Chapitre XIII - 366
cheson, il avait élaboré une morale où il exprimait ses réticences vis-à-vis du
principe de l'utilité. Ses successeurs sont loin de partager ce système de valeurs.
Souvent choqués par les troubles qui marquèrent la révolution française, ils
s'écartèrent progressivement des idées qui avaient, dit-on, inspiré ses acteurs.
L'exemple de Malthus est sans doute extrême mais néanmoins caractéristique.
Son père, disciple des philosophes français et ami de Rousseau, l'avait éduqué
en s'inspirant des principes qui sont exposés dans L'Emile. La première œuvre
de Malthus, L'essai sur la population, est l'expression des discussions qu'il avait
eues avec son père et traduit une rupture de génération. Elle est d'abord dirigée
contre les thèses de Goodwin et de Condorcet, contre des projets de réforme
qui s'inspirent de la philosophie du siècle des Lumières.
L'influence de cette tradition s'estompe peu à peu alors que l'utilitarisme de
Jeremy Bentham impose une vision différente de la société. Pour Smith,
quelque égoïste que puisse être un homme, il porte toujours intérêt à ce qui
arrive aux autres et leur bonheur lui est nécessaire même «s'il n'en retire que le
plaisir d'en être témoin» (Smith, 1759, p.1). C'est de ce principe que naît le
sentiment de sympathie qui fonde nos jugements moraux. Pour Bentham, au
contraire, «la nature a placé l'homme sous l'empire de deux souverains maîtres,
la peine et le plaisir. C'est à eux seuls de montrer ce que nous devons faire aussi
bien que de déterminer ce que nous ferons. D'un côté, la mesure du vrai et du
faux, de l'autre la chaîne des causes et des effets sont assujetties à leur trône
[…]. Le principe de l'utilité reconnaît cette soumission et la considère comme le
fondement du système dont le but est d'ériger l'édifice de la félicité par la
raison et par la loi» (Bentham, 1789, pp. 1 et 2). Smith voyait dans la société
marchande libérale une façon de rendre compatibles les intérêts des hommes.
Pour Bentham, aucune harmonie naturelle des égoïsmes n'est possible, ils sont
immédiatement contradictoires; c'est au législateur d'imposer une identité
artificielle des intérêts en s'appuyant sur l'idée que le bien-être collectif est la
somme des intérêts des hommes qui composent la communauté. Cette idée
centrale pour juger le bien-fondé des politiques économiques ne s'imposa que
progressivement. Certains économistes, comme Ricardo, restèrent réticents,
alors que d'autres, comme James et John Stuart Mill, adhéraient, non sans
nuances, à l'utilitarisme. Malgré ces divergences, le slogan «le plus grand
bonheur pour le plus grand nombre», exerça une grande influence sur
l'évolution de la pensée; même pour ceux qui ne l'adoptaient pas, il resta un
point de référence.
Le contexte économique, s'il ne dicte pas les réponses théoriques, offre à la
réflexion les thèmes autour desquels se nouent les débats et s'organisent les
controverses. Au début du dix-neuvième siècle, les discussions entre les
économistes anglais se cristallisèrent autour de trois grandes questions
politiques: la loi sur les pauvres, la loi sur les blés et l'organisation du système
bancaire. Souvent les travaux sont des écrits de circonstance suscités par
l'existence d'un débat parlementaire. Mais, même les ouvrages théoriques sont