Sur les terres taurines, hommes et animaux vivent au rythme des
saisons :l’hiver est le temps de la réflexion,le printemps celui de l’espé-
rance, l’été celui de la moisson et avec l’automne vient l’heure des
bilans. Loin de l’effervescence des ferias, c’est là, dans le secret et le
silence, que se matérialisent les rêves qui donneront naissance aux
oeuvres de l’arène. Et si dans celle-ci la beauté est aléatoire, en amont
elle est partout.Terres brûlées de la vieille Castille, plaines fertiles de
basse Andalousie, riches contrées de l’Extremadura, marais secret de
Camargue, garrigues du Languedoc, terres grasses de Gascogne ou
d’Aquitaine, sortilèges du Portugal... D’un terroir l’autre la culture
taurine change d’accent mais tous possèdent un dénominateur commun
puissant qui les fédère :l’amour du taureau et le respect pour ceux qui
se mettent devant.
Avec pour horizon des étendues de chaumes dorés luminescents sous
un ciel d'orage,la Vieille Castille en été.C'est le tableau que Van Gogh
aurait peint s'il était descendu au-delà d'Arles : ciel tourmenté, océan
brun de tournesols jaunis, nuages fous, et cette clarté qui à elle seule
illumine les âmes ou les anéantit.Et Séville,qui chante et danse sous un
ciel d’orage...et Jérez que l’âme de Rafaël de Paula hantera à jamais...et
Madrid,mégapole moderne où subsistent encore quelques recoins ana-
chroniques où tels les premiers chrétiens dans les catacombes le
monde du taureau se réunit... Et Villafranca, dans ce Portugal allègre
mais dévasté par la misère...et Olivenza,à la croisée des chemins,où les
volets verts de l’Extremadura cèdent la place au volets bleus de
l’Alentejo...Telle une mosaïque multicolore,les terres taurines forment
un tout grâce à la complémentarité de leurs richesses particulières.
édito
1
voyages
terres taurines
en
André Viard
Barbare, décrié, régulièrement menacé d'interdiction
mais toujours en vigueur, le tournoi de la vega est le rituel
taurin le plus ancien au monde et la fête païenne par
excellence. Une résurgence plusieurs fois millénaire du
sacrifice symbolique consacrant l'union sacrée du
Taureau avec la Terre-Mère, prélude à la moisson.
Boire de l'aguardiente dès huit heures du matin cela change la vie.Il est
neuf heures trente, les rues de Tordesillas retrouvent un semblant de
calme.L'encierro vient d'avoir lieu,durant lequel on a couru le « toro de
l'aguardiente » , celui que l'on défie sous l'effet de l'eau-de-vie. Simple
tour de chauffe avant la grande cérémonie.Vendeurs ambulants de
« cannes en bois d'encina pour battre sa femme » démonstration à
l'appui, de bière, de pipas, de bocadillos, de moutons rôtis… descen-
dent maintenant du haut de la ville vers les abords de la vega.Quarante
mille personnes environ, réparties des rues du centre historique jus-
qu'à l'entrée du terrain sablonneux en bordure du fleuve Duero où ne
pénètrent à cheval ou à pied que les plus hardis.Après le pont, le par-
cours s'évase à partir du carrefour d'où partent les routes de Madrid,
Salamanca et Valladolid. Le vaste entonnoir s'ouvre sur le campo avec
une centrale électrique à gauche et une forêt de pins à droite ; cinq
cents mètres de large,trois kilomètres de long… La guardia civil inter-
dit le passage à tout véhicule.Ici commence la lice du tournoi.L'attente
du rite prend des allures de kermesse joyeuse,de pagaïe organisée.Des
retraités font à pied le parcours,l'agitation grandit,semblable à celle qui
devait accompagner les exécutions publiques ou les autodafés. La
proximité de l'événement et la conscience confuse de célébrer un rite
extrême dont l'origine se perd dans la nuit des temps rend la foule
fébrile.Un tracteur rouge et sa remorque jaune emplie de quelques cos-
tauds, d'une vingtaine d'enfants et d'autant de femmes qui tapent en
cadence sur les tôles se présente au contrôle.La guardia civil le laisse
passer : c'est le corbillard du toro qui le moment venu emportera sa
dépouille… Un voisin tente de protéger son potager avec un ruban
Tordesillas
le tournoi
de la Vega
L'exactitude étant la politesse des rois,le Juli a une petite heure de retard
à peine.Descendu de l'avion privé qui l'a amené de Murcia à Nîmes,il a
effectué un rapide passage aux corrales pour voir les toros de l'après-
midi.Les jardins de l'Imperator sont un havre de paix dans le tumulte de
la temporada.Tout à l'heure ils se rempliront d'une foule d'aficionados
désireux de le rencontrer, mais le Juli, lui, sera déjà parti. Torero de
masses depuis ses débuts voici sept ans déjà, il a subi depuis deux
saisons le feu d'une intelligentsia taurine davantage encline à critiquer
ses défauts qu'à valoriser ses hauts faits.Pourquoi ? Parce qu'elle n'avait
plus que ça à faire depuis le retrait de José Tomas.Pendant trois saisons,
face à ce référant absolu dont le toreo hiératique est basé sur un don
total de soi, le tourbillon Juli, capable de tirer parti de tous les toros
apparaît comme un facteur d'équilibre… L'un s'appuyant sur l'autre,les
deux forment un tout,yin et yan,ombre et lumière,apollinien et diony-
siaque… José Tomas parti,le Juli reste seul en
première ligne. Et du jour au lendemain il
devient la cible : inélégant, parfois empâté, la
presse spécialisée et les grands taurinos le
couvrent de défauts. La première parce qu'il
est plus facile de suivre la tendance que de
l'inverser, les seconds parce qu’ un torero
trop puissant est une menace pour leurs
entreprises.
Dans l'arène, le seul pouvoir qui vaille est celui que la muleta
exerce sur le toro. Et à quelques exceptions près, Julian
Lopez « El Juli » est le torero le plus « poderoso » de l’histoire.
Un Tout-Puissant doté en outre d’une farouche volonté.
« El Juli »
la volonté du Tout Puissant
SOURIANT
et détendu,
le Juli
s’accorde
un moment
de repos
dans les jardins
de l’Imperator
nîmois.
Deux jours pour percer les secrets de la ganaderia la plus
étonnante de l'actualité, celle que Ricardo Gallardo, le
Monsieur Meuble espagnol, a créée en dix années à peine
après avoir puisé à la source de Jandilla le torrent de caste
dont il rêvait.
Un novillo et deux toros graciés cette année,sans compter les vueltas
posthumes multiples et les trophées glanés un peu partout… Le gana-
dero a promis de tout montrer, et pour cause : il n'a rien à cacher, bien
au contraire. En homme d'affaire avisé, il a compris depuis longtemps
qu'un marketing efficace devait être soutenu par une communication
pointue. Le programme est donc riche : tienta de machos a campo
abierto le premier jour, tienta en plaza fermée, visite des mères puis
des toros le lendemain… Seule ombre au tableau :il n'y en a pas et il fait
très chaud.
Une histoire
d’
eau
Fuente Ymbro
plus qu'autre chose,et peuvent même se démoraliser.Le toro est un ani-
mal sujet au stress.S'il se sent physiquement diminué,cela peut influer
sur son mental ».Depuis le début,on a donc pris l'habitude chez Fuente
Ymbro de préparer les toros un an à l'avance,sur terre battue,à la spartiate :
alimentation hors sol afin de tout contrôler, suivi sanitaire minutieux,
puis musculation progressive.« Une fois qu'ils ont leur poids d'adulte,
faire courir les toros permet de les muscler tout en travaillant leur toni-
cité et leur endurance.Plus que la violence de l'effort demandé,c'est sa
répétition qui importe ».Trois fois par semaine,par lots d'une vingtaine,
tous les toros et novillos qui seront lidiés l'année suivante parcourent
donc le « taurodrome » de terre. Deux tours, trois kilomètres en tout.
« Et au début, quand je ne lidiais que des novillos, c'étaient les erales
que nous préparions ainsi… »Comment s'étonner alors de l'intérêt sus-
cité chez les aficionados par ces novillos au poil lustré, doté d'un
souffle de marathonien, de pattes de sprinters, d'une caste piquante…
ainsi que parfois aussi d'une certaine malice ? Car avec le bétail brave
rien n'est innocent.Lors de l'affrontement face au picador dans la soli-
tude du campo,ou lors des longues séances de training poussés par les
chevaux, certains apprennent plus qu'il ne conviendrait au goût des
toreros… Ce que le ganadero et son mayoral démentent d'une seule
voix : « La finca est tellement bien conditionnée que l'on diminue au
maximum les risques d'apprentissage par les toros ».Pour en apporter
la preuve,deux cavaliers se dirigent vers les enclos. Et pour montrer sa
maîtrise, Alfonso installe même devant lui sa petite sauvageonne.
Quelques borborygmes rauques, et les plus paresseux se lèvent.
Attendri par la beauté de ses toros, Ricardo Gallardo les regarde
s'ébrouer. La poussière dont ils se recouvrent pour se protéger des
mouches retombe en cascade de leurs dos.Les deux cavaliers manoeu-
vrent au pas,regroupent la troupe dans un coin de l'enclos,puis la pous-
sent vers le grand portail d'angle.Il est 20heures.41°.Ricardo a réfléchi
toute la journée en vendant des meubles. Les deux becerros tientés le
matin par Perera auront droit à dix vaches chacun. Borja est d'accord
avec lui.Une voix plus forte, et le commando se met en branle.Au trot
d'abord,puis dans un galop léger.Le soleil couchant pare les toros d'une
auréole dorée tamisée par un voile de poussière.Un faucon fauve plane
au-dessus des enclos. Le vieux semental jabonero s'éloigne en bou-
gonnant de son laurier rose et Ricardo Gallardo contemple en souriant
son fleuve brave qui se prépare à déferler
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