Le cerveau du nourrisson et la vie relationnelle : Quoi de neuf? Miri Keren, M.D. Community Infant Mental Health Unit, Geha Mental Health Center, Tel-Aviv University School of Medicine [email protected] L’expérience influence la structure du cerveau • Kandel (1998, Am J Psychiat, 155, 457-469) a démontré l’interaction entre expérience et structuration du cerveau, donnant ainsi naissance à la recherche sur l’impact des premières expériences interpersonnelles sur le cerveau, l’esprit et le développement de la personnalité. 1 L’impact de la génétique et de l’expérience sur la croissance du cerveau • « Un nouveau cadre intellectuel pour la psychiatrie » (E. Kandel, 1998, Am J Psychiat, 155, 457-469) : Information encodée dans les gènes + Activation des neurones par l’expérience = Activation des gènes --- création de protéines nécessaire à la structuration du cerveau ctd L’expérience façonne le cerveau par : • le renforcement, l’affaiblissement ou l’élimination des synapses formées principalement à partir d’information encodée dans les gènes; • la formation de nouvelles synapses; • l’augmentation des connexions entre les neurones par les expériences répétées (la mémoire); • l’augmentant de la vitesse de conduction par la myélinisation; • l’élimination de synapses par le biais de substances toxiques et d’expériences stressantes ou absentes (ex. : être élevé dans un environnement défavorisé). 2 L’expérience, la mémoire et le développement du cerveau • Sans mémoire, il n’y a pas de développement : la mémoire est le moyen par lequel les expériences antérieures sont encodées à l’intérieur du cerveau et façonnent le fonctionnement actuel et futur. • Kandel : La mémoire à long-terme se distingue de la mémoire à court terme en ce qu’elle requiert l’activation d’une cascade de gènes qui conduit à la croissance de nouvelles connexions synaptiques. Le développement de la mémoire • La première année de vie : mémoire implicite seulement (inconsciente, aucune sensation de rappel, mais influence comportements et émotions directement, dans le présent immédiat). • Avant l’âge de 1.5 ans, la mémoire explicite commence et avant l’âge de 3 ans, elle est bien établie : rappel conscient avec la sensation interne que « je suis en train de me rappeler quelque chose en ce moment ». Elle nécessite la maturation de l’hippocampe à l’intérieur du lobe temporal médian. 3 Puis, la définition du développement change radicalement • Selon l’hypothèse traditionnelle, l’environnement détermine seulement les composantes psychologiques du développement, telles la mémoire et les habitudes, alors que l’anatomie du cerveau poursuit sa maturation selon un calendrier ontogénétique préétabli. Ctd • Il est désormais reconnu que l’expérience environnementale (l’exposition à l’environnement physique et humain) joue un rôle clé dans la différenciation des tissus du cerveau même. 4 Fonctions développementales côté droit vs côté gauche • Alors que l’hémisphère gauche sert d’intermédiaire dans la plupart des comportements linguistiques, le droit joue un rôle important dans des aspects plus large de la communication. • L’hémisphère droit est précisément celui qui domine au cours des 3 premières années de vie (Chiron et coll., 1997). La croissance cyclique des deux hémisphères du cerveau • La croissance des deux hémisphères du cerveau est cyclique et continue de façon asymétrique tout au cours de l’enfance : • Première année : poussée côté droit • 1.5 à 2.5 ans : poussée côté gauche • 2.5 à 4.5 ans : droit • 4.5 à 6 ans : gauche • 6.5 à 10.5 ans : droit (Thacher, 1994; Chiron et coll., 1997) 5 Que y a-t-il de si spécial à propos du cerveau et la première enfance? 1. La poussée de croissance du cerveau humain commence au dernier trimestre de grossesse et continue jusqu’à l’âge de 18-24 mois (Dobbing & Sands, 1973). 2. La production d’ADN dans le cortex augmente de façon dramatique tout au cours de la première année. ctd • 3. Les expériences interactives ont un impact direct sur les systèmes génétiques qui programment la croissance du cerveau (Schore, 1994, 2001). • L’auto-organisation du cerveau en développement a lieu dans le contexte d’un rapport avec un autre self, un autre cerveau (Aitken Trevarthen, 1993; Schore, 1996; Siegel, 1999). 6 Où dans le cerveau ? • Les expériences affectives précoces ont un impact crucial sur l’organisation précoce du système limbique (cortex cingulaire, septum, cortex orbitofrontal, hypothalamus, amygdale, hippocampe), une aire du cerveau impliquée dans le traitement des émotions, l’organisation de nouveaux apprentissages, et la capacité à s’adapter à un environnement en constante évolution (Mesulam, 1998). Le système limbique Le système limbique est l’aire du cerveau qui règle les émotions et la mémoire. Il lie directement les fonctions inférieures et supérieures du cerveau. A. B. C. D. E. F. Gyrus cingulaire Fornix Noyau thalamique antérieur Hypothalamus Amygdale Hippocampe 7 À propos du système limbique… (Blonder et coll., 1991; Wexler et coll., 1992; Spence et coll., 1996) • Il est présent aussi dans l’hémisphère droit non verbal. • Il joue un rôle central dans le traitement des composantes physiologiques et cognitives des émotions ‘inconscientes’. • Il joue un rôle central dans la communication émotionnelle. ctd • La TEP et autres techniques d’imagerie du cerveau ont démontré que : • Nous décelons les stimuli à valence émotionnelle plus rapidement que les évènements neutres. • Le cerveau décèle les stimuli à valence émotionnelle, qu’ils soient appréciés consciemment ou non comme tels. • Ce traitement émotionnel pré-attentionnel dépend largement de l’amygdale et de ses voies de sortie. 8 ctd • L’amygdale est aussi impliqué dans : • Le stockage de souvenirs émotionnels de tous les jours (tels que les schémas d’être avec autrui que le nourrisson accumule au fil des jours) • le conditionnement de la peur • l’apprentissage associatif “Le système limbique comme siège de l’âme" (M.R. Trimble, The Soul in the Brain, 2007, p.49, 50) « Le rôle crucial du système limbique et de ses voie de sortie dans l’évaluation rapide de l’environnement, à partir d’une appréciation émotionnelle (ni consciente, ni cognitive forcément) de la situation et qui conduit à des actions spécifiques, en fait le centre des représentations centrales des états émotionnels et des processus motivationnels chez l’humain. » « La valence émotionnelle contamine toute interaction et croyance humaine. Les émotions sont essentielles à la prise de décision, et les indicateurs somatiques servent à accélérer le choix de décisions favorables au plan biologique. » 9 Le système limbique et notre vie relationnelle dès ses débuts • Le système limbique est impliqué dans 3 comportements clés chez les mammifères, tous de nature relationnelle : • l’allaitement et les soins maternels • la communication audio-vocale (vitale pour maintenir le contact mère/progéniture) • le jeu Le trait clé du mammifère est la présence et le besoin d’une mère, et tout ce que cela implique. « L’histoire de l’évolution du système limbique est l’histoire de l’évolution des mammifères, alors que l’histoire de l’évolution des mammifères est l’histoire de l’évolution de la famille. » P.D. MacLean, The comparative anatomist (1976) Les expériences d’attachement ont un impact sur la régulation des émotions par l’intermédiaire du système limbique • L’hémisphère droit du cerveau est prédominant chez le nourrisson humain (Chiron et coll., Brain, 1997). • Les expériences d’attachement, qui prédominent durant la première enfance, influencent spécifiquement le développement du système limbique du côté droit du cerveau du nourrisson (Schore, 1994; Ryan et coll., 1997; Keenan et coll., 2001). 10 Le concept de « résonance » • La dyade parent-nourrisson en accord constitue une « conversation entre systèmes limbiques » à fondement biologique, où l’expression comportementale de l’état intérieur de chacun est surveillée par l’autre. • Ainsi, la régulation affective ne se réduit pas à freiner les émotions négatives, mais implique aussi l’amplification des émotions positives. Un contexte de résonance • L’hémisphère droit du nourrisson est impliqué dans les comportements d’attachement. • L’hémisphère droit de la mère est impliqué dans des fonctions de réconfort. (Siegel, 1999) 11 Le rôle de l’insula • • • L’insula est activée par plusieurs stimuli, tels le goût, le réconfort, le touché, les odeurs, la nausée, le manque d’oxygène et les changements de température. L’insula gauche est impliquée dans l’évaluation de la direction du regard, la reconnaissance de la peur dans le visage d’autrui et l’observation des expressions faciales d’autrui (Carr, 2003). Les expressions faciales qui finissent par être jugées peu fiables activent automatiquement des aires de l’insula droite, ce qui démontre son implication dans l’analyse des menaces et des récompenses (Winston, 2002). L’insula et le développement du « soi corporel » • L’insula fait le pont entre et coordonne le traitement limbique et cortical, ainsi que les expériences somatiques et viscérales. • La capacité du nouveau-né à distinguer entre son touché et celui d’autrui reflète une contribution précoce de l’insula au développement du « soi corporel ». • A. Damasio a proposé que cette région permettrait de cartographier nos états viscéraux qui sont associés à des expériences émotionnelles, donnant ainsi lieu à des sentiments conscients. 12 L’environnement social aussi influence la croissance du cerveau • Les interactions sociales complexes entre individus ont été une force motrice importante dans l’évolution de la cognition du primate et de l’humain : • Dunbar (1998) a observé un lien entre la dimension du groupe et la dimension du néocortex. • Byrne (2003) a démontré que le nombre de manipulations sociales complexes est ce qui détermine la dimension du néocortex. Le concept de « synapse sociale » • Cozolino (2006) suggère d’extrapoler le réseau d’interactions sociales à partir du réseau cellulaire individuel : Il appelle « synapse sociale » ou « l’espace entre nous » le moyen par lequel nous sommes liés les uns aux autres pour former des organismes plus grands, tels familles, tribus, sociétés, et l’espèce humaine dans son ensemble. (La mort par dépression anaclitique pourrait fournir une preuve indirecte à l’appui de ce concept). 13 ctd • « Bien que nous chérissions l’idée de l’individualité, nous vivons avec le paradoxe de régler sans cesse les états biologiques internes les uns des autres, et notre interdépendance est une réalité constante de notre existence. » • Nous commençons à peine à comprendre que nous avons évolué en tant que créatures sociales et que toutes nos biologies sont entrelacées. Louis Cozolino, The Neurosciences of Human Relationships (2006) IRM et le sourire social • L’IRM fonctionnelle cérébrale chez le nourrisson âgé de 8 semaines démontre le corrélat biologique du sourire social observé dans les interactions face à face : un changement métabolique rapide à lieu dans le cortex visuel primaire du nourrisson, ce qui reflète le début d’une période critique où l’expérience visuelle vient modifier les connexions synaptiques dans le cortex occipital. (Yamada et coll., 2000) . 14 Théorie de l’esprit (TdE) : composante essentielle du cerveau social • Définition de TdE : La capacité d’inférer ses propres états mentaux et émotions et ceux d’autrui. • C’est une capacité psycho-cognitive complexe qui • se développe au cours des 4 premières années de vie • intègre des processus neurobiologiques et interpersonnels. • constitue une composante de la « cognition / intelligence sociale » (« cerveau social », Dunbar, 2003) : C’est le système d’inférences que le primate utilise lorsqu’il essaie de prédire le comportement d’autrui. Ctd • Une TdE commence par un sens viscéral / émotionnel des intentions d’autrui acquit à travers l’activation de systèmes-miroirs en réponse à la direction du regard, les expressions du visage, les mouvements biologiques, la posture, le ton de la voix, et les moyens supérieurs de la communication sociale (Hobson, 1991). • Chez l’humain, elle inclut une compréhension de ce que les autres peuvent voir de leur perspective, ce qu’ils peuvent savoir, et ce qui les motive. 15 Théorie de l’esprit : une capacité qui dépend de l’évolution • Groupe primate avec des rapports de forte dépendance mutuelle, nécessite • la capacité d’identifier les partenaires coopérants. • la capacité d’identifier ceux qui cherchent à tricher et à tromper. (Sugiyama et coll. (2002) ont mis en évidence dans une étude transculturelle l’existence d’un mécanisme universel pour détecter les tricheurs). • L’imagerie fonctionnelle cérébrale confirme que les aires du cerveau activés dans le cadre de jeux impliquant des échanges réciproques et ceux activés par des tâches de théorie de l’esprit se recoupent (McCabe et coll., 2001; Rilling et coll., 2004) Le rôle des neurones-miroirs • Des études examinant le potentiel évoqué moteur et d’autres utilisant l’IRMf , d’abord chez le singe et ensuite chez l’humain, confirment l’existence de systèmes de neurones moteurs dans le cortex frontal et pariétal de l’humain. (Rizzolati et coll., 1995, J Neurophysiol, 73(6), 2608-2611; Iacoboni et coll., Science, 286(5), 449, 2526-2528) 16 Ctd • Les cellules des neurones-miroirs répondent non seulement aux actions mais aussi aux émotions d’autrui : • Keysers et coll. rapportent qu’un segment particulier d’une aire olfactive du cerveau de leurs sujets, l’insula antérieure, s’active autant lorsqu’il éprouve du dégoût que lorsqu’ils voient autrui l’exprimer. (Neuron, 2003, 40 (3), 655-664). • Ils rapportent aussi que le même aire du cortex somatosensoriel est sollicité autant lorsque leurs sujets sont touchés que lorsque les sujets observent autrui se faire toucher au même endroit : “empathie tactile” (Neuron, 2003, 42(2), 335-346) Les neurones-miroirs : conclusions • Les neurones-miroirs jouent un rôle important dans l’imitation motrice, la réponse aux émotions d’autrui, et l’interprétation des intentions d’autrui. (Iacoboni : Un étude utilisant l’IRMf a démontré que les neurones-miroirs réagissent de façon plus forte à une action accomplie dans un contexte bien défini qu’à une action sans contexte). • Ce mécanisme neurale est involontaire et automatique : “Il semble que nous sommes programmés génétiquement pour voir autrui semblable à nous mêmes, plutôt que différent.” (Gallese, 2005) • Elles pourraient être le substrat neural du concept de Winnicott de l’impact chez le nourrisson de se voir reflété dans les yeux de sa mère (« mirroring »). 17 De la capacité d’imitation à la TdE • Les neurones-miroirs sont nécessaires mais ne suffissent pas pour le développement d’une théorie de l’esprit : Le reflet conscient nécessite des ressources et implique : • 1. le cortex pariétal droit inférieur pour la représentation consciente de l’esprit d’autrui, et le gauche for la représentation consciente de ses propres états mentaux (Decety & Chaminade, 2005). • 2. Le cortex cingulaire antérieur (Gallagher & Frith, 2003) avec ses cellules en forme de fuseau (l’humain a la plus haute densité de celles-ci. suivi du chimpanzé; l’orang outang en a la plus basse; elles sont absentes chez les singes). Le rôle des parents dans le développement d’une TdE • Les jeunes enfants acquièrent plus tôt les capacités relatives à une théorie de l’esprit si leurs parents utilisent fréquemment des expressions qui renvoient à des états mentaux (“fonctionnement réflectif des parents”) (Fonagy, 1997; Carpendale & Lewis, 2004). • Ce fonctionnement réflectif nécessite que les parents aient développé leur propre TdE. 18 De la TdE à l’empathie • Afin d’éprouver de l’empathie envers quelqu’un, l’individu doit avoir la capacité cognitive de percevoir la perspective d’autrui ET la capacité affective de se sentir lié aux autres et de donner une importance aux rapports en tant que tels. • L’empathie est à bien des égards le contrepoint à la violence (qui, elle, nécessite l’aliénation des autres). Donc… • Le développement d’une théorie de l’esprit est nécessaire mais ne suffit pas pour le développement de l’empathie : Les individus qui souffrent de troubles de la personnalité antisociale réussissent à développer les capacités relatives à une théorie de l’esprit leur permettant de comprendre les autres d’une perspective purement instrumentale, dénuée de tout sentiment d’empathie (Richell et coll., 2003). 19 L’empathie est une capacité acquise, transmise à travers l’éducation des enfants par les parents • Le développement de l’empathie nécessite que l’enfant fasse l’expérience d’une éducation « adéquate » de la part de ses parents (Winnicott, 1975; Fonagy 1991), ce qui inclut par définition de la sensibilité et de l’empathie parentale. • En effet, il existe une corrélation positive significative entre la sécurité d’attachement, le développement d’une théorie de l’esprit, et le degré d’empathie que l’enfant développe envers ses pairs (Sroufe et coll., 1989). Donc…. • Le lien prouvé entre les expériences précoces (surtout celles d’attachement) et le développement de structures majeures du cerveau liées à la régulation des émotions (et donc à des structures de la personnalité adulte) fournit les bases biologiques du domaine de la psychiatrie infantile. 20 Les interventions visant à améliorer / changer les expériences de la première enfance = Les interventions au plan du développement du cerveau et de l’esprit Négligence, maltraitance et perturbations précoces du rapport parent-nourrisson bénéficient d’une attention nouvelle à la lumière de nos connaissances actuelles sur le développement du cerveau… 21 On ne peut plus rien faire à propos de négligences et carences précoces….. • Comment doit-on prendre soin de nourrissons orphelins en attendant l’adoption ? Quel est le moment juste pour effectuer le placement hors famille d’un nourrisson négligé / maltraité avec attachement désorganisés ? Voici deux questions auxquelles il faut répondre à la lumière de tout ce qu’on sait du développement du cerveau… Conclusion Pendant le premières années de vie, les circuits de base du cerveau se développent et constituent le substrat des processus mentaux, impliquant les émotions, la mémoire, le comportement et les relations interpersonnelles. 22 L’importance des premières années de vie au développement du cerveau et les nouveaux liens entre le cerveau, l’esprit, et la psychopathologie suscitent un intérêt général et nouveau pour l’étude des bébés… Jusqu’au 18e siècle, on disait des bébés qu’ils étaient « des créatures braillardes et inutiles ». Au 21e siècle, on peut dire plutôt qu’ils sont devenus « rois ». 23