commenT réinvenTer la concurrence Dans le sYsTème De soins

Livres & Idées
144 Sociétal n°60
Redefining healthcare : creating
value-based competition on results
Michael Porter et
Elisabeth Olmsted Teisberg
COMMENT RÉINVENTER LA CONCURRENCE
DANS LE SYSTÈME DE SOINS
etienne Grass
Membre de l’Inspection générale des affaires sociales
Le système de santé américain est à la fin d’une ère marquée par de multiples
tentatives infructueuses pour contenir la croissance des coûts de santé. Il est
devenu courant d’imputer ses échecs au modèle lui-même, qui est fondé sur la
concurrence entre assureurs. Dans une réflexion très stimulante, Michael Porter
et Elisabeth Olmsted-Teisberg renversent la perspective. Les propositions
concrètes qu’ils formulent dans ce best-seller sont aujourd’hui au cœur du
débat outre-Atlantique.
Michael Porter est un spécialiste de renommée internationale en matière
de stratégie dentreprise, célèbre pour ses études sur la façon dont
les entreprises peuvent dégager un avantage compétitif d’une bonne
maîtrise de leur environnement concurrentiel. Il enseigne à la pres-
tigieuse Harvard Business School et publie, cette année, avec sa collègue Elisabeth
Olmsted-Teisberg, un essai à fort retentissement aux États-Unis, sur l’introduction
de la concurrence dans le système de soins américain. Cet ouvrage volumineux fait
suite à un article rédigé en 2004 dans la Harvard Business Review qui a fait lobjet
de nombreux commentaires et encouragements, et ce sur un sujet qui était jusqu’à
présent une terre inconnue du management.
Cette rencontre de la stratégie et des politiques de santé est inattendue. Elle est
étonnamment fructueuse. S’agissant d’un secteur économique qui a tout tenté ou
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presque depuis vingt ans, on aurait pu attendre des réflexions désabusées, des vérités
donneuses de leçons sur le véritable sens de la concurrence ou encore la dénonciation
des erreurs des politiques publiques du passé.
C’est tout le contraire. Louvrage propose un regard lucide et convaincant sur la place
de la concurrence dans le système de soins. Les auteurs énumèrent les difficultés
concrètes qu’a soulevées son développement dans l’ère du « managed care »1. Sur la
base de cette analyse, les auteurs posent les fondements d’une ambitieuse rénovation
des politiques de santé centrée sur une idée structurante : la concurrence doit tou-
jours être orientée vers la production de valeur.
La faillite du managed care
En 1973, faisant le constat qu’une part significative des Américains était encore
dépourvue d’assurance santé et que les assurances disponibles ne comportaient
généralement pas de couverture des médicaments, l’administration Nixon a cherché
à donner un nouveau développement à l’assurance privée en subventionnant des
contrats fondés sur une logique de maîtrise des coûts. Pour cela, elle a notamment
pris pour modèle les systèmes de soins prépayés ou ceux ayant passé, avec un réseau
restreint de médecins, des conventions impliquant non seulement des honoraires
opposables, mais une évaluation plus poussée de la qualité des pratiques.
On a vu se construire sur cette base un foisonnement d’expériences et de techniques
de gestion du risque, dont on aurait grand tort de ne pas tirer la leçon en France.
Trois évolutions les caractérisent notamment :
• l’encadrement de la liberté d’accès aux soins des patients au sein de réseaux de
professionnels conventionnés ;
• l’évolution des modes de rémunération des soins ;
• la promotion des innovations médicales.
Le managed care a d’abord été considéré comme une réussite éclatante, et il consti-
tue un élément clef, trop rarement souligné, du succès économique des États-Unis
sous l’ère Clinton. En contenant la progression des coûts de santé, il a permis de
ralentir fortement la croissance des primes d’assurance santé entre 1989 et 1997
et a ainsi favorisé la compétitivité du territoire américain. Depuis 1997, toutefois,
cette dynamique s’est interrompue : les primes d’assurance santé connaissent une
1. Littéralement « soin géré ». La meilleure traduction de managed care’ renvoie au terme français de « gestion du
risque ».
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croissance sans précédent ; les prix des biens de santé, notamment des médicaments,
explosent ; le nombre des ménages sans assurance atteint des proportions peu soute-
nables pour les pouvoirs publics.
Quelques chiffres illustrent cette faillite : depuis 2003, la dépense de santé enregistre
une croissance à deux chiffres. Elle pèse toujours plus lourd dans la richesse nationale.
Elle atteint 16 % du PIB en 2006, pour une dépense représentant plus de 2 000 mil-
liards de dollars. Enfin, plus de 36 millions d’Américains restent dépourvus de toute
couverture assurantielle, alors que dans le même temps les crédits dimpôt accordés
pour subventionner l’assurance représentent un budget fédéral de 188 milliards de
dollars, plus 200 milliards de dollars si l’on ajoute les aides des États. Chacun s’ac-
corde donc aujourd’hui pour reconnaître que le managed care a fait son temps.
Les limites des modes de rémunération magiques
Le managed care a maintenu la liberté des prix qui prévaut dans le système de santé
américain mais a misé sur les incitations financières. Deux modes de rémunération
sont caractéristiques du managed care : la tarification à l’activité à l’hôpital et le paie-
ment par capitation en ville.
À l’heure où la France fonde toute sa politique hospitalière sur la mise en œuvre
de la tarification à l’activité (T2A), les critiques formulées par Porter et Olmsedt-
Teisberg à ce mode de paiement, mis en place par Medicare depuis 1983 sous le
nom de paiement par Groupes homogènes de maladies (Diagnosis Related Group,
DRG) nous interpellent2. Les auteurs adressent trois reproches à ce mécanisme :
• le premier est que chaque patient est unique en médecine : la nomenclature
de paiement, aussi fine qu’elle soit, nest pas capable de capter d’importantes
différences dans la sévérité de la condition du patient ;
une autre critique, plus fondamentale encore, du paiement par diagnostic est
que l’incitation qu’il comporte est trop étroite pour être efficace ; le DRG cou-
vre un épisode hospitalier, indépendamment de ce qui se passe après la sortie
du patient ;
enfin, l’hôpital a intérêt à transférer ses coûts sur la médecine de ville.
2. Depuis la fin de l’année 2004, une partie des budgets des hôpitaux publics et la totalité des budgets des hôpitaux
privés sont déterminées en fonction de l’activité des établissements, mesurée en fonction d’une classification distin-
guant les patients traités selon le diagnostic réalisé. La progression de ce mode de tarification à l’hôpital public, qui
se substitue à l’ancien système de dotations globales, a été remise en cause par les deux candidats arrivés au second
tour de l’élection présidentielle.
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En ville justement, le managed care a cherché de nouveaux modes de rémunérations
pour contenir les effets inflationnistes du paiement à l’acte : la solution magique
est ici le « paiement par capitation ». Le paiement à l’acte incite en effet par nature
le professionnel à réaliser le plus d’actes possible : plus de procédures, plus de visi-
tes, plus dexamens… Pour mettre fin à ces incitations, les assureurs américains ont
introduit dans les réseaux de soins des paiements fondés sur le nombre de patients
traités (per capita). Quand elle a eu lieu, la capitation, souvent regardée dans notre
pays avec angélisme3, s’est avérée très problématique. Quelles que soient ses moda-
lités, la capitation implique en effet une fidélisation des patients, affiliés à des pro-
fessionnels référents, à défaut de quoi l’assureur doit payer plusieurs fois. Elle réduit
ainsi les incitations à l’égard des professionnels en termes de qualité des soins, alors
qu’à l’inverse les médecins ont une incitation implicite à passer moins de temps avec
leur patient, à réaliser moins de tests, à réduire les séjours hospitaliers… Dans un
contexte dans lequel l’assureur développe par ailleurs les procédures de contrôle des
décisions médicales, la culture professionnelle des praticiens peut ne pas être une
prévention suffisante contre une réelle dégradation de la qualité des soins et l’ins-
tillation d’une perte de confiance dans la relation médecin-malade.
Le mirage de la standardisation des soins
Un rapport célèbre de l’Institute of Medicine publié à l’apogée de l’ère du managed
care a montré que le sur-traitement (overtreatment), le sous-traitement (undertreat-
ment) et les erreurs médicales étaient courants dans le système de soins américains4.
À ce défaut de qualité était imputé le mauvais rang du système de santé américain
dans le classement dressé par l’OMS, et notamment des niveaux de coûts déconnec-
tés des standards internationaux.
Ce constat laisse apparaître un grand nombre de niches pour les assureurs dans
lesquelles ils devraient être en mesure de réduire leurs coûts en misant sur la qua-
lité : par exemple, on sait que si les assureurs arrivent à améliorer la prescription de
béta-bloquants dans les mois qui suivent un accident vasculaire cérébral, ils rédui-
ront le risque de rechute des assurés et amélioreront ainsi l’état de santé du patient
tout en réduisant les coûts liés aux réadmissions. Reste à savoir comment intervenir
pour mobiliser ces niches ? Le choix implicite du managed care est une intrusion
3. Il est devenu courant en France de souligner les limites du paiement à l’acte sans constater les difficultés qu’il
y a à substituer à ce paiement d’autres solutions de paiement forfaitaire, tel qu’il en existe désormais pour le suivi
des patients en Affection Longue Durée. Cette évolution a été notamment soutenue par la mission de Bernard
Brunhes, Bernard Glorion, Stéphane Paul, Lise Rochaix, Mission de concertation pour la rénovation des soins de
ville, Ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, juillet 2001
4. Institute of Medicine, To Err is Human : Building a Safer Health System, National Academy Press, 2000
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plus forte de l’assurance dans les processus de soins, pour promouvoir des stratégies
thérapeutiques types, élaborées au niveau du groupe d’assurance ou des sociétés
savantes.
Cette voie de la standardisation des soins est un mirage : « plutôt que de chercher à
mesurer et comparer les résultats, les efforts pour améliorer le système de soins amé-
ricain ont commis l’erreur fondamentale de chercher à contrôler l’offre et de gérer de
façon étroite les pratiques médicales. Les assureurs se sont organisés pour exiger un
second avis sur toutes les décisions médicales ». Plutôt que de mesurer les résultats
des praticiens et de récompenser l’excellence, les assureurs concentrent les efforts sur
la mise à niveau de tous les praticiens (lift-all-boat model). Cette approche est ina-
daptée à une industrie dont l’essentiel de la valeur est produit par la personnalisation
de ses interventions. À travers de multiples exemples, les auteurs nous montrent
que les lignes directrices de pratique médicale (practice guidelines) échouent en
faisant l’impasse sur la complexité du patient individuel, qu’il s’agisse par exemple
de ses antécédents, de ses différentes pathologies, mais aussi des circonstances de
son recours au système de soins5. Par nature, le secteur sanitaire est une industrie de
sur-mesure, pas de prêt-à-porter.
Les ressorts « brisés » de la concurrence
Au total, selon nos deux auteurs, le managed care échoue non pas parce qu’il a cher-
ché à créer de la compétition mais essentiellement parce qu’il a multiplié les jeux à
somme nulle. « Le problème fondamental du système de soins américain est que
la structure du système de soins elle-même est brisée… et cette structure est brisée
parce que la concurrence est brisée… Les participants sont en concurrence pour
transférer les coûts sur leurs voisins, pour accumuler du pouvoir de négociation ou
pour restreindre les services disponibles. Ce type de concurrence nest pas créateur de
valeur, mais il érode la qualité, réduit l’efficience, génère des surcapacités, fait explo-
ser les coûts administratifs, entre autres effets notables. »
La concurrence dans le managed care nintervient pas pour produire de la valeur
mais pour déplacer les coûts, au lieu de les réduire. Chaque acteur vise en effet à
accroître son pouvoir de négociation. Les petits assureurs cherchent à peser à l’égard
des laboratoires en s’appuyant sur des intermédiaires créés pour centraliser les achats,
les pharmacy benefit managers. Dans le champ hospitalier, le managed care a vu la
constitution de grands groupes hospitaliers et le recours à deux centrales d’achat
5. Un ouvrage à succès américain a récemment illustré dans de nombreux exemples cliniques cette réalité, J
Groopman, How doctors think, Houghton Mifflin, 2007 (cf. le c-r deRichard Horton « Whats wrong with doc-
tors », NewYork Review, 31/5/2007 (NDLR).
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