entre 1979 et 1991, en tentant d’évaluer l’évolution de la nature
des « activités extérieures » (pour reprendre l’expression de Duby lui-même) du savant et de
l’homme public.
APRES-MIDI
2. Réseaux savants et influences intellectuelles : Georges Duby au carrefour des sciences
sociales, présenté par Felipe BRANDI.
FP À partir des tis à part et de la bibliothèque de Georges Duby que conserve
aujourd’hui la MMSH, ont été dégagées quelques informations sur les pratiques de lecture du
médiéviste, ainsi que sur le réseau intellectuel, hétérogène et mouvant, qu’il a établi au cours
d’un demi-siècle. Après avoir présenté quelques pièces de ce corpus permettant d’affiner la
compréhension du rapport entre Georges Duby et des spécialistes d’autres sciences de
l’homme, a été émise en conclusion l’hypothèse que l’appel fait aux disciplines voisines
prend, dans son œuvre, une nouvelle direction au tournant des années 1970.
MERCREDI 9 MAI 2012
MATIN
3. Duby et les anthropologues : le dossier de la parenté, présenté par Claudie
DUHAMEL-AMADO, discuté par Michel NAEPELS.
CDA Le coup d’envoi du séminaire de Georges Duby au Collège de France sur les
structures de la famille est donné pendant en 1973-1974, se prolongeant pendant une
décennie, tandis que l’année 1984-85 marque le passage au thème des femmes. Jusque dans
les années 1960, l’historien use de la notion de mentalités qui constitue l’angle par lequel
l’anthropologie pénètre son œuvre. Processus cumulatif des années aixoises et parisiennes, ce
que montre le fonds DBY à l’IMEC avec les cotes DBY 30 (famille, mariage, parenté), 33
(sexualité), 50 (statut de la famille aristocratique), 59 (cours 1990-1991 consacs à l’histoire
des structures de la parenté). Ces dossiers contiennent les premiers indices d’une attention
portée à la démarche anthropologique. Les classements IMEC sont un état provisoire. Tâche
difficile à qui n’est pas familier de l’œuvre : les précieuses notes, feuillets semi A4 ou fiches
bristol, ne sont pas datées. Seuls leur contenu ou l’attribution d’un titre permettent de les
rapporter à la trilogie « séminaires, cours, ouvrages ». Un reclassement futur devrait
davantage se référer à la recension annuelle des travaux formulée par Georges Duby lui-
même pour l’Annuaire du Collège de France. Des distorsions dans la section intitulée
séminaires et cours (cotes 30-49 et 57-59) doivent au parti-pris de l’IMEC de faire démarrer
l’annuité à l’année civile, au mois de janvier, alors qu’il fallait adopter le tempo de l’année
universitaire. Dans certains dossiers préparatoires, le regroupement de pièces relevant de
diverses catégories et dates (notes de lecture, fiches bibliographiques, textes d’intervenants,
courriers) montre comment le thème parenté s’inscrit tôt dans le parcours avant de prendre
toute sa place dans le séminaire, les cours et les publications. Ainsi, à la cote DBY 30, sous le
titre « famille, mariage, parenté », une chemise, la troisième, intitulée « minaire le mariage
dans la société du haut M.A. », réunit, autour d’un séminaire tenu à Aix-en-Provence, des
éléments rapportés à l’année 1958-1959 et d’autres notes rédigées après 1971, à preuve le
support papier à en-tête du Collège de France, ainsi qu’un des schémas conceptuels si
caractéristiques de la démarche. Une chemise intitulée « minaire sur la famille,
problématique d’après Schmidt », toujours DBY 30, contient, sur des moitiés d’A4, des notes
de la main de l’auteur sur les recherches récentes de Gert Tellenbach et d’autres auteurs
germaniques et anglo-saxons à propos de la famille médiévale et, en outre, un échange avec
Roger Aubenas (1903-1989), historien et juriste bien connu des méridionalistes, spécialiste du
droit provençal, daté du 29 septembre 1958, sur l’intérêt des cartulaires d’Arles pour l’étude
de la parenté aux Xe et XIe siècles. Une autre lettre du même correspondant, du 28 décembre,
témoigne déjà du projet dubien d’une synthèse sur le droit de la famille à l’époque féodale.
Un feuillet non rapporté, tapuscrit où un paragraphe a été souligné, conseille de s’intéresser à
« une collaboration entre anthropologues d’une part, historiens et philologues de l’autre ».
Voilà pour la profondeur du thème dans le projet général. Georges Duby n’a pas frontalement
accordé de place dans ses séminaires ou ses ouvrages et articles aux anthropologues
proprement dit, tout en usant de leurs démarches et de leurs concepts. Il en a répercuté les
trouvailles. Le dialogue avec Guy Lardreau souligne très justement ce « bricolage
conceptuel », les emprunts permettant à Georges Duby d’ouvrir son champ d’étude, d’élargir
son éventail métaphorique, de séduire, pour finalement déboucher sur une réflexion sur
l’anthropologie historique, construction assise sur la lecture des textes normatifs, de la
littérature généalogique et sur des enquêtes monographiques à partir des archives. Malgré le
voisinage des anthropologues au Collège de France, dans les années 1974-1978, des membres
du Laboratoire d’anthropologie sociale n’ont participé que sporadiquement à son séminaire.
Une distance relative. Il les lisait et les citait et, si l’on n’observe aucune incidence directe des
textes d’anthropologie dans ses écrits, on observe une attention grandissante après 1973 aux
domaines constitutifs de l’anthropologie et à leur articulation : la symbolique, la parenté, la
sexualité, la maison, le corps, le privé, la perception… Georges Duby revendique une
conception globalisante de l’histoire sociale qu’il attribue à sa formation de géographe, à
l’intérêt porté aux « paysages » c’est-à-dire à « des ensembles »aux mouvements
d’interaction de tous les facteurs. En 1984, il date son intérêt pour l’anthropologie des années
1970 : « la lecture assidue des anthropologues au moment où je travaillais sur la
trifonctionnali[…] m’a amené à considérer que les rapports de parenintervenaient d’une
manière décisive dans les rapports de production de ce temps-là » ; un engrenage qui le
conduit à l’histoire des femmes. C’est à la fois dans une conviction intellectuelle profonde et
une distance plus que prudente – qu’explique le désir d’autonomie, de contrôle de sa
production –, que Georges Duby installe l’anthropologie au cœur de son atelier d’historien.
MN Nous avons essayé de montrer que lanthropologie travaille dans lœuvre de
Georges Duby, mais de manière différenciée, selon les périodes et les thématiques de ses
publications. Référence privilégiée pour penser une histoire sociale totale articulant l’étude
des idéologies et des mentalités à celle des infrastructures, notamment dans le domaine des
études rurales, l’anthropologie exerça une influence certainement plus effective en même
temps que plus silencieuse dans l’analyse que proposa Georges Duby de la parenté (et plutôt
du côté de l’analyse des modes de reproduction que mettait en œuvre Claude Meillassoux que
de la théorie lévi-straussienne de l’alliance).
APRES-MIDI
4. Retour sur la seigneurie. Georges Duby au travail du concept, présenté par Didier
PANFILI, discuté par Florian MAZEL.
DP Les archives de la thèse de Georges Duby conservées à l’IMEC ont permis de retracer
les tâtonnements initiaux de l’intitulé du sujet : d’abord centrée sur le XIIIe siècle, la thèse se
réoriente vers les Xe-XIe siècles en 1946. Cela a une double incidence : 1. une exploitation
très inégale des différents tomes du recueil des chartes de Cluny comme le montrent les notes
de la thèse édie (la partie 1040-1090 du tome 4 n’a fait l’objet que de sondages très
partiels) ; 2. Duby ne peut entrevoir pleinement l’impact du moment grégorien. Par ailleurs, il
fait remonter artificiellement le phénomène des mauvaises coutumes de plus d’un demi-siècle
en intégrant dans ses analyses le vocabulaire des titres des chartes ajoutés entre 1063 et 1096
par les cartularistes.
FM L’intervention s’est attachée à décrire et expliquer la formation du concept de
« seigneurie banale » dans l’œuvre de Georges Duby, depuis la thèse sur le Mâconnais
(archives de l’IMEC et texte de 1953) jusqu’à la publication de Guerriers et paysans (1969
aux États-Unis, 1973 en France). Il en est ressorti que les éléments principaux du concept
furent forgés tôt, dans la deuxième phase de rédaction de la thèse (1950/1951), mais que son
contenu demeura assez fluctuant jusqu’au durcissement de Guerriers et paysans. Le concept
fait essentiellement jouer deux opérateurs : le binôme public/privé (l’appropriation du ban par
les seigneurs est décrite comme une privatisation, ce qui suppose une conception étatique et
souveraine du pouvoir carolingien) et le territoire (l’appropriation du ban est décrite comme
une fragmentation, ce qui suppose une conception de l’empire carolingien comme une entité
administrative territorialisée). Chez Duby, le concept relève ainsi de l’histoire politique et
rend compte de la prégnance d’un prisme étatique (plus précisément du couple
souveraineté/fiscalité) dans l’approche de la société féodale. La principale matrice
intellectuelle du premier Duby apparaît alors avec clarté : elle ne se situe pas du côté du
marxisme qu’il revendiquera plus tard, mais de l’histoire du droit, à condition d’en exclure la
sphère des institutions féodo-vassaliques. À ce titre, il faudrait reconsidérer l’influence des
premiers travaux de Jean-François Lemarignier ou plutôt de leur versant « laïque », car, si la
lecture de l’article fondateur sur les coutumes et la dislocation du pagus (paru dans les
Mélanges Halphen en 1951) paraît déterminante, il n’en va de même de l’article sur
l’exemption (paru en 1950 dans les actes du colloque commémoratif clunisien de 1949,
auquel Duby a pourtant participé) – une réception différenciée qui reflète combien Duby se
situe dans la postérité de cette historiographie française qui, depuis la fin du XIXe siècle et
jusqu’à Marc Bloch, fonde ses enquêtes sur un « découpage du réél » entre histoire sociale
d’une part, histoire religieuse d’autre part.
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