Première version de l’ego-histoire de Georges Duby (1983/2011) Dans l’été 1914, quelques jours avant la mobilisation générale, les parents de Georges Duby avaient fêté leurs noces. Leur unique enfant vint au monde le 7 octobre 1919, à Paris, dans le Xe arrondissement. Le père avait alors trente-six ans, la mère vingt-neuf. Elle était parisienne. Mais fille de Barbe Lang, villageoise alsacienne transplantée jadis dans le Paris de la défaite pour ne pas vivre sous le joug prussien, et d’un grand Franc-Comtois, Claude Dimanche, ancien dragon, qui longtemps gouverna, au pied de la tour Eiffel, la forte cavalerie des Grands Magasins du Louvre et finit ses jours, solitaire, en Vendômois. De ce côté, la généalogie est fort courte. De l’autre, tout provincial, elle monte d’un cran jusqu’aux deux arrière-grands pères : Michel Duby, boulanger à Neuville-les-Dames, aux lisières de la Dombes, Benoît Radix, aubergiste, faubourg de Mâcon, à Bourg-en-Bresse. Dans ce milieu, on plaçait un court moment les fils au collège ou au lycée, puis ils partaient apprendre sous un maître le tour de main qui leur valait, vite car ils travaillaient dur et bien, une robuste aisance et de se retirer très tôt pour, de larges chaînes d’or sur le ventre, présider des associations de secours mutuel et surtout fumer leur pipe à l’aise. Ce qu’avaient fait Michel II, établi sellier à Bourg, place Grenette, puis son fils aîné Louis, le père de Georges. Louis commença de façonner le cuir sous l’œil de son père, fila vite à Genève pour avoir la paix, puis dans la banlieue parisienne, passa naturellement – c’était le progrès – de la sellerie hippomobile à celle des premières autos, gagna rapidement de quoi se rendre indépendant tout à fait, devenir patron, mais dans une branche différente (pourquoi cette bifurcation ? ou bien la volonté de marquer mieux ses distances à l’égard de l’adolescence, de la puissance paternelle, l’intention de rompre aussi avec la tradition provinciale, de s’affirmer plus parisien ?). En effet, dans l’atelier où il s’installa en haut de la rue Saint-Martin, près de la porte, on teignait excellemment, pour la haute mode, les théâtres et le café-concert, des plumes d’autruche, des aigrettes, des boas. Il proclama sa liberté d’autre manière, en prenant son épouse dans Paris, sans consulter sa parenté, fort inquiète de voir quelle sorte de créature lui serait amenée de la capitale. Cependant, ce fut à son premier métier qu’il dut, passés les premiers Charlerois auxquels il survécut par miracle, de fabriquer jusqu’à l’armistice, à l’abri de l’arsenal de Besançon, des ceinturons et des cartouchières. Ainsi, par hasard, le père échappa à la tuerie et le fils dont je parle put naître. En ce point, il convient de noter d’abord que toutes les racines plongent dans cette France de l’Est dont Lucien Febvre évoquait jadis les singularités profondes, que les paysans ne sont pas loin, mais que le souvenir ne les atteint pas, qu’il butte contre un infâme patriciat de bourgade, un bloc d’hommes bien plantés dont aucun ne put dans sa jeunesse compter que sur lui-même, qui se haussaient à force de labeur et d’épargne, qui dominaient leurs femmes et leurs enfants comme ils dominaient, dans l’atelier ou l’écurie, les compagnons et les piqueurs, qui tenaient la bourse serrée, soucieux d’abord de sécurité puis de loisir. A leurs yeux, le labeur bien fait avait valeur fondamentale. Pour avoir longtemps vécu en étroite commensalité avec les ouvriers et les plus humbles, à la caserne, à l’usine, dans la maison où leur mère nourrissait, blanchissait toute l’équipe, ils ne se sentaient jamais, si fortunés fussentils devenus, coupés du peuple, attentifs à ne point franchir l’invisible barrière qui les en eût séparés, mal à l’aise parmi les bourgeois dont ils partageaient pourtant le goût pour les courses de chevaux et les repas fins. Ils s’effaçaient volontiers pour demeurer plus libres, attachés très fort à cette liberté, amassant prudemment pour l’acquérir le plus tôt possible, de ne plus agir qu’à leur guise dans une totale maîtrise de leur temps. Remarquons aussi comment s’établissait, au sein du couple parental, le rapport Parisprovince. La province y était apparemment rejetée, en tout cas dénigrée. Et, pourtant, le parisianisme se trouvait en doses inégales, et la dissemblance des caractères accusait cette dénivellation. Le père, sérieux, sévère, et quoi qu’il en eût, malgré tout ce par quoi il adhérait à la grande ville, reconduit irrésistiblement aux gestes, aux intonations, aux partis pris des origines, bressan de Paris, comme ses meilleurs amis, plus que parisien ; la mère – et ses sœurs – au contraire, authentiquement du Gros-Caillou, toute de primesaut, aimant le jeu, riant sous cape. En fin de compte, plutôt sinistre, le premier étage sur cour de la rue des Marais, sinistre aussi l’école paroissiale où G. D. apprit à lire, à compter, et la morale. Ses parents l’avaient placé là afin qu’il fût conduit à la première communion sans qu’ils aient à s’en soucier, car de la religion ils ne se souciaient guère, la mère un peu, par bouffées, mais d’une religion plutôt mérovingienne et frivole. Cette indifférence, cette légèreté, valut à leur fils de n’avoir pas été longtemps ni souvent contraint de chanter des cantiques ; avant même la puberté il s’était trouvé dispensé de tels exercices ; pour cette raison, ses critiques à l’égard des prêtres demeurèrent toujours froides et raisonnables, plus goguenardes que rancunières, il ne laissa jamais très longtemps fermé le livre des Ecritures et se refuse encore aujourd’hui à se dire incroyant. Comment, méditant sur une existence, estimer à sa juste mesure le poids des premières années et celui de l’ascendance ? Cette enfance fut emprisonnée dans le Paris le plus resserré, comme étouffé en ce quartier encore central où se mêlait le populaire et le demi-monde, les fureurs ouvrières de la rue Grange-aux-Belles et les plaisirs faisandés du faubourg SaintDenis. Chaque été c’était la délivrance, le départ pour une ville minuscule, assoupie, toute pénétrée par la campagne bressane. Un bol de grand air et de paix. De là, peut-être, cette attitude à l’égard de Paris, qui ne fut pas sans infléchir le déroulement d’une carrière (et c’est bien à l’histoire d’une carrière qu’entend se limiter mon récit). Attitude ambiguë ou s’entrecroisent attirance et répulsion : la fierté naïve, avivée bientôt par l’exil en province, d’être né de cette ville, la plus belle évidemment de l’univers, la ville-lumière, comme on disait dans cette enfance, mais en même temps la nostalgie de la ruralité, l’incoercible désir de courir dans l’herbe, de respirer l’odeur de la terre et du blé mûrissant. Cet appétit – celui de son père qu’il accompagnait dans d’interminables randonnées en forêt de Senlis ou de Chantilly –, la lecture, dans la salle de classe sans soleil, du livre de leçon de choses l’aiguisait : conçu pour les garçons d’une France encore plus qu’à demi paysanne, n’enseignait-il pas, tout près de la République, comment traiter les fibres du lin et celles du chanvre, les avantages de l’assolement triennal, et que la chouette est un animal utile ? Aller plus loin, analyser moins sommairement le retentissement des sensations enfantines exigerait d’être plus extérieur et détaché que je ne suis. Est-ce d’ailleurs jamais possible ? Toute biographie se veut objective. Aucune ne l’est. Car son auteur, toujours, au départ a pris fait et cause ; il s’est inéluctablement compromis puisqu’il n’a pas innocemment choisi de prendre pour héros ce personnage. Peu ou prou donc, il s’identifie à lui, il l’anime de ses propres passions ; le chérissant, le haïssant, comment pourrait-il porter sur lui le regard froid ? Serais-je plus lucide, si j’avais décidé d’écrire la vie de Pierre Chaunu, de Jacques Le Goff ? L’homme dont je parle, en tout cas, ne repousse pas l’idée, triturant lui-même sa mémoire, d’évoquer un jour les premiers temps de son existence dans le Paris rouge et noir sur lequel il ouvrit les yeux. Mais sans illusion, ni souci de débusquer, parmi ces images pâlies, les pulsions initiales qui l’auraient porté à devenir historien. Car il ne croit pas pouvoir découvrir dans ce passé lointain d’autres germes que ceux d’une propension jalouse à la solitude, associée à son contraire, à la tension, au désir de briser l’enveloppe, un désir intense, douloureux, exacerbé par l’étroit repliement sur soi. Georges DUBY, « Ego-histoire. Première version inédite. Mai 1983 », Le Débat, n° 165, mai-août 2011, p. 102-104 Version publiée de l’ego-histoire de Georges Duby (1987) …Le récit qu’il m’en fit fut sans doute lui-même faux, artificiel, comme est condamné à l’être tout récit des événements fait après coup, de par le fait même qu’à être racontés, les événements, les détails, les menus faits prennent un aspect solennel, important, que rien ne leur confère sur le moment… Claude Simon. Georges Duby est né le 7 octobre 1919, à Paris, à deux pas de la République. L’appartement donnait sur la cour. Cette cour fut son premier terrain de jeu. Un rayon de soleil y venait parfois ; trois rangées de plantes vertes s’alignaient devant la loge de la concierge ; entre les pavés, un peu de mousse ici et là, et puis cette odeur de cuir, sauvage et douce, exhalée par des entrepôts qui lui paraissaient insondables… Longtemps – à vrai dire jusqu’à cet instant où j’entreprends la rédaction définitive –, mon projet fut d’écrire à la troisième personne, dans le dessein de mieux garder mes distances. J’ai renoncé, craignant de sembler affecté. Je reste du moins décidé à tenir l’écart. Tout de suite, ce point capital : je ne raconte pas ma vie. Il est convenu que je n’exhiberai dans cette ego-histoire qu’une part de moi. L’ego-laborator, si l’on veut, ou bien l’ego-faber. Parce que je ne parle pas de peinture, par exemple, de théâtre ni de musique, parce que je ne dis rien de ceux que j’aime, il est bien évident qu’ici l’essentiel sera tu. Je vais donc parler de ma vie publique, tentant de montrer comment ce qu’on appelle une carrière s’est déroulé durant une phase, courte, de l’histoire générale. On croirait cela simple. Ça ne l’est pas. Car j’ai bien dû, à tel ou tel moment, m’accommoder, biaiser, me faufiler, prendre la place d’un autre. Comment ne pas me donner le beau rôle ? Ego faber gloriosus. Tout historien s’exténue à poursuivre la vérité ; cette proie toujours lui échappe. Je me juge près de la saisir quand j’essaie d’établir ce que fut la bataille de Bouvines ou celle d’Austerlitz. Mais si je cherche à découvrir comment les hommes aimaient ou croyaient aimer au XIIe siècle, je la vois déjà s’éloigner. Et la distance s’élargit encore lorsque je me risque à relater mes aventures professionnelles, m’adressant non pas à des êtres qui me connaissent, qui me sont chers, mais à des gens que je n’ai jamais vus et dont la plupart liront rapidement ces pages. Nul ne parvient aisément à ordonner sa propre mémoire. Comment se dire ? Ce sentiment que j’ai d’impuissance est pénible. Aussi suis-je très fortement tenté de truquer, persuadé d’ailleurs que, sans en être conscient, je truque, que je bricole mes souvenirs, qu’ils se sont d’eux-mêmes bricolés tandis que je menais ma vie. J’appelle donc ceux que cette histoire intéresse à porter sur ce qui suit un regard circonspect. Mettant au net les résultats de mon enquête, je suis frappé du rôle qu’a tenu dans mon cas le hasard. Certains de mes camarades savent discerner ce qui les prédestina très tôt à devenir historien. Je cherche en vain. Mes premières lectures de romans historiques ne m’ont nullement troublé. Je ne me souviens pas m’être plu à rêver parmi les vestiges du temps passé qui m’environnaient dans Paris. Les événements furent longtemps sans me frapper. Voyons ceux qui se tiennent au fin fond de ma mémoire. Mémoire auditive : transmis par le poste à galène, l’écho de l’atterrissage de Lindbergh. Mémoire visuelle : un cercueil de général – l’un des vainqueurs de la Grande Guerre, je ne sais plus lequel – traîné sur un affût de canon, dans la pluie grise (il y a bien, enfouie plus profondément, l’image de gardes républicains chargeant les grévistes sur le boulevard Magenta, mais je ne suis pas certain d’en avoir été le témoin direct). Premier soubresaut politique dont j’ai conservé une claire conscience : le 6 février. Le plus ancien où je me sentis impliqué : l’avènement du Front populaire. On le voit, ma mémoire est courte. Mes souvenirs ne sont pas ceux d’un historien-né. Quelques-uns, beaucoup plus lointains, me furent légués oralement, à la maison. J’en retiens un, l’invasion des cosaques : ma grand-mère l’avait entendu raconter par la sienne. Les plus vieux « papiers » de ma famille datent de la fin du XVIIIe siècle ; je n’ai jamais eu le goût de chercher plus haut. Lorsqu’il me fallut gagner ma vie, rien, j’en suis convaincu, ne me désignait pour cette étrange occupation qui consiste à se retirer, à s’enfoncer dans le silence pour essayer, mal informé, perdu parmi des traces embrouillées, ternies, disparates, de comprendre ce qui s’est passé il y a des siècles. Tout semble se réduire à une série de chances imprévues que j’ai saisies. On me dira que, pour les saisir, il fallait que je fusse déterminé. Oui, mais par quoi ? Je ne refuse pas l’idée, lorsque viendra l’âge où les images de l’enfance remontent irrésistiblement des fondations de la conscience, d’évoquer, pour moi et pour les miens, les premiers temps de mon existence dans le Paris rouge et noir sur lequel mes yeux se sont ouverts. Mais si je le fais, ce sera sans nourrir l’illusion, et sans d’ailleurs me soucier, de débusquer là des pulsions qui aient été de quelque conséquence sur ce dont il est ici question. Je crois devoir, toutefois, dans ce préambule, placer deux remarques, peut-être explicatives. Primo, du côté paternel comme du côté maternel, les racines familiales plongent dans cette France de l’Est dont Lucien Febvre a décrit les singularités. Les paysans ne sont pas loin. Le souvenir toutefois ne les atteint pas. Il s’arrête à de tout petits notables de bourgade, des hommes aux grosses moustaches dont aucun ne put dans sa jeunesse compter sur d’autres que sur lui-même, qui se haussèrent à force d’épargne, dominant leur femme, leurs enfants et les auxiliaires de leur travail, soucieux d’abord de sécurité, puis de loisir. A leurs yeux, la tâche bien faite avait valeur fondamentale. Pour avoir longtemps vécu en étroite commensalité avec les ouvriers, ils ne se sentirent jamais coupés du peuple, attentifs à ne point franchir l’invisible barrière qui les en eût séparés, mal à l’aise parmi les vrais bourgeois dont ils partageaient pourtant certains goûts. Préférant s’effacer pour demeurer plus libres, attachés très fort à cette liberté, amassant prudemment pour acquérir au plus tôt le droit de ne plus rien faire que par plaisir, dans une totale maîtrise de leur temps. Secundo, mon enfance fut emprisonnée dans le Paris le plus resserré, comme étouffée dans un quartier encore central où le populaire se mêlait au demi-monde. Chaque été, partant pour une ville minuscule, assoupie, toute pénétrée par la campagne, j’avais le sentiment d’une libération, de respirer. De là, peut-être, cette attitude à l’égard de Paris, qui ne fut pas sans compter lors de choix décisifs. Attitude ambiguë, où l’attirance et la retenue s’entrecroisent. Georges DUBY, « Le plaisir de l’historien », dans P. NORA (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 109-112. La critique de l’ego-histoire par Pierre Bourdieu (1997) Pour dépouiller de sa brutalité objectivante l’analyse que j’ai esquissée ici de l’habitus philosophique d’une génération de philosophes français qui a la particularité d’avoir imposé ses particularités à tout l’univers, et, peut-être, faire tomber ainsi quelques résistances, je crois qu’il n’est pas inutile de procéder à un exercice de réflexivité en essayant d’évoquer à grands traits mes années d’apprentissage de la philosophie. Je n’ai pas l’intention de livrer des souvenirs dits personnels qui forment la toile de fond grisâtre des autobiographies universitaires : rencontres émerveillées avec des maîtres éminents, choix intellectuels entrelacés avec des choix de carrière. Ce qui a été présenté récemment sous l’étiquette d’egohistoire me paraît encore très éloigné d’une véritable sociologie réflexive. Les universitaires heureux, les seuls à qui l’on demande cet exercice d’école, n’ont pas d’histoire. Et ce n’est pas nécessairement leur rendre service, ni à l’histoire, que de leur demander de raconter sans méthode des vies sans histoires. Je ne parlerai donc que très peu de moi, de ce moi singulier en tout cas, que Pascal dit « haïssable ». Et si je ne cesse pourtant de parler de moi, il s’agira d’un moi impersonnel que les confessions les plus personnelles passent sous silence, ou qu’elles refusent, pour son impersonnalité même1. Paradoxalement, rien ne paraît sans doute plus haïssable, aujourd’hui, que ce moi interchangeable que dévoilent le sociologue et la socio-analyse (et aussi, mais c’est moins apparent, donc mieux toléré, la psychanalyse). Alors que tout nous prépare à entrer dans l’échange réglé des narcissismes, dont certaine tradition littéraire, notamment, a établi le code, l’effort d’objectivation de ce « sujet » que nous sommes portés à croire universel parce que nous l’avons en commun avec tous ceux qui sont le produit des mêmes conditions sociales se heurte à de violentes résistances. Celui qui prend la peine de rompre avec la complaisance des évocations nostalgiques pour expliciter l’intimité collective des expériences, des croyances et des schèmes de pensée communs, c’est-à-dire un peu de cet impensé qui est presque inévitablement absent des autobiographies les plus sincères parce que, allant de soi, il passe inaperçu et que, lorsqu’il affleure à la conscience, il est refoulé comme indigne de sa publication, s’expose à blesser le narcissisme du lecteur qui se sent objectivé malgré lui, par procuration, et de manière d’autant plus cruelle, paradoxalement, qu’il est plus proche, dans sa personne sociale, du responsable de ce travail d’objectivation. A moins que l’effet de catharsis que produit la prise de conscience ne s’exprime, comme il arrive parfois, dans un rire libéré et libérateur. Je dois dire d’abord, et ce sera ma seule « confidence », qu’il est probable que si je puis former aujourd’hui, avec quelques chances de succès, le projet de restituer la vision du monde universitaire et du monde intellectuel qui était la mienne dans les années cinquante, non dans ce qu’elle pouvait avoir d’illusoirement unique, mais dans ce qu’elle avait de plus banalement commun, jusque dans l’illusion de la singularité, c’est que je n’ai pas su me complaire très longtemps dans les émerveillements de l’oblat miraculé. Expérience assez rare, sans être pour autant unique (je l’ai retrouvée chez Nizan, à travers notamment la très belle préface de Sartre à Aden Arabie), qui inclinait sans doute à une distance objectivante – celle qui fait d’ordinaire le bon informateur – à l’égard des séductions trompeuses de l’Alma mater. C’est en m’appuyant sur cette expérience que je vais essayer de reconstruire l’espace des possibles tel qu’il apparaissait au membre que j’étais d’une catégorie particulière d’adolescents, les « normaliens philosophes », possédant en commun tout un ensemble de propriétés, liées au fait d’être situé au cœur et au sommet de l’institution scolaire, et séparés, entre eux, au demeurant, par des différences secondaires, associées notamment à leur 1 Louis Marin, à qui je dédie ce post-scriptum, a superbement élaboré, à propos de Pascal, la question de savoir « qui est ‘je’ ? » (cf. L. Marin, Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, 1997, spécialement p. 92 sq.) trajectoire sociale. A la façon d’un initié qui, comme l’auteur de Soleil hopi, raconte son expérience à un ethnologue, je voudrais évoquer, au moins grossièrement, les rites d’institution propres à produire la part de conviction intime et d’adhésion inspirée qui, autour des années cinquante, était la condition de l’entrée dans la tribu des philosophes. Et tenter de déterminer pourquoi et comment on devenait « philosophe », mot dont l’ambiguïté permet au moindre professeur de philosophie de s’accorder le statut de philosophe au sens plein du terme et qui contribuait à favoriser chez l’apprenti « philosophe » l’ambiguïté des ambitions et l’énorme surinvestissement qu’excluent des choix mieux déterminés et plus directement ajustés aux chances réelles – tel celui des candidats au professorat de dessin, peu encouragés à se penser comme « artistes ». Je ne puis rappeler ici toute la mécanique de l’élection qui, de concours général en classe préparatoire au concours, conduit les élus (et tout particulièrement les miraculés) à élire l’Ecole qui les a élus, à reconnaître les critères d’élection qui les ont constitués en élite2. La logique selon laquelle se déterminait la « vocation » de « philosophe » n’était sans doute pas très différente : on ne faisait que se soumettre à la hiérarchie des disciplines en s’orientant, et sans doute d’autant plus souvent que l’on avait été plus couronné, vers ce que Jean-Louis Fabiani appelle « la discipline du couronnement3 ». (Jusqu’aux années cinquante, la philosophie l’emportait en prestige sur toutes les disciplines et le choix de la philosophie, en classe terminale, et au-delà, au détriment de « math élem » n’était pas nécessairement un choix négatif déterminé par une moindre réussite en sciences.) Pour faire mieux comprendre, et au risque de choquer une profession qui se défend d’avoir de telles dispositions hiérarchiques, je dirai que, sans avoir la même rigueur mécanique, le choix de la philosophie n’était pas si différent dans son principe de celui qui détermine les mieux classés de certains grands concours à choisir les Mines ou l’Inspection des finances. On devenait « philosophe » parce qu’on avait été consacré et on se consacrait en s’assurant l’identité prestigieuse de « philosophe ». Le choix de la philosophie était une manifestation de l’assurance statutaire qui renforçait l’assurance (ou l’arrogance) statutaire. Cela plus que jamais en un temps où tout le champ intellectuel était dominé par la figure de Jean-Paul Sartre et où les khâgnes, notamment avec Jean Beaufret, destinataire de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, et le concours de l’Ecole normale lui-même, avec son jury composé de Maurice Merleau-Ponty et de Vladimir Jankélévitch, étaient ou pouvaient apparaître comme des hauts lieux de la vie intellectuelle. La khâgne était le cœur de l’appareil de production de l’ambition intellectuelle à la française dans sa forme la plus élevée, c’est-à-dire philosophique. L’intellectuel total, dont Sartre venait d’inventer et d’imposer la figure, était appelé par l’enseignement de la khâgne qui offrait un vaste éventail de disciplines, philosophie, littérature, histoire, langues anciennes et modernes, et qui encourageait, à travers l’apprentissage de la dissertation de omni re scibili, centre de tout le dispositif, une certitude de soi confinant maintes fois à l’inconscience de l’ignorance triomphante. La croyance dans la toute-puissance de l’invention rhétorique ne pouvait que trouver ses meilleurs encouragements dans les exhibitions savamment théâtralisées de l’improvisation philosophique : je pense à des maîtres comme Michel Alexandre, disciple tardif d’Alain, qui couvrait de poses prophétiques les faiblesses d’un discours philosophique réduit aux seules ressources d’une réflexion sans appui historique […]. Pierre BOURDIEU, « Post-scriptum I : Confessions impersonnelles », dans Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 44-47. 2 J’ai fait ce travail dans La Noblesse d’Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Editions de Minuit, 1989, p. 19-182. 3 J.-L. Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Editions de Minuit, 1988, p. 49. Les essais d’ego-histoire présentés par Pierre Nora (1987) Voici, dans la Bibliothèque des Histoires, un livre qui ne ressemble pas aux autres. Ce n’est pas la mise en forme d’une enquête, mais une tentative de laboratoire : des historiens cherchent à se faire les historiens d’eux-mêmes. Ce sont des documents, à traiter comme tels par des historiens futurs, mais des documents au second degré ; non ceux que les historiens utilisent en général, mais ceux que, pour une fois, ils ont accepté de produire sur eux-mêmes. Ces essais peuvent et doivent se lire comme ils ont été écrits, indépendamment les uns des autres. Mais leur écriture, qui a répondu à une commande pressante, et leur rassemblement voudraient surtout contribuer à l’élaboration d’un genre : l’ego-histoire. Un genre nouveau, pour un nouvel âge de la conscience historique. Il naît au croisement de deux grands mouvements : d’une part l’ébranlement des repères classiques de l’objectivité historique, d’autre part l’investissement du présent par le regard historien. Toute une tradition scientifique a poussé les historiens, depuis un siècle, à s’effacer devant leur travail, à dissimuler leur personnalité derrière leur savoir, à se barricader derrière leurs fiches, à se fuir eux-mêmes dans une autre époque, à ne s’exprimer qu’à travers les autres ; quitte à s’autoriser, en dédicace de la thèse, en préface à l’essai, une furtive confidence. Les acquis de l’historiographie ont mis en évidence depuis une vingtaine d’années les faux-semblants de cette impersonnalité et le caractère précaire de sa garantie. Aussi l’historien d’aujourd’hui est-il prêt, à la différence de ses prédécesseurs, à avouer le lien étroit, intime et tout personnel qu’il entretient avec son travail. Nul n’ignore plus qu’un intérêt avoué et élucidé offre un abri plus sûr que de vaines protestations d’objectivité. L’obstacle se retourne en avantage. Le dévoilement et l’analyse de l’investissement existentiel, au lieu d’éloigner d’une investigation sereine, deviennent l’instrument et le levier de la compréhension. Le même corps de traditions alimentait une solide méfiance à l’égard d’une histoire contemporaine jugée trop proche pour bénéficier d’un traitement positif. La conquête de son propre siècle et du présent même par l’historien a constitué l’une des avancées de la discipline au cours des dernières décennies. Elle a montré que les obstacles réputés rédhibitoires étaient surmontables et qu’une intelligence historique du présent était non seulement possible, mais nécessaire. Comment, au fil de ce recul critique à l’égard du plus immédiat, chacun ne seraitil pas amené à se regarder lui-même en objet d’enquête, et l’historien en premier lieu, doublement interpellé ? Ce constat nous a conduit à proposer à une série d’historiens de tenter cette expérience dont on sent la virtualité dans l’air4. Il les fallait assurément connus du public par leurs œuvres, dans des registres assez variés pour assurer la représentativité de la discipline, et ne s’étant pas déjà livrés pour leur compte à des tentatives du même ordre. Beaucoup se sont récusés pour des motifs personnels, sans jamais nier l’intérêt méthodologique de la 4 Le prototype est fourni par Philippe ARIÈS, Un historien du dimanche, Paris, Ed. du Seuil, 1980, ouvrage dont l’idée revient à Michel WINOCK, qui avait lui-même raconté deux années pour lui décisives dans La République se meurt, Paris, Ed. du Seuil, 1978, rééd. Paris, Gallimard, Folio-histoire, 1985. Il a été suivi par Emmanuel Le Roy Ladurie, avec Paris-Montpellier, P.C.-P.S.U., 1945-1963, Paris, Gallimard, coll. « Témoins », 1982. Le genre se retrouve amorcé, ici ou là. On citera en particulier Pierre GOUBERT, « Naissance d’un historien : hasards et racines », en préface à La France d’Ancien Régime, Mélanges Pierre Goubert, Privat, 1984, ainsi que « L’image dans le tapis », introduction autobiographique très proche de l’ego-histoire qu’a donnée Mona OZOUF à L’Ecole de la France, Paris, Gallimard, 1984 ; ou, dans des registres totalement opposés, Ernest LABROUSSE, « Entretiens avec Christophe Charle », Actes de la recherche en sciences sociales, avril-juin 1980, n° 32-33 et les Entretiens de Georges DUMÉZIL avec Didier Eribon, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1987, ainsi que les Mémoires d’Alain BESANÇON, Une génération, Paris, Julliard, 1987. proposition. Je n’en suis que plus reconnaissant à Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot et René Rémond d’avoir sauté le pas, parfaitement conscients de la démarche et des risques de l’entreprise. Si quelque voix mal inspirée s’étonnait tout à coup de cet exhibitionnisme, le reproche ne s’adresserait qu’à celui qui les y a poussés, d’un mouvement de curiosité tout personnel et désintéressé, et qui a indiqué les règles du jeu. Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage. L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. D’expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait. Au lecteur d’apprécier ce que le résultat apporte de renouvellement aux genres éprouvés de la mémoire personnelle et d’approfondissement dans l’intelligence du temps. Pierre NORA, « Présentation », dans P. NORA (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 5-7. Extrait de l’esquisse autobiographique de Gérard Noiriel (2003) La difficulté n’est pas de monter, Mais en montant de rester soi. Jules Michelet, Le Peuple, 1846. Les historiens n’ignorent plus aujourd’hui que le passé s’écrit toujours au présent. Nous construisons nos récits à partir des faits que nous avons pu établir, des éléments de la mémoire collective que nous avons rassemblés, des instruments d’analyse que nous fournissent les autres sciences humaines, mais toujours en fonction des enjeux du présent. Il en va de même quand nous nous penchons sur notre propre histoire. Ainsi, est-ce en partant de mes préoccupations d’aujourd’hui que j’ai rédigé cette esquisse autobiographique. En mettant en lumière les rapports entre mon expérience vécue et mon travail d’historien, je voudrais convaincre les lecteurs que la diversité des origines et des trajectoires sociales est nécessaire au développement intellectuel d’une nation. Ceux qui ont emprunté les chemins de traverse, qui ont résisté aux logiques académiques et aux habitudes de pensée qu’elles sécrètent possèdent un savoir précieux qui ne s’apprend pas dans les livres, mais au contact de la vie. Ce témoignage m’a paru nécessaire parce que le fossé qui sépare toujours les élites et le peuple s’est transformé en gouffre. J’ai la douloureuse conviction que si j’avais vingt ans aujourd’hui, je ne pourrais emprunter aucune des passerelles grâce auxquelles j’ai pu franchir le seuil de la cité savante. SÉGRÉGATIONS RÉPUBLICAINES Les deux branches, maternelle et paternelle de ma famille, toutes deux enracinées de longue date dans le terroir vosgien illustrent, jusqu’à la caricature, les deux grands destins de la petite paysannerie française. […] Atteint du « syndrome de Korsakov » (destruction des cellules du cerveau due à l’alcoolisme), il [mon père] est mort en décembre 2000. L’abus d’alcool constitue, aujourd’hui encore, la première cause de violence dans la société française, celle qui tue sur les routes, meurtrit dans leur chair les femmes et les enfants. C’est une violence physique, surtout masculine, qui a pour cadre de prédilection l’espace privé ; une violence protégée par le secret qu’entretiennent les victimes, les discours lénifiants des âmes charitables et l’indifférence des leaders d’opinion. La famille abrite des relations de pouvoir qui fixent en nous les principales dispositions que nous mettrons ensuite en œuvre pour nous orienter et agir dans le monde. Virginia Woolf a décrit, avec une extrême intensité, comment la tyrannie d’un père pouvait affecter profondément l’identité des enfants et transformer en réflexes les premiers gestes qu’ils ont dû accomplir pour se protéger contre ses menaces. Fréquemment, ceux qui ont connu ce genre d’expérience ont en commun une haine viscérale à l’égard du pouvoir. Cette disposition psychique s’est d’autant plus facilement inscrite en moi qu’elle était déjà nommée dans mes initiales (GN = « j’ai haine »). Les garçons victimes de maltraitance héritent souvent des dispositions violentes de leur père. Elles contribuent à fixer leur identité masculine et subsistent ensuite sous des formes diverses, notamment dans les comportements délinquants. Mais la résistance à la tyrannie inculque aussi des réflexes de solidarité entre ceux qui la subissent. Avec mes six frères et sœurs nous avons longtemps formé une petite communauté soudée autour de ma mère contre l’adversité. Ce type d’expérience génère un profond besoin de communication pour évacuer l’angoisse, ancre la conviction que le salut ne peut venir que des autres, stimule des dispositions qui sont souvent considérées comme « typiquement féminines » (l’importance accordée aux liens affectifs, à la sphère privée, etc.). En tant qu’aîné, j’ai dû très tôt assumer des responsabilités qui n’étaient pas de mon âge. Dès les premières années de ma vie, j’ai été dans la nécessité d’être « raisonnable » et de trouver des moyens d’agir pour « sauver » la communauté familiale. Outre le besoin d’action, ces premières années difficiles ont joué un rôle déterminant dans mon désir de vérité. Lorsque des enfants sont confrontés aux comportements arbitraires et tyranniques des adultes, ils doivent s’efforcer de les comprendre, de leur trouver du sens. Dans le cas des violences familiales, cette disposition est renforcée par un dilemme lancinant : faut-il le dire ou le taire ? On voudrait se confier à des adultes dans l’espoir qu’ils mettent un terme à ces maltraitances. Mais un impératif de dignité impose de garder le secret. Ces difficultés familiales ont été aggravées en raison d’un problème d’une autre nature. J’ai passé mes premières années dans une petite ZUP (que l’on appelait le « quartier des HLM »), située à la périphérie de Mirecourt, bourgade vosgienne, surtout connue pour la fabrication des violons. Intégrés dans la sociabilité locale, nous gardions beaucoup de liens avec le monde extérieur, notamment avec les autres branches de la famille (oncles, tantes, cousins, et grands-parents). C’est ainsi que ma marraine m’apprit à lire et à écrire avant d’entrer à l’école primaire, ce qui me permit d’obtenir d’emblée de bons résultats scolaires. J’avais six ans lorsque la famille quitta les Vosges pour l’Alsace où mon père avait obtenu son nouvel emploi. Ce déracinement fut pour moi très douloureux. Bien que les communes de Mirecourt et de Molsheim ne soient distantes que d’une centaine de kilomètres à vol d’oiseau, ce déménagement fut une véritable « immigration », si l’on excepte les tracas liés aux différences de nationalité. La « ligne bleue des Vosges » séparait alors deux mondes extrêmement contrastés. Nous ignorions la langue des gens du pays (le dialecte alsacien), les coutumes locales nous étaient inconnues et nous n’avions pas de religion (mes parents étaient « laïques ») dans un monde où il fallait absolument en avoir une. La loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’était pas appliquée (elle ne l’est toujours pas d’ailleurs). Un enseignement religieux était donc dispensé à l’école publique. A ces facteurs « ethniques » s’ajoutaient des différences d’ordre économique. La population de cette petite sous-préfecture était plutôt aisée, alors que nous vivions dans la pauvreté. Le modeste salaire de mon père ne suffisait pas à faire vivre une famille de sept enfants, d’autant moins qu’il en dépensait une bonne partie en libations diverses. Les vêtements que nous portions nous étaient généralement donnés par les « bonnes œuvres » de la commune. Mais trop souvent les personnes qui nous fournissaient cette aide estimaient avoir acheté le droit de nous infliger des leçons de morale sur les vertus de la sobriété, des remarques désobligeantes sur les familles nombreuses (qui se reproduisent comme des « lapins », qui grèvent le budget des allocations familiales, etc.). En même temps leur discours sur « l’amour du prochain » ne s’accompagnait d’aucune solidarité concrète. Lorsque nous avons commencé à solliciter une aide extérieure, pour tenter de mettre un terme à la violence paternelle, médecins et assistantes sociales nous firent savoir que la famille était un sanctuaire sacré qu’ils ne pouvaient pas profaner, sauf en cas de malheur, bien entendu. Ce déracinement provoqua le repli de notre famille sur elle-même et sur ses secrets. Nous vivions dans un logement situé à la lisière de la commune. L’école était pratiquement notre seul contact avec le monde extérieur. La cruauté des petits Alsaciens se manifestait dans les jugements dévalorisants qu’ils portaient sur nous. Les insultes visaient non seulement notre infériorité culturelle et économique, mais aussi mes particularités physiques. Je ressemblais davantage à un enfant du Sud que du Nord, ce qui était impardonnable dans un univers dominé par les blonds aux yeux bleus. A la fin des années 1950, la guerre d’Algérie faisait la une de l’actualité. Pour mieux me faire comprendre combien j’étais indésirable, mes petits camarades m’appelaient « l’Arabe », le « fellagha ». C’est ainsi que la grande histoire s’invite souvent dans la petite. Le discrédit jeté sur mon aspect physique m’était insupportable parce qu’il s’accompagnait de jeux de mots sur mon nom de famille (« noiraud ») que j’associais aux réflexions désobligeantes de certains enseignants, mettant en cause ma propreté corporelle (les ongles et les oreilles surtout). Les difficultés que j’ai rencontrées pour me débattre avec ces qualifications précoces ont été renforcées par un processus que décrit bien Jean-Paul Sartre dans sa biographie de Jean Genet. Le regard des autres est comme « un pouvoir constituant qui transforme celui qui le subit en nature constituée ». Mais il y a des qualifications qui sont inacceptables pour ceux qui les subissent. Genet ne pouvait pas admettre le verdict des adultes : « Tu es un voleur ». Dans mon cas, les étiquettes ethniques qui m’étaient attribuées étaient particulièrement angoissantes car elles ne renvoyaient à aucune réalité identitaire que j’aurais pu reprendre à mon compte. Peut-être est-ce pour cela que j’ai accordé une telle importance, dans mon travail d’historien, à la critique des idéologies de l’enracinement. […] Gérard NOIRIEL, « Un désir de vérité », dans Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 2003, p. 249-254.