G.
SIMONDON:
LA
PERCEPTION
511
pacités d'appréhension sensorielle et le réel
..- se développent
c;J.es
cosmologies ou cosmo-
gonies toutes parentes entre elles, parce qu'el-
les
cherchent l'élément primordial dont toutes
choses sont issues ; cet élément est d'ailleurs
primordial
en
deux sens complémentaires :
il
1 est
la
matière, l'étoffe des choses, engendrant
par ses changements
d'état
tous les degrés de
1
dureté
et
de
fluidité, de chaleur
et
de froid,
de
consistance et de pénétrabilité, de lourdeur
et
de légèreté,
de
transparence et d'opacité
:qui se rencontrent dans
le
monde
et
font les
1
différences ei1tre les choses ; et
par
ailleurs
l'élément primordial est source
du
mouvement,
de
l'énergie,
du
pouvoir de devenir qui a poussé
le
monde,
qui
a alimenté son devenir
et
se
manifeste sous nos yeux dans l'intensité de
la
vie, dans le mouvement
de
la
mer, des
fleuves, dans le souffle du vent, dans
la
force
de
croissance des plantes
et
des animaux qui
veulent vivre, qui tendent à
se
développer. En
cela particulièrement
la
sensorialité complète
est intégrée à
la
philosophie avec toute sa
puissance
et
sa
richesse de diversité. La nature,
ce
n'est pas seulement
la
matière comme étoffe
des
choses, mais aussi
la
fécondité du monde
et
son devenir capable d'engendrer les espèces;
c'est ce que l'Homme peut connaître
par
par-
ticipation vitale, impliquant le concours
de
tous les sens ;
la
contemplation,
la
vision à
distance, ,'immobilise les choses,;
~a
Physis
est
une
croissance et une énergie qui anime les
éléments et qui est, dans l'élément primordial,
pouvoir de diversification et
de
développe-
ment;
la
sensorialité est employée ici comme
moyen
de
contact direct et de participation
biologique : c'est elle qui
se
retrouve, comme
complément concret
du
mécanisme atomiste,
plusieurs siècles plus tard, dans l'inspiration de
l'épicurisme
latin
chez Lucrèce,
et
qui reprend
les images de fécondité
et
de
génération de
la
Terre-Mère, les forces telluriques
et
l'invoca-
tion adressée à
la
Nature. L'eau
de
Thalès est
d'abord l'élément
de
base, celui qui soutient
la
Terre flottant comme
un
navire; mais elle est
aussi l'état moyen de
la
matière, qui donne
par condensation le
~el
et
la
terre dure,
et
par
évaporation l'air transparent et léger, puis,
au
plus
haut
degré, l'éther, gaz lumineux dont
sont faits les astres, ou plus exactement dont
ils s'alimentent comme
un
feu qui mange des
broussailles
et
avance sur le flanc d'une col-
line. Enfin, l'eau
est.
primordiale parce qu'elle
est
la
condition
de
toute vie, pour les animaux
comme pour les plantes ; sans eau,
il
ne reste
d'un vivant que le squelette, le « desséché» ;
la vie pullule autour des sources, dans
la
moi-
teur des sous-bois; le corps des êtres vivants
est imprégné de liquides qui entretiennent
la
vie,
sang et sève ;
la
semence animale est
un
liquide qui transmet
la
vie,
qui possède
un
pouvoir fécondant, comme l'eau qui, tombant
du Ciel mâle dans le sein de
la
Terre-Mère,
la
féconde
et
y fait naitre les moissons. Les
croyances mythiques des peuples
habitant
les
contrées semi-désertiques -agriculteurs ou
pasteurs
-,
toujours soumis au besoin d'eau,
s'intègrent à
la
cosmogonie rationnelle deve-
nant, chez Thalès,
la
première cosmologie. Et
cela est possible parce que
la
qualité sensible
est reçue comme perception,
au
lieu d'être
considérée comme subjective; elle est aussi
réelle et objective, pour les Ioniens, que
la
forme ou
la
relation ; les données des sens
agissant
par
contact.-
sensibilité tactile,
ther-
mique, gustative -et
par
épreuve active -
perceptions kinesthésiques, sensations de plas-
ticité, de résistance, de pulvérulence -sont
considérées comme ayant une portée cognitive
égale à celle des sens à distance, comme
la
vue qui nous donne
~es
formes
et
les rapports
spatiaux ; ces technologues et ces opérateurs
donnent
au
devenir
autant
de
réalité
qu'à
l'étendue ;
la
perception qualitative d'une alté-
ration a
autant
de densité et d'objectivité que
la
saisie d'une figure géométrique. La philoso-
phie est le développement systématique du sa•
voir dont
la
percept~on
complète
et
plurisen-
sorielle est
la
base.
Chez Anaximandre,
la
recherche
de
l'élément
primordial -étoffe des choses et moteur du
devenir -se perfectionne en se détachant
du
choix de
l'un
des états actuels de
la
matière :
c'est le «sans-limite»
(œll"t~pov)
qui remplace
l'eau féconde
et
essentielle
de
Thalès. Anaxi-
mène,
au
contraire, revient au choix de
l'un
des éléments actuellement existants comme
base de tous les états, et trouve dans l'air
ce
qui,
par
étapes
de
condensations
et
de
refroi-
dissements, donne
la
vapeur humide, les
nua-
ges,
la
pluie, l'eau,
la
terre et
la
glace ;
par
raréfaction
et
échauffement, l'air donne
au
contraire l'éther, le feu des astres ; ainsi, dans
les théories élémentaires
des
cosmologies
io-
niennes apparaît
une
log~que
de
la
perception,
une organisation des qualités sensibles ; les
11ens
ne donnent pas seulement du divers,
de
l'hétérogénéité brute ; ··les qualités se rangent
en séries continues, en dyades indéfinies mais
progressives, comme les degrés
de
chaud et
de froid, de sécheresse et d'humidité, de den-
sité et de raréfaction,
de
transparence
et
d'opacité ; de plus, ces séries sont parallèles
entre elles; à l'extrême raréfaction correspond
la
chaleur,
la
lumière,
la
légèreté,
la
séche-
resse ; à
un
degré moyen de condensation cor-
respond le froid, l'atténuation de
la
lumière
par
la
nébulosité, une moindre légèreté (les
brouillards se
traînent
dans les vallées),
et
l'humidité ; plus bas encore, à l'extrême com-
pacité correspond
une
grande densité,
la
du-
reté,
et
l'opacité complète de
la
terre et des
pierres.
Le
monde s'ordonne géographique-
ment comme les qualités s'ordonnent en série
pour les sens, car les agents naturels, compa-
rables aux opérations techniques, agissent
sur
les
états
de
la
manière sélective :
un
tourbillon
élève
la
poussière et les feuilles en laissant les
pierres
au
sol, comme fait
un
crible ou
un
van ; l'eau boueuse dépose des sédiments pr-